Le Chemin de la fortune (Conscience)/01
Calmann Lévy, éditeur, (p. 1-32).
I
LES PLACERS
Le soleil s’était levé radieux à l’horizon et promettait une journée splendide. Les chercheurs d’or étaient partis de bonne heure et s’étaient remis en route avec beaucoup de hâte sans prendre en chemin le moindre repos. La conviction que chaque pas les rapprochait des placers leur donnait du courage, et, comme le mulet portait le bagage le plus lourd et les instruments, ils étaient légers de corps et joyeux d’esprit.
Lorsque, vers la fin de l’après-midi, ils calculèrent qu’ils avaient fait assez de milles de marche pour être arrivés aux placers et qu’ils ne les aperçurent pourtant pas, ils redevinrent mélancoliques, dans la douloureuse persuasion qu’ils s’étaient écartés de la bonne direction et qu’il leur faudrait encore passer la nuit dans les montagnes.
Tandis que, silencieux et déçus, ils gravissaient depuis plus d’une heure une haute montagne, Jean Creps, qui était en avant, se retourna et s’écria avec joie :
— Louez Dieu, mes amis ! Les voilà, là, tout en bas ! Hourra ! Les placers !
Ses compagnons accoururent, levèrent les bras vers le ciel avec transport et répétèrent :
— Hourra ! hourra !
— Voyez, voyez ! s’écria Donat stupéfait, sont-ce les placers ? C’est comme un nid de fourmis ! D’où viennent donc tous ces hommes, si ce sont des hommes ? Je crois qu’on en compterait au moins un mille. Descendons vite, mes amis ; si tous ces gaillards qui fouillent là-bas la terre comme des taupes doivent avoir une charge d’or, il n’en restera, parbleu, pas beaucoup pour ceux qui viendront trop tard !
Sans prendre garde à ce que disait Donat, les autres s’étaient assis sur l’arête de la montagne, pour se reposer un peu et jouir en même temps de la scène des placers, qu’ils voyaient tous, à l’exception du Bruxellois, pour la première fois.
De l’endroit où ils se trouvaient, la roche nue, inégale et rugueuse, plongeait presque à pic à plusieurs centaines de pas dans une plaine unie dont le sol se composait visiblement de boue délayée et de pierres. À un demi-mille droit devant eux, s’élevait une montagne de rochers également à pic, et, entre ces deux gigantesques remparts, la Yuba coulait en serpentant au milieu de la vallée.
Cette plaine, de quelque côté que l’on tournât la vue, était couverte d’un essaim de chercheurs d’or qui, comme l’avait dit Donat, ne ressemblait pas mal à une fourmilière, dont les habitantes grouillent, vont et viennent pendant une belle journée d’été, pour apporter, de près ou de loin, quelques brins de bois ou de paille.
Ainsi, l’on voyait tirer de centaines de trous le sable aurifère, creuser le sol avec des bêches et des pioches, porter la terre à la rivière, la tamiser et la laver. C’était an va-et-vient qui fatiguait la vue ; les piocheurs et les laveurs semblaient animés d’une ardeur surprenante : leurs mouvements étaient rapides et énergiques ; ils couraient plutôt qu’ils ne marchaient, et l’on aurait juré que des maîtres invisibles les poussaient à l’ouvrage l’aiguillon à la main.
De chaque côté de la rivière, au pied des hautes roches, s’élevaient les tentes des chercheurs d’or, toutes éloignées les unes des autres, mais présentant néanmoins dans leur ensemble l’aspect régulier d’un camp militaire. La plupart de ces tentes étaient couvertes de toile ou d’une voile, mais on en voyait beaucoup aussi qui ne se composaient que de branches vertes de sapin.
À gauche, au pied des hauts rochers, à un endroit où le sol était un peu soulevé, se trouvaient les stores ou boutiques. C’étaient une vingtaine de tentes, parmi lesquelles six ou sept se distinguaient par leur grandeur. Autour des stores fourmillait une foule beaucoup plus nombreuse que dans la plaine. Tous ces gens venaient et se croisaient en tons sens, et les Flamands entendirent même de loin les chansons sauvages et les cris confus qui s’élevaient du sein de la multitude.
