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Le Chemin de plaine

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Plon (p. 1-257).

LE CHEMIN DE PLAINE


25 avril 1902. — C’est donc une affaire décidée. Ce gros cahier de beau papier anglais, le seul luxe que je me sois permis, se couvrira peu à peu de cette magnifique écriture de maître d’école qui est le seul produit luxueux de mon éducation.

Cela, par instants, me semble une absurde gageure.

Je compte, en effet, parmi les mauvais moments de mon existence, les heures passées devant mon pupitre d’École normale, en tête à tête avec une grande feuille bête qu’il me fallait remplir coûte que coûte.

Oh ! la désolante immensité de ce format écolier ! Oh ! ces sujets de dissertations ! ces proverbes ! les uns sans anse, sans manche, sans poignée, carrés comme des briques ; les autres d’apparence plus aimable, mais hérissés de pointes sournoises comme des colliers de bouledogues ! Oh ! ces poids de fonte et ces têtes de chardons avec lesquels il fallait indifféremment jongler ! Oh ! ces pensées ténébreuses qu’il fallait emmener avec soi et éclairer durant quatre pages, quatre lieues !

Trouverai-je jamais une encre assez noire pour décrire ces luttes avec la phrase qu’on a lancée dix fois, qui va enfin s’envoler tout de bon, bulle légère, et qui, par la faute d’un mot accroché on ne sait où, retombe, flac ! à deux mètres, pâte azyme !

Oh ! portes, portes lugubres de ma cellule, comme je me suis cassé les ongles à vos durs verrous ! Murs armés de tessons, grands murs lisses qui cachiez la fine lumière, que d’hésitation avant les bonds maladroits et vains que je faisais pour vous franchir !

Que de griffonnages ! que de parafes en marge ! que de taches d’encre qui devenaient des diables ou des pipes ou des coquilles de moules ! que de signatures de Mahomet tracées d’un seul coup de sabre, je veux dire d’un seul coup de plume-lance, dans le désert sans oasis qu’était ma page blanche ! et, surtout, que de pélicans ! grands dieux ! que de pélicans ! En ai-je dessiné !

J’avais pour ces stupides oiseaux une prédilection singulière. Et, chose plus singulière encore que je défie le premier aussi bien que le dernier venu des psychologues d’expliquer, ces bestioles s’associaient dans ma pauvre cervelle à un vers de Voltaire.

Cela devenait, à de certains moments, une véritable obsession, une scie. Le thème de la dissertation était à peine dicté, que j’entendais geindre en moi un Lusignan cacochyme :

Mon Dieu ! j’ai combattu soixante ans pour ta gloire !

Et, en même temps, un pélican, deux pélicans.

Mon Dieu ! j’ai combattu…


dix pélicans, dix couvées de pélicans… Allez, allez, mes oiseaux !

Je les traçais avec une rapidité déconcertante. Ce talent m’est resté. À ce jeu-là je ne crains personne, pas même Benjamin Rabier.

Ai-je retiré quelque bénéfice plus sérieux de ces exercices d’école ? Je ne le jure point. Je jure, par exemple, n’y avoir jamais pris de plaisir.

Écrire est une chose ennuyeuse.

Cependant, j’ai entendu mon camarade Évrard, que nous appelions « le poète » à cause de ses idées bizarres, soutenir qu’il aimait autant écrire une jolie phrase qu’embrasser une jolie fille : c’était pour lui le même frisson joyeux. Je l’ai vu rester à la boîte et écrire pendant les heures de sortie. Il appelait cela fixer ses papillons. Pour lui, écrire était une chose charmante.

Moi, je n’ai guère de papillons à fixer et encore ce ne sont pas des papillons de soleil, mais bien plutôt de petites chauves-souris aux ailes poussiéreuses.

N’importe ! je vais tâcher de les poursuivre ; si je rentre bredouille, personne n’en saura rien et j’aurai toujours le plaisir de la chasse.

Écrire est une chose ennuyeuse et charmante. Écrire a son doux et son amer ; écrivain volontaire, je laisserai toute amertume.

Il arrive de parler librement, mais qui donc ose écrire librement ? N’ayant d’autre lecteur que moi-même, je suis un grand privilégié.

D’abord, je choisirai mon heure. J’écrirai le soir après dîner ; j’aurai ma pipe ; l’hiver, je prendrai une posture charmante : le derrière sur ma chaise et les deux talons sur la cheminée, de chaque côté du réveil, pour faire garniture.

J’écrirai sans hâte. Je puis bien ce soir noircir dix pages ; je puis aussi laisser cette phrase inachevée et m’aller coucher… Rien ne me pousse ; je ne suis pas une force qui va. J’ai du temps devant moi ; j’ai tout le temps devant moi puisque j’ai jusqu’à ma mort.

Quel académicien fait, de gaieté de cœur, des fautes de français ? Moi, je peux m’offrir ça. Je peux aligner les plus incohérentes inepties. Pourquoi m’efforcerais-je d’être sensé et cohérent ? Ma pensée n’est-elle pas aérée de bulles, creusée de grands alvéoles irréguliers et sans miel ?

Je ne peux pas me faire croire à moi-même que je suis bel et bon.

Si j’écrivais pour autrui il me faudrait corser l’histoire. Mais je suis à la fois spectateur et grand premier rôle. Piètre comédie que celle où je suis tout !

Cependant je ne suis pas le metteur en scène. Le metteur en scène, c’est le hasard, c’est l’avenir.

Je le vois cet avenir : je puis le regarder les paupières ouvertes ; il n’éblouit pas. Je débute dans la pauvreté et j’irai, d’année en année, de hameau en hameau, par petites étapes médiocres, jusqu’à la retraite, la triste retraite.

Je vois mon avenir. Ce n’est pas une grande route. C’est un de ces chemins de plaine où ne passent que des laboureurs, un de ces chemins étroits, mais sûrs, où l’on marche en se balançant parce que la terre colle aux pieds.

Je ne m’en écarterai pas de peur des précipices.

Et puis je n’aime pas voyager. Comme tous ceux qui sont vraiment casaniers, je ne crains pas l’ennui.

J’ai des amis qui seraient d’enragés voyageurs s’ils en avaient les moyens. Il y a comme cela des gens dont la joie est de vagabonder à travers la vie. Je n’arrive pas à les comprendre. Que cherchent-ils ? Que fuient-ils ? Peut-être ne voient-ils le monde qu’en largeur… peut-être leur âme est-elle laide… Je m’arrête à cette hypothèse : ces bohémiens que ne retiennent ni l’attrait délicat des choses familières ni la prodigieuse aventure des rêves, ces bohémiens sont des criminels ou des fous.

Moi, je suis un sage, par voie de conséquence directe. Hop ! n’exagérons pas… et surtout ne nous empêtrons pas de logique : la logique conduit aux pires absurdités.

Tout cela à cause d’un petit chemin de plaine. Ma verve m’emporte ; il faudra que je surveille cette tendance.

Il ne s’agit pas des autres, il s’agit de moi. Pour mon plaisir, j’écris ma confession journalière… et sincère, puisque, aussi bien, il n’y aurait pas moyen de tricher.

Cependant, il se peut que je ne confesse pas tout.

Si je voulais chercher dans mon adolescence je trouverais quelques gestes affreusement maladroits, quelques pensées d’une stupidité effarante. Je ne chercherai pas, certes ! ces souvenirs sont trop déprimants. Ces gestes maladroits m’humilient, à mes propres yeux, autant peut-être que de franches canailleries » Si j’en commets encore de tels — et il est, hélas ! dans ma destinée d’en commettre — je ne les noterai pas ici. Je les oublierai, je mettrai le pied dessus, je les enfouirai comme charognes.

Il n’y a pas, dit-on, de témoignage absolument conforme à la vérité ; à plus forte raison une confession n’est-elle jamais rigoureusement, durement totale et sincère. Nous avons beau secouer au soleil le sac aux péchés, il ne se vide jamais complètement.

Toutes les consciences sont à double fond.

1er mai, — Le préfet a eu une fameuse idée en me nommant instituteur adjoint à Lurgé à la fin d’avril. Je l’en remercie. Je remercie aussi l’inspecteur d’Académie d’avoir enfin pensé à moi. Il était temps.

Arrivé du régiment au mois d’octobre, je suis resté plus de six mois dans une situation peu brillante.

Vers le mois de janvier, je signifiai ma misère à M. l’inspecteur d’Académie. Il eut la politesse de me répondre. Voici sa réponse, émondée de toutes les circonlocutions administratives : « Vous n’êtes pas le seul, monsieur Tournemine… Ce n’est pas ma faute. »

Ce n’était pas sa faute, en effet. Il y avait dans le département cinq ou six vieux de soixante ans qui demandaient depuis longtemps leur mise à la retraite. Mais l’Administration n’avait pas le sou et l’Administration se disait :

— Ces vieux, des retraites ! des nèfles ! Encore trois mois de travail, encore six mois… Ils finiront bien par en mourir, ces birbes.

Moi aussi, je n’avais pas le sou, et, moi aussi, je me surprenais à songer :

— Ils ne vont donc pas se décider à… il n’y en aura donc pas un assez courageux pour…

Grands dieux ! quelles pensées ! Comme les honnêtes gens sont près des coquins !

Cependant ces vieux ne mouraient point. Ils mettaient à vivre un entêtement de mauvais aloi, une sorte de coquetterie goguenarde et cruelle.

À Pâques, on s’est décidé à retraiter deux des plus vigoureux. On a bien fait : j’aurais fini par en envoûter un.

Maintenant, je suis « placé ». Qu’ils vivent ! qu’ils vivent cent ans, heureux, goguenards, narquois ! qu’ils vivent, ces vieux gaillards !

Ah ! il était temps, il était temps ! Je devenais encombrant pour mes proches.

Mon pauvre père qui était facteur n’a pas laissé grand’chose en mourant. Maman n’a qu’une petite maison et un maigre semblant de pension. Il est vrai qu’elle a une vache, petite aussi, une bretonne à robe pie qui a tout le ventre d’un côté. Elle la mène le long des routes en tricotant. Sa vache l’aide à vieillir assez doucement ; maman vend du lait, elle a du beurre.

Avoir du beurre ! combien ces simples mots éveillent en moi de souvenirs !

Au temps de mon enfance il y avait toujours chez nous du pain, des légumes, de la piquette, mais il n’y avait jamais assez de beurre. J’entends encore ma mère se lamenter :

— Ce fricot serait bon s’il y avait assez de beurre… Le poisson, c’est « la mort du beurre »… Nous ne sommes qu’à vendredi et la demi-livre est déjà mangée…

Je revois la motte pointue, le petit volcan jaune où le cratère se creusait, se creusait… Je revois le bol vide, avec, au fond, une goutte de petit lait ou de saumure. Je revois ce vieux finaud qui nous apportait des choux un soir ; il disait :

— Ces choux, voisine, c’est une fameuse espèce. Pour les apprêter, il faut gros comme ça de beurre.

Il montrait le bout de son pouce.

— Vraiment, c’est une chance ! faisait ma mère

Mais l’autre :

— Oui, gros comme ça, voisine, gros comme ça en trop.

Hélas ! chez nous, c’était toujours gros comme ça en moins.

Comment aurait-il pu en être autrement ? Mon père gagnait quatre-vingt-cinq francs par mois ; il avait en plus les étrennes — une maigre aumône — et l’indemnité de chaussures, ridiculement faible.

À présent que l’image de mon père s’estompe en moi, se généralise, j’ai cependant, très net en mon souvenir, un geste de lui. Quand il avait enjambé ses vingt-cinq kilomètres quotidiens, mon père s’affalait sur une chaise et, lentement, avec deux « Ah ! » de soulagement, retirait ses brodequins ; puis il vérifiait les œillets, pétrissait les empeignes, tapotait les semelles.

— Ça lâche ! l’indemnité n’ira pas loin… une paire fichue…

« — Je n’ai plus de beurre…

— Un brodequin fichu… »

Comme ces médiocres souvenirs m’emplissent d’une douceur triste !

Maintenant, mon père n’a plus besoin de chaussures. Quant à ma mère, elle a du beurre ; elle en vend même ; mais elle a juste assez de pain. Jusqu’à présent je n’ai rien pu faire pour elle. Ma sœur, mariée à un pauvre cultivateur, ne lui est pas non plus d’un grand secours. Comme elles habitent le même hameau, c’est plutôt maman qui aide Juliette.

Les six mois que je viens de passer là-bas, aux Écotières, ont été durs. S’il me fallait recommencer, je me ferais portefaix, ramoneur, vidangeur, n’importe quoi.

Mon beau-frère qui ne m’aime pas m’horripilait avec ses façons de m’appeler « le bourgeois ». Lui, travaillait quinze heures par jour. Je l’ai aidé. J’ai fait des besognes simples et pénibles qui n’exigent pas d’apprentissage. J’ai bêché son jardin, j’ai aplani son aire, j’ai terrassé, roulé du fumier, épandu de la chaux, vidé la fosse à purin, curé la mare. La veille de mon départ, j’ai descendu du grenier et mis sur une charrette, quarante sacs de blé, quarante balles de cent kilogs.

Malgré cela, il ne s’est pas passé de jour où je n’aie entendu de lourdes allusions à mes mains blanches, à ma vie qu’il fallait bien gagner. Oh ! je l’ai gagnée ! L’orgueil qui est en moi m’a rendu capable de fournir le travail de deux manœuvres ordinaires.

Ma pauvre maman qui se priverait de manger pour que je sois à l’aise s’est brouillée trois ou quatre fois avec son gendre à cause de moi.

Heureusement, me voilà sorti de cette géhenne. Maintenant, je suis un bourgeois en effet. On m’appelle « Monsieur » ici ; et les marchands me font crédit car ils savent que je recevrai à la fin du mois quatre-vingt-sept francs et des centimes

Pour le moment, je possède une pièce de cinq francs et une poignée de mitraille de cuivre.

Ah ! j’ai aussi deux pièces de vingt sous qui n’ont plus cours. J’en ferai bien circuler une par distraction ; mais l’autre, ce n’est pas sûr, elle se présente trop mal. Quel Tamerlan de cauchemar osa répandre cette sinistre effigie, cette tête de bandit qu’allonge une barbe de griffon malpropre ? Cette médaille offusque l’œil honnête.

Et je n’ai pas la ressource de la glisser à travers d’autres.

5 mai. — Je commence à prendre contact avec les choses et les gens. Je m’acclimate facilement. Il y a trois classes à Lurgé. J’ai les tout petits, ceux que je préfère. De cinq à six ans, les enfants sont amusants comme de jeunes chats. Quand ils ont deux ou trois ans d’école, ce sont des hommes sociables : il faudrait les battre tous les matins et recommencer tous les soirs.

Mon directeur se nomme Michaud. La première personne que je rencontrai, l’autre matin, en débarquant, fut un monsieur, incontestablement instituteur, qui me dit :

— Monsieur, je suis monsieur Michaud…

Je faillis répondre :

— C’est déjà quelque chose.

Mais je n’étais guère faraud avec ma vieille valise défoncée et je me confondis en salutations.

M. Michaud me montra à Mme Michaud, puis il me présenta à ma maison, puis il m’emmena déjeuner.

Je n’ai pas été plus loquace qu’il n’eût fallu à ce déjeuner.

Mme Michaud ronronnait des paroles d’ennui. Je croyais entendre un petit orgue de Barbarie moudre un air mineur dans une caisse pleine de ouate.

On ne peut pas dire qu’on soit mal à Lurgé… cependant tout n’y est pas rose… Il y a la concurrence des anciennes religieuses du Sacré-Cœur. Il y a comme partout, de petites haines, de mesquines jalousies… En ce moment, il n’y a rien d’ailleurs, il n’y a rien de nouveau.

Y a-t-il jamais eu du nouveau à Lurgé ?

Y a-t-il jamais eu du nouveau dans le monde ? Je voudrais bien avoir été témoin d’un accident ou d’un crime.

Mais Mme Michaud parle d’Évrard, l’autre adjoint.

— C’est mon ami, madame.

— Ah !

Ça coupe le fil.

— Celui que vous remplacez, M. Mitron, était fort aimable. Nous l’avions souvent à la maison… quasi tous les soirs.

Je dresse l’oreille. Tous les soirs ! Avec moi, ça ne prendra pas.

Quoique jeune, je suis un vieux routier : j’ai déjà eu trois directeurs. Aussi pourquoi ai-je accepté ce déjeuner ? Je connais pourtant bien l’engrenage : l’accueil du premier jour, les petites prévenances qui lient, puis les menues exigences, les grandes exigences, les canailleries sournoises… Je me revois secoué sur la chaîne sans fin des capitulations journalières et sans force pour lâcher le « zut » libérateur.

Et ça va recommencer ! Ah ! mais non ! je file !

Mme Michaud parle, parle… Elle prononce « meillieur, » « trois heures-zet-demie… » Un flot d’huile coule.

Mais je n’y suis plus. Ce petit vent d’amitié quasi maternelle a soufflé à rebrousse-poil.

Je ne songe qu’à fuir. Tel un chat mal gracieux qui se sauve quand la caresse s’allège, je vais bondir au premier prétexte. J’ai déjà pris mon élan plusieurs fois. Vais-je me risquer ? c’est assez périlleux.

Il est très facile d’arriver ; tout le monde arrive. Mais combien peu de gens savent partir, et, surtout, combien peu savent s’évader.

Un… deux… trois… Ça y est. Ce n’était pas compliqué. J’ai dit :

— Madame, les soucis de mon installation matérielle…

Ils m’ont lâché tout de suite. Peut-être en avaient-ils assez, eux aussi…

En sortant, je me suis heurté à Évrard. Il a eu de la peine à me tendre la main parce qu’il portait un kilog de sucre et une bouteille d’huile bouchée avec du papier.

Il n’a plus son allure leste d’autrefois. À vingt-sept ans, il se voûte. La lumière de ses yeux ne danse plus ; sa fine moustache retombe. Comment la jolie blague légère que nous aimions sortirait-elle de ces lèvres frémissantes et tordues ?

Pauvre Évrard ! À vingt ans il a rencontré une jeune fille aux yeux singuliers, des yeux d’un bleu très foncé, fort beaux en vérité. Bêtement, il s’est marié. Depuis il est malheureux.

Nous avons marché quelques minutes côte à côte. Tout à coup il a interrompu une phrase insignifiante pour dire, en regardant mes souliers fatigués et mon pantalon taillé par une couturière de village :

— Mon petit, tu as l’air purée.

— Oh ! ça m’est égal !

Ça m’est égal en effet, ou à peu près ; je ne suis pas trop sensible. Mais lui ne souffre-t-il pas cruellement de sa pauvreté ? J’ai eu la stupidité de chercher des phrases de consolation. Heureusement je n’en ai pas trouvé. Je n’en pouvais pas trouver d’ailleurs : on ne console pas dans la rue un poète décavé qui porte une bouteille d’huile bouchée avec du papier.

À cinquante pas de chez lui, il m’a dit sans ardeur :

— Viens-tu voir ma boîte ?

— Mon vieux, excuse-moi : les soucis de mon installation matérielle…

— Ah oui ! tu as raison ; j’irai t’aider plutôt. Il n’est point venu ; je me suis installé seul. Oh ! sans grand embarras ! Cependant il m’a fallu réfléchir, j’ai commis des erreurs ; j’ai dû, cette semaine, changer plusieurs objets de place. Maintenant, c’est définitif : ma chaise seule vagabondera.

J’ai fait, ce soir, le tour du propriétaire.

J’habite, au fond du jardin directorial, une petite maison isolée. De loin, on dirait une cabane pour abriter la bêche et l’arrosoir. J’ai cependant deux pièces — extrêmement petites, cela va de soi. L’une donne sur un pré, car nous sommes ici dans les extrêmes faubourgs. L’autre, qui est ma chambre à coucher, regarde sur le jardin. Comme je ne peux pas me ruiner en rideaux, il est heureux qu’elle n’ait qu’un œil. Pour l’instant, je l’obscurcis, cet œil, avec une feuille de papier Ingres. Nous verrons à la fin du mois…

À la fin du mois, lorsque j’aurai envoyé dix francs à ma mère, il me restera quinze belles pièces de cent sous. Avec cet argent je pourrais prendre mes repas dans une gargote ou chez une veuve hors d’usage et il me resterait encore au moins quinze francs, je parie… Cependant, je ne m’arrête pas à cette idée. Maman mange sur le pouce, elle, là-bas, dans sa petite maison. Vais-je aller m’installer, moi, à une table d’hôtel avec des commis voyageurs et des marchands de bœufs ? Vais-je me faire servir par une pauvre bonne femme toute pareille à maman ? Je mangerais mal, j’aurais des remords.

Et puis je veux être seul ; j’ai un besoin farouche de liberté. Donc, un réchaud, quelque vaisselle, des œufs, du fromage, du pain… J’ai trouvé ici un buffet en bois blanc : louons les dieux.

Je ferai, j’espère, de sérieuses économies. Je pourrai acheter quelques estampes, quelques livres, un flacon d’essence parfumée et du tabac fin, du tabac blond comme des cheveux d’enfant.

Peut-être même pourrai-je faire l’emplette d’un lit, l’année prochaine. Pour le moment, je couche dans le lit de l’institutrice adjointe. Malheureusement l’institutrice adjointe ne l’habite plus, ce lit ; elle est partie à cause des bonnes sœurs. Je ne noterais pas cette particularité de mon installation si l’on faisait des institutrices de six pieds. Mais cette espèce est médiocre et n’exige que de petits lits.

Si encore ces lits étaient larges et confortables.

Celui dont j’ai hérité n’est rien qu’un étroit rectangle de fer avec une mince paillasse et une lichette de matelas. Je ne m’inscris dans le rectangle qu’à la condition de couvrir une stricte diagonale. Hier soir, cette diagonale a fléchi. Je ne sais pas encore si je dois m’en réjouir ou m’en attrister. L’accident s’est produit au moment du bond.

Ici, il faut que j’ouvre une parenthèse ou que je mette une petite note en marge. Je serais en effet bien capable d’oublier la théorie de la mise au lit par renversement.

Cet exercice qui m’a été longtemps familier est le dernier mouvement de la journée. Il consiste essentiellement en une culbute « avant » ou « arrière », exécutée en prenant le rebord antérieur du lit comme axe de rotation. La culbute « avant », plus dure, mais plus élégante, doit être exécutée avec lenteur ; elle demande un temps d’arrêt lorsque les pieds sont en l’air et le corps bien vertical.

Cette gymnastique de chambre se recommande aux cénobites, aux anachorètes, aux juges, aux sénateurs, aux membres de l’Institut, et, plus généralement, à toutes les personnes que le destin ; fait suer sous une carapace de gravité.

Quant à moi, mon lit actuel étant trop exigu, je remplace le renversement par un saut à pieds joints : c’est « le bond ».

Hier soir donc, je venais de bondir — assez galamment même — et j’avais la position du sauteur qui se reçoit, quand mon équilibre fut soudain détruit ; en même temps j’entendis un bruit sourd : mon lit avait quelque chose de crevé dans ses parties basses. Sans plus y penser je me couchai suivant la diagonale. Mais je n’eus pas de cauchemars comme à l’habitude. Je ne rêvai point que j’étais enfermé dans un cercueil trop court ; je ne pédalai point pour faire tourner un volant bloqué. La diagonale avait du jeu.

En somme, tout est pour le mieux à condition que l’éventrement ne s’accentue pas. Je vérifierai l’état des choses un de ces jours. Ce soir je ne peux pas m’attarder aux détails. Je ne vois que l’ensemble : l’ensemble est satisfaisant.

J’ai un lit ; j’ai une table sur laquelle je place un énorme bouquin de philosophie que j’ai acheté quinze sous à une vente. Je l’ai acheté neuf, mais je l’ai fatigué par des artifices rapides.

Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir.

J’ai une table, un buffet, une chaise et un lit : c’est plus qu’il n’en fallait au vieux pompon romantique.

Il est vrai que je n’ai pas « l’œil noir ». Mais je n’en ai pas besoin : où le mettrais-je ? Je ne vois pas bien une femme chez moi. S’il me faut des amoureuses, je saurai en trouver d’impondérables qui ne me gêneront pas. L’histoire et la légende en fourmillent ; la littérature aussi. J’en connais de fameuses, d’Hélène à Béatrix, de Cléopâtre à Manon, J’appellerai Manon ; elle viendra bien ici : c’était une fille sans façons.

À moins que je n’aille trouver Lisette aux champs. Car, enfin, j’ai vingt-trois ans.

Mesdames, j’ai vingt-trois ans et je suis le jeune homme pauvre.

Il faut dire que mon âme n’est pas une pelouse fleurie comme celle de Champcey d’Hauterive. C’est plutôt un jardin anglais négligé avec des ronces hargneuses et d’insolents gratte-cul.

Mes allures non plus, ne sont pas particulièrement distinguées. Je ne sais pas monter à cheval et je n’ai jamais tenu une épée. En revanche, je saute six mètres, je nage comme un requin, je lutte et je marche sur les mains.

M. d’Hauterive ne savait peut-être pas marcher sur les mains.

10 mai. — Nous surveillions des élèves punis, Évrard et moi.

L’un d’eux broncha, se mit à pouffer. Je l’interpellai :

— Dédé, viens ici !

L’enfant, un blondin de six ans, s’approcha et leva vers nous des yeux tranquilles.

— Monsieur, ce n’est pas moi.

— Comment ! je t’ai vu ! Pourquoi dis-tu cela ?

Évrard, intéressé, se pencha et saisit entre ses deux mains la tête de l’enfant.

