Le Chemin de France/Chapitre XII

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Hetzel (p. 87-98).

XII

Quel coup ! Une mesure générale d’incorporation prise par le gouvernement prussien ! Jean Keller, âgé de moins de vingt-cinq ans, atteint par cette levée ! Lui, obligé de partir, de marcher avec les ennemis de la France ! Et aucun moyen de se soustraire à cette obligation !

D’ailleurs n’eût-il pas manqué à son devoir ? Il était Prussien ? Songer à déserter ?… Non ! Cela ne se pouvait pas !… Cela ne se pouvait pas !

Puis, pour comble de malheur, M. Jean allait précisément servir dans ce régiment de Leib, commandé par le colonel von Grawert, le père du lieutenant Frantz, son rival, maintenant son supérieur !

Qu’aurait-il pu faire de plus, le mauvais sort, pour accabler la famille Keller, et avec elle tous ceux qui lui touchaient de si près !

Vraiment, il était heureux que le mariage eût été remis ! Voit-on M. Jean, marié de la veille, forcé de rejoindre son régiment pour se battre contre les compatriotes de sa femme !

Tous, accablés, nous étions restés silencieux. Des larmes coulaient des yeux de Mlle Marthe et de ma sœur Irma. Mme Keller ne pleurait pas. Elle ne l’aurait pu. Son immobilité était celle d’une morte. M. Jean, les bras croisés, regardait autour de lui, se raidissant contre le sort. J’étais hors de moi. Est-ce que les gens qui nous faisaient tant de mal ne le paieraient pas un jour ou l’autre ?

Alors M. Jean dit :

« Mes amis, que rien ne soit changé à vos projets ! Vous deviez partir demain pour la France, partez. Ne restez pas une heure de plus dans ce pays. Ma mère et moi, nous comptions nous retirer dans quelque coin, hors d’Allemagne… Ce n’est plus possible maintenant. Natalis, vous emmènerez votre sœur avec vous…

— Jean, je resterai à Belzingen !… répondit Irma. Je ne quitterai pas votre mère !

— Vous ne le pouvez…

— Nous resterons aussi ! s’écria Mlle Marthe.

— Non ! dit Mme Keller, qui venait de se relever, partez tous. Que je reste, moi, bien ! Je n’ai rien à craindre des Prussiens !… Est-ce que je ne suis pas allemande ! »

Et elle se dirigea vers la porte, comme si son contact eut dû nous répugner.

« Ma mère !… s’écria M. Jean, en s’élançant vers elle.

— Et que veux-tu, mon fils ?

— Je veux… répondit Jean, je veux que toi aussi tu partes ! Je veux que tu les suives en France, dans ton pays ! Moi, je suis soldat ! Mon régiment peut être déplacé d’un jour à l’autre !… Tu serais seule ici, toute seule, et il ne faut pas que cela soit…

— Je resterai, mon fils !… Je resterai, puisque tu ne peux plus m’accompagner…

— Et lorsque je quitterai Belzingen ?… reprit M. Jean, qui avait saisi le bras de sa mère.

— Je te suivrai, Jean !… »

Cette réponse fut faite d’un ton si résolu que M. Jean garda le silence. Ce n’était pas l’instant de discuter avec Mme Keller. Plus tard, demain, il causerait avec elle, il la ramènerait à une appréciation plus juste de la situation. Est-ce qu’une femme pouvait accompagner une armée en marche ? À quels dangers ne serait-elle pas exposée ? Je le répète, il ne fallait pas la contredire en ce moment. Elle réfléchirait, elle se laisserait persuader.

Puis, sous le coup d’une émotion violente, on se sépara.

Mme Keller n’avait pas même embrassé Mlle Marthe, — celle qu’une heure avant, elle nommait sa fille !