Le Bruxellois expliqua à ses compagnons ce qu’ils voyaient, car il connaissait ce placer, où il avait travaillé pendant quelques semaines. Pardoes répondit à une exclamation de Donat, qui ne pouvait contenir son impatience et voulait courir sur-le-champ dans la vallée pour commencer immédiatement à ramasser de l’or :
— Il n’y a probablement rien à faire ici pour nous ; toute la vallée a déjà des propriétaires ; et il ne restera plus de place…
— Comment ! que veux-tu dire ? lui répliqua Kwik. Propriétaires ! le sol de la Californie n’appartient à personne ; et nous sommes aussi maîtres ici que tous ceux qui ramassent là-bas l’or du bon Dieu !
— Tu te trompes, du moins en partie, répliqua Pardoes. Il est vrai qu’il n’y a pas ici des lois écrites ; mais du moins il y a entre les chercheurs d’or certaines conventions que chacun doit respecter, s’il ne veut pas s’attirer la vengeance générale. Il est accepté ici que ceux qui occupent les premiers un endroit pour chercher de l’or, sont propriétaires de cet endroit sur une zone de trente pieds entre la rivière et la naissance des hautes roches. Cette langue de terre s’appelle un claim. Chaque compagnie de chercheurs d’or en possède un. Reconnaît-on que le claim est mauvais ou qu’il est épuisé, on est obligé d’en chercher un autre qui n’appartienne encore à personne. Dans cette vallée, il n’y aura rien à trouver pour nous, mon garçon.
— Où irons-nous, alors ?
— Remarquez, messieurs, que les rochers en amont et en aval de la rivière se rapprochent et enferment cette plaine comme un bassin. Quand on traverse ce défilé, les roches s’écartent de nouveau et forment d’autres bassins dont le sol, formé par les alluvions, renferme aussi plus ou moins l’or. Nous serons obligés de monter plus haut vers la rivière, jusqu’à ce que nous rencontrions un endroit favorable qui ne soit pas encore pris. Je crois que nous pourrons réussir en nous éloignant d’une lieue ou deux de cette vallée. Là, nous trouverons le placer qui m’a été désigné par le Français que nous avons rencontré en route. Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de dresser ici nos tentes jusqu’à demain matin.
— Ici, sur la montagne ? murmura Donat. Pourquoi pas en bas, près des autres ? Oh ! j’ai envie de dormir sur l’or !
— Nous ne trouverons probablement pas de place libre, en bas. Le bois y sera très-rare et notre mulet n’y trouvera pas de nourriture. Pourquoi descendre, quand demain nous serions obligés de gravir de nouveau cette montagne pour reprendre notre route ?
— Pourtant je voudrais bien aller voir ce qui se passe dans les placers, dit Roozeman. Voici mon projet : Nous tirerons au sort. Deux d’entre nous resteront ici, pour dresser la tente et garder les bagages et les instruments. Les quatre autres pourront aller aux placers et aux stores. Ici, il n’y a pas tant à craindre, surtout quand on n’a pas d’or.
On adopta la proposition. Creps et le matelot furent désignés par le sort pour rester. Les autres se hâtèrent de jeter leurs havre-sacs, donnèrent leurs fusils à garder à leurs camarades et tâchèrent de trouver un endroit par où ils pussent gagner la vallée.
— Je vois là-bas, dit le Bruxellois, une crevasse profonde qui a été pratiquée dans les rochers jusqu’au sol de la vallée, par les inondations de la saison des pluies. Nous descendrons dans la plaine le long du lit de cette cascade. Nous avons le temps et nous ne devons pas nous presser.
Ils suivirent pendant quelque temps le bord des rochers ; puis ils furent obligés de retourner assez loin sur leurs pas pour chercher le commencement du lit du torrent. Quand ils l’eurent trouvé, ils descendirent une montagne rapide, où l’on risquait à chaque moment de se rompre le cou. Cependant, ils atteignirent enfin le vallon et continuèrent lentement leur route.
En passant devant un puits abandonné, le baron ramassa une poignée de terre, et, l’ayant examinée, il s’écria avec stupéfaction :
— De l’or ! je vois de l’or !