— Regarde ces yeux ! admire cette limpidité bleue, ces petites taches d’or qui dansent ; on dirait une mer adorablement pure brisant sur des galets précieux. Est-il rien au monde de plus beau que des yeux d’enfant !

Le petit, d’abord étonné, s’inquiéta. Il secoua la tête et une ombre courut sur ses prunelles superbes.

— As-tu vu ? dit Évrard. As-tu vu la peur comme elle s’est levée ? D’où vient-elle ? Nous n’avions devant nous qu’un matin vierge et voici qu’une bête de la nuit passe. Elle était tapie dans quelque recoin obscur. Et elle n’est pas seule ! Il en est d’autres, il en est des myriades. Elles y sont toutes, les bêtes monstrueuses. Ces yeux d’enfants, comme ils vivent ! Quel prodigieux grouillement de fantômes ! La vie totale est véritablement là. Toutes les souffrances des vieux âges y ont laissé leur trace et toutes les joies. J’y vois des flambées de courage, de belles lueurs de bonté persévérante… et j’y vois des haines, des meurtres, des massacres, des viols, d’horribles ruées carnassières. Ils savent tout, ces yeux candides, ils savent tout, sauf mourir. Va-t’en, petite canaille !

Or, ce matin, Dédé arrivait à l’école en même temps que nous. Comme sa mère prétend le corriger sévèrement et s’intéresser à ses progrès, j’ai dit :

— Dédé, qu’a fait ta mère hier soir, quand elle a su que tu avais été puni ?

Il a répondu :

— Elle a dit que vous étiez un grand sot !

En deux bonds, Évrard est allé lui chercher une image d’Épinal.

25 mai. — Je dîne chez les Poinçon, instituteurs aux Pernières, un hameau de Lurgé. Nous dînons, plutôt. Nous sommes sept à table, tous du métier : Poinçon, Mme Thérèse, sa femme ; Mme Valine, veuve ; Mlles Armance et Rose Tinard, le jeune Mitron et moi, donc.

Je me sens un peu gêné. À Lurgé, je mange toujours seul. Je n’emploie pas d’assiettes : j’essuie le plat avec la dernière bouchée. Je ne fréquente pas les gens « bien ». Il y a une bonne ici ; je vais peut-être me tenir mal à table.

Mme Thérèse m’assied entre Mlle Rose et elle-même. Doucement ! je prétends ne pas me marier. En face, Mme Valine rit à si belles dents que j’ai envie de crier :

— Je les vois, madame, je les vois !

Pourtant elle est encore blanche et noire.

Femme, qui pleures-tu ? — L’Absent.

Je respecte ces sentiments-là. Je respecte plus de choses qu’on ne croit.

Mlle Rose est toute en cheveux. Mme Thérèse m’a confié que beaucoup sont faux. Il doit y avoir par-dessous des petites pelotes de débris, des agglomérats de cheveux courts. À qui étaient-ils ces cheveux courts ? À des vieux, à des pouilleux… peut-être à moi… Drôle d’idée !

Soupe. Pourquoi a-t-on une main gauche ? Je n’ai pas les ongles sales : je les ai encore vérifiés tout à l’heure, au jardin, furtivement. Mais ma manche est courte et j’ai l’avant-bras long et maigre. Je possède chez moi du linge en celluloïd, toute la parure. Je n’ai pris que le faux col. Je le regrette bien à présent.

Mme Thérèse parle. Elle maudit la municipalité qui se montre d’une avarice extraordinaire. Poinçon approuve. Il répète : « C’est insensé ! c’est insensé ! » avec un air de méprisante compétence.

— Les bâtiments sont mal entretenus, branlants, humides, percés. La maison est trop près du chemin, un chemin tortueux, d’ailleurs, et couvert de boue six mois par an.

Je pense :

— Ta maison est un pou collé à un cheveu de bohémien.

Joli, mais pas apéritif. Je placerai cela ailleurs. Suis-je en verve ? Je sens des mots en moi. Ils grouillent, mais ne papillonnent pas. Ils ont froid.

Que n’ai-je mes manchettes !

Mme Thérèse parle tout le temps. Allusions : fausses hanches, faux mollets, faux cheveux… Bien ! Mais elle m’agace à toujours me repasser les plats. Je ne suis pas gourmand, hélas ! Elle me force au poulet :

— Le poulet convient aux estomacs délicats.

Ai-je donc l’estomac délicat ? Qu’on me laisse tranquille !

Elle s’ennuie aux Pernières. Elle n’a pas de « relations ».

— Eh bien ! et nous ?

— Vous ne m’entendez pas, monsieur ; je parle de voisins avec qui l’on puisse causer.

— Vous ne pouvez pas causer avec vos voisins, madame ?

— Si, mais nous parlerons, vaches, ânes, poulets, cochons.

Je songe que des auteurs considérables ont parlé vaches, cochons, couvées. Les goûts de cette petite dame sont plus relevés. Elle doit avoir des idées neuves et profondes. Je n’insiste pas pour qu’elle les sorte.

— Voyez-vous, monsieur, nous autres, femmes, nous avons besoin d’amies, de confidentes même. Il est des choses que les hommes ne comprennent pas.

— Très juste cela, par exemple ! Vous ménagez la pudeur des hommes. Quand ils ne sont plus là, vous dites tout.

— Insolent !

— Ne jetez pas de cris ! Je suis sûr de ce que j’avance : j’écoutais aux portes quand j’étais petit.

Je me lance. Mitron est emballé depuis longtemps. Il parle de Nietzsche avec autorité. Mlle Armance qui est savante ne goûte pas le philosophe allemand ; elle dit que nous sommes Grecs. Comme elle a le cou d’une blancheur intéressante, je soutiens, moi aussi, que nous pourrions ma foi bien être Grecs ! Mitron réfute. Il faut vivre dangereusement. Il parle bien car il a un peu bu et nous dédaigne. Il est élégamment vêtu et il sent sur lui l’œil bienveillant des femmes. Pas d’erreur possible : le surhomme, c’est lui !

Oh ! j’aurai mon tour après le dessert. J’ai plusieurs cordes à mon arc. Je sais des vers ; j’en sais de cocasses et je les amène par d’amusants détours. J’ai lu les humoristes et j’ai de bonnes petites comparaisons en réserve ; j’en trouve moi-même au besoin ; l’invention ne me manque pas toujours. Je sais des noms d’écrivains scandinaves et j’ai appris par cœur des mots épouvantables dans un livre de chimie. Enfin il y a « La Fraternelle », notre nouvelle société ; s’ils n’en sont pas, je les foudroie ; du haut de ma sagesse totale, je précipite sur eux une avalanche de formules contondantes. Puisse Mitron n’être pas de « La Fraternelle » !

En attendant, lui sait manger. Moi non, décidément. Cachons cela par autre chose. Quand j’ai peur de mourir, je tutoie le Bon Dieu. Exagérons. Tout, plutôt que n’avoir pas d’attitude.

Nous mangeons. Nous aurons sans doute une bouteille de rouge avec des palmers. J’ai eu pour voisin un bonhomme qui plaçait quelques barriques de bordeaux. J’ai souvent causé avec lui ; je saurai louer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous sortons. Il est tard ; la lune est levée ; la nuit est toute tranquille et blanche. Nous nous asseyons sous des tilleuls.

Nous avons mangé modérément des mets simples et bu du vin de Touraine. Il est doux de vivre. Comme les choses sont belles ! La lumière goutte entre les feuilles rondes. De minces rayons dorment sur un banc inoccupé. D’autres viennent sur nous. J’ai, paraît-il, une petite lune sur mon chapeau ; j’ôte le chapeau ; le rayon s’aiguise sournoisement sur une branche et, peu à peu, m’entre dans le crâne. Voici que s’agite en moi tout un bric-à-brac de sensations dépareillées. Je déraisonne.

— Nous sommes Grecs, mesdames ! nous le sommes évidemment. Nous serons toujours jeunes ; nous ne mourrons point. Qui vous dit que nous ne sommes pas des dieux ? Nous sommes nus, d’ailleurs… Voyez-vous pas que nos genoux sont nus ?

Mme Thérèse, sur le seuil, un plat à la main :

— Eh bien ! qu’est-ce que vous leur chantez, vous ?

— Les Muses, ô Theresæ Mnémosyme, émanent de ton front. Nous sommes des héros. Entends, ma sœur, frémir sur nous des ailes blanches et danser les sylvains sous les oliviers bleus. Éole émeut les feuilles divines et s’ajuste à mes lèvres le chalumeau sonore aux sept trous inégaux.

Mais que vois-je ? Qui donc passe entre les tamaris ? Ne vous agitez pas, mes sœurs craintives : je saurais rafraîchir l’ardeur d’un chèvre-pied. Ne vous agitez pas : ce sont des hommes. Ils chantent ; leur voix est plus acre que le jus des baies sauvages. Ce ne sont pas des sages ; le sage boit beaucoup sans connaître l’ivresse. Ce sont des Scythes, des esclaves tondeurs de bêtes. Je remarque qu’ils marchent dangereusement. Ce sont des Nietz… dis-le, toi, Mitronéas, le nom du chercheur barbare. Mitron se lève et regarde, puis, dédaigneux :

— Peuh ! deux gosses ! Ils ne sont même pas ivres ; ils font semblant. Un pastiche…

— Postiche ! pistache postiche ! rectifie Mme Thérèse.


8 juin, — Ce matin, avant l’aube, j’entendis à ma porte un toc-toc timide, le toc-toc d’un quémandeur de services.

Un dimanche, trois heures après minuit, je ne me lèverais pas pour voir tomber une comète.

Je fis donc l’absent, persuadé que l’importun allait se décourager. Il me fallut perdre cet espoir. Le toc-toc s’affirma tenace et, à en juger par le rythme, guilleret.

— Qui est là ? criai-je à la fin.

Toc toc toc toc toc…

Toute une portée de doubles croches en C barré…

— Que voulez-vous ?

— Broûm ! Broûm !

Cette fois, c’était le coup de bélier d’un assaillant. En deux bonds je fus à la porte. Je me trouvai en face d’Évrard ; il était coiffé d’un chapeau de sorcier et il riait d’un rire que je jugeai diabolique.

— Ah çà ! dis-je, tu es fou ?

— Fou ? ce n’est pas une certitude. Voici : je t’emmène à la pêche.

Je remarquai alors qu’il portait un petit panier et je m’expliquai le chapeau.

— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu hier soir ?

— Hier soir était hier soir ; ce matin est ce matin…

— Tu as au moins le mérite d’être clair.

— Voici, je t’emmène à la pêche. Prends ton tabac.

Il n’y avait rien à dire. Au surplus le plus fort était fait puisque j’étais levé. Je me laissai emmener vers la rivière.

Évrard connaît un moulin qui tourne à deux kilomètres d’ici. Le meunier nous prêta deux lignes et nous indiqua un petit filet d’eau où nous découvrîmes les portefaix qui devaient nous servir d’appât. Mon camarade me montra comment on fixait ces bestioles, puis il se mit à pêcher.

Moi, sur le bord de l’eau, que j’aie une ligne, un manche à balai ou le sabre du géant Sinnagog… Après deux ou trois tentatives infructueuses, je me mis à sacrer avec quelque impétuosité.

— Il serait convenable de faire moins de bruit, dit Évrard.

— Bon, maintenant ! dire que je n’ai pas le moindre journal, la moindre brochure, le moindre prospectus !

— Fume !

— Je suis à jeun.

— Alors, mangeons !

Comme nous n’avions rien apporté, je dus encore aller au moulin. J’y fis l’emplette d’un solide croûton et d’un fromage assez violent. Je ne recule point devant les saveurs les plus rudement agrestes ; Évrard non plus ; le fromage entier y passa. Ce déjeuner arrosé d’eau claire me remit de belle humeur.

D’ailleurs le moment était aimable. Le soleil, bas encore, éclatait entre les branches. Nous étions assis sur l’herbe. Devant nous, l’eau transparente s’en allait doucement. À vingt pas en aval une petite cascade murmurait une chanson claire… Je m’arrête. J’ai lu cent descriptions mieux faites que celle que je voulais tenter et toutes étaient inexactes, insuffisantes. On ne peut pas traduire la beauté simple d’un matin ingénu, la joie mesurée des réveils innocents, la légèreté de l’air, la jeunesse des feuilles et surtout la fluidité de l’eau. Comment dire, avec des mots pâteux, cette fuite de l’eau limpide ?

Lorsque nos pipes furent allumées, Évrard dit :

— Maintenant, dors ; ne blasphème plus.

— Je ne dormirai pas, répondis-je. On ne peut pas s’ennuyer ici ; tout à l’heure j’étais une brute.

— Tu te vantes. L’eau qui coule est un spectacle attrayant pour les brutes. Les hommes primitifs ont tous aimé l’eau. Je me refuse à croire que le besoin seul les ait guidés lorsqu’ils se sont installés sur le bord des rivières. Une rivière est assez belle pour qu’on l’aime pour elle-même.

Un des premiers étonnements de l’enfant est l’eau ; un de ses premiers gestes est de saisir l’eau à poignée ; jusqu’à dix ans notre plus grand plaisir a été de barboter.

Il serait facile de compter les gens qui ont horreur de l’eau. Le plus crasseux usurier, le plus dur exploiteur, le plus infâme trafiquant de chair misérable rêve de finir ses jours, dans un chalet au bord d’une rivière…

Je te le dis : un pré vert où coule un joli ruisseau par un matin de soleil, voilà une des indiscutables beautés du monde. C’est moins grand que le ciel, mais c’est plus proche et mille fois plus simple…

— Poète I interrompis-je, ton bouchon f… le camp I

Il reprit sa ligne. Je m’en fus chercher des appâts et j’essayai, deux heures durant, de pêcher aussi.

Puis je piquai une tête dans l’eau claire et je flânai au soleil.

La matinée fut charmante. Évrard avait dix-huit ans. Il rappelait d’une voix attendrie nos souvenirs de boîte.

— Qu’on était bête, mon Dieu, dans ce temps-là !

— On était gai !

— On n’avait pas besoin d’argent !

— Pas de femme !

— Pas de maîtresse !

— Mais, comme on aimait l’Amour !

— Tu parles ! fis-je ; moi, d’ailleurs, je l’aime encore.

Après deux ou trois ronronnements d’essai, il amena un alexandrin :

Amour, Amour défunt qui croisez vos mains blanches.


— Avec « planches » ça va très bien, gouaillai-je.

Puis je m’éloignai, car je devais rapporter les lignes au moulin. Quand je revins, Évrard, couché sur le ventre, faisait des vers comme un sous-préfet. Il me tendit son papier, me l’enleva d’ailleurs vivement, biffa un mot, corrigea et lut, de sa voix d’apparat, chaude et nuancée :

Amour, Amour ancien qui dormez les mains jointes,
Pâle et glacé parmi les choses de jadis,
Parmi les songes d’or et les haines éteintes,
Amour, Amour ancien aux minces doigts raidis !

O mon Amour défunt, je viens à vous dans l’ombre.
Sur le parvis secret je fléchis les genoux
Et voici mon cœur net comme un grand miroir sombre,
Et voici que la paix souveraine est sur nous.

O mon Amour joyeux, tendez vos mains ouvertes
Et, doucement, chantez ; chantez comme autrefois
Au temps où le vent clair frisait les forêts vertes,
Chantez avec l’espoir immense en votre voix !

O mon Amour joyeux, venez avec des ailes
Sur le jeune chemin, dans le jour indolent ;
Étincelant berger de mes ardeurs fidèles,
Étendez du soleil sur votre troupeau blanc.

Amour, Amour ancien qui croisez vos mains fines,
Amour de mon printemps candide et radieux.
Veuillez illuminer d’allégresse divine
L’étrange obscurité de mon âme et des cieux.

Je fus un peu interloqué. Après une chanson on frappe dans ses mains et on crie : bravo ! Après un sermon on remue les pieds et on se mouche. Après un toast, après un discours, je ne suis pas trop embarrassé pour prendre une attitude convenable. Mais que faut-il faire, à onze heures du matin, au bord d’un ruisseau, quand vous êtes seul avec un ami et que cet ami vous lit des vers de sa fabrication ?

J’avais dans l’oreille son obscurité étrange des cieux et dans l’œil un éclat de soleil ; il m’avait fourré pour la seconde fois son papier entre les mains et mes doigts étaient mouillés. Toutes ces sensations hétéroclites augmentaient le désordre de mes idées.

Je réussis cependant à penser à peu près ceci :

— Si je le complimente, il va — je le connais — me démontrer que je n’y entends rien et peut-être me renvoyer baigner. D’ailleurs, a-t-il lu pour moi ou pour lui ? Pour lui surtout : cela l’amuse et cela le soulage. Il faut pourtant dire quelque chose.

J’eus donc l’air d’écouter en moi la résonnance des rimes, puis je déclarai :

— Tu es un type !

Cette phrase est commode : elle est flatteuse et peu compromettante. Elle me sert souvent.

Cependant, il était temps de rentrer à Lurgé. Je pris le panier et j’entraînai Évrard. Il n’avait pas l’air pressé. À mesure que nous approchions du bourg son front devenait soucieux.

— Maximin, fit-il tout à coup, tu déjeunes à la maison. Oh ! pas de gestes ! pas de mais ! tu n’as aucune raison pour refuser.

— Toi, pensai-je, tu t’es évadé ce matin et tu veux maintenant que je te serve de parafoudre… Je te dois bien ça, achevai-je tout haut, je veux seulement m’armer de pralines.

Il m’attendit à la porte de l’épicerie ; puis nous pénétrâmes chez lui. J’allais le premier, portant par prudence mes mains devant moi, mes mains pleines.

— Bonne santé à toute la famille !

Toute la famille est en effet là.

Les traits de belle-maman sont fixes et durs comme du cœur de chêne. Son visage ne s’affirme vivant que par le frémissement continuel de deux petites noix qu’elle a vers le haut des mâchoires, à côté de l’oreille.

Comme elle doit mordre !

Quant à Madame, elle a dû être jolie ; elle a encore de fameux restes. Ses yeux sont froids comme des pierres, mais de très belles pierres bleues. Malheureusement, elle a de la dent comme sa mère.

— Monsieur Édouard, j’ai bien l’honneur…

M. Édouard a cinq ans ; il est solide et d’une belle carnation. Il serait aimable à regarder n’était sa mâchoire à lui aussi.

Il daigne faire accueil à mes pralines. Ces dames, de leur côté, apprécient fort les poissons.

Évrard fait le gentil.

— Voyez, mesdames ! c’est la jolie friture ! c’est le fin poisson d’eau vive !

— Vous êtes un adroit pêcheur, monsieur Tournemine.

— Madame, je n’ai rien pris du tout. C’est votre gendre qu’il faut complimenter.

Aïe !

À table, la conversation prit vite une fâcheuse tournure. J’avais prié que l’on ne se donnât point de soins extraordinaires pour moi. Hors les poissons, il n’y avait rien.

— Chez nous, comme tu vois, ce n’est pas même la misère cachée, dit mon camarade.

Les yeux bleus brillèrent comme une lame d’acier et je vis très bien grossir les petites noix de la grand’mère.

J’eus une sensation singulière d’étouffement. Il me sembla que toutes les choses se contractaient et durcissaient.

— Vous donnez des leçons particulières, paraît-il, monsieur Tournemine ? dit la jeune femme.

— Oh ! madame, voilà de grands mots ! je montre simplement l’alphabet à Dédé Bérion aux heures matinales du jeudi.

— Les Bérion sont des gens très bien. Mame Bérion voit mame Godard, mame Blancé, la dame du notaire… Vous serez bien payé.

— C’est une chance, appuya durement la grand’mère. Vous avez déjà la réputation d’être un bon instituteur.

Évrard cilla. Ce ne fut point par modestie que je changeai la conversation. Je mis le cap sur l’Administration espérant orienter vers le même point les haines diverses. Mais tous les chemins mènent au diable. Mme Évrard ne tarda pas à déclarer :

— Que ce soit Pierre ou Paul qui nomme, déplace et révoque, Maurice n’obtiendra jamais rien de convenable.

— Ah bah ! Pourquoi ?

— Tu ne comprends donc rien ! ricana Évrard. Ces dames mettent pourtant de la bonne volonté à t’instruire. Je suis un crétin, retiens bien cela, un crétin ! je ne trouve aucun travail extra-scolaire. Mon directeur me déteste et mes chefs me notent très mal… Je suis un crétin et je suis seul au monde de mon espèce. Tous les autres savent se débrouiller.

— Mon chéri…

— Son chéri, mon vieux, a paraît-il, le crâne bourré d’idées subversives. Et, comme, malgré cela, je ne suis pas bruyant, pas dangereux pour deux sous, avec moi on peut y aller carrément. Tout le monde me moleste ; directeurs et inspecteurs me tombent dessus… Et puis je ne plie pas, je ne flatte personne, je n’ai pas les sales petites habiletés nécessaires. Dans ma classe, par exemple, j’ai la sottise de mettre les enfants à leur place. J’ai deux gamins sucrés au dernier rang et mon premier est un pouilleux. Les pouilleux sont mes élus.

Il se mit à rire nerveusement, par saccades.

— Autre chose : nous pourrions bien manger en paix, voulez-vous ?

Hélas ! il dut encore en subir des comparaisons !

Un tel, plus jeune, est en commune avec un bon secrétariat de mairie ; un autre fait des écritures pour un notaire et tient la comptabilité d’un marchand de fer. Celui-ci élève des abeilles, celui-là cultive une vigne. Le petit Tricoche, nouvellement marié, a fabriqué tous ses meubles, des meubles splendides à panneaux sculptés. Moi-même, avec ma leçon de lecture, j’apparais comme un garçon pratique, d’une grande et profitable activité ; de hautes destinées m’attendent…

Mon camarade, horripilé, écrasait de basses paroles entre ses mâchoires serrées. Je voulus prendre congé, mais il me retint et m’entraîna au jardin.

Ce jardin est soigneusement cultivé. Je complimentai mon camarade. Je célébrai ses haricots et ses pommes de terre ; pour louer sciemment ses fraises, j’en cueillis une ; alors, M. Édouard qui nous avait suivis jeta des cris énormes et furieux : je dus lui donner le fruit, mais je le fis attendre pour le plaisir de le voir s’emballer.

— Dis donc, c’est un rude lapin, ton fils ! il est campé le gaillard… il est solide et joli avec ça… il a les yeux de…

— Son père. C’est tout mon portrait ; c’est frappant !

L’enfant n’a rien de lui. Blaguait-il ? Avec lui on n’est jamais sûr.

Nous nous assîmes à l’ombre sur une large pierre qui sert de banc. C’était l’heure de la sieste ; il faisait chaud ; nous nous calmions, nous nous taisions.

Évrard, cependant, formula à mi-voix la conclusion de ses discours intérieurs.

— Voilà, mon vieux, les choses.

— Ces dames, insinuai-je, ne se rendent pas un compte très exact des difficultés de notre métier.

Il resta un instant songeur, puis il tourna vers moi les yeux merveilleusement sataniques d’un porteur de maléfices.

— Ah ! Ah ! Ah ! tu me plains ! Oh ! j’en suis sûr, tu me plains ! Tu te dis : faut-il être bête ! cela ne m’arrivera pas… Eh bien ! tu n’es pas plus malin que les autres. Je t’attends, mon gaillard, vers la trentaine. À trente ans, tu seras secrétaire de mairie, tu liras ton quotidien et tu iras à la chasse… très bien ! mais tu seras marié aussi. Tu seras marié à une institutrice ou à une fille sans le sou… et alors tu emploieras ta bravoure à guerroyer contre une pauvre femme énervée par la besogne ou la misère. Chez moi, c’est la misère, mais quoi ! souffrir tient en haleine. Tu deviendras peut-être plus bête que je ne le suis… Ah oui ! tu as tort de me plaindre. Après tout, ma femme n’est pas beaucoup, beaucoup plus méchante que les autres ; et elle est assez jolie…

— Mâtin, fis-je, je le crois bien !

Il cessa de ricaner et continua d’une voix lente :

— Les rêves, après tout, c’est la fleur de la vie. Tant qu’on peut rêver on a la belle part. N’as-tu jamais rêvé que tu tombais au Monomotapa ? que tu te réveillais au milieu d’une peuplade inconnue, que tu étais débarrassé de tes vieilles pensées, de tes vieilles amitiés, de tes préjugés, de tes timidités, de tes scrupules, de tes habitudes étrangleuses et que tu recommençais à vivre avec toutes tes forces neuves ?


— Maurice ! cria la voix sèche de la patronne, Maurice ! tu ne peux donc pas surveiller le petit ?… Cela m’étonnerait bien si tu t’en occupais un peu !

Il se leva violemment.

— Dire, nom de D…, que je n’aurai pas la veine d’être cocu !

10 juin. — Ne l’est-il point ?

— Cinq heures et demie. Je flâne vers la gare. Un train doit s’arrêter ; le voici ; je passe sur le quai. Pas de voyageurs ; je suis seul avec les employés. J’appréhende devant le wagon de tête les quolibets d’une douzaine d’artilleurs. Je vais en queue. Deux poupées décolletées regardent par la portière d’un compartiment de seconde. On sait pourquoi les demoiselles en voyage regardent par la portière. Je désirerais être mieux vêtu. Je relève mes moustaches. Elles doivent au moins regarder mes moustaches…

Ce sont sans doute deux demi-bourgoises très réservées dans leur petite ville ; mais ici la certitude de n’être pas connues les libère de toute hypocrisie et elles piquent sur moi des regards aigus de courtisanes.

