Le Chemin de la fortune (Conscience)/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 225-251).


XI

LA DÉLIVRANCE


Victor n’avait dormi qu’une couple d’heures. Alors, une fièvre ardente s’était déclarée, qui, augmentant peu à peu de violence, semblait vouloir consumer le malheureux jeune homme. Sa tête était brûlante, sa respiration était faible et sifflante ; il avait perdu toute connaissance. Le seul mot qu’il pût encore articuler était le mot : « À boire ! à boire ! » qu’il bégayait continuellement.

Creps et Donat étaient assis à côté de lui sous la tente obscure, avec une gourde à la main. Leurs larmes coulaient en silence ; un désespoir immense remplissait leur cœur brisé. Ils sentirent que la mort était assise entre eux, écoutant et comptant comme eux les derniers râles de leur ami.

Vers minuit, la fièvre parut un peu se calmer, car le malade devint moins agité et se tint tranquille pendant une demi-heure. Comme sa respiration, quoique pénible, restait libre et régulière, l’espoir de la guérison redescendit dans le cœur de ses compagnons. Ils échangèrent même quelques paroles joyeuses ; mais la fièvre n’avait interrompu sa lutte cruelle contre la vie que pour la reprendre avec une nouvelle fureur.

Victor commença tout à coup à se tordre, à tomber en convulsions et à crier, comme si des bourreaux invisibles le torturaient. Les cris d’angoisse de ses camarades remplissaient la tente ; leurs cheveux se dressaient sur leurs têtes ; car ils ne doutaient pas que cette crise ne fût la dernière convulsion de la mort…

Mais Victor, épuisé par ses mouvements furieux, retomba sans force sur son lit-de-camp. Il demeura étendu, haletant et râlant, comme un lutteur qui, après un combat opiniâtre, tombe vaincu dans l’arène ! Peu à peu sa respiration devint moins difficile. Alors les symptômes de sa maladie changèrent. Il se mit à parler, avec une admiration enthousiaste et du ton de la plus vive tendresse, de sa chère Belgique, de sa bonne mère et de Lucie, sa bien-aimée. Il saluait joyeusement la tour gigantesque qui domine comme un phare sa ville natale ; il voyait sa mère et l’embrassait ; il serrait en pleurant de joie la main de son amie fidèle ; il louait et bénissait Dieu qui le ramenait heureux et riche à millions dans sa belle patrie…

Si ses souffrances physiques et la crainte de sa mort avaient brisé le cœur de ses amis, le spectacle de sa folie les torturait bien plus encore ! Chacune de ses paroles était pour eux comme un coup de poignard !

Cette position terrible dura très-longtemps ; mais enfin la voix du malade se changea en un murmure confus qui devint de plus en plus faible, jusqu’à ce qu’il parût plongé dans un sommeil paisible.

— Ah ! la terrible fièvre a cessé ! s’écria Donat. Il verra encore la lumière du jour ! Il y a encore de l’espoir, monsieur Jean, il y a encore de l’espoir !

— De l’espoir ! grommela Creps. Ton courage n’est donc que de l’aveuglement ? S’il pouvait guérir, cela ne servirait de rien. Qu’adviendra-t-il de nous, ô ciel ! La faim déchire mes entrailles ; ma tête tourne ; il fait noir devant mes yeux ; je vais succomber.

Donat prit quelque chose dans l’obscurité, et dit :

— Tenez, tenez, mangez ! Pour l’amour de Dieu, mangez !

— Comment ! les oiseaux ? sa nourriture ? s’écria Jean avec horreur. Jamais, plutôt mourir !

— Mangez, vous dis-je ! J’irai dans le bois… Oui, oui, je trouverai encore autre chose, dussé-je chercher sous terre, il ne fait pas tout à fait noir au dehors. Mangez, prenez les oiseaux. Ne me résistez pas, ou je m’enfuis d’ici et vous ne me reverrez plus jamais !