— De l’or ? Oh ! laisse voir ! laisse voir ! s’écria Kwik la poitrine haletante. C’est vrai, de l’or ! de l’or ! Cela brille parmi le sable.
— Pourquoi ne resterions-nous pas ici ? demanda Victor.
— En effet, ajouta Donat, puisqu’on y ramasse l’or avec la main.
— Ce trou se trouve dans le claim des hommes qui sont occupés devant nous à laver la terre dans l’eau, dit Pardoes. Ils ne nous permettraient pas de travailler ici. Écoutez, ils crient que nous devons partir. Allons, venez, ne perdons pas notre temps, messieurs. Ce que le baron a là dans la main, c’est du sable qui a déjà été lavé. De semblables paillettes ne signifient rien. L’or est presque mélangé partout avec la terre ; mais la difficulté consiste à trouver un endroit où le sable contienne assez d’or pour donner un bon salaire.
Ils avancèrent en causant jusqu’à la rivière et restèrent à regarder pendant quelque temps quatre hommes qui étaient occupés à secouer une grande claie pleine de terre aurifère, pendant que deux autres y versaient continuellement de l’eau.
Lorsqu’enfin on ouvrit la claie pour en ôter l’or lavé, Donat recula stupéfait.
— Bonté du ciel, s’écria-t-il, c’est tout or là dedans ! Jusqu’ici, j’ai toujours cru que nous avions été trompés ; mais maintenant il faut bien croire ce que je vois de mes propres yeux… Ah ! ah ! Anneken, un sac à froment, un château, hourra ! hourra !
Et il fit quelques folles cabrioles et se mit à battre des mains avec une joie aussi bruyante que s’il eût déjà possédé les trésors rêvés. Les chercheurs d’or le regardèrent avec un sourire légèrement railleur, mais sans interrompre leur rude travail.
Une expression joyeuse parut pour la première fois sur le visage du baron, dont les yeux étincelaient.
— Ces hommes, en effet, ne sont pas tout à fait malheureux, dit Pardoes ; mais ne vous trompez cependant pas sur la quantité d’or que vous avez vu briller dans la claie. Ce qui a rendu Donat à moitié fou peut avoir une valeur de quinze à vingt dollars ; pas davantage. C’est le fruit de presque toute une demi-journée de travail. Ils sont cinq. Donc, pour chacun à peu près quatre dollars.
Le baron hocha la tête avec une amère déception et retomba dans son mutisme habituel. Cependant l’or qu’il voyait briller à chaque pas exerça une influence étonnante sur son esprit ; enfin, animé par un espoir mystérieux, il sembla plus gai et plus communicatif.
Nos amis se promenèrent pendant quelque temps de tous côtés entre des gens qui étaient occupés à creuser et à laver l’or. Le Bruxellois interpella tantôt l’un, tantôt l’autre, et demanda des explications sur la possibilité de trouver encore un claim libre dans cette vallée. Et il acquit la conviction qu’il ne leur restait plus qu’à remonter la rivière.
Quelques hommes qui paraissaient trouver beaucoup d’or, voulaient vendre leur claim pour mille dollars ; mais comme Pardoes et ses amis ne possédaient à eux trois que quinze dollars, lis durent naturellement refuser cette offre, quelque avantageuse qu’elle semblât.
Ils arrivèrent aux stores et regardèrent pendant un instant, loin de la cohue, la population bizarre qui s’agitait dans tous les sens. Tous étaient très-sales ; leurs barbes qu’ils ne rasaient ni ne peignaient jamais, cachaient presque entièrement leurs figures, et leurs longs cheveux tombaient sur leurs épaules en boucles épaisses et pleines de terre. La plupart portaient pour tout vêtement une chemise de flanelle rouge ou bleue et un pantalon bouclé sur les reins par une courroie. Quelques-uns avaient de grandes bottes, d’autres de grands souliers, beaucoup couraient nu-pieds. Mais ce qui ne manquait à personne, c’était la ceinture avec un ou deux revolvers ou, du moins, avec un grand couteau.