Les jolies filles ! Elles sont assez dévêtues pour que je puisse deviner des choses émouvantes ; et je m’émeus… je m’émeus…

Le train souffle, crache, lâche de l’eau, fait toutes ses saletés et prend son temps ! on dirait que le mécanicien veut me tenter. Si j’avais de l’argent, je prendrais un billet de deuxième classe pour la ville prochaine…

Un coup de sifflet… Les voilà donc parties ! Je me rassérène… avec un peu d’amertume. Cette belle aventure entrevue et manquée me laisse une sorte de regret qui ressemble à du remords.

J’ai des rêves moi aussi, mais ils ne filent pas dans le bleu comme une nuée de vives hirondelles. Ils n’ont que des ailes d’anges et leur petit derrière est lourd. Ils ne sont pas fichus de suivre un train-brouette.

— Comme ça, monsieur regarde passer le train.

Je me retourne : c’est Mme Évrard.

— J’ai regardé en effet passer le train, comme ça… Maintenant je ne saurais regarder que vous, madame.

— Oh !

Un petit geste de la main : une mouche passe. Elle vient chercher un colis et elle éprouve quelque timidité : l’employé est farouche. Justement, le voici ; sous le demi-parapluie de ses moustaches, on aperçoit un porte-plume en travers de sa bouche.

— Risquez-vous, madame. Voyez, il a le mors aux dents et pourtant il ne s’emballe point. Ce n’est pas un mauvais cheval.

Mme Évrard prend son colis, signe et s’en va, mais l’employé :

— …ttendez !

Il se bat avec d’autres colis, jure, tape dans le tas et finit par agripper un gros paquet qu’il jette aux pieds de Mme Évrard.

— C’est pour moi ? Je n’attendais pas cela, avant huit jours.

L’employé n’a rien à dire ; simplement il montre du doigt le registre où il faut signer une seconde fois.

Elle obéit. Elle est libre avec ses deux paquets. Elle peut à peine soulever le plus gros. Naturellement je m’en charge et me voilà obligé de rentrer moi qui voulais m’offrir une promenade du côté des Pernières.

— J’abuse de votre complaisance, monsieur.

— Abusez, madame, abusez.

— Cela doit vous paraître lourd.

— Je suis fort comme le jeune homme sympathique dans un roman de femme.

— …

Il est de fait cependant que la ficelle me scie les doigts.

— Je ne comptais pas sur un paquet aussi volumineux. Tous les ans je fais venir quelques petites nouveautés des magasins parisiens. On ne trouve rien ici.

Pour qui me prend-elle avec ses petites nouveautés ? Je sais, aussi bien qu’elle, que certains grands magasins offrent des facilités de paiement aux fonctionnaires besogneux.

Elle ne ressemble pas à son mari : pour rien au monde elle n’avouerait sa gêne.

— Eh bien, monsieur, êtes-vous tout à fait accoutumé à Lurgé ?

Nous avons déjà examiné cette question avant-hier. Mais aujourd’hui elle semble y prendre un grand intérêt.

— Vous êtes jeune, monsieur ; quand on est jeune, on aime s’amuser.

Je ne peux pourtant pas faire la bamboche à Lurgé où il n’est point de moutard qui ne sache mon nom, ma naissance, et où l’on ne compte que mille âmes, si l’on peut ainsi parler.

Elle comprend cela ; aussi elle me plaint. Elle est gentille tout à fait. Elle frétille à côté de moi. Quand ses yeux viennent sur les miens, j’ai l’impression que son regard appuie.

Dans ma cervelle, une idée naît, grandit, trottine, bouscule d’autres idées, puis, délibérément, montre son nez. Horreur !

Après tout, pourquoi pas ? Elle est appétissante, cette jeune femme. Si nous marchions moins vite et si ce sale paquet ne m’arrachait pas l’épaule, je serais sans doute aussi ému que devant les jolies poupées de deuxième classe.

Allons-y ! Je pousse une pointe terriblement hardie. Le sang lui monte aux oreilles, mais elle ne bronche pas. A-t-elle bien entendu ? Je n’ose pas récidiver…

Mais la voilà qui m’invite à aller les voir souvent. Elle s’excuse encore de l’embarras qu’elle me cause. Maurice aurait bien pu aller chercher ce colis ; ce soir, il est sorti ; il brouette du linge quelque part, car c’est jour de lessive. Elle est seule à la maison. Compris !

Nous arrivons ; sur le seuil je m’arrête et je lâche la maudite ficelle.

— Je vous remercie beaucoup, monsieur. Me ferez-vous le plaisir d’entrer ?

— Ça, non ! Bonsoir, madame !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai pas eu une seconde d’hésitation.

Il faut que je me rende tout bas cette justice : je suis incapable de trahir un camarade.

Je suis menteur autant que l’honnête homme moyen. J’ai trompé bien des gens avec une assez grande aisance. J’ai trompé, je crois, toutes les amies ou maîtresses que j’ai eues ; cela ne m’a jamais laissé de remords très cuisants et, si je me mariais, je tromperais peut-être bien ma femme… Mais je n’ai jamais été déloyal envers un camarade.

Coucher avec la femme de Maurice, voilà la plus détestable des perspectives. Je recule, je me cabre comme devant un inceste.

Ce n’est pas de la vertu ; la vertu n’a rien à voir en cette affaire. C’est de l’impuissance. Je ne m’en vante pas.

Madame Évrard, vous pouvez éteindre vos précieuses mirettes bleues : je ne vous offenserai point. Quelle que soit ma soif, je ne mordrai pas à cette pomme.

Et maintenant j’ai quelques petites dispositions à prendre.

J’étais déjà décidé à ne point me marier. Je me donnais une raison, une seule : ma pauvreté. Et dame ! si j’avais gagné un gros lot…

À l’heure actuelle je pourrais me donner d’autres raisons, graves et nombreuses. Je ne le ferai pas : les raisons sont des fortins entre lesquels la folie peut creuser une tranchée tortueuse. Plus de raisons ! J’élève simplement le mur abrupt et lisse de ma volonté.

Je ne me marierai pas. Je ne me marierai jamais. J’en fais un fier serment.

30 juin. — J’avais l’espoir d’être chéri des dames, redouté des petits enfants, honoré des vieillards et des sages. Hélas ! je suis dans la déconsidération.

Un mauvais vent a soufflé. D’où est-il venu, ce vent du diable ?

Je vois très bien le camarade Mitron gonfler ses joues. Mitron était un garçon cossu et de bonnes manières ; il était très répandu dans la « société » de Lurgé. Il n’aura pas été fâché de souligner sa supériorité sur son successeur, sur son repoussoir.

Il y a aussi Mme Michaud. Je ne l’ai guère revue depuis ma visite de digestion. Cette bonne couveuse est vexée de l’indépendance d’un poussin. Prenez patience, madame : si je trouve l’occasion de vous rendre un gros service, je me laisserai gâter ensuite. D’ailleurs, je vous salue, je crois, très bien.

Il y a moi-même ; il y a mon costume. Mon costume, certes, n’est pas élégant. Mais ce n’est pas ma faute. Bonnes gens de Lurgé qui voudriez que je vous fisse honneur, offrez-moi justaucorps de muscadin et souliers fins à la poulaine. Votre mécontentement est injuste et par trop visible. Vous répondez à mon salut, du bout des lèvres, sans jamais remuer la tête ; quelquefois même vous ne répondez point. Vous venez sans façons vous plaindre — non pas à moi, mais à mon Directeur. — lorsque j’ai trop ou trop peu puni vos enfants.

Marceline, petite épicière qui vous usez en trépidations de mousmé obséquieuse, vous-même Marceline, vous vous détendez en ma présence ! vous en prenez à votre aise avec moi ; vous me faites attendre et vous ne vous en excusez plus. Si vous pensez que je n’attache aucun prix à votre amabilité, vous avez à peu près raison, mais je veux passer à mon tour, je veux mon droit, Marceline ! Et prenez garde ! Si votre dédain se fait trop cruel je suis assez sauvage pour manger des raves crues en léchant un bloc de sel gemme que je ferai venir de Pologne.

Quant à vous, brave monsieur Bérion, roi des marchands de vins en gros, redevenez ce que vous fûtes. Naguère, vous me faisiez copieusement goûter votre blanc d’Anjou, votre bleu du Médoc ; maintenant, vous m’offrez à peine une cigarette de tabac de cantine et, quand je refuse, vous dites :

— C’est moi qui vous remercie.

Naguère, votre dame — qui me jugeait à la fois sot et « comme il faut » — me présentait à des duègnes considérables. Elle montrait le professeur de son fils à mame Godard, à mame Blancé et aussi à la dame du notaire… Or, hier, il est venu pendant ma leçon une jeune fille rieuse ; il est venu une jouvencelle au rire si joli que je n’en ai jamais entendu de pareil, et je n’ai point été présenté.

Jovial monsieur Bérion, glorieuse madame Bérion, redevenez ce que vous fûtes ! ne me fermez point votre maison et payez ! payez !

Le plus fort c’est que ma réputation a fait tache d’huile. Pour mes collègues voisins, il est bien évident que « je ne sais pas vivre ». Cependant il y a une variante. Pour eux, pour Mme Valine en particulier que je vois très souvent par ici, je suis brutal, grossier, insolent… non, ce n’est pas tout à fait cela… je suis cynique ; et c’est une attitude que je prends. Mme Valine ne m’en estime pas moins ; au contraire. Je suis un original ; je suis le petit Diogène de Lurgé.

Madame Valine, vous exagérez. J’habite une caisse, il est vrai, mais je ne répands pas dans les rues des propos désordonnés et des malpropretés naturelles. Tous mes gestes sont compliqués par la civilisation. Je suis un individu médiocre, croyez-le. Dans mon cœur comme dans le vôtre un cochon ronfle, mais d’autres bêtes hurlent, sifflent, chantent, roucoulent.

Je suis peut-être cynique par instants ; je ne le suis pas toujours. Je ne l’étais pas ce matin en faisant un conte à mes élèves ; je ne l’étais pas tout à l’heure en écrivant à maman.

Le suis-je, même, en ce moment ? Comme vous, madame Valine, mieux que vous peut-être, je goûte l’apaisante douceur de ce beau soir d’été. Par ma fenêtre ouverte, la nuit vient. La nuit rampe, m’environne et m’assiège : mais ma lampe me défend et j’ai au ciel d’autres lumières amies. La tranquillité des choses entre en moi. C’est l’heure paisible où tout cède et pardonne. Toute violence meurt.

Il n’y a peut-être pas de violence ; il n’y a peut-être pas de méchants.

Il n’y a que de pauvres êtres qui se débattent. Il ne faut jamais juger ni maudire.

Frtt !… un coup de vent. Sur la route un refrain saugrenu. Tout au fond de moi, une voix qui ricane :

— Ah ! Ah ! de la douceur, de la bonté, du pardon… Attends un peu, je vais t’en f… !

1er juillet. — Il s’agit de jouer serré. Je me moque, en somme, de l’opinion de ces imbéciles, mais je ne veux pas perdre les dix francs par mois que je gagne chez les Bérion à décrasser Dédé. Il n’y a que l’orgueil de Mme Bérion qui me retienne là-bas. Mieux vaut encore un professeur déconsidéré que pas de professeur. On ne doit pas confondre Dédé avec le fils du charbonnier ou du scieur de long.

Cependant, s’il y a le moindre accroc, elle va me lâcher. Je n’ai plus de lustre personnel. Qui m’indiquera le moyen de briller, le bon petit moyen simple et peu coûteux ?

Je l’ai peut-être trouvé sans y penser ce matin. Avant d’aller donner ma leçon j’avais fait un brin de toilette. Je m’étais rasé de très près et j’avais mis un vieux pantalon de treillis qui tombe bien. Cependant je ne vis Mme Bérion qu’un instant. Je commençai comme à l’habitude ma leçon dans le petit cabinet qui donne sur le jardin. Puis, comme il faisait chaud, nous sortîmes, Dédé et moi. Le jardin, d’ailleurs, est fort beau. Il y a des fleurs, une pelouse, des arbres avec un trapèze, pour l’honneur. Naguère, Mme Bérion me faisait admirer tout cela ; aujourd’hui c’est moi qui le fais admirer à Dédé.

Nous regardons une fleur : nous la disséquons comme des savants. Puis nous regardons le trapèze. Dédé n’aime pas beaucoup le trapèze. Je l’assieds sur la barre et je le balance tout doucement. Je le lâche, mais il crie :

— Assez ! Assez !

Sale gosse ! il va ameuter tout le monde. Peut-on, à cet âge, ne pas aimer se balancer !

Une idée : si je faisais, moi, un peu de gymnastique. La voltige au trapèze m’a valu des triomphes à l’École normale et au régiment. Pris jeune, j’aurais gagné ma vie dans un cirque.

Enlevons ce veston. Si l’on me voit, tant mieux : j’ai une belle chemise.

Hop ! un rétablissement, deux, trois… je tourne autour de la barre ; je suis dans les cordes, la tête en bas. Je ne pèse pas. Un serpent à sonnettes se casserait les dents sur mes biceps.

Mais attention ! on me regarde. Dans la maison, au premier, un rideau a remué, je crois.

Cessons les exercices de force. La voltige ! l’impressionnante voltige !

J’ai raccourci les cordes ; le trapèze est suspendu très haut ; je puis y aller de tout cœur.

La voltige n’est pas de la gymnastique. Tout à l’heure mes pieds me gênaient ; maintenant ils m’aident ; j’obéis simplement à la pesanteur.

Dédé, prudent, s’est éloigné ; il est pâle, il a peur de ce grand balancier.

Suspendu par les jarrets, j’attends, les mains dans les poches, le moment favorable à l’échappement. Vlaou ! je retombe sur la pointe des pieds.

Cette fois, je suis bien sûr que le rideau a remué. Allons-y de notre grand air.

Le trapèze danse encore ; je le guette et j’attrape la barre à 2 m. 50. J’ai tout de suite mon balancement ; je vais sauter au premier coup… Non, je ne suis pas encore assez haut. Nous y voilà ; hop ! un coup de reins et je lâche tout…

Deux cris dans la maison : on m’a cru mort. Bonnes gens, ce n’est rien, vous en feriez tous autant ; c’est le saut périlleux. Au trapèze, c’est un jeu de crapaud.

Je recommence ; je tombe à l’autre extrémité de la pelouse, à cinq pas de M. Bérion.

— Je ne tenterais pas ce coup pour douze bouteilles de Saint-Emilion.

— Vous auriez raison : c’est un casse-gueule.

Je dis ça froidement. Pendant que je remets mon faux col et mon veston, j’entends un bouchon qui saute.

— Monsieur Tournemine, j’ai mis en bouteilles, il y a six mois, un petit mousseux dont vous allez me dire des nouvelles.

.................

Ce soir, leçon supplémentaire. Cette leçon a été une leçon de gymnastique. M. Bérion veut que je l’enseigne à son fils.

Lui-même s’est suspendu au trapèze. Il a des bras gros comme des troncs d’arbres et il jongle journellement avec des tonneaux. Il a péniblement amené son menton à la hauteur de la barre. Il est ébahi devant mes poignets secs.

J’ai fait une petite démonstration. Pendant que « je travaillais », des dames sont entrées dans le jardin. Debout, dans les cordes, je les ai saluées. Elles étaient trois : Mme Bérion, Mme Blancé et une jeune fille en corsage clair avec des manches courtes. Cette demoiselle doit être la demoiselle au rire si joli… Pour elle, j’ai risqué quelques mouvements très durs et assez périlleux.

J’en ai été pour mes frais. Pendant que je m’éreintais, ces dames s’en sont allées silencieusement comme elles étaient venues. Je n’ai pas vu de plus près cette fine blonde qui rit comme une source chante.

Pourquoi Mme Bérion l’a-t-elle cachée si vite ? Connaîtrait-elle mon fier, mon grand serment ? En tous les cas, elle exagère. Mes principes ne me défendent nullement d’approcher les femmes. Et même pour le vrai motif.

13 juillet. — Il m’est tombé aujourd’hui une inspection sur le crâne. Vlan !

L’inspecteur est l’homme qu’on n’attend pas. Je ne l’en blâme point. Si j’étais inspecteur, j’arriverais toujours à l’improviste. Arriver à l’improviste doit être la joie du métier ; et quelle joie ! Surprendre de pauvres diables mal payés, les surprendre en faute, s’amuser à les troubler, à les affoler ; faire le malin, le savant, l’incorruptible ; faire peur surtout, faire peur ! voilà bien, sans doute, les plus fondantes délices de notre paradis sublunaire.

Puissé-je, plus tard, être inspecteur de quelque chose !

En attendant, c’est ma classe qu’on inspecte, c’est moi qu’on affole. Le chef, aujourd’hui, a dû se faire une pinte de bon sang. Je l’ai reçu comme on reçoit, je suppose, la peste ou le choléra.

Aussi, on n’a pas idée d’inspecter des classes en plein été ! Jamais depuis Charlemagne un inspecteur de l’enseignement n’a eu le temps et le courage de faire une tournée le 13 juillet.

Ce zèle me paraît singulier.

Il était une heure et demie. Je causais avec ces messieurs du cours préparatoire ; nous parlions, je crois même, en patois ! Brusquement, ce grand bonhomme inconnu se dresse dans la porte.

— Monsieur l’instituteur, je viens visiter votre classe.

— Fort bien, monsieur ! Qui êtes-vous ? vos papiers ?

Bien entendu, ces questions n’ont pas été posées. C’est maintenant que j’ai cette présence d’esprit et ce courage. J’étais navré. Par cette chaleur nous en prenons un peu à notre aise, mes élèves et moi.

L’inspecteur examina mes registres et fronça les sourcils sur mon « Emploi du temps », mon bel emploi du temps d’apparat, encadré de rouge et de bleu, où toutes les heures de la semaine sont dépecées en carreaux de cinq minutes.

Puis il dit :

— Continuez !

Il aurait pu dire : Commencez !

J’avais une leçon de calcul à faire à mes « grands ». Heureusement le courage m’était revenu ; je m’en tirai, je crois, aussi bien qu’il aurait pu le faire. D’ailleurs mes « grands » comptèrent comme des anges.

Il les écoutait d’une oreille ; de l’autre, si je puis dire, il mesurait la science des tout petits, de ceux qui dorment, qui se flanquent des gnons, qui crachent sur leur table et qui ne se mouchent jamais.

Il m’interrompit pour me montrer un gros bourgeois qui ronflait sur un coin de pupitre.

— Vous tolérez ?

— Je tolère. Il a cinq ans et par cette chaleur…

— Ah non ! non, par exemple ! Réveillez-le, s’il vous plaît !

Le petit, secoué, s’étira et nous regarda de ses yeux ronds.

— Amenez-le ici, dans l’espace libre ; et les autres aussi. Il faut les tenir en éveil. Je voudrais voir s’ils savent parler. Faites-les parler.

Justement, eux ne voulaient plus parler. Ce monsieur sévère qui ne savait pas leurs prénoms et qui leur donnait du « vous » les intimidait. Ils n’avaient plus confiance.

En vain je mis la conversation sur les cerises, les fraises.

— Oui, m’sieur ; non, m’sieur…

Rien de plus. L’inspecteur s’impatientait. Il demanda rudement :

— Voyons, vous, le dormeur, qu’aimez-vous le plus, les cerises ou les fraises ?

L’enfant tressaillit et ouvrit la bouche, mais pour bâiller. Je voyais le gros Robert se fourrer les doigts dans l’arrière-gorge. Quand ce fermier de Robert vérifie ses dernières molaires, c’est qu’il a quelque chose à dire.

L’inspecteur insistait.

— Qu’aimez-vous le plus ? vous ! vous ! vous !…

— Moi, j’aime plus le lââârd !

Collé comme une motte de glaise !

Brave petit, je n’attendais pas moins de toi.

Monsieur l’inspecteur, vous levâtes les bras vers le plafond ; vous eûtes tort.

À cinq ans, un enfant ne sait pas choisir.

À cinquante ans, un pédagogue ne sait pas toujours interroger.

Je fis ensuite une leçon d’histoire à tous ces pauvres enfants.

Il paraît que cela n’a pas été vivant. La pédagogie ancienne — la mienne — reposait sur une psychologie erronée. L’enseignement dogmatique a vécu ; aujourd’hui on ne doit employer que la méthode active.

Il faut que les enfants trouvent eux-mêmes. Ils marchent en aventuriers vers le Chanaan de la science. Le maître les guide, mais de temps en temps il se défile derrière la nuée. Il ne frappe pas le rocher de sa verge ; il montre un point sur le sable et il dit : grattez !

Voilà ce que m’a conté tout d’un trait M. l’Inspecteur. Après quoi, il a fondu sur Évrard. Il l’a tenu jusqu’à cinq heures. Puis il a eu un grand conciliabule avec M. Michaud.

Il était venu, évidemment, avec l’intention de nous prendre en faute. On nous tient à l’œil. Évrard, secrétaire de notre « Fraternelle », adjoint indocile, brouillé avec M. Michaud, est une des bêtes noires des directeurs et des chefs. Moi, je suis insignifiant, certes ! je n’affiche pas d’idées subversives, mais j’ai le tort d’être l’ami d’Évrard.

Heureusement on ne peut rien trouver de grave contre nous. Malgré le relâchement inévitable qui précède les vacances, ma classe n’est pas en mauvais état. J’ai l’impression que cela marche.

J’aime mon métier… heu ! j’aime mon métier comme un myope aime ses lunettes ; si je pouvais m’en passer… Mais enfin j’aime beaucoup mes marmots et je suis zélé presque malgré moi.

Quant à Évrard, c’est un excellent maître. C’est l’instituteur né. Il se passionne pour son travail. Tout à l’heure encore, comme je causais avec lui, il s’est échauffé sur un point de pédagogie.

Je ne lui ai pas tenu tête ; je ne suis pas assez fou pour cela. Je ne suis pas assez fou pour attacher de l’importance à ce qu’on appelle pédagogie. Ce que je pense là-dessus n’a aucune valeur, même à mes propres yeux. Je sais très bien une chose, c’est que je ne sais rien et que les autres ne sont pas beaucoup plus malins.

J’ai sur ma table une revue dont le premier article commence par ces mots : « Un savant pédagogue ». Cela hurle ! La science de l’éducation n’existe pas encore. Ce qu’on nomme ainsi n’est qu’un prétentieux verbiage. C’est de la littérature et souvent de la mauvaise, de l’insupportable littérature.

Je hais les pédagogues. Je ne pardonne qu’à ceux qui sont aimables, à ceux qui ont l’habileté de paraître modestes. Vivent les gens, quoi qu’ils disent, qui disent bien ! Mais les autres, qu’ils soient brûlés en place de Grève !

Et flambez aussi, commentateurs ! flambez, tisserands de brouillard, laboureurs de sable, enfileurs de bulles de savon, effilocheurs de toiles d’araignées.

Quand je les entends bramer leurs théories, ils me font suer, tous ces sorciers du moyen âge. Vous me faites suer, messieurs ! quand donc oserai-je vous le crier à tue-tête !

Et puis, je suis bien bon de m’énerver ainsi. Au lit, Tournemine ; bonsoir, mon vieux. Tu es aussi malin et aussi mal couché que n’importe quel pédant d’Europe. (Demain, à la première heure, j’examine l’envers de mon lit.)

14 juillet. — Je reprends la plume dès ce matin. Il le faut. Malgré moi, ces sottises me tourmentent.

C’est qu’il avait l’air d’y croire, l’inspecteur, à sa méthode active ! Un physicien proclamant le résultat d’une expérience précise ne serait pas plus sûr de lui.

Il a, je suppose, démonté pièce par pièce la cervelle d’un enfant, puis il l’a remontée au petit bonheur comme cela, comme ceci, une fois, dix fois, mille fois. Il a regardé avec sa grosse loupe noire, il a écouté le tic tac, et voici : cela n’a marché qu’une fois.

Et moi je viendrais, horloger amateur, accrocher mes balanciers chanceux et donner au hasard le coup de pouce ! Que je sois anathème !

Eh bien, non ! ce n’est pas arrivé. Tout cela n’est qu’une mode.

Qu’il eût donc été plus élégant et plus franc de dire :

« Maximin, vous n’êtes pas dans le train. Cette histoire de Jeanne d’Arc que vous venez de raconter, combien elle eût été simple et claire si vous eussiez laissé vos élèves l’inventer ! Que d’invraisemblances en moins ! et quelle allure, quelle rapidité !

« Non, la valse lente n’est plus de saison, ni le discours à périodes, ni le silence attentif. Le cakewalk des idées, le chahut des curiosités, le potpourri des questions saugrenues, voilà, fiston, la dernière pétrolette. »

Si l’on m’eût dit cela, il n’eût pas été embarrassant l’année prochaine de parler comme suit : — « Cet été, on se serre. Style Pharaon. Plus de manteaux flottants. La danse nouvelle n’est plus la danse de Saint-Guy ; finies les bamboulas d’épileptiques. L’activité, c’est de la tarabistouille. L’école est muette et immobile. Le maître montre et démontre ; l’enfant écoute. Pour le moment on ne s’instruit qu’en écoutant. »

Car c’est bien cela qu’on me dira l’année prochaine.

Seulement, on ne me le dira pas sur ce ton. On parlera de haut comme aujourd’hui. Et l’on trouvera bien encore le moyen de m’emballer sévèrement avec tous les rubans de la mode nouvelle.

— Monsieur Tournemine, vos séances sont trop courtes ; changez-les !

— Bien, monsieur l’Inspecteur !

— Cinq minutes d’interrogations au lieu de dix.

— Bien, monsieur l’Inspecteur !