Je regagnai ma petite chambre. Je ne me couchai pas. Est-ce que
M. de Lauranay frémit d’indignation en lisant cette lettre (Page 86.)
j’aurais pu dormir ? Je ne songeais même point à notre départ. Et pourtant il fallait bien qu’il s’effectuât à la date convenue. Je ne pensais qu’à Jean Keller, incorporé dans ce régiment, et peut-être sous les ordres du lieutenant Frantz ! Des scènes de violence se présentaient à mon esprit. Comment M. Jean pourrait-il les supporter de la part de cet officier ? Il le faudrait pourtant !… Il serait soldat !… Il n’aurait plus un mot à dire, plus un geste à faire !… La terrible discipline prussienne pèserait sur lui !… C’était horrible !

« Soldat ? Non, il ne l’est pas encore, me disais-je. Il ne le sera que demain, lorsqu’il aura pris place dans le rang. Jusque-là, il s’appartient ! »

Voilà de quelle façon j’arrivais à raisonner — à déraisonner plutôt ! De ces idées, il m’en passait des flottes dans le cerveau ! J’étais engrené à divaguer sur toutes ces choses !

« Oui, me répétais-je, demain, à onze heures, quand il aura rejoint son régiment, il sera soldat !… Jusque-là, il a le droit de se battre avec ce Frantz !… Et il le tuera !… Il faut qu’il le tue, ou, plus tard, le lieutenant n’aurait que trop d’occasions de se venger !… »

Quelle nuit je passai ! Non ! Je n’en souhaite pas de pareille à mon pire ennemi !

Vers trois heures, je m’étais jeté sur mon lit, tout habillé. Je me relevai à cinq heures, et j’allai sans bruit me placer près de la porte de la chambre à M. Jean.

Il était levé, lui aussi. Je retins alors ma respiration. Je prêtai l’oreille.

Je crus entendre que M. Jean écrivait. Sans doute, quelques dernières dispositions pour le cas où cette rencontre lui serait fatale ! Parfois, il faisait deux ou trois pas, puis venait se rasseoir, et la plume recommençait à grincer sur le papier. Nul autre bruit dans la maison.

Je ne voulus point troubler M. Jean, je rentrai dans ma chambre, et, vers six heures, je descendis dans la rue.

La nouvelle de la levée s’était ébruitée. Elle produisait un effet extraordinaire. Cette mesure atteignait presque tous les jeunes gens de la ville, et, je dois le dire, d’après ce que j’observai, elle fut reçue avec un déplaisir universel. C’était dur, en somme, car les familles n’y étaient nullement préparées. On ne s’y attendait pas. En quelques heures, il fallait partir, sac au dos, fusil sur l’épaule.

Je fis les cent pas devant la maison. Il avait été convenu que M. Jean et moi, nous irions chercher M. de Lauranay, vers huit heures, pour nous rendre au rendez-vous. Si M. de Lauranay fût venu nous rejoindre, cela aurait pu éveiller quelque soupçon.

J’attendis jusqu’à sept heures et demie. M. Jean n’était pas encore descendu.

De son côté, Mme Keller n’avait pas paru dans le salon du rez-de-chaussée.

À ce moment Irma vint me retrouver.

« Que fait M. Jean ? lui demandai-je.

— Je ne l’ai pas aperçu, me répondit-elle. Il ne doit pas être sorti, pourtant. Peut-être ferais-tu bien de voir un peu…

— C’est inutile, Irma, je l’ai entendu aller et venir dans sa chambre ! »

Et alors, nous causâmes, non du duel, — ma sœur devait l’ignorer, — mais de la situation si grave que cette mesure d’incorporation venait de créer à Jean Keller. Irma était désespérée, et, de se séparer de sa maîtresse dans de telles circonstances, cela lui brisait le cœur.

Un peu de bruit se fit entendre à l’étage supérieur. Ma sœur rentra et revint me dire que M. Jean était près de sa mère.

Je pensai qu’il avait voulu l’embrasser comme il le faisait chaque matin. Dans son idée, c’était peut-être un dernier adieu, un dernier baiser qu’il lui donnait !