Si l’extérieur de ces hommes était peu séduisant, leurs manières et leurs paroles étaient encore plus repoussantes : ils juraient horriblement et échangeaient des plaisanteries grossières et des mots ignobles qui attirèrent un sourire de mépris sur les lèvres du baron et firent frissonner Victor de dégoût. Il était aisé de voir que la plupart de ces gens étaient échauffés par la boisson ; on en remarquait même qui avaient tellement perdu la conscience d’eux-mêmes, qu’ils laissaient leurs jambes balayer la terre, pendant qu’ils étaient moitié portés, moitié traînés par leurs amis. Ici, on entendait des malédictions ; là, étincelaient les couteaux menaçants ; plus loin encore, le bruit du revolver annonçait peut-être un double assassinat ; mais personne ne tournait la tête, et tous se promenaient sans s’inquiéter de ce que faisaient les autres.
— Fortune aveugle ! grommela le baron avec dégoût, elle distribuera ses faveurs à cette ignoble race de gueux.
— Vertudieu ! s’écria Kwik, si je ne savais pas où je suis, je croirais que nous sommes en enfer ! Quel tas de diables ! Les gens de San-Francisco sont des anges en comparaison de ceux-ci ! Dis, Pardoes, si nous partions d’ici ? Il n’y fait pas bon, et je voudrais vivre assez longtemps pour chercher beaucoup d’or…
— As-tu encore peur ? dit le Bruxellois en riant. Je croyais que tu n’avais peur que des revenants.
— Eh bien, eh bien, il ne faudrait, pardieu, pas de grands efforts pour prendre ces horribles ribauds pour des revenants.
— Je crois, ami Pardoes, que Kwik a raison, dit Victor. Je sens également peu d’envie de me mêler à cette foule de gens grossiers.
— Bah ! bah ! dit le baron, il nous faut voir ce qui se passe dans les stores. C’est peut-être dangereux ; mais, si c’est nécessaire, nous jouerons du revolver et nous abattrons, pour les saluer, deux ou trois de ces sales coquins.
— Oui, c’est bon, baron, grommela Donat, chacun pour soi. C’est pour moi vouloir pas mort encore.
— Venez et ayez confiance dans mon expérience, dit le Bruxellois en s’approchant d’une boutique. Ne parlez à personne, ne vous mêlez de rien et faites comme les autres ; cela veut dire : passez votre chemin sans vous détourner.
Ils se trouvaient près de la boutique d’un changeur. C’était une tente en toile, ouverte par devant. À l’entrée ôtait une table en bois, faite de planches grossières et reposant sur deux troncs d’arbre, dont on n’avait pas encore enlevé l’écorce verte. Une balance, quelques petits tas de dollars ou de piastres, trois grandes pépites, un peu de poussière d’or, une feuille de papier blanc et deux revolvers étaient tout ce que l’on remarquait sur la table.
Derrière ce comptoir se tenait un homme maigre avec des lunettes sur le nez. Il était penché en avant et tenait d’une main la balance, et l’autre était posée sur un revolver ; il tournait son regard vers la foule, immobile et muet, comme un renard qui épie sa proie.
Deux chercheurs d’or s’approchèrent du comptoir ; l’un d’eux tira de sa poitrine an petit sac en cuir qui pendait à son cou par un cordon, en vida le contenu sur la feuille de papier et dit en français :
— Voilà, papa Crochu ; pèse-moi cela et donne-moi des piastres à la place ; mais ne me vole pas, ou je renverse ta baraque.
— Qui t’appelle ? grommela le banquier. Prends ton or, et va ailleurs.
— Allons, allons, pas tant de paroles. Pèse-le, te dis-je, je ne détournerai pas les yeux de tes doigts crochus.
Le changeur enfonça sa main dans le petit tas de paillettes d’or, et prétendit que le métal n’était pas pur ; l’autre soutint le contraire en jurant. Tout en parlant et en discutant, le changeur pesa l’or et compta une certaine somme en piastres. Les chercheurs d’or quittèrent la boutique en disant que ce serait un fin renard, celui qui saurait les tromper.