— Pour les corrections, liberté absolue : crayon rouge ou crayon bleu ; mais pas de note chiffrée.

— Merci, monsieur l’Inspecteur !

— J’exige les traits à l’encre. Les traits à l’encre, c’est la loi.

— Ce sera la mienne, monsieur l’Inspecteur.

— Affichez la liste des chants étudiés… la date, en écriture droite, bien entendu… L’oubli de ces prescriptions sera considéré comme une négligence grave.

— Bien, monsieur l’Inspecteur !

— En toute chose, suivez scrupuleusement mes indications personnelles.

— Oui, monsieur l’Inspecteur.

— Suivez aussi les indications de votre Directeur.

— Oui, mon colonel.

Y en a-t-il un autre qui désire être suivi ? Je suivrai tout le monde. Je suivrai tout le monde de l’œil, mais je n’en ferai qu’à ma tête, qu’à ma tête !

Et il n’est pas prouvé que…

15 juillet. — Plus tard, si je relis ces pages, je pourrais avoir l’idée de mettre ces points suspensifs sur le compte de ma nonchalance. Et j’aurais tort. J’étais bel et bien lancé dans une charge à fond de train et, quand je charge avec cet élan un ennemi absent, je vais au bout de mon courage.

Non, je ne pensais pas m’arrêter en si beau chemin. Il était à peine dix heures et jusqu’au moment de mon déjeuner j’allais leur en bailler, à MM. les Pédants, de jolis coups d’étrivières sur les oreilles ! Mais je fus interrompu par une visite inattendue.

Au surplus je puis bien prendre le temps de noter par le menu les incidents de cette journée.

Il était donc environ dix heures lorsque j’entendis sur la route des pas assez nombreux. Ces pas se rapprochèrent de ma porte et je distinguai, parmi des piaulements féminins, le grasseyement de cet ami Mitron.

D’un coup d’œil, je jugeai la gravité de la situation. Mon ménage n’était pas fait I J’étais en bras de chemise dans ce que j’appelle ma chambre à coucher ; la couverture de ce que j’appelle mon lit était mal tirée, raboteuse ; sur ma table, cinquante et par terre cent choses !

Le temps pressait extrêmement : pas moyen de tirer de plans compliqués. Une idée cependant me vint et je l’exécutai avec une rapidité dont je n’hésite pas, maintenant, à me féliciter.

Je mis d’abord mon chapeau, plusieurs livres et le balai en barricade derrière ma porte. D’un tour de main je brassai les brochures, assiettes, fruits, boîtes qui se trouvaient sur ma table ; j’en fis un monticule irrégulier. Puis, attrapant mon cube de philosophie je glissai entre ses feuillets non pas un anchois séché comme faisait Maggliabechi, mais bien un squelette de sardine — que je n’eus d’ailleurs qu’à me baisser pour trouver.

Alors, le derrière sur ma chaise dépaillée, la tête dans ma main gauche, un crayon dans ma main droite, je me laissai surprendre dans l’attirail d’un philosophe de Murger au saut du lit.

Mitron entra, pimpant, fleuri, une badine à la main ; puis vinrent les deux adjointes de Trevins, Mme Valine et Rose Tinard, puis Tricoche, le bon ébéniste de Grande-Plaine, puis Mme Tricoche.

Je reçus tout ce monde sans embarras ; aucune rougeur ne colora mon front.

Mitron se prit à bonimenter.

— Mesdames, nous voici dans la caverne. Observez que l’on y connaît le feu, comme l’attestent ces cendres éparses. Des relents de tabac et d’alcool frelaté nous prouvent d’ailleurs que les vices des civilisés ont pénétré jusqu’ici. Ces dames riaient ; mais ma barricade les gênait. La jupe haute comme pour franchir un gué, elles hésitaient.

Mme Valine, la première, se décida à enjamber balai, chapeau et tout ; les autres suivirent.

— Acceptez ma chaise, mesdames… quant à vous, messieurs, debout contre le mur ; d’ailleurs je ne vous retiens pas.

Mme Valine, tout à fait à l’aise déjà, battait des mains avec une espièglerie forcée et riait comme une grande folle de son rire sonore de brune ardente et solide.

Mitron maniait mon cube de philosophie que j’ai fatigué par des artifices rapides. Il découvrit le signet et le saisit précautionneusement entre deux doigts.

— Voici, gouailla-t-il, ce qui nous renseigne définitivement sur les mœurs de l’habitant. Il se nourrit de fruits et de poissons crus : c’est un lacustre.

— Pour la dernière fois, mesdames, voulez-vous ma chaise ? Non ? Alors permettez que je m’y installe ; je serai mieux pour faire la conversation. D’abord, mesdames, je vous invite à déjeuner.

Mme Valine :

— Chiche ! nous acceptons, ces messieurs acceptent. Monsieur Tournemine, qui donc fait votre cuisine ?

— Moi-même ; je cuisine moi-même.

Mitron faisait sa lippe.

— Mon cher, ce n’est pas pour cela que nous sommes venus…

— Alors, va-t’en ! allez vous-en, Tricoche et toi. Je ne vous invite pas, vous deux.

— Cela nous est égal, nous avons mieux. Laisse-nous donc parler. Es-tu du déjeuner chez M. Godard ?

— Godard ? Godard ?… L’expert-géomètre, cantonal et même d’arrondissement ? On déjeune chez lui ?

— Oui ; parce que, écoute, tu ne sais peut-être pas : c’est aujourd’hui le 14 juillet… C’est aujourd’hui le 14 juillet, et M. Godard, élu républicain, grand ami de l’école laïque, invite quelques instituteurs. Nous serons là une quinzaine. Alors, sérieusement, tu n’en es pas ?

— Je n’en suis pas.

— Tiens ! cela m’étonne.

Cependant, Tricoche qui n’avait encore rien dit, émit cette opinion que, en somme, puisqu’on avait maintenant vu mon installation, on n’avait plus rien à faire ici.

— En effet, dis-je, qu’attendez-vous ? les sections s’agitent, les patriotes courent aux armes. À la Bastille au chocolat et à la vanille !

— Nous te retrouverons ce soir.

— C’est cela, à ce soir, citoyens.

Ils sortirent. Mitron en tête, Mme Valine la dernière. Comme elle allait franchir ma barricade, je lui flattai la taille un peu hardiment.

Une personne digne de foi et de grande expérience m’a affirmé que certaines femmes tutoyées de la sorte, se croient obligées de faire leur poire et ruent en pleine foule. Il se peut ; je le crois. Pour ma part, je suis bien innocent à ce jeu ; aussi je ne me risque guère. Prudent comme M. de Turenne, je me tiens instinctivement au large. Si Mme Valine avait bronché, j’aurais dit :

— Hop ! sautez !

Mais elle ne broncha point et je lui soufflai à l’oreille :

— Vous, restez déjeuner avec moi.

Elle se mit à rire comme toujours. Son rire lui tient lieu de parole. Cela serait tout à fait bien si son rire ressemblait à certaine roulade claire que je n’ai entendue qu’une fois et qui, cependant, tinte encore à mes oreilles. Mais le gosier de Mme Valine a des sonorités métalliques et dures et son rire ressemble à un hennissement.

Après tout, ce n’est pas surtout pour son rire… Je me tenais ces raisons et d’autres également benoîtes, vers midi, en dégustant mon dessert des grands jours, à savoir un cigare à dix centimes et une sévère lampée d’eau-de-vie.

J’envisageais sans trop de fièvre la possibilité d’attirer cette veuve dans mon sentier. Mme Valine a bien des avantages, mais ce n’est tout de même pas absolument mon affaire. Elle a déjà tué un homme et c’est quelque chose, cela !

Il existe par le monde tant de jolies filles, à peu près neuves. Il ne faudrait pourtant, me disais-je, qu’un tout petit hasard du Bon Dieu…

Mais je suis bien laid, bien pauvre, bien mal vêtu ! et je suis bien dédaigné en ce Lurgé de malheur ! Pas de danger qu’il m’invite, moi, cet arpenteur d’arrondissement ! Je l’attends aux élections prochaines ; dès maintenant je bois à la veste de l’expert-géomètre.

Pensant cela, je vidai lestement mon verre. Or, ma liqueur est, je l’ai déjà noté, très âpre et mon verre est sérieux.

Peu à peu mes idées changèrent de couleur. En moi naquit cette folie magnifique qui, en un jour pareil, jeta des va-nu-pieds contre les murailles d’une énorme prison d’État. J’eus la sensation divine du courage insouciant et de la force infinie. Et toutes les choses du monde me semblèrent adorables.

Je fis un somme léger qui n’interrompit point mais brouilla mes rêves héroïques. Je ne sais comment je me trouvai, botté de plomb, devant une cavale indomptable et rebelle qui hennissait avec la voix de Mme Valine. Vers sa crinière, noire comme un enfer refroidi, je levai vingt fois mes mains impétueuses ; et vingt fois la prise manqua, mes mains glissèrent, arrachant seulement des touffes de ces sales cheveux morts par quoi les dames ont l’habitude d’exhausser leurs fontanges… Alors, d’un effort surhumain, je levai le talon gauche jusqu’à l’étrier et, m’élançant sur la bête enfin matée, je criai :

— À moi ! à moi cette Bastille !

Je dus véritablement crier et faire un haut-le-corps, car je m’éveillai brusquement.

Il était trois heures. Je donnai à ma chambre le coup de balai mensuel et je procédai à ma toilette. Je procédai à cette toilette minutieusement négligée qui, aux yeux de mes collègues, me sauve de la banalité, fait de moi un type. Pauvre type ! mais quoi ! Cette attitude est la seule qui me soit permise ; je ne suis pas assez fou, tout de même, pour avoir l’air d’un pauvre modeste et honteux.

Sur les sept heures, je sortis voir la fête.

À dix pas de chez moi, je rencontrai Tricoche et sa femme. Ils s’en allaient ; ils en avaient assez.

— Au revoir, me dit ce bon ébéniste. Les autres n’en finissent pas, je me sauve. Le 14 juillet, ça me rabote. Si tu veux trouver Mitron, va à l’autre bout de la place. Il paye des confetti à une demi-douzaine de dames ; méfie-toi, elles t’en colleront sur la figure.

— Ça ne tiendra pas, dis-je, je suis verni.

Et je marchai à l’ennemi.

Je rencontrai en effet Mitron avec cinq ou six dames plus ou moins institutrices. Il faisait fort gaiement la roue. Je devinai à ses gestes insouciants qu’on avait dû, chez M. Godard, boire copieusement à cette vieille Révolution.

D’ailleurs beaucoup de gens autour de nous étaient heureux et forts. Les pompiers, les facteurs et les musiciens proféraient des paroles démesurées. Deux vieillards, occupés à poser les lanternes municipales, échangeaient des lazzi d’une jovialité simple et franche. Les enfants jetaient des bombes aux nuées et soulevaient une poussière héroïque.

Mme Valine, contre son habitude, ne prenait aucune part au bruit. Elle boudait, telle une ci-devant amenée de force à un bal de sans-culottes.

— Seriez-vous par hasard indisposée, madame ? susurrai-je, ou bien rêvez-vous d’un 14 juillet plus limpide que celui-ci, d’un 14 juillet célébré par exemple au mois de mai, par un matin frais ? Dites-moi ce qui vous chagrine.

— Monsieur Maximin, je voudrais partir. C’est déjà trop d’être venue chez M. Godard ; maintenant ma place n’est plus ici, absolument plus.

En effet ; mais d’habitude elle n’y regarde pas de si près.

— Il était convenu entre Mlle Tinard et moi que nous rentrerions à Trevins à cinq heures, six heures au plus tard. Mais je me suis absentée un moment pour voir des amis et, à mon retour, j’ai trouvé cette jeunesse lancée. M. Mitron prétend nous retenir ; il viendra nous conduire ce soir, dit-il, il se fait même fort de vous emmener aussi.

— Il a raison, je ne demande…

— Tout ceci est bel et bon ; mais vous ne voyez pas que vous risquez de nous compromettre ? Vous êtes jeunes, messieurs !

— Tu tu tu tu…

— Mais oui, vous êtes jeunes… et Mlle Rose aussi est bien peu raisonnable. Je n’ose pourtant pas insister toujours ; j’ai l’air d’une trouble-fête. Cependant je prétends partir avant la nuit.

— Mais, madame, il y a un moyen d’arranger tout cela : couchez ici.

— Chez qui ?

— Chez moi.

— Vous êtes un effronté gamin ; je ne vous parlerai plus.

Et, en effet, elle se mit à dire assez bas pour que je pusse croire qu’elle parlait pour elle seule :

— À vingt-neuf ans, jamais on ne m’avait tenu pareils propos.

— À vingt-cinq ans, ripostai-je, je ne m’étais jamais frotté à une vertu aussi râpeuse. Il faut me pardonner, madame ; je manque d’expérience.

Vingt-neuf ; vingt-cinq. Elle recule et je m’avance. Nous finirons par être à bonne portée.

Cependant, avec cette allure gauche, spéciale aux gens n’ayant pas l’habitude de se promener ensemble, nous arrivâmes près de la maison d’école.

Alors Mitron qui allait en avant s’arrêta, le bras tendu vers ma cabane.

— Observez, mesdames, fit-il, les effets de la philosophie à dose massive : vous voyez là-bas la demeure d’un fâcheux ; seul, il boude au milieu de l’allégresse générale ; sa fenêtre n’a pas un lampion.

— Pas un lampion ! répétèrent sévèrement ces dames.

Mme Valine elle-même fit :

— Oh !

Je daignai me défendre.

— Seul, dis-je lentement, seul au milieu de l’ivresse médiocre et générale, je sais le secret des grandes orgies. En vérité, vous êtes insuffisants ; votre folie est modeste ; votre joie fume et n’éclaire pas ; c’est une torche jaunâtre brandie par un pompier vacillant. La mienne est un phare hautain…

— Des lampions ! des lampions !

Je dus céder et j’allai chez Marceline. Je revins au bout de quelques minutes portant des lanternes et des bougies.

— Maintenant, dis-je, il faut installer cela ; vous allez venir m’aider… allons, venez !

— Soit, dit Mme Valine ; cela nous rapprochera toujours de Trevins.

Les autres hésitaient, mais elle insista ; elle voulait à toute force disparaître de Lurgé. Alors la bande se partagea ; Mme Valine et Mitron me suivirent ; Mlle Rose dut en faire autant.

Quand nous eûmes franchi mon seuil, je fermai doucement la porte et je lâchai un « enfin seuls » que je commentai d’ailleurs immédiatement.

— L’endroit est très sûr, dis-je, il n’y passe personne ; vous pouvez supposer que vous êtes dans la brousse ou dans une île déserte.

Mlle Tinard, toute rouge, s’occupait déjà à placer les bougies. Elle ne sait peut-être pas d’une façon absolument précise ce qu’elle ferait dans une île déserte avec Mitron. Mme Valine a sur elle l’avantage d’une science expérimentale complète.

Mitron, fis-je, voici un marteau, des pointes, tout ce qu’il faut ; je te charge de procurer à Mlle Rose une aide suffisante.

— Sois tranquille.

— Quant à vous, madame, venez par ici.

— Ah ! Ah ! quels enfants !

Mme Valine avait retrouvé son rire martelé. Je lui mis les dernières lanternes entre les mains et je la poussai dans mon alcôve.

— Là ! maintenant mettez-vous à l’aise pour travailler. Asseyez-vous… ici, tenez, sur mon lit. La place est bonne ; j’y ai passé une partie de la soirée et si vous saviez quel rêve est venu m’y visiter, vous frémiriez, madame.

— Ah ! bah ! et vous me dites que la place est bonne ! Passez-moi donc la bleue… la bleue au milieu, n’est-ce pas ? Mais je n’y vois plus ; où est votre lampe, monsieur Maximin ?

Il commençait, en effet, à faire brun ; mais une lumière plus vive ne me semblait pas désirable. De l’autre côté de la cloison, les discours de Mitron se faisaient lents et embarrassés ; de temps en temps, Mlle Rose risquait une parole insignifiante et tremblée. Mme Valine, les yeux allumés, fit :

— Chut !

Je crus le bon moment venu. Penché sur elle, je lui dis très bas en cherchant ses lèvres :

— Au contraire, parlez ! pour l’amour de Dieu ! Parlez, madame, si vous le pouvez.

Là-dessus, elle fut secouée d’une telle hilarité que je m’arrêtai interdit et que les deux autres furent bien obligés de se déranger.

D’ailleurs, il fallut bientôt se quitter. Je fis à ces trois damnés un pas de conduite. Mais, au premier détour, Mitron prit quelque peu les devants avec la petite. Cette manœuvre ne me plut qu’à moitié et m’empêcha d’aller plus loin.

Outre que le crépuscule n’autorisait pas encore les grandes hardiesses, il est des gestes qu’on ne fait pas. C’est affaire de tact.

Mme Valine avec ses hanches roulantes de cavale trop nourrie, avec ses cheveux d’enfer et sa lèvre lourde de sang, sa lèvre qu’estompe un duvet très franc, Mme Valine est une femme qu’on bouscule, qu’on frappe, dont on se défend. Ce n’est pas une amoureuse au sens joli du mot.

Et je sais tout de même assez le prix de ma jeunesse pour ne pas m’affubler publiquement d’une veuve — même non démodée — de vingt-neuf ans-cinquante.


1er août. — Mme la Directrice de l’école de Trevins m’avait fait tenir une invitation à sa distribution de prix.

L’année scolaire se termine là-bas comme un quadrille de Planquette, par un chahut soigné. Il y a des discours, des saynètes, de la musique vocale, instrumentale, bref trente-six chantiers pour lesquels on bat le rappel des artistes.

Mitron, violoniste, avait été embauché dès le mois de juin. Moi-même, j’avais été pressenti. Inhabile à distinguer la musique de la garde républicaine d’un orchestre de chevaux de bois, je m’étais récusé ; mais j’avais, par plaisanterie, écrit à Mme le Directrice que ma connaissance approfondie du théâtre antique me permettait de consacrer des soins efficaces au décor. C’est alors qu’on me répondit :

— Venez, nous utilisons tous les talents.

Je tombe donc là-bas ce matin, d’assez bonne heure. Ces dames très affairées, mal peignées, hâtivement vêtues, veillent aux derniers préparatifs. Une chaude poignée de main et nous voilà fixés, Mme Valine et moi, sur nos sentiments communs.

— Si l’occasion se présente ! dit notre poignée de main.

En attendant, au travail I Je me donne la tâche d’orner le préau. Déjà il s’enguirlande de lierre, mais je pousse des cris :

— Du lierre ! encore du lierre ! toujours du lierre ! mais c’est du laurier qu’il nous faut ! Où sont les lauriers ?

Mme la Directrice me fait observer qu’elle n’en a qu’un pied dans son jardin et il lui sert pour sa cuisine. Comme il est d’ailleurs très vigoureux, elle ne s’oppose pas à ce que je l’émonde quelque peu.

— Je l’émonderai, madame ; et je placerai ici de fines fougères et des palmes de marronniers ; et je veux rompre des branches de chêne pour en tresser les rameaux… Laissez-moi faire…

— Au moins, voulez-vous des outils ?

— Merci, j’ai mon canif.

J’appelle canif un couteau de paysan, un solide couteau à deux lames avec une scie, une serpette et un poinçon. Je le tiens à pleine main ne laissant paraître que la petite lame.

Je fais le malin. J’accroche une branche, puis je recule à dix pas, penchant la tête, clignant de l’œil, parlant bas, pour moi seul, car j’ai des conceptions qui ne sont pas accessibles au vulgaire.

Mlle Rose ne place pas une fleur que je ne la dérange. Elle rit, mais cela l’agace tout de même. Elle remet ses mains boudeuses dans les poches de son tablier.

Enfin, la voilà partie ; elle va aider la Directrice à installer dans la classe les pelotes, layettes, chemisettes, toutes les petites curiosités fabriquées par la maison.

Je me frotte à Mme Valine.

— Madame, allons au bois : les lauriers sont encore à couper ; allons voir les feuilles à l’envers. Elle ne répond pas et m’évente de son peignoir.

— Êtes-vous gelée ? À quoi pensez-vous ?

— Je pense qu’il est dix heures et que j’ai juste le temps de m’habiller. Si vous voulez du laurier, je vais vous conduire au jardin… Hé ! bas les pattes ! on peut nous voir ici !

« Ici » ! Bonne fille !

Le jardin est derrière les bâtiments d’habitation ; trois portes donnent sur ce jardin : au milieu, porte de la Directrice, à droite, porte de Mlle Rose, à gauche, porte de Mme Valine.

Celle-ci me montre le fameux laurier, tout au bout d’une allée ; puis elle entre chez elle.

Je prends deux ou trois branches et je cours les porter sur l’estrade. Je montre alors mon nez à la porte de l’école.

— Cela s’avance, mesdames, ce petit ménage ?

— Pas vite ; nous recommençons.

C’est ce qu’il faut : recommencez. Pendant que vous arrangez vos layettes d’enfants de poupées, je vais vaquer à mes affaires.

J’ai une idée audacieuse et nette ; ça ne fait pas un pli dans ma tête.

Je file au jardin. La porte de Mme Valine est restée entr’ouverte. Je comptais là-dessus ! J’entre sans bruit : la gaillarde se coiffe devant la glace ; j’aperçois ses épaules musclées et ses bras finement velus. Elle se retourne :

— Oh !

Un cri ! mais un petit cri. Cette Ève n’est pas très surprise d’être nue.

— Taisez-vous ! Tais-toi !…

Elle comprend. Mais…

Pauvre coquebin fougueux et maladroit, tu en es pour ta courte humiliation ! Sauve-toi maintenant ! Mais non, tu ne peux pas, il faut que tu travailles !

Voici les deux autres qui t’observent, qui s’étonnent de ta rougeur et de ta maladresse étrange.

Allons, cueille des feuilles, coupe des rameaux, grimpe sur ce banc, dresse-toi sur tes jambes de laine, enfonce des pointes avec tes mains tremblantes et, les oreilles pleines d’un éclat de rire immense comme un bruit de marée, boudine le laurier à saucisses pour leur cochon de décor. Andouille !


1er octobre. — Bonjour ma chambre, bonjour mon gros cahier ! Maximin du mois de juillet, bonjour ! Je suis Maximin du mois d’octobre et je te serre la main, polisson. Mais que voilà de sottes paroles ! Tu n’es plus là, pauvre satyre niais pour nymphes dégourdies ; tu es mort ; tu es refroidi, n’est-ce pas, vieux frère ?

Tout à l’heure, en ouvrant la porte, j’ai cru te revoir. C’est que j’ai reçu dans l’œil la tape coutumière : toutes les choses sont telles qu’elles étaient. Ces deux longs mois sont passés sans rien laisser chez moi ; si, de la poussière, une fine poussière venue je ne sais d’où et qui s’est déposée partout. Je puis parler sans métaphore de la poussière du temps. À part cela, rien de nouveau, rien de changé, rien de bouleversé. Je ne fais pas un saut dans l’inconnu.

Voici ma chaise, mon réchaud, ma commode, voici mes papiers en désordre et voici mon lit creusé comme une petite barque. (Résolution ferme : demain je le déferai complètement, je retirerai la paillasse et je réparerai ou ferai réparer ce qui en a besoin.)

Je retrouve tout tel que je l’avais laissé. Cependant j’ai dérangé une souris qui s’était installée chez moi. Malgré mes précautions, elle s’est enfuie. Si elle veut revenir et prendre des habitudes de propreté, je l’accueillerai volontiers ; il y a de la place ici pour nous deux. Par exemple, je n’aime pas les araignées ! elles seront toujours des étrangères chez moi. J’en ai déjà tué trois ; que les autres prennent garde !

Si rien n’est changé dans mon logis, rien sans doute n’est changé à Lurgé.

Demain, je vais recommencer la même classe avec les mêmes collègues et presque les mêmes élèves. Je reprends ma vie où je l’avais laissée. Je vais tracer le même sillon avec mon harnais habituel.

Seulement, j’ai l’oreille un peu basse. Cela ne me rajeunit pas de regarder ainsi en arrière. Entre la dernière page de mon journal et celle-ci j’aurais dû laisser tout un cahier de feuilles blanches.

Est-ce bien moi qui ai couru au mois de juillet, en pleine chaleur, ces aventures médiocres ? Comment ma plume a-t-elle pu écrire ces phrases fiévreuses ? Car j’ai bel et bien eu la fièvre un moment. Et pourquoi — et pour qui, justes cieux ? Comme cela est loin de moi !

Il me semble que je n’aurai jamais plus de passions. Je n’ai que des désirs paresseux. Je songe à mille petites misères, à mille gestes menus et pénibles. On doit être ainsi lorsqu’on se sent vieux.

Je me sens vieux.

Qui m’attriste ainsi ? Est-ce l’automne ? Est-ce toi, vieil Automne sur qui je n’ai pas le courage de balancer une phrase ? Mais non ; tu n’entres pas chez moi ; d’ailleurs tous mes souvenirs et toutes mes lectures s’accordent à te représenter sous les traits d’un quinquagénaire poivre et sel, un peu pompier peut-être, mais éméché et gai au fond. Juste le contraire de ce que je suis.

Sapristi ! qu’ai-je donc ce soir ?

Je ne suis pas fatigué, je ne souffre pas, le travail qui m’attend ne m’effraie pas ; quant à ma pauvreté, je m’en moque.

Est-ce donc la solitude qui pèse ainsi sur mes épaules, cette solitude que j’aime, que j’ai cherchée, qui cesserait si je le voulais ?