— Ah ! quelle cruelle nécessité ! soupira Creps. La faim est un inexorable tyran. Eh bien, mange aussi un des oiseaux.

— Moi ? s’écria Donat. Je ne prétendrai pas que je sois sans appétit et que mon estomac soit à la noce ; mais je puis encore attendre quelques heures. Veillez donc avec confiance le pauvre Victor. Il est possible que je ne revienne qu’au grand jour. Cette fois, je ne cesserai ma chasse que lorsque j’aurai assez de gibier pour nous faire à tous un dîner copieux. Adieu, à bientôt !

À ces mots, il sortit en courant et disparut.

Victor paraissait dormir et ne remuait plus ; Creps resta assis à côté du lit-de-camp, jusqu’au moment où la clarté du jour pénétra dans la tente. Il avait mangé un des oiseaux et avait mis l’autre de côté sur son havre-sac. Souvent il regardait avec des yeux flamboyants, et tendait la main pour le prendre ; mais l’idée que Donat pourrait revenir les mains vides, et que Victor, à son réveil, demanderait en vain une bouchée de nourriture, le frappait d’horreur, et il détournait chaque fois les yeux sur le malade pour trouver de nouvelles forces contre la tentation.

Le soleil avait déjà monté sur l’horizon, lorsque Kwik parut à l’entrée de la tente et demanda d’une voix inquiète comment se portait le pauvre Victor. Il s’était trompé dans son espoir d’une chasse abondante ; mais il rapportait néanmoins assez de gibier pour se préserver de la faim pendant une demi-journée. D’une main, il tenait un animal semblable à un rat, et, de l’autre, un oiseau noir comme un corbeau.

Le feu fut allumé, le rat écorché, le corbeau plumé, et tous deux furent attachés à des bâtons au-dessus de la flamme. Le gibier avait à peine vu le feu, que les chercheurs d’or le déchirèrent en pièces et le dévorèrent tout saignant avec un appétit féroce.

Ils gardèrent à l’intention de Victor, une partie du rat et du corbeau et, pour que cela fût meilleur et plus tendre, ils placèrent encore cette part au-dessus de la flamme et la laissèrent rôtir suffisamment.

— J’ai ouï dire dès mon enfance que les rats sont venimeux, murmura Kwik en se léchant les doigts ; mais il n’y a, pardieu, rien de plus exquis au monde, excepté la queue pourtant… Ah ! quel festin j’ai fait là ! Mes entrailles frémissent encore de plaisir. Si Victor était éveillé maintenant, comme ces cuisses de corbeau et ces succulents gigots de rat lui rendraient ses forces !

— Ce repas m’a rendu la raison et le courage ; dit Creps. Oui, il y a encore quelque espoir de délivrance. Nous devons partir, marcher et toujours marcher, pour sortir de ce désert. Nous soutiendrons et nous porterons Victor. Nous nous reposerons souvent. Voilà longtemps qu’il dort : nous l’éveillerons…

Un cri de joie s’échappa de leur poitrine. Ils aperçurent Victor debout près de la tente ; appuyé d’une main au montant transversal et les regardant avec un sourire tranquille.

Leur joie fut cependant de courte durée. Quand le pauvre Roozeman voulut faire un pas, ses jambes fléchirent sous lui, et il retomba lourdement sur le dos contre le pieu de la tente. Les autres s’élancèrent vers lui, le prirent dans leurs bras et lui adressèrent de douces paroles pour l’encourager et le consoler. Ils tremblaient d’effroi. Le visage de Victor avait la pâleur de la mort, ses yeux étaient vitreux et sans regard, sa bouche grimaçait comme dans les convulsions de l’agonie.

Il prit les mains de ses camarades, les serra doucement et dit d’une voix faible mais claire :

— Ô mes bons amis, écoutez-moi, j’ai une prière à vous faire, un dernier bienfait à implorer de votre amitié. Promettez-moi que vous consentirez.

— Tout, tout, même notre vie ! répondirent ses amis.