Pardoes emmena ses amis. Lorsqu’il se vit assez éloigné du changeur :
— Je connais ce papa Crochu, dit-il. C’est le plus grand escroc que l’on puisse trouver dans toute l’Amérique. Il a fait en France dix ans de galère pour avoir signé de faux billets de banque. Vous croyez qu’il n’a pas trompé ce naïf blagueur ? Il l’a dupé trois fois. Premièrement, il a un poids en cuivre dans l’intérieur duquel il y a de l’or, et qui pèse par conséquent beaucoup trop ; secondement, il ne leur a pas donné le prix de l’or, à beaucoup près, et, troisièmement, il a escamoté une partie de l’or de ces hommes, à travers le papier.
— À travers le papier ? s’écria Donat étonné. Est-ce que l’or passe à travers le papier ?
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Il y a deux ou trois feuilles l’une sur l’autre ; au milieu de chacune de ces feuilles, il y a une coupure que l’on ne peut apercevoir. Pendant qu’on parle et qu’on se dispute, le changeur joue avec ses doigts dans l’or, en apparence pour s’assurer qu’il est pur ; mais il remue les feuilles de papier de telle façon que les coupures s’ouvrent et une partie de l’or passe au travers. Il a volé de cette manière une once d’or à son dernier chaland.
— Et l’as-tu remarqué enfin cette fois ? demanda Victor.
— Certainement, aussi bien que je te vois.
— Pourquoi n’as-tu pas prévenu ces pauvres chercheurs d’or ?
— Oui-dà ! si on calcule ainsi dans les placers, on s’attire à tous moments les affaires les plus dangereuses. Chacun pour soi : tant pis pour celui qui se laisse tromper. Si j’avais dit un mot, le changeur aurait appelé par un coup de sifflet, un cri ou tout autre signe, les gens des stores environnantes et nous aurions été entourés instantanément d’une vingtaine de gaillards menaçants. Les propriétaires des boutiques ont conclu une sorte d’alliance pour leur défense générale. Sans ce moyen, ils ne pourraient pas tenir longtemps ici.
Ils passaient en ce moment devant quelques stores où l’on vendait de la farine, du lard et d’autres provisions.
— Un jambon ! s’écria Donat. Mes amis, voilà un jambon ! Pardoes, achetons-le ; nous ferons bombance. L’eau m’en vient à la bouche. Du jambon, mes amis, c’est un régal quand on n’a mangé depuis si longtemps que des galettes avec du lard à moitié gâté !
— Innocent ! dit le Bruxellois. Ce jambon coûte peut-être quatre onces d’or.
— Quatre onces d’or ? Pardieu, il fait bon avoir des porcs ici. Quelques onces d’or, et il y a quatre jambons à un pore !
— Non, mais nous achèterons du tabac ; nous n’en avons presque plus, et cette consolation ne peut pas nous manquer.
Ils s’approchèrent de la boutique. Pardoes prit un paquet de tabac qui pouvait peser deux livres, et en demanda le prix.
— Cinq dollars, répondit-on.
— Plus de vingt-six francs ? grommela Donat. À ce prix, j’achète toute une charretée de tabac à Natten-Haesdonck.
— Il n’y a rien à dire, mes amis, remarqua Pardoes. Les prix baissent et haussent ici encore mieux qu’à la Bourse. Nous venons dans un mauvais moment ; il y a peu de tabac dans les stores. Si nous attendons jusqu’à demain, nous devrons probablement donner le double.
— Venez, allons boire un grog dans cette grande tente.
— Si nous buvions plutôt une bouteille de vin ? demanda le baron qui paraissait de bonne humeur.
— Une bouteille de vin ? Elle coûte au moins une once d’or et nous avons à peine dix dollars à nous tous.
— Va donc pour le grog, puisque le vin dépasse nos moyens.
La tente dans laquelle ils entrèrent était remplie de gens qui se tenaient tous debout et avaient un verre à la main, car il n’y avait là aucun siège. Aussi, dès que les Flamands eurent vidé leur grog et payé quatre dollars, ils quittèrent cet endroit, où l’on frémissait en entendant le langage grossier des ivrognes qu’on voyait chanceler de tous côtés et où l’on suffoquait à cause de l’épaisse fumée de tabac qui empêchait presque de respirer.