Je ne le crois pas. Lorsque je suis seul avec moi-même, je m’aperçois malaisément que je suis avec un sot. Dès que j’ai des compagnons, je me blesse à leur sottise et j’y mesure la mienne. Non, la solitude ne me pèse pas.

Pourtant, pourtant… j’ai beau raisonner : c’est bien là le point sensible.

Ici, je n’ai pas d’amis. Il y a Évrard, mais il a bien trop d’affaires, le pauvre garçon ; et puis il est marié. Je n’ai pas d’ami.

J’ai froid ; je suis inquiet dans cette maison provisoire ; tel un poussin égaré qui, le soir venu, se tapit, faute de mieux, entre deux mottes glacées.

J’ai connu cette sensation autrefois en arrivant à la boîte au retour des vacances. Je n’en faisais rien voir ; je plaisantais avec les autres, mais, tout au fond du cœur, j’étais bien triste.

Je me souviens qu’en ce temps-là je jalousais les jeunes gens de vingt ans. Je me disais : quand je serai grand et fort, comme je serai heureux de regarder les hommes avec des yeux au niveau des leurs ! Comme je me déferai de ma timidité, de ma gaucherie. Comme j’aurai des idées nettes et une volonté précise ! Comme je serai fier et libre et sûr de moi !

Hélas ! aujourd’hui avec mes longues jambes de coureur et mes moustaches de mousquetaire, je suis encore timide, gauche, sans virilité ; je retrouve ma sensibilité puérile d’adolescent et j’ai besoin d’un raidissement d’orgueil pour crâner.

Je ne suis pas un homme. Je ne serai peut-être jamais un homme…

Oh ! je sais bien que cet état d’âme ne va pas durer. Lorsque j’aurai recommencé à travailler, lorsque j’aurai fait mes visites d’arrivée, lorsque je serai repris par le train-train de mon existence médiocre, cette mélancolie se dissipera et je ne sentirai pas mon cœur dans ma poitrine.

Ce soir, il est lourd comme une pierre.

J’ai comme une angoisse du large parce que je viens de passer deux mois trop à l’abri.

J’ai été gâté pendant ces deux mois. Je l’ai d’ailleurs été pendant toute mon enfance. Ce n’est pas à dire que j’aie jamais été bichonné comme un enfant de riches : non, j’ai souvent couru nu-pieds, mangé des soupes maigres et porté des nippes } rapetassées. Mais personne n’a été plus aimé, plus caressé, plus choyé que moi.

Ma mère est du bois dont on fait les mères faibles. Heureusement, mon père était d’une énergie inflexible ; sans lui nous aurions sans doute été mal élevés. Maintenant qu’il n’est plus là, maman nous couve comme si nous étions petits. Ma sœur lui échappe un peu à cause de son mari et de ses enfants, mais moi qui n’ai pas de vie étrangère, elle me couvre de son amour comme d’une cloche.

Je ne m’en plains pas. Comme elle me console, maman ! comme elle m’apaise ! Comme mes colères tombent, comme mes fièvres baissent lorsque j’arrive chez elle ! Comme elles se sauvent, les vilaines pensées, lorsque maman lâche son tricot et relève ses lunettes pour dire :

— Et toi, Maximin, penses-tu te marier ? As-tu une petite bonne amie ?

Maman croit ferme que je n’ai qu’à me présenter chez la demoiselle la plus jolie et la plus huppée pour être aimé comme cela, gentiment, tout de suite.

Si elle savait quelle bécasse j’ai chassée avant les vacances ! Je n’oserais jamais le lui avouer. C’est pourquoi je n’ai pas emporté mon journal aux Écotières. Ma mère, qui veut savoir toutes mes affaires, l’aurait peut-être trouvé et si elle l’avait trouvé elle l’aurait lu ; ou bien il aurait fallu lui donner des explications obscures et subtiles qu’elle aurait mal comprises et qui l’auraient froissée.

Jusqu’à présent elle n’a jamais rien su de mes turpitudes amoureuses. Elle n’en saura, je l’espère, jamais rien.

Pourtant, elle est curieuse, maman.

— As-tu une bonne amie, Maximin ?

J’ai encore dans l’oreille cette question indiscrète ; elle me l’a posée vingt fois ; et vingt fois j’ai fait la même réponse équivoque :

— Maman, je ne veux pas me marier.

Cela la chagrine un peu, cette volonté de rester célibataire ; cela ne lui semble pas conforme à la règle saine des choses. Quand elle m’entend faire ainsi vœu de solitude elle commence par prendre un visage désolé ; puis, petit à petit, je la gagne à mes idées et elle finit par dire :

— Tu seras peut-être plus heureux en effet comme ça, mon pauvre petit. Tu as sans doute raison. J’ai toujours raison. Pour elle je suis quasi infaillible.

Je suis le premier de la famille qui ait eu un peu d’orthographe. Cela m’attire la considération de mes proches. Cela m’attire aussi, hélas ! un peu de jalousie. Je trouve ce sentiment-là chez ma sœur ; je le trouve surtout chez mon beau-frère. Ce brigand m’a encore gâté mes vacances ; je n’aurais pas grand effort à faire pour le détester.

Cependant, en toute justice, ce n’est pas un mauvais garçon que Barreau. Il est sobre, travailleur, dur pour lui-même et bon pour les siens ; il n’est même pas sot. Mais la misère le tracasse et le rend maussade.

Quand je suis aux Écotières je paie pour les bourgeois qu’il hait.

J’ai beau lui représenter que je suis un gueux comme lui, j’ai beau prendre son parti, il me rejette dans le camp adverse d’une bourrade insultante. Il y a pour lui deux sortes de gens : ceux qui grattent la terre et les autres. Il ne voit que ces deux catégories. Je suis dans la seconde, donc je suis bon à jeter aux bêtes.

Il me larde de banderilles.

— Tas de fainéants ! dit-il ; sans nous, vous crèveriez de faim.

Ou bien :

— Pas besoin de nous cracher dessus ; c’est nous qui vous faisons vivre.

C’est là encore une de ses idées fixes. Nous, c’est-à-dire Rostchild, le préfet, le marquis, le chef de gare et moi, nous crachons sur les paysans.

Barreau exagère.

Et cependant cette méfiance n’est point si folle. Le Jacques a été piétiné tout au long des âges. Le mépris qu’il porte est vieux comme la civilisation ; les esprits les plus libres ne s’en défont qu’avec peine. Pour ma part, je me flatte de n’avoir là-dessus aucun préjugé ; mais je n’oserais pas soutenir que je suis tel naturellement et que je n’ai jamais vaincu en moi la vanité instinctive de l’intellectuel.

Mon beau-frère me l’a assez répété :

— Tu es fier ; tu ne vaux pas mieux que les autres.

Pourtant je ne suis qu’un quart d’intellectuel.

Et puis mon travail est varié… j’accomplis, dix mois de l’année, une besogne à moitié machinale, je vaque chez moi à mes occupations de ménagère et pendant les vacances, je joue du muscle comme un portefaix.

J’ai travaillé cette année encore aux Écotières ; oh ! en toute liberté. J’aurais pu croiser les bras et faire la sieste pendant que mon beau-frère et sa famille trimaient au soleil ; mais c’est là une insolence dont je ne suis pas capable et je reviens avec des mains calleuses.

Je suis donc mieux placé que personne pour apprécier toutes sortes de travaux, pour célébrer la beauté, la noblesse, la grandeur des différentes besognes humaines.

Hé ! Hé ! Il convient de parler avec gravité sur ce sujet ; il n’y a pas de termes trop somptueux pour de telles phrases. Je suis beau, noble et grand de bien des manières et les autres aussi sont admirables…

C’est là une de ces bonnes blagues utiles par quoi les pauvres hommes se consolent.

Et notre vanité est telle qu’elle vainc notre souffrance.

Sans cela nous ne vivrions pas.

2 octobre, 7 h. 1/2 du matin. — Je viens de déjeuner sur le pouce, fort mal. J’ai ouvert ma fenêtre ; il bruine ; l’ennui coule du ciel par mille trouées invisibles.

Il n’est pas bon de rabâcher, comme je l’ai fait hier soir, les raisons que l’on pourrait avoir de se plaindre. J’ai mal dormi ; j’ai eu des rêves maussades et fatigants.

J’ai passé des examens, j’ai raté des trains, j’ai moissonné des chardons, j’ai enseigné des enfants bouchés, mais là, littéralement : des enfants en forme de bonbonnes avec des casquettes vissées.

Et ce qui rendait surtout ces rêves pénibles, c’était d’entendre derrière moi rire mon beau-frère. Barreau ne m’a pas lâché d’une semelle cette nuit. Il riait dans un immense entonnoir et le bruit m’arrivait énorme, prodigieux, total.

Pauvre diable ! il ne rit pas tant que cela ; il ne rit pas si fort. À l’habitude il fait entendre un ricanement sur une note haute qui s’arrête court. C’est froid et insolent. Que de fois aux Écotières ce ricanement m’a-t-il agacé ! j’aurais préféré des jurons et des injures. Tous mes nerfs se crispent encore de souvenir.

En vérité. Barreau a un rire singulier ; je ne l’apparente à aucun autre.

Et pourtant les rires sont innombrables. J’en connais mille, aimables ou détestables.

J’aime le rire discret de maman ; ma sœur a un rire de paysanne traînant et doux que j’aime aussi. Et je hais les rires trop bruyants qui éclatent sans rime ni raison ; je n’aime pas les rires sirupeux d’ivrognes et ces rires gras des personnes trop nourries.

Je connais des rires très rares et des rires communs. Il y a des rires qui rappellent la voix des merles ou des geais ou des chiens ou des porcs. Beaucoup de femmes rient comme des oies. Mme Valine rit comme une jument.

Il y a des gorges où sonne l’argent, d’autres où tinte un clair bruit d’eau, d’autres où grincent des bouts de tôle.

Il y a le rire baveux des nourrissons, le rire frais des enfants, le rire roulant des jeunes gens et ce rire si drôle qui sort de certains vieux, ce rire long, saccadé, semblable au bruit que ferait un bidon mal bouché secoué dans un tape-cul.

Il y a le rire sardonique et le sourire des anges. Il y a le rire de Démocrite, le rire de Rabelais, le rire de Méphistophélès ; il y a le « hideux sourire » de Voltaire.

Il y a… je n’en finirais pas.

Je n’entends rien dans tout ceci qui ressemble au rire… comment dirais-je ? au rire cabré de mon beau-frère.

Je n’entends pas non plus l’écho du rire qui m’a charmé ici, l’été passé, chez Mme Bérion. Celui-ci est le plus beau de tous ; c’est un rire incomparable ; c’est un rire de jeune fille. Je suppose toujours que cette jeune fille est la jolie demoiselle que j’ai saluée du haut d’un trapèze.

Je voudrais bien…

Ah ! je voudrais bien rire comme elle ! Conclusion naturelle pour un jeune homme qui se pique de mélancolie.


2 octobre, soir. — Enfin ! voici terminée cette immense journée ! J’ai balayé, cousu, fait le ménage ; j’ai couru trois ou quatre boutiques pour de petites emplettes indispensables. Je suis harassé. Je n’ai jamais souffert comme aujourd’hui des mille petits tracas de mon existence de trappiste.

Je note au courant de la plume et, pour passer sans fatigue d’un sujet à l’autre, je numérote.

1o J’ai une belle rentrée. Cela veut dire qu’il m’est arrivé quatre ou cinq bébés de plus qu’il n’en arrive habituellement. Cette année, j’en ai une brochette de quinze. Voici quinze gentlemen auxquels il va falloir apprendre l’alphabet, le calcul, l’écriture et le reste. S’ils étaient seuls, cela ne serait pas une affaire, mais j’en ai cinquante autres.

À noter que ces quinze nouveaux ont tous des vertus spéciales ; leurs mamans l’ont dit. Ils sont surtout très délicats ; de vrais sensitives. Si jamais je les taloche…

2o Mme Valine est mariée, ici, à Lurgé. C’est un M. Olivet, marchand de bœufs, qui s’est embarrassé d’elle. Ce mariage est la grande nouvelle de la saison. Je ne sais si je dois plaindre M. Olivet… Bast ! ça ne me regarde pas ! Et puis je m’en moque.

3o Je vais acheter une bicyclette. Bijard, l’horloger, me tente depuis longtemps ; ce matin il m’a offert une machine presque neuve pour cent quatre-vingts francs payables par mensualités d’un louis. J’ai dit non et puis, dans la soirée, j’ai pensé oui. Cent quatre-vingts francs c’est une somme, mais tant pis ! Ce n’est pas une vie que la mienne ; je gâche ma jeunesse. Lorsque j’aurai cinquante ans, ce ne sera plus le temps de se donner de l’air.

4o Il n’y a plus rien… je vais me coucher.


6 octobre. — Quels piètres souvenirs j’enregistre en ce moment ! J’ai beau refouler ma mauvaise humeur, elle paraît tout de même ; tel un diable à ressort qui ne veut pas se tasser dans une boîte trop petite.

Ma conscience ricaneuse me persécute.

— Tu as manqué cette femme quand elle s’offrait à toi ; maintenant tu es volé !

J’appelle en vain mon honnêteté, ma pudeur, un tas de beaux sentiments ; toujours cette voix :

— Ça te la coupe, imbécile !

Morbleu, parlons-en donc ! vidons notre sac.

Aussi bien tout le monde en parle.

J’ai fait aujourd’hui plusieurs visites. J’ai vu Mme Michaud, Mme Évrard ; j’ai vu Bijard, j’ai vu Marceline. Partout l’on m’a dit :

— Vous savez que l’institutrice adjointe de Trevins a épousé M. Olivet ? Que pensez-vous de ce mariage ?

Ce que j’en pense ? Je voudrais, ma foi, bien le savoir au juste.

Mme Michaud a été réservée dans ses appréciations. J’ai deviné qu’elle avait beaucoup de choses à dire mais qu’elle attendait une meilleure occasion.

Elle n’a pour moi qu’une estime médiocre et M. Olivet est riche : deux raisons pour se taire.

Mme Évrard a été, au contraire, prolixe. Il doit y avoir là-dessous une sourde jalousie. Mon ami, qui était dans ses bonnes, a tiré la chose au clair.

— C’est injuste, a-t-il dit, avec cet accent inimitable qui rend sa pensée intime si difficile à deviner, c’est injuste, c’est paradoxal, c’est le monde renversé. Aujourd’hui un instituteur ne prendra jamais qu’une fille sans le sou ; au contraire une institutrice, si elle est adroite, peut lever un client très sérieux. Les veuves surtout s’entendent à cela ; d’ailleurs les veuves sont toujours fortes, très fortes… Bien que tu ne sois pas institutrice, ma chérie, jolie comme tu es, si je consens à mourir cette année, je te prédis un vieux notaire pour la fin de l’été prochain… C’est égal, c’est un rude type, cet Olivet !

— C’est mon avis, ai-je répondu.

C’est aussi l’avis de Mme Évrard ; si elle avait osé, elle en aurait dit de raides.

En somme, voici à peu près ce que je sais : M. Olivet a cinquante ans. Il ne les traîne pas ; robuste, il les porte allègrement comme il porterait un veau de six semaines.

Je connais l’homme ; je l’ai aperçu trois ou quatre fois à la gare ; et c’est sans doute à la gare qu’il est le plus beau.

Il faut le voir, sur le quai, planté sur ses semelles américaines et sa canne ferrée.

Lorsque la salle d’attente est peuplée de voyageurs d’occasion, foule timide, il faut le voir franchir, la pipe aux lèvres, le passage interdit au public. Il a l’habitude, lui. Voilà trente-cinq ans qu’il roule et qu’il s’embarque, ici, à Lurgé. Les employés passent et lui demeure ; aussi il se meut avec une aisance sans pareille.

Il paie avec de bruyantes pièces de cent sous. Au « côté des hommes », il se campe à cinq pieds de l’ardoise.

Parfois il s’arrête à la sortie, et, la main sur le bouton de la porte, fait un discours.

Quand il a ainsi la main sur le bouton de la porte, le bouton de la porte ne s’envolera pas dans la brise légère. Car elle est lourde comme un lingot cette main aux phalanges velues, cette main habituée à tapoter la croupe des servantes d’auberge, et à vérifier, sous les bœufs gras, dans la peau onctueuse, ridée et filante comme des entrailles, s’il n’est point échappé quelque chose aux brutalités du hongreur.

Grand et fort, M. Olivet, s’il avait moins de ventre et moins de sang aux joues, ne serait pas un vilain vieux. Il apparaît comme un beau type de campagnard enrichi, avec de gros appétits et de petites vanités. Si j’en crois la renommée, il est ce qu’il paraît être : gros mangeur, gros buveur, causeur bruyant, roué dans ses affaires, mais facile à mener, pourvu qu’on le flatte au bon endroit.

En somme, une grosse poire un peu blette. Mme Valine l’a cueillie le plus aisément du monde. La chose a été menée rondement.

— Ils ne se connaissaient pas au mois de juillet, m’a affirmé Mme Évrard.

Ce n’est point qu’elle le sache, la bonne pièce. Prétend-elle connaître toutes les aventures de Mme Valine au mois de juillet ?

J’ai de bonnes raisons de penser que, dès la fête nationale, de sérieux réseaux étaient tendus.

Moi, fretin, j’ai été pêché à la ligne volante avec un brin de seigle et un fil d’araignée ; mais c’était simple amusette, cela n’empêchait pas la grosse bête de fond de mordre et de s’enferrer. Il fallait seulement un peu de prudence et je m’explique ce désir de quitter Lurgé avant la nuit.

En général, on plaint M. Olivet.

Je le plains aussi ; je ne voudrais pas être pour longtemps dans ses chausses. Il était veuf ; sa première femme est restée dans le souvenir des gens de Lurgé sous les traits suivants : mince, pâlotte, très douce, un peu triste.

Cela va changer, mon petit père !

Il n’est pas bon à cet âge de brûler les relais.

M. Olivet est perdu, à moins que Mme Olivet ne revienne par dévouement aux menues friandises d’antan.

Pour le moment, elle ne semble point y penser. Mariée depuis quinze jours, elle s’enferme dans la coquette maison du marchand de bœufs, à l’entrée du bourg. On ne l’a pas encore suffisamment vue à Lurgé ; on attend ses premières sorties.

Faute de pouvoir examiner le front de Mme Olivet, on se rabat sur Mlle Olivet. Car il y a là-bas une fille du mari, une grande fille et même une jolie fille. C’est ici que l’histoire devient intéressante et que mes sentiments s’embrouillent.

Écoutons Mme Évrard.

— Mais vous la connaissez, monsieur Tournemine ?

— Qui ?

Mlle Josette ! Josette Olivet !

— Crois pas.

— Vous l’avez sûrement vue chez Mme Bérion. Elles sont parentes, cousines, je crois. Mlle Josette a dix-huit ou vingt ans ; c’est une grande blonde…

— Très gaie ? dites, madame, très gaie ?

— Euh ! je ne sais pas.

— Je ne sais pas non plus ; je souhaite seulement…

— Vous avez bien raison, monsieur ; elle aura besoin d’être gaie, la pauvre fille ! La vie qui lui est faite par le mariage de son père n’est pas drôle. Ce n’est pas cela que je voulais dire ; ce n’est pas cela du tout.

Mademoiselle Josette, il faut que vous soyez très gaie parce que votre rire est lumineux, matinal, féerique.

Je ne vous connais pas tout à fait. Je n’ai eu de vous que des révélations inattendues et incomplètes : votre rire, votre silhouette, votre nom, votre âge… Je ne suis pas sûr que vous soyez jolie et cependant je vous porte complaisamment en ma pensée ; vous apparaissez imprécise, voilée et merveilleuse sur le front brumeux de mes songeries…

En moi, le Ricaneur :

— Imbécile ! Essence, triple essence, quintessence d’imbécile ! Songe à l’autre, à l’autre que tu as inutilement brutalisée. Ne la vois-tu pas, l’œil vif, la lèvre rouge, les deux mains à plat sur la croupe ? Elle est derrière ta princesse voilée ; ne les vois-tu pas toutes les deux ? Elles vont avoir une prise de bec… Ah ! Ah ! Ah !

Songe, songe à la belle-mère ! Elle est encore bonne à prendre celle-là ! Elle te dira qu’on ne fait pas l’amour avec une princesse voilée. Elle te dira que tu ne sais pas faire l’amour… Ah ! Ah ! Hou ! Hou !

Je me bouche les oreilles.

Que suis-je ? quelle est ma pensée ? quels sont mes désirs ?

Ce n’est pas moi qui reconnaîtrai jamais l’homme qui me ressemble comme un frère. Je passerai bien à côté de lui cent fois… D’ailleurs pour me ressembler toujours, il lui faudrait souvent changer de visage et changer d’âme.

Les individus qui sont en moi ne sont pas de même race ; il y a des lords et des canailles, des poètes et des brutes. C’est une tablée cosmopolite dans un hôtel de bas étage. Les convives s’examinent curieusement ; ils content des histoires, mentent, se vantent, se flattent, s’invectivent dans toutes les langues ; sans pour cela, d’ailleurs, s’interrompre de boulotter la vie — ma pauvre vie.

13 octobre. — Au fond de ma chambre, légère, élégante, brillante dans son coin ensoleillé, ma bicyclette est une joie pour mes yeux.

Elle est telle que je la souhaitais.

Je n’en avais point rêvé une neuve. Une neuve eût été cause de soucis ; il eût fallu s’en approcher avec précautions et elle n’eût pas été complètement mienne avant de longs mois.

Bijard me l’a dit :

— La nouveauté, ça se paie et pourtant c’est risqué. Prenez celle-ci qui a fait ses preuves.

J’aurais eu répugnance, d’autre part, à prendre une machine par trop fatiguée, une de ces pauvres machines qu’on loue à l’heure pour des étapes urgentes et sans joie.

Or, celle que j’ai, quoique défraîchie, a peu roulé. Elle n’a servi qu’à un petit jeune homme qui est devenu poitrinaire à dix-huit ans. Comme la bicyclette lui était malsaine, ses parents ont vendu sa machine.

Bijard a fait là un bon coup et j’en profite ; j’en profite, c’est une chose entendue entre nous. Pour m’en faire profiter davantage, Bijard voulait changer le guidon, la selle, cinquante pièces. Je m’y suis opposé ; je n’ai profité que des retouches indispensables.

Je crois avoir une bonne machine. Je l’ai essayée hier soir, mais ici, à petite allure. (J’ai croisé devant la maison de M. Olivet, vainement d’ailleurs.) Je vais après déjeuner la soumettre à une épreuve sérieuse.

...................

J’ai couvert une douzaine de lieues. J’ai visité Trevins, Arçay, les Moulinettes. Me voici aux Pernières. Je vais saluer mes collègues que j’ai un peu négligés l’été passé.

Ils ne m’ont pas gardé rancune ; ils m’offrent un rafraîchissement. Ils sont aimables ces gens et ils ne sont point si sots ! Mme Thérèse juge fort sainement ses collègues du chef-lieu ; elle m’a peint une Mme Michaud en quatre ou cinq phrases aiguës. C’est qu’elle la connaît bien ! Aussi, à priori, elle prend toujours parti pour les adjoints, de même que jadis, avant les religieuses, elle défendait l’adjointe.

Ce n’est pas moi qui lui donnerai tort. Cependant je ne me risque pas trop. En ce moment cela marche, Mme Michaud et moi ; M. Michaud me flatte ; on semble désirer la paix véritable, pas la paix armée. C’est ce que je souhaite. J’espère trouver cet hiver assez de distractions pour me passer de la guerre.

Soyons donc prudent. Écoutant Mme Thérèse, je n’abonde pas dans son sens, mais je fais :

— Hé ! Hé !

Et j’arbore un sourire édifié ; car il ne faut jamais décourager ses alliés.

Comme elle se lance sur la question des indemnités communales, je me lève. Je fais un petit geste de la main qui peut vouloir dire :

— Je suis renseigné, allez ! pas la peine d’expliquer !

Et qui signifie pour moi :

— Ah non ! Je ne touche pas d’indemnité ; par conséquent cette histoire n’a pas d’intérêt.

Je sors et ils me font un bout de conduite par leur chemin tortueux.

Sur la route, ayant assuré mon chapeau, je saute en selle. Et comme ils me regardent partir, je prends tout de suite de la vitesse malgré une côte assez raide. J’ai vu un jour un clown qui franchissait une table de son pas ordinaire. Toute la difficulté est de masquer ses efforts. Le corps droit, sans raideur, mais sans contorsions, je monte à terribles coups de jarrets. En haut, je me penche pour prendre le virage comme après une descente rapide.

Puis j’ai le droit de souffler. La route maintenant est plate, droite et dure comme un parquet. Lurgé est à trois kilomètres ; j’aperçois le clocher au-dessus des arbres. J’y serai quand je voudrai. Le vin blanc de M. Poinçon a mis dans mes muscles une gaieté nouvelle.

Ma machine a un roulement silencieux et doux. Comme elle avait déjà servi, j’appréhendais trouver en elle des habitudes et des caprices ; mes craintes étaient vaines ; les retouches de Bijard lui ont sans doute refait une virginité.

Dans la lumière tempérée, sur la route pailletée de micas, ivre d’une ivresse légère faite de santé et de jeunesse, j’active ma bête. Et, sous mon étreinte, je la sens frémir et donner tout ce qu’elle peut, ma bête intelligente et docile.

Ma bête ?

La bête, c’est moi.

16 octobre : Conférence pédagogique. — Dans la salle de classe d’Évrard que nous avons, hier soir, nettoyée à fond, tous les collègues du canton sont réunis pour apprendre de M. l’Inspecteur primaire des vérités premières sur l’enseignement de la langue française. Service commandé.