Vers huit heures, on descendit l’escalier. M. Jean se montra sur le seuil de la maison.

Irma venait de partir.

M. Jean vint à moi et me tendit la main.

« Monsieur Jean, lui dis-je, il est déjà huit heures, et nous devons aller… »

Il ne me fit qu’un signe de la tête, comme si cela lui eût trop coûté de répondre.

Il était temps d’aller chercher M. de Lauranay.

Nous remontâmes donc la rue, et nous avions fait trois cents pas environ, quand un soldat du régiment de Leib s’arrêta en face de M. Jean.

« Vous êtes Jean Keller ? dit-il.

— Oui !

— Voilà pour vous. »

Et il présentait une lettre.


Le soldat présentait une lettre.

« Qui vous envoie ? demandai-je.

— Le lieutenant von Melhis. »

C’était un des témoins du lieutenant Frantz. Il me passa un frisson. M. Jean ouvrit la lettre.

Voici ce qu’il lut :

« Par suite de circonstances nouvelles, un duel est maintenant impossible entre le lieutenant Frantz von Grawert et le soldat Jean Keller.

« R.-G. von Melhis. »

Mon sang ne fit qu’un tour ! Un officier ne peut se battre avec un soldat, soit ! Mais, « soldat », Jean Keller ne l’était pas ! Il s’appartenait pour quelques heures encore !

Vrai Dieu ! il me semble qu’un officier français n’aurait pas agi de la sorte ! Il eût rendu raison à l’homme qu’il avait offensé, insulté mortellement ! Il serait venu sur le terrain…

Là-dessus, je m’arrête ! J’en dirais de trop ! Et, pourtant, en y réfléchissant, ce duel était-il possible ?…

M. Jean avait déchiré la lettre, il l’avait rejetée avec un geste de mépris, et rien que ces mots s’échappèrent de ses lèvres :

« Le misérable ! »

Puis, il me fit signe de le suivre, et nous revînmes lentement vers la maison.

La colère me suffoquait à ce point que je dus rester dehors. Je m’éloignai même, sans savoir de quel côté je me dirigeais. Ces complications, que nous réservait l’avenir, m’obsédaient le cerveau. Tout ce qui me revient, c’est que j’allai prévenir M. de Lauranay que le duel n’aurait pas lieu.

Il faut croire que je n’avais plus la notion du temps, car il me sembla que je venais de quitter M. Jean, quand, vers dix heures, je me retrouvai devant la maison de Mme Keller.

M. et Mlle de Lauranay se trouvaient là. M. Jean se préparait à les quitter.

Je passe sur la scène qui suivit. Je n’aurais pas la plume qu’il faut pour en retracer les détails. Je me contenterai de dire que Mme Keller tint à se montrer très énergique, ne voulant pas donner à son fils l’exemple de la faiblesse. De son côté, M. Jean fut assez maître de lui pour ne pas s’abandonner en présence de sa mère et de Mlle de Lauranay.

Au moment de se séparer, Mlle Marthe et lui se jetèrent une dernière fois dans les bras de Mme Keller… Puis la porte de la maison se ferma.

M. Jean était parti !… Soldat prussien !… Nous serait-il jamais donné de le revoir !

Le soir même, le régiment de Leib recevait l’ordre de se rendre à Borna, petit village situé à quelques lieues de Belzingen, presque à la frontière du district de Postdam.

Je dirai maintenant que, malgré toutes les raisons que put faire valoir M. de Lauranay, malgré nos plus vives instances, Mme Keller persista dans cette idée de suivre son fils. Le régiment allait à Borna, elle irait à Borna. Là-dessus, M. Jean n’avait rien pu obtenir d’elle.

Quant à nous, notre départ devait s’effectuer le lendemain. À quelle scène déchirante je m’attendais, lorsque ma sœur dirait un dernier adieu à Mme Keller ! Irma aurait voulu rester, accompagner sa maîtresse partout où celle-ci voudrait aller… Et moi… je n’aurais pas eu la force de l’emmener malgré elle !… Mme Keller refusa… Ma sœur dut se soumettre.