— Venez, maintenant, messieurs, dit le Bruxellois, nous en avons vu assez, et nous ne pouvons pas oublier que nos amis qui sont là-bas aimeraient aussi à venir dans la vallée et aux stores. Nous possédons encore six dollars. Nous en donnerons deux à Creps et à l’Ostendais pour boire aussi un grog. Nous garderons les autres à tout événement.
Il s’arrêta cependant devant une tente spacieuse qui semblait remplie de monde, et dans laquelle on entendait un grand bruit comme si une querelle s’y fût élevée.
— Que vend-on là dedans ? demanda le baron.
— C’est une maison de jeu, répondit Pardoes se frottant le front en réfléchissant.
— Ah ! je le vois bien, dit Roozeman. Regarde le malheureux qui en sort ! Il est pâle comme un mort, l’écume lui sort de la bouche, il s’arrache les cheveux. Pauvre jeune homme, il a perdu peut-être en une heure la fortune qu’il avait arrachée à la terre par six mois d’un travail d’esclave !
— Il me vient une idée, murmura le Bruxellois. Les dollars que nous possédons encore ne peuvent nous être d’une grande utilité. Si nous allions nous risquer au jeu ? Avec un peu de bonheur, on y gagne souvent une grande fortune en quelques minutes.
— Non, non, je n’entre pas là pour un morceau d’or aussi gros que le poing ! s’écria Donat. Je n’aimerais guère perdre le lobe de ma seconde oreille.
— Et les camarades de la montagne ? objecta Victor. Irions-nous perdre l’argent qui leur appartient ? D’ailleurs, on se bat sans doute là-dedans…
Le mot n’était pas sorti de sa bouche qu’un coup de pistolet retentit dans la tente. Un mouvement violent agita le groupe de joueurs, et il s’ouvrit immédiatement pour laisser passer quelques hommes qui portaient un cadavre ou un mourant par les bras et par les jambes, tandis qu’au-dessus de leurs têtes brillaient encore des couteaux menaçants et que d’affreuses imprécations remplissaient l’air. La victime qu’ils emportaient hors de la maison de jeu avait reçu une balle dans la poitrine ; le sang coulait encore de l’horrible blessure.
Les porteurs, qui n’étaient pas moins furieux et ne juraient pas moins que leurs ennemis, disparurent derrière la tente… Tout, dans la maison, reprit son train habituel et on entendit de nouveau la voix du banquier dominer le murmure des joueurs. Les Flamands, émus, poursuivirent leur chemin et gardèrent quelque temps le silence.
— Que vont-ils faire maintenant du cadavre du malheureux joueur ? demanda Roozeman.
— Ils vont creuser un trou au pied du rocher et le couvrir de terre et de pierres.
— Sans autres cérémonies ?
— Rien.
— N’y a-t-il pas de prêtre ici pour dire au moins une prière sur la tombe ? demanda Donat.
— Un prêtre ? répéta Pardoes. Un prêtre dans les placers ? Il est venu un prêtre lorsque j’y étais. L’homme avait de bonnes intentions ; il commença à sermonner et voulut rappeler aux chercheurs d’or qu’ils étaient chrétiens. Savez-vous ce qui est arrivé ? Le pauvre prêtre, pour ne pas mourir de faim a été obligé de chercher de l’or comme les autres. Personne ne le voulut pour compagnon, parce qu’il voulait entraver par ses exhortations la liberté sauvage qu’on regarde ici comme l’unique avantage véritable de la vie des placers. Il a été obligé de s’engager comme journalier au service d’un chercheur d’or. Où il est resté depuis lors, je n’en sais rien. — Eh bien, Donat, que fais-tu donc, niais ? As-tu peur que le spectre du mort te poursuive ? Tu fais des signes de croix et tu cours avec les mains jointes. Je crois que tu trembles.
— Je pris pour l’âme du joueur assassiné et un peu pour la mienne, répondit Donat. Je tremble, en effet, à l’affreuse pensée que le pauvre Donat pourrait aussi mourir dans ce pays maudit. Être enterré dans un coin comme un chien, sans prêtre, sans prières ! Pas même une petite place de terre bénite pour attendre le jugement dernier !
Pardoes éclata de rire.