— Regardez-moi bien ; ma vie est à sa fin. La nature peut lutter en moi et résister à la mort pendant des heures, peut-être encore toute une journée… mais je ne reverrai plus jamais la vallée de Sacramento, c’est écrit là-haut…

Donat voulut lui fermer la bouche ; Jean Creps mouillait ses mains de chaudes larmes.

— Non, écoutez ; je ne puis presque plus parler, reprit-il. Vous avez tort, mes amis : votre amour m’est d’un faible secours. Je suis un obstacle, un empêchement. En voulant me sauver, vous vous sacrifiez vous-mêmes. Oh ! je vous en supplie, ne me laissez pas mourir avec la terrible conviction que je suis la cause de votre malheur, de votre mort. Abandonnez-moi à mon sort ; fuyez ce désert et sauvez votre précieuse vie.

Ses amis repoussèrent cette prière avec des cris d’horreur. Ils jurèrent de périr ensemble dans ce désert ou d’échapper avec lui au sort affreux qui les menaçait. Il attendit qu’ils eussent cessé les témoignages de leur affection, puis il reprit comme s’il ne les avait pas compris :

— Vous m’aimez, je le sais, mes bons amis ; mais doutez-vous donc de mon amour pour vous ? Pourquoi trois victimes, quand la fatalité n’en exige qu’une ? Retournez dans votre patrie regrettée, portez à ma mère mon dernier adieu ; dites-lui, dites à Lucie que je suis mort avec leurs noms bien-aimés sur les lèvres, que mon dernier soupir a été une prière pour leur bonheur.

Creps et Kwik étaient consternés ; la mort dans le cœur, ils étaient agenouillés près du malade et ne murmuraient que des mots presque inintelligibles, pour combattre son effroyable désespoir.

Tout à coup Donat se leva, secoua la tête comme s’il était fâché, prit le lasso et la hache, et dit à Creps :

— Ah çà ! ce n’est pas avec des larmes que l’on surmonte le malheur. Restez près de Victor ; consolez-le : je vais chercher uni moyen de  le sauver.

Une demi-heure après, Donat revint, portant sur son dos quelque chose qui ressemblait à une échelle. C’étaient deux tiges d’arbres longues et minces. Il y avait attaché, avec des bandes du lasso, quelques échelons de bois et avait entrelacé le tout de petites branches flexibles. Ôtant cet objet de ses épaules :

— Voici le moyen, dit-il. C’est une civière. Nous y étendrons la voile de notre tente et nous ferons un oreiller de nos couvertures. Oui, monsieur Victor, il n’y a pas à refuser, vous n’êtes pas le maître. Nous essayerons de vous transporter hors de ce désert, et, dussé-je vous faire violence et vous lier sur la civière, vous viendrez avec nous aussi longtemps que votre cœur battra. Allez, Jean, chaque minute vaut un siècle pour nous. Nous avons mangé. Crachez dans vos mains et en avant, en avant !

Malgré ses refus, Victor fut placé sur la civière. La moindre secousse semblait lui causer des douleurs affreuses ; mais ses amis ne se laissèrent pas retarder et traversèrent la forêt comme s’ils étaient chassés à coups de fouet.

Victor devait être bien gravement malade. Pendant l’absence de Donat, Creps lui avait offert de la nourriture, mais il l’avait refusée avec dégoût. Le sentiment de la faim était déjà étouffé en lui.

Vingt fois il répéta sa prière. Chaque fois que ses amis s’arrêtaient pour reprendre haleine, il joignait les mains et les suppliait de se sauver eux-mêmes et de l’abandonner à son sort. Il se plaignait aussi que la civière lui causât des tortures insupportables ; mais les autres se contentaient de baisser un peu les branches de la civière et reprenaient leur pénible voyage.