Nous sommes trente-quatre : dix-huit instituteurs et seize institutrices. Beaucoup se plaignent ; le déplacement est quelquefois pénible et onéreux. Au fond, personne n’eût voulu manquer cette réunion. Les institutrices, depuis huit jours, ont passé leurs veillées à retoucher leur toilette et à rajeunir la garniture de leur chapeau.

La conférence pédagogique est, pour certains qui habitent des hameaux inaccessibles, la seule sortie de l’année. Pour tous, c’est la seule occasion de saluer les collègues, ces collègues que l’on déchire parfois à belles dents mais que l’on a plaisir à retrouver quand même.

L’esprit de corps existe chez nous. J’ai le droit de dire que mon frère est un sot, mais qu’un quidam se permette d’être de mon avis, je me retournerai aussitôt avec la plus entière mauvaise foi et je ferai brutalement front.

Plaise à quelque La Rochefoucauld d’équilibrer à ce sujet une phrase rectangulaire ayant l’intérêt pour centre de gravité.

Moi, pour l’instant, j’ai autre chose à faire. Élu secrétaire de séance, il me faut noter point par point les arguments de M. l’Inspecteur. Je ferai ensuite un beau-procès-verbal que je devrai recopier je ne sais combien de fois.

Ces jeux sont inoffensifs.

Chaque année les bureaux du ministère nous choisissent ainsi un sujet de méditation. Méditer n’est rien ; choisir le sujet est peut-être plus difficile. Le gros travail revient à ces messieurs des bureaux, comme il est juste. Ils y apportent une ingénieuse fantaisie et le plus candide optimisme.

Cette année, le pivot de l’enseignement est la langue française, mais l’an prochain, ce sera l’histoire, ou bien la morale, ou bien le dessin, le travail manuel, le chant, que sais-je ? Tous les douze mois, le pivot change, usé.

Bien entendu, rien ne change en réalité ; rien ne change, heureusement !

Quand perdra-t-on l’habitude de médire de la routine ? Si les instituteurs, oubliant qu’ils sont payés d’abord pour apprendre à lire aux enfants, n’opposaient pas la bienfaisante inertie aux suggestions des beaux esprits, on perdrait beaucoup de temps dans les écoles de la République. Ce n’est pas à dire qu’il ne vienne jamais rien de bon du fulgurant Olympe ; mais les dieux exagèrent toujours ; ils tirent un feu d’artifice pour allumer notre chandelle.

Nous écoutons donc M. l’Inspecteur ; il est plus à plaindre que nous. C’est sa première conférence de l’année et il hésite un peu ; ses mots pâteux ne viennent pas ; ils résistent ; ils collent comme du mastic. Il paraît que l’an passé, à cette même place, il a été bien plus éloquent ; c’était sa septième conférence ; il savait sa leçon.

Il termine quand même et lit d’un petit air détaché une étude sur l’enseignement du français au cours moyen, dont l’auteur est ce vieil instituteur qui, tout au fond de la salle, baisse la tête et rougit. L’étude est originale ; je n’ai rien lu de semblable dans mes auteurs ; la langue est souple, ferme, riche.

Pourquoi cet instituteur est-il aussi timide ? Qu’a-t-il à se faire pardonner ? Peut-être est-ce le ton du lecteur qui le blesse et l’humilie…

Ayant achevé, à toute vitesse, les dernières lignes, M. l’Inspecteur lève la séance et chacun s’en va content…

Minute !

Par mes soins, le déjeuner a été commandé chez le meilleur aubergiste de Lurgé.

C’est le banquet annuel des marchands d’esprit.

Il y a, autour de la table, quelques têtes curieuses et expressives. Voici l’institutrice de Chantefoy ; je la connaissais de réputation, Mlle… Au fait, comment s’appelle-t-elle ? Pour ses élèves, pour leurs parents et maintenant aussi pour ses collègues, elle est « la petite mère » et l’on finit par oublier son nom.

Une avenante personne rondelette ; une tête ronde, aux cheveux grisonnants, des joues rondes et colorées, des mains… non ! de grasses menottes à fossettes… Surtout, de magnifiques yeux d’enfant, d’un bleu de source, des yeux tendres et rieurs, merveilleusement candides.

La raison voudrait que cette institutrice se débattît du matin au soir, dans son école surpeuplée, contre une bande d’enfants déchaînés. Eh bien ! ce n’est pas cela du tout ! Elle ne punit jamais et son école est la meilleure de la région.

Au fond de vos yeux, « petite mère », la clef de ce mystère.

Derrière elle, sur une chaise, elle a posé un filet gonflé de paquets : ce sera fête demain à l’école de Chantefoy.

La classe de Mlle Dubosc, de Courvoisin, est également réputée. Mlle Dubosc a les premiers prix au certificat d’études. Elle est haute, maigre, ascétique. Son regard est presque trop droit ; il me gêne. Je me revois petit garçon, pincé au retour d’une excursion buissonnière, ou bien conjuguant un verbe irrégulier aux quatre temps du subjonctif.

Il doit faire froid à Courvoisin !

Baron, un instituteur de trente ans, nouvellement nommé en commune, est le plus affairé, le plus dévoué des propagandistes. Il veut bien faire, il veut tout faire. Il écoute toutes les suggestions ; au moindre appel il est là !

Secrétaire de mairie, bibliothécaire, directeur d’une société de tir, président d’une société de tempérance, d’une société d’anciens élèves, d’une société d’instruction populaire, d’une section de la société contre la dépopulation des campagnes, trésorier d’une société de secours mutuels, secrétaire d’une panification, il ne trouve jamais une heure de congé pour cultiver son jardin. Demain, il protégera les animaux, surveillera les nids, repeuplera les rivières et créera une section des « Amis de l’arbre ».

Il ira ainsi jusqu’au jour où, malade, découragé, il enverra tout au diable, fera simplement sa classe et prendra un permis de chasse.

— Mais ce jour-là, me dit mon voisin d’en face, il sera aussi chauve que moi !

Je réponds prudemment à ce petit homme à lunettes qui est en effet nettement chauve : il m’intimide et me déconcerte.

Évrard m’avait parlé de lui. Il s’appelle Buc et habite un petit village à l’orée d’un bois. Sa classe n’est pas nombreuse et il est secrétaire de mairie dans une commune de trois cents habitants seulement. Il lui reste du temps qu’il occupe de façon originale. Il ne chasse pas, ne pêche pas, ne jardine pas ; une promenade de deux kilomètres est pour lui une corvée rebutante, fastidieuse, ridicule. Ses belles mains d’archevêque ne sauraient enfoncer un clou…

Dans un petit bureau sans air, il lit, il relit… Il ne fréquente que les grands auteurs ; il n’y a presque pas de modernes dans sa bibliothèque.

Sa femme, une bonne paysanne en bonnet, parle intarissablement. De la cuisine, elle l’interpelle, le questionne, le prend à témoin… Son Montaigne en main, le bonhomme répond : oui ! oui ! Il a remarqué qu’il vaut mieux répondre oui, huit fois sur dix environ. La négation attire l’orage.

M. Buc parle comme au grand siècle ; il vient d’appeler M. Michaud qui le taquinait, un impudent maraud.

Il est d’ailleurs très malicieux ; il s’est moqué d’Évrard tout à l’heure, il s’est moqué de Mitron… Ne s’est-il point moqué de moi ?

Vraiment, je me sens un peu timide devant ce vieux maître d’école qui peut réciter à rebours certaines pages des Essais ou des Pensées.

Je bavarderais plus volontiers avec ma voisine de gauche, une jeune fille dirigeant provisoirement une école de garçons dans un hameau perdu à quinze kilomètres de Lurgé. Elle n’est pas jolie pourtant ; à vingt-cinq ans, elle a l’air vieillot. Elle mange du bout des dents et ne boit pas. Je lui verse un doigt de vin, je l’amène à plaisanter ; ses yeux craintifs finissent par se lever et elle s’anime un peu.

J’apprends qu’elle ne sort pas de l’École normale et qu’elle a été heureuse, pour entrer définitivement dans les cadres, d’accepter une nomination provisoire à ce poste déshérité.

Ce n’est pas que sa vie soit bien gaie dans ce hameau. Elle vit seule dans une grande maison délabrée et ne voit jamais personne. Comme elle est très peureuse, une voisine, une vieille femme sourde, vient coucher chez elle. Les veillées sont bien longues et bien longs les jours de congé. Le moindre voyage est pénible et compliqué ; aussi ne sort-elle jamais. Si elle avait seulement quelques livres…

— En somme, mademoiselle, je vois bien que toutes les heures, là-bas, ne sont pas drôles.

Elle se ressaisit et dit d’un air brave :

— Non ! mais il faut débuter ! Je ne me plains pas.

Petite recluse, vous avez raison de ne pas vous plaindre : cela ne changerait rien.

Mais je devine ce que vous ne dites pas. Je vous vois, l’hiver, au milieu de vos grands élèves ricaneurs et insolents. Je vous vois, le dimanche, derrière votre rideau : les filles du village s’en vont à la promenade tête nue, toutes leurs frisettes au vent et les gars les suivent hardiment. Vous, mademoiselle l’institutrice, vous avez à peine le droit de traverser le village : restez à la maison !

Je sais que plus d’une fois vous avez envié le bonheur des servantes de ferme. Je sais que vous avez rêvé, soupiré, pleuré et que personne ne s’en est jamais inquiété…

Bientôt, vous ne rêverez plus, mais peut-être pleurerez-vous encore secrètement.

Si vous ne vous plaignez pas, je vous plains, moi.

— Allons, mademoiselle, c’est aujourd’hui fête ; tout est permis aux pédagogues. M. Buc m’apprend que votre voix est douce comme la voix des tourterelles des bois : nous vous prions tous de chanter comme vous fîtes l’an passé.

Elle hésite, rougit.

L’aubergiste nous verse un petit saumur à bon marché qui mousse, pétille et fait illusion.

— « Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront », dit M. Buc.

— Vous entendez, mademoiselle : c’est un ordre ! Si vous ne chantez pas, nous serons tous bien fâchés. Elle se lève et chante. À mesure que sa voix s’affermit, son visage s’éclaire, elle rajeunit. Quand elle s’assied, elle n’a pas plus de vingt ans. Elle lève son verre devant le mien et, que Dieu lui pardonne ! elle le vide sans sourciller.

Quelle orgie ! voilà du bonheur pour une année…

Après le banquet, je la conduis à sa voiture ; une petite charrette à âne, basse, étroite, sans ressorts, minable. Elle va parcourir quinze kilomètres, assise sur une planchette, à côté de la vieille sourde, sa compagne habituelle.

Elle part après un salut cérémonieux. La fête est finie ! L’âne trotte d’un trot sec et pointu qui secoue terriblement la charrette…

Je n’ai pas envie de sourire, vraiment. Pauvre petite recluse ! Je la plains comme si je n’avais que cela à faire.

Allons, Tournemine, tu deviens stupide, tout à fait. Ce n’est pas ta faute si elle doit gagner son pain ; ce n’est pas ta faute si elle est isolée au milieu des rustres ; est-ce toi qui signas sa nomination ?

Ce n’est pas ta faute non plus si elle n’est pas jolie.

20 octobre. — J’ai dans ma vie une jeune fille qui rit.

Hier, après quatre heures, M. Bérion est venu me demander si je pouvais continuer mes leçons à son fils. Je l’ai extrêmement bien reçu. Je lui ai démontré le grand intérêt de ces séances supplémentaires. Comme il abordait la question du prix, je lui ai dit :

— Pour que ces leçons fussent fructueuses, il les faudrait assez rapprochées ; il faudrait trois séances, oui, trois séances par semaine au lieu de deux. Et vous savez, je ne change pas de prix pour cela : je m’intéresse à cet enfant, moi… Donc, le mardi, le jeudi et le samedi… Ça vous va ? Vous offrirez une bouteille, par exemple, de temps en temps.

Je prends avec M. Bérion les allures désinvoltes et de mauvais goût qui le mettent à l’aise, lui, timide et gauche.

— Ça me va, monsieur Tournemine. Quand voulez-vous commencer ?

— Mais dès demain, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

J’ai alors ajouté d’un air détaché :

— Dites donc, à propos, ce mariage ? Vous ne m’en parlez pas !

— Quel mariage ?

— Allons, ne faites pas l’étonné… le mariage de M. Olivet donc ! vous devez être fier d’avoir une si jeune tante.

— Euh ! Euh ! oui, j’en suis fier ; nous autres, cela nous est égal d’ailleurs… nous n’avons rien à dire là-dessus.

Cette phrase est de sa femme. Sa femme lui a fait la leçon ; elle lui a dit :

— Si on te parle de ton oncle et de son mariage, tâche de tenir ta langue ; nous n’avons rien à dire là-dessus.

Et, docile, il envoie ces mots au nez des indiscrets. J’ai eu beau le retourner sur toutes ses faces, je n’ai eu de lui que cette formule définitive :

— Nous n’avons rien à dire là-dessus, nous autres…

Je n’ai rien su de Mlle Josette par son cousin.

En revanche, je viens d’avoir la révélation soudaine et complète que j’attendais.

J’étais tout à l’heure chez Mme Bérion dans le petit cabinet qui donne sur le jardin. Je venais d’attirer l’attention de M. Dédé sur les curiosités de la soustraction. Nous étions en train d’aligner sur la table-bureau les marrons d’Inde qui servent à nos démonstrations, lorsqu’un pas leste résonna dans le corridor ; puis une voix fraîche jeta ces mots :

— Dédé ! Dédé ! es-tu là ?

Le petit ouvrait la bouche pour répondre mais ses yeux rencontrèrent les miens et il resta coi, comme à l’école, étonné qu’on eût l’audace d’interpeller les gens pendant une leçon.

Il s’attendait certainement à me voir ouvrir la porte et attraper cette audacieuse qui recommençait à appeler.

— Dédé ! où es-tu ?

— Qui est-ce ? fis-je.

— C’est marraine Zézette.

— Eh bien ! réponds ! mais réponds donc !

Je n’avais pas achevé que mon Dédé criait à tue-tête :

— Hé ! Zézette ! par ici !

Crac ! la porte s’ouvre et l’Aurore entre chez nous.

— Je vous demande pardon, monsieur ; j’appelais le petit parce que je n’ai trouvé personne à la maison. Je ne savais pas que vous aviez recommencé vos leçons.

J’ai été au-dessous de tout. Et je n’ai pas même l’excuse d’avoir été pris au dépourvu. Je savais que je rencontrerais Mlle Josette ; j’avais préparé des sujets de conversation ; j’avais pris soin de trier des remarques spirituelles, des reparties luxueuses ; j’avais même plusieurs attitudes à choisir… Tout était prévu, et, au bon moment, je n’ai rien trouvé.

Dédé avait saisi une main de sa cousine et y frottait sa joue. J’aurais voulu en faire autant. Ce désir niais faisait cavalier seul dans ma grande courge de tête. J’ai bien été là deux longues minutes à essayer vainement de pauvres mots, tel un individu pressé qui cherche, en pleine nuit, à ouvrir un chalet de nécessité avec un trousseau de fausses clefs.

À la fin je me suis rappelé qu’elle demandait quelqu’un et j’ai dit en me penchant à la fenêtre :

— C’est Mme Bérion que vous cherchiez, mademoiselle ? je crois qu’elle est dans le jardin, je l’ai vue passer tout à l’heure.

Voilà.

J’ai eu le front de lui dire ça ! C’était un congé, ni plus ni moins. Elle a battu en retraite ; je l’ai aperçue un moment après qui rentrait avec la patronne.

Dédé et moi nous sommes revenus à nos marrons.

— Mets-en treize… ôtes-en neuf. Combien en reste-t-il ?

— Sept.

— Bien ! Mets-en huit… bon ! maintenant il s’agit d’en ôter douze… Quel métier !… Dépêche-toi !… La jolie méthode !… En finiras-tu ?

Dédé, hors de lui : — Je peux pas, tout de même ! il en faut d’autres !

— C’est cela, sortons en chercher.

Nous voilà dans le beau jardin sur la fine pelouse. Les marrons luisent dans l’herbe ; nous les ramassons sans nous presser. Le chapeau de Dédé est plein ; j’ai une idée.

— Va demander à ta maman une aiguille et du fil.

Le gamin court à la maison. Je l’entends qui parlemente puis, fort de mon autorité, ordonne, tempête. Enfin le voici ; Mme Bérion et sa cousine le suivent portant le fil et l’aiguille. Ah ! Ah ! Ici, en plein air, en présence de la patronne, je ne connais plus l’angoisse stupide qui me paralysait tout à l’heure. J’ai ma revanche à prendre.

Mme Bérion :

— Que veut dire le petit ? Il vous faut du fil, monsieur Tournemine ?

— Oui, madame, du fil et une solide aiguille ; nous sommes ici, nous deux, pour enfiler des marrons.

— Voulez-vous un dé ?

— Merci, je ne m’en sers jamais.

— Cousez-vous beaucoup, monsieur Tournemine ?

— Beaucoup ! dans mon ménage je fais tout moi-même.

Ici, le rire de Josette, frais comme la rosée.

Que ne suis-je spirituel !

Je n’ose pas la taquiner directement. Je m’attaque à Dédé qu’elle tient par les mains et fait tourner ; j’interpose aussi Mme Bérion et je couds des marrons pour occuper mes mains.

— Votre fils, madame, fait des progrès étonnants.

— En calcul ?

— En calcul… oui, mais surtout en force et en agilité ; admirez cette souplesse, cette exubérance…

— Oh ! monsieur ! j’ai tout le temps de l’admirer, son exubérance ; à la maison nous ne pouvons pas le tenir.

— Eh bien ! lâchez-le ! par les beaux soirs comme celui-ci, lâchez-le sur votre pelouse. Et qu’il vive, ce bel enfant, qu’il vive sa vie joyeuse sous ces arbres dorés ! Voyez-vous comme il abandonne sa leçon maussade pour la danse ? Voyez-vous comme il va d’instinct à la joie et à la grâce ? Je souhaite à tous les enfants un jardin comme le vôtre et un professeur comme mademoiselle.

J’ai étendu cette longue phrase comme du beurre.

Mlle Josette, la première, mord à la tartine ; elle ne m’attaque pas directement non plus :

— Tu entends, mon petit Dédé : il ne faut plus jamais compter ni écrire ; si l’on te donne des devoirs, jette tes cahiers au feu et viens t’amuser avec marraine. Tu le veux bien, dis ?

Le petit me regarde, puis regarde sa mère. Celle-ci :

— Ça ne serait pas à faire ! André n’a pas de temps à perdre. Il a du chemin devant lui ; s’il ne prend pas son avance dès maintenant, quand arrivera-t-il ?

— C’est très juste, madame.

C’est très juste en effet : s’il flanque ses cahiers au feu ce n’est pas la peine de lui payer des leçons particulières.

La conversation prend par ma faute un mauvais tour ; à moi de donner un petit coup de guidon.

— L’avance qu’un enfant peut prendre dès ses premières années se retrouve toujours ; il en ressent les effets bienfaisants pendant toutes ses études. Quand Dédé sera lycéen, étudiant…

— Oh ! monsieur ! étudiant ! vous allez loin.

— Comment loin ! mais savez-vous qu’il a de l’étoffe ce petit bonhomme ! Il a des réflexions qui ne sont pas de son âge.

— Cela, c’est vrai ; ce n’est pas parce qu’il est mon fils… mais nous le disons, mon mari et moi : il pense trop pour son âge. Il a de ces mots…

Elle n’en pourrait pas citer ; elle n’a pas l’invention qu’il faut.

Moi, cela n’est pas pour m’embarrasser. J’ai, à l’usage des mères, toute une collection de mots d’enfants. J’en ai cueilli quelques-uns dans les mots de la fin de mon journal pédagogique, quelques autres, beaucoup plus rares, sur les lèvres de mes élèves ; j’en ai inventé un grand nombre, froidement, à tête reposée.

J’en ai pour tous les goûts : j’ai des mots d’enfants prodiges pour les mères orgueilleuses et j’ai des mots d’une vertigineuse naïveté, des mots de bébés amoureux de la lune pour les petites mamans puériles.

Et il n’y a pas à se tracasser de la vraisemblance : avec ces dames ça passe toujours, toujours !

— Ah oui ! il a des mots étonnants. Ainsi l’autre jour…

Une anecdote sérieuse pour Mme Bérion.

— Et encore : mais celui-ci, je ne sais pas si je dois bien le dire… Faut-il le dire, Dédé ?

Pauvre gosse ! est-ce qu’il peut savoir ? Rouge, souriant à faux, il roule des yeux effarés. Il ne lui vient pas à l’idée que je suis un effronté menteur ; ce concept simple lui est interdit et il a l’intelligence bouleversée.

Au fond, je lui rends service : plus tard il sera fier d’avoir prononcé de telles paroles.

Pour Mlle Josette, je conte une anecdote seconde catégorie.

— Comment, Dédé ! faut-il que tu sois sot !

Elle rit, elle rit…

Et moi, pour aviver ce magnifique éclat de jeunesse, j’offre une autre histoire, puis une autre encore. Lancé, je déballe toute ma pacotille.

21 octobre. — J’ai dans ma vie Josette Olivet.

Elle y est entrée sans crier gare et elle s’est installée tout naturellement, comme chez elle.

Je ne l’avais pas formellement invitée, mais je l’avais bien un peu guignée de l’œil et quand elle est venue, j’ai observé une neutralité bienveillante.

Et maintenant je n’essaie point de la chasser.

Je puis d’ailleurs perdre du temps à adorer cette souveraine passagère de ma pensée. Je ne la crains pas. Le voulût-elle, qu’elle ne saurait bouleverser la trame incolore de mes jours. J’ai mon bon sens intact et ma volonté est là, ma grande volonté inabordable.

D’ailleurs elle ne le voudra pas. Pauvre de moi ! je puis dormir sur les deux oreilles. Elle n’essaiera pas de me faire manquer à mon serment, cette fine demoiselle aux yeux dorés.

Hier, lorsque nous nous sommes trouvés brusquement face à face, j’ai été foudroyé, mais elle n’a pas même senti le choc en retour.

J’aimerais songer qu’elle a été sotte, aussi sotte que moi. Mais non, pas du tout ; elle s’est excusée très simplement. Cette habileté me glace.

Quand je la reverrai, je tâcherai d’être galant et spirituel, comme ces vieux qui ont une grande expérience et ne sentent plus rien.

Mais ici, je puis mettre folie au vent. Il me plaît de rêver Josette amoureuse et souple à mon vouloir ; il m’arrive de vivre un conte de fées naïf et charmant…

Parfois j’imagine un roman moins bleu où j’évolue entre Josette et sa belle-mère. Le dénouement en est variable selon mon humeur. Josette et moi, nous sommes toujours semblables à nous-mêmes comme les héros d’une bonne tragédie classique. Pour Mme Olivet, ce n’est plus ça : elle est tantôt maternelle, tantôt bonne à tuer. C’est elle le personnage pittoresque qui brouille l’intrigue. C’est l’inconnue de mes données, l’X aux jambages solides et charnus.

22 octobre. — Ce soir, dérangeant par hasard mon cube de philosophie, j’ai découvert sur mon buffet des animaux blafards à pattes nombreuses que j’appelle cloportes. Je ne soutiendrais pas avec la dernière énergie qu’ils méritent ce nom, mais je les baptise ainsi pour ma commodité.

Ils étaient là toute une famille, sous deux kilogs bon poids, d’orgueilleuse sottise humaine.

Ma grande main, brutale comme la main d’un dieu, les a jetés à terre et ma semelle les a écrasés.

Et maintenant, s’il en reste un, il se dit peut-être, — car il n’est pas certain que la folie raisonneuse soit le privilège des hommes — il se dit peut-être dans son âme de cloporte :

— Voici que les miens sont morts, tous, bons et méchants. Mais je suis tranquille : celui qui les a fait mourir saura faire le tri. Ceux que je détestais cuiront au soleil des tourments ; les autres sont nés pour la béatitude éternelle des coins obscurs.

Cela est conforme à la logique et à ce sentiment d’invincible justice qui est si fort au cœur des cloportes…

Cette certitude me donne la force de continuer à vivre ma vie douloureuse en attendant que mon tour vienne. Car mon tour viendra ; je passerai comme les miens ont passé, comme d’autres passeront sans que rien soit changé dans cette prodigieuse maison éternelle…

Ayant ainsi pensé, mon cloporte va chercher l’abri d’un vieux journal et vaquer à ses petites affaires. Il va recommencer à agir, à manger, à faire l’amour, à se battre. Il sera peut-être un héros de roman ; qui sait s’il ne deviendra point un grand sage ou même, s’il est ambitieux et fort, le prince des cloportes ?

Cela aura à ses yeux une importance énorme. Il dira :

— Moi, j’ai tenu mon rôle ; je n’ai pas été un de ces individus obscurs qui ne laissent rien après eux.

Cependant, je l’écraserai par mégarde ; et peut-être tout son peuple avec lui.

Nous sommes de pauvres cloportes qui nous donnons bien de l’embarras dans un recoin obscur de notre « maison éternelle ».

Nous périrons tous et nos fils périront et notre maison éternelle s’écroulera aussi.

Rien ne compte ; les meilleurs sont égaux aux pires.

Nous vivons menu, menu ; nos haines sont insignifiantes, nos amours sont des étincelles.

Mon amour, mon amour est tout petit. J’aurai beau souffler sur la flamme sacrée, elle sera éteinte à la fin de ce siècle.