— Oui, oui, ris toujours, murmura Donat avec un gros soupir. Chacun ses idées. Je ne veux pas reposer ailleurs que dans le cimetière de Natten-Haesdonck, où reposent mes parents. Alors je serai au moins certain que Anneken fera mettre une croix de bois sur ma tombe et versera quelquefois une larme en mémoire de son malheureux Donat. Et ces tristes pensées l’attendrissaient si fort qu’il commença à se frotter les yeux avec la manche de son long frac pour sécher deux larmes qui obscurcissaient sa vue.
Roozeman, dont l’esprit avait été assombri par la vue du cadavre et par les paroles de Donat, consola cependant son mélancolique ami en lui faisant repérer que Dieu, qui les avait visiblement protégés jusque-là, leur accorderait de retourner sains et saufs dans la belle et heureuse Belgique. Il parla de leur arrivée aux placers, des fouilles qu’ils allaient faire dès le lendemain, de l’activité avec laquelle ils travailleraient, de l’or qu’ils trouveraient probablement en abondance et qui leur permettrait de retourner bientôt en Europe riches et contents et de rendre heureux à jamais Anneken, Lucie, leurs parents et leurs amis.
L’esprit de Donat était extrêmement mobile. Il fallait peu de chose pour l’attrister et l’abattre ; mais peu de chose aussi suffisait pour lui faire envisager les choses sous un plus beau jour et lui rendre le courage et la confiance. Il souriait déjà aux joyeuses perspectives que le généreux Roozeman n’avait fait briller devant ses yeux que pour le consoler. Le naïf jeune homme avait déjà oublié le cadavre, et causait du château qu’il allait acheter, de l’existence digne d’envie qu’il allait procurer à son Anneken, de ses petits yeux noirs et de la tendre affection qu’il savait bien qu’elle lui portait
Pendant qu’ils s’encourageaient ainsi l’un l’autre par la peinture d’un bonheur très-éloigné ils atteignirent le pied du rocher sur lequel était leur tente.
Le matelot maugréait et paraissait très-fâché, parce qu’ils étaient restés si longtemps ; il voulait aussi aller aux stores ; et quoique la nuit commençât à tomber, il prétendit ne pas se priver de ce plaisir. Lorsqu’il apprit qu’ils avaient bu chacun un grog, il exigea un dollar et invita Creps à aller avec lui. Celui-ci refusa son offre en disant qu’il était trop fatigué et qu’il avait grand sommeil. L’Ostendais partit seul. Les amis, après avoir mangé quelques crêpes, bu un peu de café et posté leur sentinelle, s’enveloppèrent sous leur couverture et se glissèrent sous la tente. Un quart d’heure après, ils ronflaient si fort qu’on eût pu les entendra à cent pas.
Vers onze heures, Donat, en sentinelle diligente, se promenait de long en large près de la tente. La lune brillait dans un ciel pur ; elle n’était qu’à son premier quartier, mais elle répandait assez de clarté pour faire distinguer les objets de très-loin comme des ombres noires. Donat pensait bien de temps en temps au cadavre du joueur tué, et disait tout bas une prière pour le repos de son âme ; parfois il s’imaginait voir dans les ténèbres une ombre qui prenait pour lui la forme du mexicain que le matelot avait assassiné en route ; il entendait bourdonner à ses oreilles les effroyables malédictions du fils de l’innocente victime ; — mais il cherchait à se distraire et à se prémunir contre cette peur secrète en contemplant la vallée béante à ses pieds et pareille à un précipice à moitié éclairé. Des centaines de feux brûlaient ou couvaient encore ; les sentinelles et les rares hommes qui erraient dans la lueur rouge des flammes ressemblaient à des diables veillant sur des âmes réprouvées. La vallée, avec ses ténèbres impénétrables, son silence de mort et ses murailles de rochers gigantesques, faisait une impression profonde sur l’esprit de Donat, comme s’il avait cru voir le faubourg de l’enfer.
Tout à coup son attention fut attirée par le son d’une voix rauque qui s’élevait au loin derrière les broussailles. Il lui sembla qu’il y avait là des hommes qui se disputaient, car il entendait d’affreuses paroles et des menaces furieuses. Voyant quelqu’un s’approcher entre les sapins, il apprêta son fusil et cria :
— Qui vive ?