Quand ils eurent fait ainsi à peu près deux lieues de chemin et qu’ils eurent atteint avec des peines indescriptibles une large plaine, an cri terrible sortit tout à coup de la poitrine du malade et des larmes abondantes jaillirent de ses yeux :

— Oh ! vous me martyrisez impitoyablement ! gémit-il. Arrêtez ! La rivière me déchire les membres, elle me serre le cœur à l’écraser. Reposez-moi à terre ou je meurs !

Ils déposèrent la civière. Victor s’écria en suppliant :

— Ôtez-moi de là-dessus ! Pour l’amour de Dieu, ôtez-moi de là-dessus ! Je ne veux plus avancer. Ô mes amis, ne soyez pas si cruels ; accordez-moi une paisible agonie.

Creps poussa un cri de désespoir, il fit le geste de s’arracher les cheveux et dit :

— Impuissant ! Dieu le veut, le désert sera notre tombe. Eh bien, mourons ensemble en ce lieu ! Que notre souvenir même soit effacé ! le souvenir de trois insensés qui vinrent chercher ici la mort la plus terrible, tandis que le bonheur leur souriait dans leur patrie !

Tout à coup, Donat sauta debout par un effort violent et étendit le doigt devant lui en riant et tremblant comme un jonc.

— Quoi ? qu’entends-tu ? demanda Creps.

— Silence ! silence ! Ah ! je ne me trompe pas ! Écoutez, là-bas, très-loin ! Oui ! oui ! des clochettes, des mulets ! Dieu ! délivrance !

Et, rapide comme une flèche, Donat disparut aux yeux de ses amis.

Après avoir pendant un quart d’heure dirigé sa course vers les clochettes, il vit une troupe de cinquante mulets au moins, qui formaient une longue rangée avec leurs muletiers. Lorsqu’il atteignit la tête de cette troupe, il se laissa tomber, les bras levés au ciel, et invoqua d’une voix suppliante le secours des muletiers stupéfaits. Quoiqu’il tâchât d’expliquer sa détresse en quatre ou cinq langues, personne n’en comprit un mot. On le regarda comme un pauvre fou. Quelques-uns avaient compassion de lui, d’autres riaient de ses gestes étranges.

Sur ces entrefaites, l’arrière-garde de la troupe s’avançait peu à peu, et les muletiers se mirent en cercle autour de Donat, qui s’était levé et tâchait de leur faire comprendre par signes ce qu’il voulait dire.

Tout à coup un jeune homme qui boitait marcha vers lui, le regarda quelques instants, jeta un cri, sauta à son cou et le serra dans ses bras.

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Donat, John Miller, l’Anglais. C’est Dieu lui-même qui vous envoie. Celui qui vous a un jour sauvé la vie, Victor Roozeman, est en train de mourir, derrière cette petite hauteur. Venez, venez, rendez-lui son bienfait. Peut-être pourrez-vous encore le sauver de la mort !

Mais, comme il voyait que l’Anglais ému le regardait en haussant les épaules, il dit :

— Là-bas, Victor Roozeman, sîck ; very sîck ; you come, tout de suite ; sinon, too late, too late.

Il accompagna ces paroles de gestes si expressifs que John Miller le comprit très-bien.

L’Anglais appela un vieux muletier, échangea quelques mots avec lui, donna brièvement quelques ordres à ceux qui l’entouraient, et traversa la plaine en courant avec Kwik. Tous les mulets furent lancés au trot et les suivirent.

Comme ils allaient arriver au pied d’une petite hauteur, Kwik cria de toutes ses forces :

— Hourra ! hourra ! Dieu est tout-puissant ! Voici du secours, voici la délivrance, notre ami John Miller.

Après avoir embrassé Jean Creps, l’Anglais se pencha sur le malade, lui prit la main et essaya de verser dans son cœur l’espérance d’une guérison certaine. Il remercia le ciel qui l’avait envoyé à son secours, et il assura qu’aucun de ses compagnons ne quitterait cet endroit avant qu’ils eussent triomphé de la maladie. Il y avait parmi eux un vieux Mexicain qui connaissait toutes les maladies de la Californie et les remèdes usités pour les combattre.