Dans cent ans je serai mort, Josette sera morte, tous ceux qui s’agitent autour de nous seront morts. Nous aurons tous franchi le seuil formidable, nous serons tous dans la grande paix du tombeau…

Ah ! ces mots eux-mêmes, comme ils sont lourds d’orgueil ridicule !

Dans cent ans, moi, Josette et les autres, nous pourrirons, nous pourrirons très bien.

27 octobre. — Je viens de rencontrer Mme Olivet dans la rue. Je ne l’avais ni cherchée ni suivie. Nous nous sommes trouvés nez à nez au coin de chez Bijard ; elle est venue à moi la main tendue et nous avons traversé la place de compagnie.

J’aime mieux que ce soit fait qu’à faire.

Pourtant Mme Olivet a été charmante.

Elle a tout oublié ; je ne me souviens de rien. Nous avons été collègues et une camaraderie un peu distante existe encore entre nous.

Si j’ai besoin d’un réconfort discret je le trouverai chez elle : c’est une alliée.

Moi, de mon côté, je ne la confondrai pas avec les bourgeoises d’humble intellectualité ; je lui ferai une place à part dans mon estime.

C’est très gentil, ça.

Elle était assez cérémonieusement vêtue. Il n’y a, ici, que cinq ou six dames qui sortent ainsi harnachées de pied en cap en toute occasion. Je songeais à la classer parmi cette élite lorsqu’elle me dit :

— Je fais quelques visites ce soir. J’ai vu Mme Michaud et je vais de ce pas chez Mme Godard, peut-être chez Mme Évrard.

Ma pensée, rapide, me pousse une question au bout de la langue :

— Et ne viendrez-vous pas chez moi ?

Heureusement, je la ravale. Pas assez vite cependant, puisque sous la voilette, au fond des yeux noirs, apparaît une lueur de moquerie indulgente. Mais non, je n’ai rien vu ; j’ai eu peur de voir… À moins que je ne l’aie souhaité ? Non encore ! ces choses sont mortes. Rien ne saurait les faire revivre en moi.

Elle a été très bien : voilà la vérité toute nue.

Elle s’est informée de mes vacances. Je lui ai donné des renseignements sur ma mère, sur mes neveux ; je lui ai parlé de mes promenades à bicyclette.

Elle m’a dit, à ce propos :

— À la bonne heure ! c’est indispensable à un jeune homme. Il faut des distractions et, ici, vous ne devez pas en avoir beaucoup.

Les dames s’inquiètent beaucoup des distractions des jeunes hommes ; un jour ou l’autre, je prendrai le temps de méditer sur ce phénomène.

Je lui ai répondu que je me contentais de peu.

— D’ailleurs, ai-je ajouté, je me crée des occupations.

Je tiens volontiers ce propos ; comme, d’autre part, mon gros livre impressionne mes visiteurs, tous mes collègues pensent que je prépare un examen. Ils ne savent pas lequel, mais ils sont persuadés que je travaille beaucoup, la philosophie principalement.

La ci-devant Mme Valine a été des premières à me prendre pour un philosophe. Elle donne encore dans cette erreur puisqu’elle m’a dit :

— Des occupations ! vous allez en avoir ; il vous faudra lâcher vos études… Ne vous occuperez-vous pas de cette soirée ?

— Plaît-il ? cette soirée ?

— Comment ! vous n’êtes pas au courant ? La jeunesse de Lurgé organise une petite représentation théâtrale suivie d’un concert. On fera certainement appel à votre bonne volonté.

— Pour le décor sans doute ?

— Je ne sais pas… Je tiens cela de Mme Michaud. C’est vous qui nous donnerez des détails dans quelques jours. Bonsoir, monsieur !

Nous nous sommes donné une poignée de main vue et légalisée par toutes les boutiquières du bas de la place.

Voilà ! Je suis content, comme dit l’autre, d’en être revenu.

Je craignais d’être ridicule, gêné, honteux ; il n’en a rien été.

Ce qu’on craint n’arrive jamais.

7 novembre. — Mlle Josette vient presque tous les soirs chez Mme Bérion. L’été dernier elle n’y paraissait jamais. Je devine que, maintenant, elle fuit sa maison. Je l’ai vue deux fois cette semaine. Je n’ai pas été aussi spirituel que je me le proposais ; et de galanterie, peu ou point. Nous nous sommes tenus, ma foi, comme de grandes personnes ; nous avons fait la conversation, une conversation banale et simple comme une pluie d’automne.

Mais les mots ne sont rien. D’ailleurs cela m’a donné le loisir d’admirer. On ne peut pas tout faire à la fois. J’arrondirai mes angles la semaine prochaine, mettons jeudi.

Je l’ai vue ; je la vois encore : son image adorable est dans mes yeux. J’ai maintenant tous les éléments d’un portrait dans le genre de ceux de La Bruyère. Que ne vit-il encore, ce vieux ! J’irais le trouver et je lui dirais :

— Bonjour, grand-père ! Laisse là ton fourbe, ton fâcheux et ton libertin. Prends une plume de tourterelle : tu vas me faire un beau portrait de jeune fille.

Je t’apporte tout ce qu’il faut. Elle aura vingt ans aux violettes prochaines ; ses yeux sont le ciel, ses cheveux sont de la lumière attendrie, sa gorge est blanche comme un rayon de lune ; rien au monde ne serait plus beau que sa bouche si son rire n’existait pas.

Voilà ! choisis, arrange ; à toi de te débrouiller. Je t’apporte des lis, je t’apporte des roses ; j’ai aussi d’autres fleurs aussi suaves et moins communes, telles que bluets, jasmins et pivoines ; j’ai peut-être même fauché au jardin chanceux de mon rêve des fleurs excessives et de mauvais goût.

Avec tout cela fais-moi un bouquet harmonieux. J’en veux respirer seul le délicat parfum. Et je te choisis entre d’adroits artisans parce que tu es un bonhomme correct, sans vilaines manies : j’espère que tu n’iras pas, entre les pétales de velours, fourrer ton vieux nez…

Je lui dirais cela et il ferait sans se presser, soigneusement, le beau portrait que je suis trop gauche pour tenter…

Mardi soir notre entrevue a été brève, mais lorsqu’elle est partie j’ai serré ses doigts fins et doux longtemps.

Aujourd’hui, elle était avec Dédé quand je suis arrivé. Je lui ai tendu la main. Je le ferai désormais toujours ; c’est une bonne habitude à prendre : une poignée de main est presque une caresse. Je lui ai donc serré la main, mais sans insister, pensant :

— J’ai du temps devant moi ; et il faut varier.

Hélas ! J’ai causé avec elle une grande demi-heure ; j’ai parlé sur des sujets qui étaient à cent lieues de ma pensée.

À la fin seulement comme il était question de notre fameuse représentation théâtrale, j’ai risqué :

— Vous en serez, mademoiselle ? Vous êtes, paraît-il, une excellente musicienne. Vous ne pourrez pas dire non : vous êtes la seule pianiste possible.

Elle a fait une petite moue qui signifie qu’elle n’est pas absolument libre.

— D’abord, a-t-elle dit, il n’est pas vrai que je sois une bonne pianiste. Et puis… et puis… Enfin on fera mieux de ne pas compter sur moi.

— Tant pis !

J’étais debout près de la porte du corridor ; Dédé regardait par la fenêtre. Je me suis penché vers elle.

— Tant pis ! ai-je répété tout bas ; si vous n’en êtes pas je n’en suis pas non plus… sans vous, mademoiselle Josette, je ne me mêle pas de cette affaire.

Et j’ai cherché le bouton de la porte du côté où il n’était pas.

Je ne suis brave qu’en me sauvant.

13 novembre. — Sans elle, non, je ne me mêle pas de cette affaire.

J’ai promis, c’est vrai, mais je saurai trouver un biais. Évrard me l’a dit : j’ai bien le droit d’être malade ou, tout au moins fatigué, très fatigué.

C’est M. Godard et Mme Michaud qui ont eu l’idée de l’entreprise.

Il paraît que ces exhibitions sont une œuvre complémentaire de l’école. Je comprends fort bien. Il y aura un compte rendu dans la feuille de chou du chef-lieu, entre une mort subite et un enterrement civil. M. Godard aura les palmes et il se pourrait que Mme Michaud passât en première au choix.

La jeunesse de Lurgé ne brûlait pas d’envie d’apprendre les rôles ; les comédiens amateurs n’arrivaient pas des quatre coins de l’horizon. Il a fallu, me semble-t-il, forcer un peu les vocations.

Le père Michaud, à qui cette balançoire fait tourner la tête, appelle au secours de tous les côtés.

Évrard pourrait être le sauveur, mais c’est un garçon impossible, capable de dynamiter les tréteaux.

Il a fallu s’adresser à moi, indigne.

D’ailleurs on me flatte depuis quelque temps ; on ne veut pas se brouiller avec tous les adjoints… Mme Michaud a été indisposée et c’est moi qui suis allé au chef-lieu, à bicyclette, lui chercher des médicaments inconnus à Lurgé, des sels spéciaux pour des vapeurs spéciales aussi sans doute. Ce faisant, je l’ai tirée d’un mauvais pas.

C’est ainsi que commencent les grandes amitiés.

Mme Michaud m’a donc persuadé que je devais en cette occasion me mêler à la folle jeunesse. M. Michaud aura la peine ; moi j’aurai l’honneur. C’est tout profit.

— Sans compter que cela vous distraira, monsieur. (Elle aussi !) À votre âge, il ne faut pas s’anémier sur des études abstraites.

Des études abstraites ! merci, mon vieux cube !

Je n’ai pas montré à ces paroles une gaîté excessive, mais enfin je n’ai pas refusé mon concours. J’ai des amis musiciens, je les ai offerts ; comme il faut une pianiste, j’ai brutalement proposé Josette.

— Ne pensez-vous pas, madame, enrôler Mlle Olivet ? Elle est jeune, elle ne fait rien d’utile et elle tapote énergiquement, dit-on.

Mme Michaud n’a pas goûté ma proposition : Mme Olivet ne lui est pas sympathique et M. Olivet est plutôt dans l’opposition.

— Oh ! madame ! il est rallié. L’autre soir, Mme Olivet est allée voir Mme Godard en sortant de votre maison.

— N’importe ! nous courons à un échec… cette demoiselle a été élevée au lycée, elle est fière ; elle ne voudra pas.

Si Mme Michaud était à sa place, elle refuserait, c’est bien certain.

— Risquez toujours, madame ; il ne faut jamais avoir peur.

— Mais, monsieur Tournemine, risquez vous-même. Vous avez, aussi bien que nous, des intelligences dans la maison.

C’est tout à l’heure que Mme Michaud m’a fait cette proposition ; j’ai vite attrapé le bon prétexte. Demain soir je pourrai me présenter là-bas. Et si je suis éconduit, crac ! je lâche tout.

14 novembre. — Cinq heures du soir ; au bout d’une allée de laurier-thym ; devant la belle maison de M. Olivet. Il pleut.

J’aperçois deux perrons ; je me dirige vers celui qui me semble le plus important. Investi d’une mission officielle je ne frappe pas à la petite porte de l’escalier dérobé. Pas de timbre ; je ferme mon parapluie : toc-toc.

La porte est encadrée par des branches, une espèce d’arbuste, je ne sais trop quoi, du feuillage enfin, du feuillage roux qui pleure à grosses gouttes. Et cette pluie mouille très bien. Je vais faire le seigneur au manteau mouillé ; je ne me dirai pas que c’est la gouttière ; je dirai : « un nuage des airs », etc., etc.

Mais j’ai heurté trop mollement. Toc-toc !

J’ai des pulsations énormes.

Enfin ! voici la duègne, la jeune duègne.

— Bonsoir, monsieur Tournemine ! quelle agréable surprise ! Que vous êtes aimable de venir nous voir par cet affreux temps ! Entrez vite.

Au fond du vestibule, je remarque une silhouette gracieuse et je m’attarde à déposer mon parapluie. Mais Mme Olivet m’ouvre la porte d’une jolie chambre.

— Ah ! monsieur, comme c’est aimable ! Venez par ici, je vais activer le feu.

— Madame, je déshonorerai votre parquet avec mes grands pieds humides. Je serais très bien à la cuisine.

— Vous serez encore mieux ici. D’ailleurs, je vous le dis en confidence, tout est en l’air à la cuisine.

— Moins que chez moi.

— Oh ! non !

Elle rougit et ajoute :

— Du moins, je le suppose.

Tout en m’installant dans un vrai fauteuil, moelleux et profond, elle gémit sur sa toilette ; elle s’excuse de me recevoir ainsi en négligé. Elle est occupée à faire des… de la… mettons des confitures. Ce n’est pourtant pas cela ; elle m’a donné un autre nom, moins commun, plus riche. Je ne l’ai pas retenu, mais enfin j’ai compris qu’il s’agissait d’une sorte de compote tout à fait remarquable, d’une marmelade de fruits distingués.

Je fais mine de me lever.

— Raison de plus, madame, pour ne pas quitter vos fourneaux. Vos confitures vont brûler…

— J’ai une aide.

— Ah ! vous avez une aide !

Voilà le pont. Je m’y engage, sans d’ailleurs éclairer la route.

— À propos, madame, vous m’avez parlé l’autre jour d’une réception organisée par la jeunesse de Lurgé…

— Au profit des pauvres.

— Au profit des pauvres, naturellement. Aujourd’hui, c’est moi qui suis délégué vers vous pour vous en parler à mon tour.

— Ah ! je vous le disais ! Ne vous avais-je pas prévenu que vous seriez chargé d’organiser la fête ?

— Patience, madame ! je ne suis pas du tout indispensable. Je me borne à inviter les gens de bonne volonté. Il y aura, vous le savez, un petit concert. Les voix ne manquent pas, ni les violons, mais nous n’avons pas de piano. Il nous faut, vous le pensez bien, un piano. Alors, je viens… c’est pour cela que je viens chez vous… Notez qu’il n’est pas question pour le moment de demander à la pianiste un effort considérable : elle accompagnerait simplement quelques couplets.

— C’est encore bien au-dessus de mon talent, monsieur ! Voici bientôt cinq ans que je n’ai pas fait de musique.

Quoi ? qu’est-ce qu’elle chante ?

— D’ailleurs, je n’ai jamais été qu’une pauvre pianiste. Je m’amuse moi-même, mais je n’amuserais guère les autres.

Eh bien ! Elle est bonne ! Mes yeux se sont ouverts, grands comme des tasses. J’ai la présence d’esprit de les fermer. Mais voici qu’une énorme envie de rire monte en moi ; je la refoule, j’appuie dessus, mais elle m’échappe, remonte, surnage.

— Vous riez, monsieur.

— Hélas ! je me dépêche de rire pour ne pas être obligé de pleurer. J’ai perdu mon pari ; j’avais parié avec M. Michaud que vous accepteriez. J’ai perdu !

Cela l’afflige ; elle est capable maintenant de revenir sur ses paroles. Barrons la route.

— J’ai donc perdu ! Soit ! Je dirai à ces messieurs qu’il ne faut pas compter sur vous. Mais cela n’avance pas nos affaires. Il nous faut une pianiste ; il y en a deux dans cette maison ; nous avions pensé qu’à défaut de l’une, nous aurions l’autre. Je voudrais savoir si Mlle Olivet remplirait la tâche que vous ne voulez pas, — je comprends très bien cela, en somme — que vous ne pouvez pas accepter.

— Ah ! c’est une autre question ; c’est une tout autre question !

Elle rit d’un air faux que je ne lui connaissais pas. Moi qui la croyais sans méchanceté !

— Je ne peux pas vous dire, monsieur… Il faudrait que mon mari fût ici… il faudrait surtout consulter Josette elle-même.

— C’est mon avis, madame.

Enfin ! la voilà qui se lève.

— Josette !

Josette arrive sans se presser, l’air sérieux.

— Josette, je vous présente…

— Je connais monsieur…

Très sec…

— J’ai eu l’honneur, madame, de rencontrer Mlle Olivet chez Mme Bérion.

— Bien ! très bien ! Alors, arrangez-vous tous les deux ; faites votre demande, monsieur.

Ma demande ! Sapristi, c’est à peu près ça. Le sang me saute aux tempes et je m’embrouille.

— Je désirerais savoir, mademoiselle, si nous pouvons compter sur votre talent pour le concert… pour la représentation… pour les pauvres…

Ouf ! je suis tout de même bête quand je m’y mets ! N’importe ! elle a compris. Je n’ai pas du tout parlé de piano ; elle répond étourdiment, très rouge elle aussi :

— Cela demande réflexion… mon piano n’est pas accordé… Il faudrait aller à vos répétitions… Surtout, je ne veux pas paraître sur vos planches.

— Mademoiselle, je puis dès maintenant vous tranquilliser. Deux ou trois répétitions suffiront sans doute ; Mme Olivet se fera un plaisir de vous y accompagner… D’autre part, si vous ne voulez pas trop paraître le jour de la représentation, nous vous cacherons, je vous le promets…

— À condition que vous soyez l’imprésario.

C’est Mme Olivet qui parle ; elle est encore là.

— Oh ! mesdames, si vous voulez nous assurer votre concours, je me fais fort d’obtenir tout ce que vous désirez. Allons, dites que c’est promis !

Mme Olivet :

— Réfléchissez, Josette ; en somme, je n’y vois pas grand mal.

Josette réfléchit, toute rose, je réfléchis aussi, nous réfléchissons tous les trois.

Mais quelqu’un vient. Tiens ! il y a une sonnette ! Bienheureux coup de sonnette ! Mme Olivet n’est pas sortie que je souffle :

— Mademoiselle !

— …

— N’hésitez pas : si vous refusez, elle accepterait…

— Elle ? qui, elle ?

— Votre belle-mère.

Je la devine secouée de surprise.

— Vous êtes un mauvais plaisant, monsieur.

— Mais, pas du tout ! Regardez mes yeux ; je n’ai pas la moindre envie de plaisanter. Je vous jure que Mme Olivet s’est bel et bien jetée dans mes plans.

— Alors, il faut que j’accepte pour nous sauver du ridicule, elle et moi ?

— Dame ! si vous ne voulez pas accepter pour une autre raison…

À voix basse, dans la pénombre de cette chambre, avec ce secret entre nous deux, je vais dire des paroles douces et hardies qui ne sont pas au programme. Je vais tout gâter peut-être.

Heureusement Mme Olivet revient.

— Eh bien ! est-ce décidé ?

— Presque… madame ! Mlle Olivet n’attend plus que votre agrément. Elle souhaite que vous vouliez bien l’accompagner aux répétitions.

— Peu nombreuses…

— Peu nombreuses… et où je me charge de vous offrir des divertissements variés.

Josette, gaiement, il me semble :

— Il faudra m’envoyer les partitions assez tôt pour que je puisse les étudier.

— Parfaitement, mademoiselle ! vous aurez vos partitions… et pendant le concert je vous cacherai dans un nuage. C’est dit, mesdames ! il me reste à vous remercier au nom des organisateurs et au nom des pauvres… Et maintenant je vous prédis que vos confitures seront brûlées.

Mme Olivet devient rouge. Josette, un peu en arrière, ouvre des yeux étonnés.

Des confitures ! quelles confitures ?

Je parie qu’elles étaient en train de faire la soupe, tout bêtement.

17 novembre. — Il faut du patriotisme.

— de l’amour.

— de la gaieté.

Nous discutons, M. Michaud, Mme Michaud et moi, à propos de la fameuse pièce. Naturellement, c’est moi qui vais être chargé de la choisir.

M. Michaud ne connaît pas le théâtre contemporain. Mitron, l’an dernier, lui a prêté l’Aiglon. Il a été ébloui, mais il n’a eu le temps de lire que les deux premiers actes.

C’est lui qui veut du patriotisme ; c’est Mme Michaud qui veut de l’amour ; c’est moi qui veux des blagues et que ça finisse bien.

— Nous avons raison tous les trois.

— C’est l’évidence même.

— Oui ! en somme, il n’y a qu’à faire la synthèse : aidez-moi, madame et monsieur. Il faudrait un capitaine épousant une jolie rentière avec de joyeux tourlourous sur le chemin de la mairie.

— Vous avez dit une rentière, fait lentement M. Michaud ; une vivandière vaudrait mieux, une mignonne vivandière comme on en voit sur les gravures, avec un képi de soie, une culotte de zouave et le petit bidon en bandoulière.

— Et les mains sales ! Ah ! Ah ! le petit képi, le petit bandon en bidouillère ! Je ris, ne vous fâchez pas. Si vous aviez connu comme moi la commère qui nous versait le jus et nous débitait le saucisson au 2 du 237 !

— Vous avez raison, monsieur Tournemine, dit Mme Michaud ; pas de vivandière : toutes ces demoiselles voudraient le rôle. J’y pense : si vous preniez une pièce historique…

— Comme l’Aiglon, achève M. Michaud.

— C’est une idée.

— Avec des rois, des princes, des marquises…

— Et pas de servantes ! pas de servantes, madame, c’est là le chiendent ! J’ai chez moi une pièce en trois actes, jolie comme un conte de fées, où cette difficulté est peut-être tournée. Il y a un roi, une reine et une esclave, vous saisissez la différence, une esclave fort gentille qui couche avec le roi.

M. Michaud, sévère :

— Il faut de la morale !

L’autre :

— Il faut du bleu !

Moi :

— Il faut de l’esprit !

— Mais on peut bien trouver dans le théâtre contemporain une pièce morale, idéaliste et spirituelle.

— Je n’en mettrais pas mon petit doigt au feu, madame.

— Mais si, voyons ! affirme M. Michaud. Tenez, l’Aiglon, par exemple… je n’ai lu que le début, mais le ton m’a semblé très convenable…

— Montons-nous l’Aiglon ? Vous savez que c’est en vers.

— Justement ! c’est une condition formelle !

Nous allions l’oublier. Ces demoiselles débitent les vers à la perfection. Je puis vous le certifier : ce sont mes anciennes élèves. Tenez, Anna Guitter, — vous ne la connaissez peut-être pas, monsieur, mais mon mari la connaît bien, — l’année de son certificat d’études, elle a émerveillé tout le monde à la distribution des prix. M. Godard me l’a répété bien des fois à cette époque : « Ce n’est pas pour vous flatter, madame, mais vous avez une élève qui déclame à la perfection ; elle a émerveillé tout le monde. »

— Oui, je me souviens de cela maintenant que tu le dis, observe M. Michaud.

Des vers maintenant ! cela avance bien nos affaires !

— Ainsi, madame et monsieur, il faut trois actes, trois actes au plus, n’est-ce pas ? en vers propres, galants, héroïques et spirituels. Combien de personnages ?

— Huit, dit M. Michaud.

— Six, dit Mme Michaud. Tu comptes les Forestier, Thérèse et Charlot, mais si l’on peut s’en passer…

— Donc six ou huit personnages tels que princes, marquises, mousquetaires ; point de domestiques. J’ai bon espoir de trouver cela promptement. Si je ne réussis pas, eh bien, je vous monte l’Aiglon, tout simplement ! Les domestiques là dedans brillent comme des flambeaux et ils ne sont guère. C’est bien un peu longuet, mais nous ferons des coupures et, d’ailleurs, il y a deux histoires à dormir debout qui ôteront aux gens l’idée de s’aller coucher… Le dénouement seul est gênant ; cela finit mal.

Mme Michaud qui, je le suppose, rêve :

— On pourrait peut-être le changer, le dénouement ?

— Sans aucun doute, madame.


30 novembre. — Évrard a été tenu à l’écart de nos négociations. Il a appris la chose par moi, à titre de confidence ; il l’a apprise aussi par sa femme qui la tient des voisines. Quand il a su le rôle que j’allais remplir, il m’a mené un peu rudement.

— Toi ! s’est-il écrié ; toi ! tu te mêles de ça ! Tu vas te fourrer chez ces gens qui te détestent ou te méprisent ! Et puis tu es encore un joli lâcheur ! Un de plus à mettre sur mes tablettes.

Je n’ai su que balbutier à ces paroles sévères. C’est que je ne l’aime pas, mon rôle ! Et, à bien y réfléchir… mais j’aime mieux ne pas réfléchir. Tant pis ! Je lâche mon ami pour ma dame ; c’est la première fois que pareille chose m’arrive. L’ami, d’ailleurs, m’est revenu. Soit qu’il ait deviné la vraie raison de ma conduite, soit que sa femme m’ait traité devant lui comme la dernière des canailles et qu’il ait vivement, d’instinct, adopté l’opinion opposée, il ne m’a pas gardé rancune.

Il m’a posé, l’autre matin, cette question bourrue :

— Eh bien ! quel four leur chauffes-tu ?

— Je ne sais pas, ai-je répondu, humble. Aide-moi donc un peu, mon vieux Maurice.

— T’aider ! moi ! Tu n’es pas fou ?

— Aide-moi ! qu’est-ce que cela te fait ? Je ne m’en vanterai pas… Il me faudrait une pièce historique, militaire… un petit machin vertueux, finissant bien…

— Un petit machin vertueux, militaire… Va donc, imbécile, hypocrite !

— Huit personnages, pas de servantes ; trois actes en vers…

— Tais-toi ! c’est honteux à force d’être bête ; c’est déshonorant pour la corporation.

— Ne te frappe donc pas ! Je disais huit personnages environ ; il faut aussi des couplets, — Bon Dieu ! j’allais l’oublier, — des couplets faciles.

Il m’a tourné le dos et s’en est allé, les épaules hautes. Mais pendant la récréation suivante, il est venu me trouver. Je lui ai parlé de mon joli conte en trois actes et il s’est, malgré lui, emballé.