Dans l’après-midi, nos préparatifs étaient achevés, lorsque tout fut remis en question.

Vers cinq heures, M. de Lauranay reçut la visite de Kalkreuth en personne.

Le directeur de police lui notifia que, ses projets de départ étant connus, il se voyait dans la nécessité de lui donner ordre de les suspendre — quant à présent du moins. Il fallait attendre les mesures qu’il conviendrait au gouvernement de prendre relativement aux Français résidant actuellement en Prusse. Jusque-là, Kalkreuth ne pourrait délivrer de passeports, faute de quoi tout voyage devenait impossible.

Quant au nommé Natalis Delpierre, ce fut bien autre chose ! À moi, touché, comme on dit ! Il paraît que le frère d’Irma avait été dénoncé, sous l’accusation d’espionnage, et Kalkreuth, qui ne demandait pas mieux, d’ailleurs, que de le considérer comme espion, s’apprêtait à le traiter en conséquence. Après tout, peut-être avait-on appris qu’il appartenait au régiment de Royal-Picardie ? Pour le succès des Impériaux, il importait, sans doute, qu’il y eût un soldat de moins dans l’armée française ! En temps de guerre, on ne saurait trop diminuer les forces de l’ennemi !

Aussi, ce jour-là, je me vis appréhendé, malgré les supplications de ma sœur et de Mme Keller, puis emmené d’étape en étape jusqu’à Postdam, et finalement écroué dans la citadelle.

Quelle rage je ressentis, je n’ai pas besoin de le dire ! Séparé de tous ceux que je chérissais ! Ne pouvoir m’échapper pour regagner mon poste, à la frontière, au moment où allaient éclater les premiers coups de feu !…

À quoi bon s’étendre là-dessus. J’observerai simplement qu’on ne m’interrogea même pas, qu’on me mit au secret, que je ne pus communiquer avec personne, que pendant six semaines je n’eus aucune nouvelle du dehors. Mais le récit de ma captivité m’entraînerait trop loin. Mes amis de Grattepanche voudront bien attendre que je la leur raconte par le menu. Qu’ils se contentent, pour le moment, de savoir que le temps me parut long, et que les heures s’écoulaient lentes comme la fumée de mai ! Toutefois, paraît-il, je devais me trouver heureux de ne point passer en jugement, car « mon affaire était claire ! » avait dit Kalkreuth. À ce compte-là,
« Ne pouvoir m’échapper ! » (Page 95.)


je pouvais craindre de rester prisonnier jusqu’à la fin de la campagne.

Il n’en fut rien, cependant. Un mois et demi après, le 15 août, le commandant de la citadelle me rendait la liberté, et on me reconduisait à Belzingen, sans même avoir eu la politesse de me dire quels faits avaient motivé mon arrestation.

Si je fus heureux de revoir Mme Keller, ma sœur, M. et Mlle de Lauranay, qui n’avaient pu quitter Belzingen, je n’insiste pas. Comme le régiment de Leib n’avait pas encore dépassé Borna, Mme Keller était restée à Belzingen. M. Jean écrivait quelquefois, autant qu’il le pouvait, sans doute. Et, malgré la réserve de ses lettres, on sentait tout ce qu’il y avait d’horrible dans sa situation.

Toutefois, si on m’avait rendu la liberté, on ne me laissait pas libre de rester en Prusse, — ce dont je ne me plaignis point, je vous prie de le croire.

En effet, un arrêté avait été pris par le gouvernement pour expulser les Français du territoire. En ce qui nous concernait, nous avions vingt-quatre heures pour quitter Belzingen, et vingt jours pour sortir d’Allemagne.

Quinze jours avant venait de paraître le manifeste de Brunswick, qui menaçait la France de l’invasion des coalisés !