Ce Mexicain se trouvait déjà à côté de loi avec une dizaine d’autres compagnons.

— Eh bien ! Pablo, dit John Miller, examine ce jeune homme. Si tu parviens à le guérir, je te donne cent piastres !

Pablo tint pendant quelques instants l’œil fixé, sur le malade.

— C’est singulier, murmura-t-il en hochant la tête. Je n’y comprends rien : si c’est la fièvre des placers, je dois convenir que je ne l’ai jamais rencontrée avec des symptômes aussi dangereux. Si ce gentleman qui parle l’anglais voulait m’expliquer comment et depuis combien de temps son camarade est tombé malade ?

Creps lui raconta leur grande misère, leurs rudes travaux et leurs plongeons dans le puits glacial. À cette dernière révélation, le Mexicain se frappa le front avec joie et s’écria :

— J’y suis ! Cent piastres ? Je le guérirai !… Du feu, du feu ; chauffez du vin d’Espagne. Donnez-moi la pharmacie. Apportez beaucoup de couvertures. Dépêchez-vous, mes amis !

Donat offrit le petit oiseau rôti ; mais le Mexicain le lui arracha des mains, et grommela en anglais :

— Manger, imprudent ! Manger est mortel !

Roozeman regardait tous ère préparatifs avec un triste sourire. Il tenait la main de John Miller dans les siennes, et la serrait en signe de reconnaissance, en lui disant, dans un doux murmure, qu’il était heureux de le voir encore une fois avant de mourir.

Le Mexicain commença par étendre à côté de Victor quatre ou cinq couvertures superposées pour former un lit impénétrable au froid de la terre. On y plaça le malade et on le couvrit de tant d’autres couvertures qu’il menaçait d’étouffer. Alors, on apporta le vin chaud dans une gamelle de fer-blanc. Le vieux Pablo y versa une poudre qu’il appelait estracto de la quina, et approcha une cuillerée de la boisson presque brûlante des lèvres de Victor, qu’il força d’en prendre une grande quantité, Creps et Donat joignirent leurs prières à ses efforts, et ils réussirent si bien que le Mexicain s’écria tout joyeux :

— Bien, c’est bien ! Laissez-moi seul avec lui maintenant ; éloignez-vous un peu. Je gagnerai les cent piastres ; il guérira…

Dans l’intervalle, les muletiers avaient déchargé leurs mulets. Quelques-uns travaillaient à dresser la tente ; cinq ou six faisaient un grand feu et préparaient le dîner. Lorsque Jean Creps avait parlé, dans son explication, de l’effroyable faim qu’ils avaient endurée, John Miller leur avait fait un signe, et ils s’étaient hâtés d’apprêter une grande quantité de viande salée et une sorte d’épais pot-au-feu.

Bientôt on approcha les marmites et les plats, et on invita les deux amis affamés à bien manger.

Kwik, qui avait déjà retrouvé toute sa gaieté, se pourléchait les lèvres et dit à Creps :

— Eh ! eh ! monsieur Jean, ne dites pas, pour l’amour de Dieu, qu’il y en a trop ! Cela sent si bon ! Nous sommes en retard de compte. Je suis enragé, je vais me donner une bosse. Pardieu, c’est un pot-au-feu, un pot-au-feu comme ma défunte mère en préparait quand son bonnet n’était pas mis de travers !

Il se mit à manger si vite et si copieusement, en faisant toutes sortes de gestes comiques, que les muletiers ne pouvaient s’empêcher de rire et se poussaient l’un l’autre pour voir de près le glouton. Mais, lorsque ce jeu eut duré quelques instants et que le contenu de la marmite commença à diminuer notablement, ils furent frappés de stupéfaction. Ils ne quittaient pas des yeux les mains de Donat qui dévorait toujours avec le même appétit les morceaux de viande et l’épaisse soupe, comme si son estomac était sans fond.