— Je vais tout à l’heure te tordre le cou, maudit Yankee ! répondit une grosse voix qui ne ressemblait pas mal au grognement d’un ours.
— Ah ! c’est toi, Ostendais ! dit Kwik en riant. Il me semble que tu as la tête lourde et les jambes faibles. Par ici, camarade, par ici !
— Qu’entends-je ? hurla l’autre qui était encore occupé, en imagination, à se disputer avec des hommes invisibles. Tu oses le répéter : Je suis un lâche ? Dis-le encore une fois !… Tiens, meurs, coquin ! Une balle siffla aux oreilles de Donat.
— Allons, allons, Ostendais, bégaya-t-il tout étourdi, je ne suis pas un ennemi. Je suis Kwik, ton ami.
Mais avant qu’il eût achevé ces mots, le matelot se jeta sur lui de tout le poids de son corps, et le prit à la gorge comme s’il voulait l’étrangler. Tous deux se renversèrent et roulèrent par terre.
Le coup de pistolet avait fait sauter leurs compagnons hors de la tente ; ils furent encore plus surpris par le cri de détresse de Donat, que le matelot, avec une force irrésistible, tenait cloué par terre, un genou sur sa poitrine, en criant comme un insensé :
— Des Américains, me faire taire ? Je broierai ainsi le cœur du plus fort Yankee !…
En ce moment leurs amis, réveillés, s’élancèrent au secours du pauvre Kwik et l’arrachèrent des mains du matelot. Celui-ci ne les reconnut plus et voulut se battre avec tous. On lui prit ses armes et on tâcha de le calmer : mais il tapait, ruait et mordait comme un possédé.
— Le lasso ! le lasso ! cria le Bruxellois.
Donat sortit de la tente en courant et dit en apportant à Pardoes l’objet demandé :
— Voilà ! voilà ! Je voulais justement lier la bête féroce. Vite ! vite ! il nous attirera une punition du ciel par ses horribles blasphèmes !
Pardoes entortilla le matelot dans le lasso. L’ivrogne se débattit encore un moment, puis il tomba lourdement sur le sol, sans mouvement. Il rugissait comme un lion ; ses malédictions éveillaient les échos de la vallée.
— Donnez-moi sa couverture, dit le Bruxellois. Ne soyez pas si émus, messieurs ; ce n’est que l’ivresse. Demain, il ne saura plus ce qu’il a fait. Retournez dans la tente, camarades ; je monterai la garde et je veillerai sur lui pendant une couple d’heures. Dans dix minutes, il dormira comme une souche.
Lorsque les autres furent rentrés sous la tente, Donat dit à Jean Creps, qui était couché à côté de lui :
— Monsieur Creps, j’ai encore une idée.
— Allons, tais-toi, Donat ; on dirait que nous sommes ensorcelés.
— C’est justement ce que je pense. J’ai souvent entendu parler de grands trésors qui étaient maudits et gardés par un dragon à sept têtes qui crachaient du poison ; mais ici il n’est pas besoin d’un dragon à sept têtes pour cracher du poison. Le poison est dans l’air, et je commence à croire que nous finirons par devenir tous enragés. Songez donc, pour l’amour de Dieu, jusqu’où cela va : là, tout à l’heure, lorsque cet animal écumant était couché sur ma poitrine, j’avais une effroyable tentation de lui dévorer le nez ; mais je n’ai pas encore respiré assez de poison, car je ne l’ai pas fait ; Jean, monsieur Jean, voilà qu’il recommence à hurler.
Un ronflement sourd lui répondit.
Il laissa retomber la tête avec découragement sur son havre-sac et murmura :
— Heureux gaillards ! ils dorment et ronflent comme s’ils étaient dans un lit de plumes !… Pourquoi mon cœur n’est-il pas aussi fort que le coffre… le coffre où le bon Dieu l’a renfermé !… De l’or ? de l’or ? J’aimerais mieux me battre contre un dragon à sept…
Et lui aussi, dompté par la fatigue, succomba sous le poids de son sommeil.