Pendant que les muletiers stupéfaits le regardaient en murmurant, il sauta tout à coup sur ses pieds, battit un entrechat, se tapa sur le ventre et s’écria :

— Maintenant, mon estomac et moi, nous sommes quittes. On voudrait pardieu, souffrir de la faim pour pouvoir manger avec tant d’appétit. Messieurs, messieurs, c’est un avant-goût du ciel. Si je voyais un bœuf sauvage, je le renverserais d’un coup de tête. Fort ! fort ! Voulez-vous que je porte un mulet sur mon dos ? Mais vous ne me comprenez pas, mes amis. C’est dommage, vous êtes de bons garçons et moi aussi ; nous ririons un peu ensemble… Je vais voir si notre malade n’est pas guéri.

Victor paraissait dormir, du moins il était couché sans mouvement avec les yeux fermés. Sa figure était rouge, comme si tout son sang s’était porté an cerveau. La sueur coulait sur son front, son lit fumait comme s’il eût été placé au-dessus d’un bain de vapeur.

Le Mexicain était assis à côté de Victor, entre Jean Creps et John Miller, qui écoutaient avec une joie inquiète les exclamations encourageantes du vieux Pablo.

Donat avait déjà fait connaissance avec les muletiers. Il baragouinait toutes sortes de langues et faisait des grimaces impossibles. La certitude que Victor guérirait le transportait d’une joie si grande qu’il ne faisait que danser et chanter, si bien que les muletiers furent persuadés qu’il avait le cerveau fêlé.

Le malade resta pendant près de trois heures dans le même état… Après lui avoir mis la main sur le cœur, le Mexicain se leva et dit avec joie :

— Gracias o Dios ! Il est sauvé ! J’ai gagné les cent piastres !

Comme on le regardait d’un air étonné et curieux, il ajouta :

— L’effet des médicaments est produit. Puisqu’il a pu y résister, il guérira. Certes il restera encore faible, mais ce ne sera rien. Dans quelques jours, il sera tout à fait rétabli. Attendez encore un quart d’heure, la chaleur va cesser, il s’éveillera… Qu’on apprête un peu de farine bouillie dans de l’eau !

En effet, la rougeur du visage du malade diminua peu à peu, et la sueur sécha sur son front. Il ouvrit les yeux, regarda avec étonnement autour de lui, et murmura :

— À manger ! à manger ! Ah ! la faim me déchire !

Un cri triomphant répondit à ses paroles. Jean Creps leva les bras an ciel et bénit Dieu à haute voix. Donat se frappa la poitrine et se tira violemment par les cheveux, en s’écriant :

— Tenez-moi, liez-moi, je suis fou ! Ah ! cher petit Mexicain, laisse-moi t’embrasser ; je donnerais mon sang pour toi !

Et il pressa le vieux Pablo dans ses bras, le serra si violemment contre son cœur, que celui-ci cria au secours, croyant que cet écervelé voulait l’étouffer.

On apporta le plat avec la farine bouillie dans de l’eau, et on en donna quelques cuillerées au malade. Quoiqu’il priât pour en avoir davantage, le Mexicain fit éloigner le plat et lui promit qu’après une heure d’attente, il pourrait encore prendre de la soupe et un petit morceau de viande.

Pendant que Victor embrassait ses amis et ses sauveurs, et leur disait avec une grande joie, qu’en effet, à l’exception de la fatigue, il ne se sentait plus ni douleur, ni maladie, d’autres hommes étaient occupés à arranger une espèce de siège ou de lit sur le mulet le plus doux.

On fit lever le malade, on l’habilla triplement et on le mit sur le mulet. Il riait, il était heureux, le désert le laissait échapper, il reverrait sa mère et son amie.

Creps et Kwik marchaient de chaque côté de Victor et l’encourageaient en causant avec lui des choses regrettées et de la chère patrie.

Avant la tombée de la nuit, Victor avait déjà mangé deux fois. Il n’était plus malade, et il dormit d’un sommeil réparateur.

Quelques jours après, ils atteignirent la petite ville de Sacramento, sur le fleuve de ce nom. John Miller fit loger ses amis dans le meilleur hôtel, et les combla de marques d’affection, sans permettre qu’ils dépensassent un seul dollar. Il chargea les muletiers, qui retournaient aux placers de la rivière de la Plume, d’une lettre pour son père, afin de lui annoncer dans quelles circonstances il avait retrouvé les chercheurs d’or flamands, ses sauveurs, et lui faire savoir qu’il resterait pendant quelques jours à Sacramento, pour veiller sur eux.

Aussitôt que Victor se sentit assez fort pour entreprendre un nouveau voyage, il pressa avec une impatience fébrile leur départ pour San-Francisco. Creps et Donat n’aspiraient pas moins après le moment où ils pourraient dire adieu à la terre de Californie et se mettra gaiement en route vers leur patrie.

John Miller les conduisit sur le petit bateau à vapeur qui faisait alors deux fois par semaine le voyage entre les deux capitales de la Californie du Nord.

Lorsqu’ils arrivèrent à San-Francisco, ils se rendirent directement au port, pour s’informer s’il n’y avait aucun navire en partance pour l’Europe. Ils rencontrèrent un capitaine anglais qui devait partir dans huit jours pour Londres, et qui consentit à les prendre à son bord à un prix raisonnable.

John Miller voulut payer le prix de la traversée et assura que son père serait très-fâché s’il ne donnait pas cette faible marque de reconnaissance à ceux qui lui avaient conservé son fils unique.

Creps et Roozeman refusèrent ce dernier bienfait, parce que les trois livres d’or que Kwik portaient sur la poitrine étaient plus que suffisantes. Sur les vives instances de leur généreux protecteur, ils consentirent enfin, à la condition que Kwik regarderait l’or comme sa propriété exclusive. Ce qu’ils en dépenseraient à Londres pour s’habiller convenablement ne serait qu’un prêt et serait rendu à leur camarade après leur arrivée en Belgique. Malgré la longue résistance de Donat, ils le forcèrent d’accepter ces conditions.

Quand l’affaire fut définitivement conclue, Kwik se réjouit secrètement d’un arrangement qui le mettait en possession de plus de trois mille francs, sans que ses amis y eussent perdu personnellement quelque chose. Le garde-champêtre de Natten-Haesdonck serait probablement moins dur à la vue d’une pareille somme… et peut-être !… peut-être lui accorderait-il la main de son Anneken ! Mais alors une terrible pensée le fit frémir. Si le garde-champêtre avait, par colère contre lui, marié sa fille à un autre ? Le pauvre Kwik se trouverait donc, dans sa patrie, condamné sans appel à un éternel chagrin !

Pendant les huit jours qu’ils, passèrent encore à San-Francisco, Victor s’occupa de faire un court et fidèle récit de leurs aventures en Californie. Il y ajouta une lettre pour sa mère, et lui dit que lui et ses amis s’arrêteraient pendant deux ou trois jours à Londres, afin de se pourvoir de nouveau linge et de nouveaux habillements, et qu’ils annonceraient l’heure précise de leur arrivée dans la ville natale.

Jean Creps écrivit une lettre à son père ; Donat griffonna quelques mots pour le garde-champêtre et pour Anneken. Toutes ces missives furent confiées à la poste américaine, qui allait en Europe en passant par l’isthme de Panama et par New-York.

Le jour désigné, lorsque le navire leva l’ancre et que les voiles s’enflèrent sous l’impulsion d’un vent favorable, ils embrassèrent encore une fois leur généreux ami John Miller ; et versèrent des larmes de gratitude sur son cœur. Leurs adieux retentirent longtemps sur les flots quand ils virent leur sauveur s’éloigner dans une barque.

Le navire, favorisé par la marée et par le vent, traversa avec rapidité la porte d’or, et les amis flamands jetèrent des cris de triomphe sur l’Océan, dont les eaux baignaient aussi les côtes de leur chère patrie.