— Tournemine, si tu réussis à leur faire jouer… non, réciter… non, ânonner cette bluette, je te garde mon estime et j’assiste à la représentation.

— J’ai bon espoir. Du moment qu’il n’y a pas de servantes… Tu me diras qu’il y a une esclave, mais ce n’est pas du tout la même chose. D’ailleurs cette esclave est fameuse. Tu verras, cela marchera tout seul.

Hélas ! cela n’a point marché tout seul. Ma bluette a été refusée avec quelque hauteur. Il faut de la tenue, hé !

Anna Guitter aurait, paraît-il, fait l’esclave…

— Pas à ce point-là ! a dit maman Quitter ; changez ça ou bien ma fille ne jouera pas.

Il a fallu chercher autre chose. J’ai offert une grosse farce assez lestement rimée. Adoptée d’emblée. M. Michaud fait copier les rôles par ses élèves ; la distribution ne donne lieu, semble-t-il, à aucune jalousie ; nous allons commencer à répéter… Crac ! Joséphine Cailleton ne veut pas que Charles Forestier l’embrasse ; et même, pour qu’il n’y ait pas de jaloux, aucun jeune homme ne l’embrassera sur les planches. On essaye de donner le rôle à une autre, mais les autres, soudain, ne veulent rien savoir non plus. Personne ne les embrassera, c’est juré.

Pintades !

— Monsieur Tournemine, changez la pièce.

Pardi ! si, encore, il fallait de la prose, je ne serais pas trop embarrassé ; mais des vers !  !

— Mon bon Évrard, mon vieux copain, tire-moi de peine.

— Tu le veux ? Soit ! Je te fournirai une pièce ; j’en ai une sous la main.

Il me l’a apportée en effet.

— Tiens, voilà ton affaire. Cela s’appelle la Hampe mystérieuse… cela se passe en 1815… historique, larmoyant… trois actes… en vers, mais non en français… stupidité à toute épreuve… Tu peux voir et toucher : je ne trompe pas sur la qualité.

— L’auteur ?

— Ne doit pas être du clair pays des Gaules ; un nom impossible… quelque métèque qui veut se faire naturaliser.

— Y a-t-il des couplets ?

— Non, mais qu’est-ce que cela peut faire ?

— J’en veux absolument.

— Eh bien ! nous en écrirons et nous collerons un lambeau de portée par-dessus. Pas de danger que ces couplets nous restent pour compte : la pièce ne sera pas refusée, cette fois. Je ne me crois pas capable, même en collaborant avec toi, d’écrire une histoire d’une bêtise aussi navrante. Tu peux donc être tranquille.

La Hampe mystérieuse a réuni tous les suffrages. Les rôles ont été copiés, distribués et appris en cinq jours ; nous allons commencer les répétitions ; c’est de l’enthousiasme.

M. Michaud est le directeur honoraire de l’entreprise, mais c’est moi qui ai trouvé le chef-d’œuvre ; chacun le sait et je porte une gloire nouvelle.

Les boutiquières chuchotent quand je passe :

— Voici M. Tournemine, celui qui fait jouer la Hampe mystérieuse.

Quelques-unes disent la « lampe », d’autres, la « rampe ».

Cela ne fait rien ; il ne m’apparaît pas que ma gloire en soit diminuée.


8 janvier. — Je n’ai pas ouvert ce cahier depuis un mois. Ma vie a-t-elle donc été si morne ? Ne s’est-elle donc ornée d’aucun rêve ? n’ai-je connu ni l’ennui, ni le découragement, ni l’enthousiasme ? N’ai-je jamais eu, pendant ces quatre grandes semaines, quelque sottise à avouer ?

Qu’ai-je fait ?

Plutôt que n’ai-je pas fait ?

Je veux essayer de noter régulièrement tous les événements de ces jours fiévreux. Mais le pourrai-je ? J’ai une envie folle de commencer par la fin, d’écrire deux mots magnifiques, de les répéter dix fois, cent fois, mille fois et de m’en tenir là.

Je suis un buveur qui s’arrête, visité par une lueur de raison, mais dont l’ivresse redevient aussitôt souveraine.

Ricaneur ! oh Ricaneur ! réveille-toi, mon ami ; tu n’as jamais eu la partie plus belle…

Voyons, je suis, moi, Maximin, garçon sensé. Voici mon fourneau, voici mon cube, ma table, ma paillasse éventrée. Voici une lettre de maman : douze lignes d’écriture tremblée, par quoi je suis invité à prendre mes premières chaussettes et mon tricot neuf, « car j’ai bien peur que tu sois malade, car tu n’écris jamais. Tu dois pourtant avoir le temps ».

Ma bonne maman, je t’écrirai aujourd’hui. Si tu savais combien j’ai été occupé ces jours derniers, tu me pardonnerais mon silence. Moi, je ne me le pardonne pas : on a toujours le temps d’écrire à sa mère.

Oui, le jeune homme que l’on a vu courir tous les soirs chez M. Michaud, chez M. Olivet, chez M. Godard, chez M. le maire, c’est moi, Maximin Tournemine. Répétitions, visites, démarches, sollicitations ont pris tout mon temps. J’ai été, je suis encore, le jeune homme occupé de Lurgé.

Je ne m’en plains pas. Si l’on voulait m’écouter, la représentation qui doit avoir lieu dimanche serait repoussée fort loin. Et si, cette semaine, nous avons eu répétition tous les soirs, c’est que je l’ai voulu ainsi. La répétition est une chose de première importance ; c’est même, pour moi et pour les artistes, la seule chose qui compte. Si, plus tard, la jeunesse de Lurgé se décide à donner une nouvelle Hampe mystérieuse ce sera assurément histoire de répéter.

Mais trouvera-t-elle encore, cette belle jeunesse, un autre Tournemine pour écarter les indiscrets et les fâcheux et pour la protéger — ceci n’a pas moins d’importance — contre les tuteurs hypocrites, les vieux amateurs rancis gourmands de fruits verts ?

J’ai réussi à mettre tout ce monde à la porte ; cela n’a pas été sans difficultés, mais enfin j’y suis arrivé par cautèle ou boutades de haute humeur.

Tout d’abord j’ai trouvé d’excellentes raisons — tirées de l’acoustique — de nous réunir dans une salle attenant à la mairie, une grande salle éloignée de la rue avec des fenêtres élevées.

Mais là, nous avions les mères, les voisines, les marraines.

J’ai dit le premier soir à Anna Guitter qui s’embrouillait :

— Remettez-vous, mademoiselle ; tout ce monde vous intimide, n’est-ce pas ?

Le lendemain, Mme Guitter n’est pas revenue, ni Mme Cailleton, ni plusieurs autres. Mme Michaud et Mme Godard ont été, par contre, très difficiles à éliminer ; nous y sommes néanmoins parvenus.

Un soir, c’est M. Godard et le notaire qui sont venus nous voir, nous féliciter, nous encourager.

Autre guitare !

Ils ont donné dix francs pour la fête et ils prennent des allures de protecteurs. Papa Godard tapote les joues de Joséphine Cailleton ; il tutoie toutes ces demoiselles ; il connaît les familles… D’une voix glacée, je coupe court à ces effusions.

— Messieurs, vous permettez ? nous continuons ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Et nous continuons en effet. Mais j’ai l’œil ouvert. Je vois les deux vieux qui s’installent dans un coin avec Irma Quitter, une petite sœur d’Anna qui va sur ses seize ans. Pauvre gosse, la voilà toute rouge. Attendez un peu, mes vieux singes ! Ne vous imaginez pas que pour dix francs vous aurez le droit d’empester nos coulisses.

Je m’approche et j’arrête sur le groupe des yeux froids comme le Spitzberg. La gamine se lève comme pour me faire place et, soulagée, respire très fort. Mais je ne m’assieds pas. Eux viennent à moi et le gros notaire, familier, me tape sur l’épaule.

— Hein ! mon gaillard ! vous ne devez pas vous embêter… Si j’avais votre âge !

Moi, très sec :

— Il n’est jamais trop tard pour mal faire, monsieur.

Les voilà qui clignent de l’œil en me désignant Thérèse Forestier, la plus jolie, sans contredit, de la bande. Le notaire renifle et fait claquer sa langue.

Moi, pas du tout ! je ne donne pas dans leurs manières. Je parle du temps qui est brumeux et je les emmène petit à petit vers la mairie où je les livre à M. Michaud.

Le petit Forestier, Charlot, lâche à mi-voix, entre les deux tirades, le mot de la situation :

— Ce qu’ils fichent, ces deux ? Nous n’allons pas voir leurs vieilles, nous autres…

Ils ne sont pas revenus ; ils n’ont pas osé.

J’ai relégué de même M. Michaud dans sa mairie. Il nous le fallait, M. Michaud, mais à côté ; il doit être un peu là, un peu seulement ; il suffit qu’il soit dans le corps de bâtiment. Puisqu’il a beaucoup de travail en ce moment, qu’il en profite : qu’il copie sa liste électorale et dresse ses statistiques.

Non, jamais ces demoiselles ne retrouveront un organisateur aussi attentif à satisfaire leurs petits désirs sournois.

Qui n’eût, à ma place, sacrifié les Forestier ? Mme Michaud ne voulait pas les voir ; M. Michaud lui-même m’avait juré que jamais Charlot ne saurait un rôle, fût-il de quinze lignes.

Malgré cela, j’ai gardé le frère et la sœur. Je me moque bien, nous nous moquons bien des rôles et de la représentation ! Il ne s’agit pas d’avoir de bons artistes, mais de joyeux artistes. Sous ce rapport les Forestier sont la fine fleur de ma troupe.

Thérèse est une comédienne exécrable, j’en conviens. Elle se trémousse trop ; elle déclame en dépit du bon sens ; elle vous crache les vers un par un comme des bouts de rubans mal assortis ; elle grasseye ! Mais elle est blanche, potelée et pimentée à souhait. Des yeux insolents, des cheveux chauds, une petite main leste, elle a tout ce qu’il faut pour éveiller les officiers de la Hampe mystérieuse.

Le frère n’est pas moins précieux. J’avais flairé en lui un loustic remarquable ; je ne m’étais pas trompé. Roué comme une potence, il m’a été d’un grand secours pour écarter les importuns. Il a une façon toute spéciale de me regarder dans les yeux quand il prépare un coup ; et je n’ai pas besoin de ciller, il lit ma pensée intime :

— Vas-y Charlot !

Par ailleurs, il est bien certain que M. Michaud avait raison : jamais ce garçon ne saura son rôle ; jamais non plus il ne consentira à écouter docilement le souffleur et à ne pas placer de variantes, de petites variantes bien à lui.

Mais que nous importe ! Il est là pour souffler la chandelle.

Le premier soir où cet accident se produisit, M. Michaud, inquiet, se dérangea. Je le rassurai de mon mieux, en accusant cette fichue lampe.

Le lendemain, j’eus le nécessaire accès de franchise :

— Voyons, monsieur Michaud, entre nous, pensez-vous réunir tous les soirs ces jeunes gens sans les laisser rire un brin ? Il n’y a pas de mal après tout, pas le moindre mal.

— Soit, mais n’abusez pas. De la discrétion, monsieur Tournemine, de la discrétion…

Nous avons été discrets ; jusqu’à présent, personne n’a jasé. Et pourtant la chandelle s’est éteinte presque tous les soirs.

La bonne jeunesse !

Et moi, ne suis-je donc pas tout jeune aussi ?

Pas toujours.

D’abord je suis l’organisateur et j’ai un certain faix sur les épaules qui m’empêche de gambader.

Je suis digne. Je dis : M. Robert, M. Lucien, M. Charles, Mlle Forestier. Je préside au travail. Je corrige la pièce. Là où le serin d’auteur a écrit « au nom de Dieu » je mets « au nom du ciel ». Je pourchasse les liaisons saugrenues et je guerroie contre les sonorités locales. Je veille aux gestes. J’anime cette grande solive d’Anna et je la fais s’arrêter aux points ; car elle ne s’arrête pas aux points, même suspensifs ou d’exclamation, et Dieu sait pourtant s’il y en a ! Les tirades lui glissent du bec comme des banderoles imprimées et cousues.

Je fais au contraire couler la voix de Thérèse et je modère ses élans. Je rabats ses petites pattes impétueuses et blanches de lingère. Je ne lui serre pas les doigts. C’est avec elle surtout que je fais le bonhomme de bois. Elle m’a frôlé maintes fois dans le noir. Une fois, même, elle m’a pris par le cou et je l’ai sentie dressée devant moi, les lèvres hautes et quêteuses. Je lui ai mis un baiser au front et je me suis dégagé avec une douceur ferme en murmurant :

— Là I là ! Tout beau, ma chère enfant !

Cela, sans le moindre frisson dans les moelles. Je suis passablement fort. Je ne crains pas le diable.

Sévère pour moi, je suis plein d’indulgence pour les autres. Lorsque, dans les ténèbres, je dis d’une voix attristée :

— Encore ! monsieur Forestier, vous n’êtes guère raisonnable !

Chacun sait ce que cela signifie :

— Dépêchez-vous, les enfants : le temps perdu ne se rattrape pas.

Je mets longtemps à chercher mes allumettes et, quand je les ai enfin trouvées, je frotte à l’envers. Je laisse le temps immoral nécessaire. Je le laisse juste, car il faut de la mesure en tout et de la discrétion.

Oui, voilà ce que j’ai été avec ces jeunes gens.

Mais il y a eu un autre homme en moi ; il y a eu un amoureux, un ensorcelé, un fou.

J’ai réussi à faire venir Josette aux répétitions ; nous l’avons eue deux fois.

Elle avait les couplets d’Évrard et les partitions depuis trois semaines. Jeudi dernier je me suis présenté chez elle pour avoir des nouvelles, car je ne l’ai pas rencontrée chez Mme Bérion depuis que nos répétitions sont en train.

Naturellement, j’ai vu surtout Mme Olivet.

— Eh bien ! cette pièce, monsieur Tournemine ? on en dit beaucoup de bien.

— Entre nous, madame, beaucoup trop.

— On m’a dit que c’était très beau… de grands sentiments…

— De grands sentiments pour un petit auteur, c’est juste ; des sentiments bien français exprimés en sabir de contrebande.

— En tous les cas, les couplets sont fort jolis.

— Précisément, ils ne font pas partie de la pièce ; nous les avons ajoutés pour égayer un peu une scène par trop monotone.

— De qui sont-ils ?

— Cela, c’est un secret.

— Ne me le donnez pas en quatre. Voulez-vous parier que je devine ? Ils sont de vous.

— Un secret, madame…

Faut-il le dire ? Je n’ai pas été très malheureux de ne pas pouvoir attribuer ces couplets à Évrard.

Mme Olivet et moi nous n’avons rien à nous envier : mes couplets valent ses confitures.

Comme la conversation menaçait de s’allonger fâcheusement, j’ai réclamé Mlle Josette. Elle est venue, sérieuse comme à ma première visite. Mme Olivet m’ayant présenté comme l’auteur des fameux couplets, elle s’est inclinée le plus gravement du monde ; puis elle a dit avec une nuance de moquerie :

— Faut-il aussi complimenter monsieur de la musique ? Les vers sont jolis, autant que je puisse m’y connaître, mais la musique est délicieuse.

— Bonne ou mauvaise, je n’en suis pas responsable, mademoiselle, aussi vrai que j’existe !

Mme Olivet :

— Cachottier !

Mais Josette, heureuse je crois bien de donner une leçon à sa belle-mère :

— C’est du Massenet… un passage très connu et très facile, d’ailleurs.

J’ai changé la conversation. Nous avons décidé que je ferais transporter le piano à la salle des répétitions et que Josette viendrait le lendemain, vendredi.

Elle est venue.

J’avais, pour elle, soigné ma toilette ; les autres, prévenus, en avaient, je crois, fait autant. Je craignais un peu de froideur, un peu de gêne, car Josette n’habitant Lurgé que depuis un an n’a pas pu avoir de nombreuses relations avec mes artistes.

Mes craintes étaient vaines. Thérèse s’est rappelée avoir joué à la marelle avec Mlle Olivet et elle s’est mise à la tutoyer. La glace a été rompue.

J’ai mis mes acteurs en scène.

— Nous allons commencer. Monsieur Charlot, voulez-vous faire votre entrée ?

— Voici ! Bonjour la compagnie !

— Pas de blagues, vous !

— Faut bien saluer ! Je ne suis pas fier, moi.

— Allez ! sérieusement ! Tâchez de vous rappeler votre rôle ; vous ne le savez pas encore.

Devant Josette, j’ai peur de paraître pédant. Et puis cette pièce est vraiment trop ridicule ; si elle s’y connaît un peu, je suis perdu d’honneur. Il vaut mieux qu’elle n’écoute pas. Laissons mes gens se débrouiller.

Je l’installe devant son piano et, à voix basse, pour ne pas déranger les autres, j’attire son attention sur l’éclairage qui n’est pas fameux : nous n’avons pas allumé les bougies.

— Oh ! monsieur, c’est tout à fait suffisant ; ma musique est si simple ! je jouerais dans l’obscurité.

— Cependant, je vais installer vos partitions, pour l’honneur.

— Alors, installez-les bien, monsieur ; ne les mettez pas la tête en bas !

C’est juste. Pourquoi se moque-t-elle ainsi de moi ? Mes pauvres mains tremblent.

Les autres font beaucoup de bruit derrière nous ; on dirait des écoliers turbulents pendant une absence du maître. Josette s’en aperçoit. D’ailleurs toutes ces demoiselles éclatent de rire ; c’est Charlot qui, fourvoyé, improvise.

Il se retourne :

— Pourquoi rigolez-vous ? Ce n’est pas ma faute : le patron n’est pas là, ce soir, pour souffler.

Je sens que je deviens rouge. Heureusement ils en sont à la fin du deuxième acte, à la scène des couplets. Anna chante, Josette joue. Tout le monde écoute ; nous n’avions pas encore entendu ça.

Nous applaudissons ; Anna recommence les couplets, puis la pièce continue.

Elle devrait continuer toujours. Accoudé au piano, j’appelle à moi les prunelles fraîches et si vivantes ce soir ; je resterais ici toute la nuit, toute la vie. Il faut pourtant bien parler.

— Mademoiselle Josette, je vous prie, n’écoutez pas ces niaiseries ; cette pièce est absurde.

— Mais c’est vous qui l’avez choisie, paraît-il.

— Raison de plus ; vous me croirez plus bête que je ne suis.

— Pas du tout, au contraire.

Je sursaute. Le ricaneur se réveille en moi je l’entends gouailler :

— Non, mais ce qu’elle t’achète !

Très vite je me rassérène. Elle a dit cela par distraction, pour parler, elle aussi.

— Mademoiselle, c’est moi qu’il faut écouter ; je vous conterai comment j’ai été amené à brandir cette Hampe mystérieuse.

— Ne dites pas de mal de cette pièce : elle vous a donné l’occasion d’écrire une bien jolie chanson en collaboration avec Massenet.

— Taquinez-moi, mais soyez juste. Je ne suis pas responsable de cette chanson, pas seul du moins ; le véritable auteur n’est pas ici.

(Pas seul… le véritable auteur… Ma conscience est à peu près tranquille et l’honneur est à peu près sauf.)

— Où est-il donc ? Je voudrais bien le connaître.

— C’est un secret, mademoiselle.

— Oh ! vous éveillez ma curiosité.

— Et je la satisfais… L’auteur véritable est mon ami Evrard. Il est exclu de ces réjouissances ; mais c’est un bon camarade, il m’a aidé ; en cachette, par exemple, en cachette ! Vous êtes seule à le savoir et ne mettez personne dans la confidence : si sa femme l’apprenait, elle l’empoisonnerait !

— Mais pourquoi ces couplets ? Ils ne semblent pas nécessaires à la pièce…

— Pas le moins du monde.

— Alors, pourquoi ?

— Mademoiselle, vous êtes curieuse !

— Est-ce encore un secret ?

— Hélas !

— Je le saurai donc.

— Ah ! vous êtes sûre de votre force ! Eh bien, soit ! Mademoiselle Josette, c’est un secret très gros, très lourd, très difficile à dire. Êtes-vous de bonne humeur ?

— Mais… oui, je crois.

— Tant pis ! votre rire est la plus belle musique que je sache, mais pour une fois, je ne voudrais pas l’entendre. Je vous en prie, soyez grave… c’est cela… Baissez un peu les yeux, voulez-vous ?… Vous rappelez-vous mes paroles, la première fois que nous avons parlé de cette représentation… là-bas, chez Mme Bérion, dans le petit bureau ? Non, vous ne vous les rappelez pas… mes pauvres paroles ! je ne les avais pourtant pas prononcées du bout des lèvres… Je me souviens, moi… Il faisait brun, j’aurais à peine pu voir vos yeux… Mais je ne vous regardais pas en face ; votre profil se dessinait dans le jour cendré et délicat ; vous aviez un corsage gris…

— Mon secret ?

— J’y arrive, m’y voici tout de suite. Il me fallait des couplets parce qu’ils me garantissaient votre présence ici. Pièce, personnages, répétition, rien de tout cela ne comptait pour moi. Avec de la musique, j’espérais bien vous faire venir… Oh ! ne riez pas, ne riez pas tout de suite ! Laissez-moi un instant ma folie. Cette minute est si douce, ne la gâtez pas ! S’il vous plaisait maintenant de lever les yeux… Faites-moi l’aumône d’un regard pour que, tout à l’heure, quand nous nous séparerons, j’emporte une image illuminée dont s’éclairera ma chambre froide et triste…

Pftt !

Ténèbres !

J’avais oublié Charlot.

Josette a jeté un léger cri ; elle n’a pas dû bouger ; elle est là, devant moi, mais je ne la vois pas du tout.

Mes allumettes I Justement je ne les trouve pas ; je les avais pourtant tout à l’heure… Cette poche… cette autre… rien ! C’est fait exprès.

Rires, trépignements.

— Messieurs, qui de vous va rallumer la lampe ? Je n’avais pas prévu cet accident…

Charlot, d’un accent impossible.. :

— Qui c’est ici qui a des chimiques ? Le patron, ce soir, il les a oubliées, les siennes…

Je l’étranglerais !

Ceux qui ont le temps pouffent, les autres font des bruits divers. Mes yeux s’habituent un peu à l’obscurité ; j’aperçois une tache blanche : c’est le col de Josette. Que va-t-elle penser ? Elle ne reviendra plus ! Que faire ? Je ne trouve pas ces maudites allumettes.

— De grâce, messieurs, fouillez bien vos poches.

Thérèse éclate ; elle la trouve bien bonne, mon histoire d’allumettes perdues ! Son rire se rapproche ; puis, une forme sombre passe devant moi, deux mains se lèvent jusqu’à ma figure, deux mains tâtonnantes, curieuses, fouillant l’obscurité.

Complaisamment je baisse la tête, je me laisse palper. Voici mes cheveux, mes lèvres… oui, mes lèvres… et la joue de Mlle Olivet n’est pas dans le voisinage ; tu peux chercher, ma petite Thérèse !

Les deux mains s’en vont ; Josette, frôlée, pousse un cri, se lève et, nerveuse, se jette contre moi, me saisit le bras, le lâche aussitôt.

Ce mouvement fait tomber ma boîte d’allumettes qui était sur le coin du piano. Je me baisse. À quatre pattes, je frôle des jupes. Mes lectures assignent cette position à l’amant romantique, passionné et respectueux. Sur le plancher, mes mains circulent, grandes ouvertes. Si j’allais, au lieu d’allumettes, ramasser les mollets de Thérèse ! Bien que mes ongles ne soient pas rétractiles… Mais je pourrais me tromper… Mes oreilles chantent, mon hanneton bourdonne à bruyantes élytres. Oh ! les ténèbres du mal !

Heureusement j’ai trouvé. Que la lumière soit !

Thérèse, ange déchu, éteint la flamme.

Je me venge silencieusement : dans huit jours elle pourra encore admirer le bleu souvenir de cette scène.

Une lueur seconde brille très haut entre mes paumes jointes.

— Mesdemoiselles, messieurs, la représentation continue.

Je manque d’assurance. J’ai le bout des doigts poussiéreux et mes cheveux trop longs, relevés en coup de vent, n’ont pas su se tenir quand je me suis baissé.

Je voudrais bien revenir près du piano, mais Thérèse est en train d’édifier Josette. Que peut-elle ainsi lui conter à l’oreille ? Elle est très capable de lui dire que je l’ai pincée. Il faut intervenir.

— Mademoiselle Forestier, en scène !

— C’est mon tour, déjà ? Eh bien ! monsieur, prenez ma place !

Je ne me le fais pas dire deux fois.

— Vous entendez, mademoiselle Josette ? j’obéis. Moi qu’on nomme le patron, j’obéis à tout le monde.

— À Thérèse, surtout.

— Surtout, non ! à elle comme aux autres.

— Elle est jolie.

— Elle n’est pas mal. Dites-moi, elle vous a fait bien peur ! Mes acteurs ont parfois des plaisanteries de mauvais goût. Je ne saurais vous dire combien je regrette cet incident…

— Cet incident prévu, quotidien… Pourquoi mentez-vous, monsieur ?

— Mademoiselle Josette, écoutez-moi…

— Je vous aurais cru tout à l’heure, mais la courte nuit qui vient de passer m’a porté conseil. Je ne reviendrai plus ici.

— Oh ! ne dites pas cela ! Ce que vous avez cru, vous le croirez encore. Oh ! vos yeux, comme ils sont tristes ! Josette ! Josette ! Votre nom est doux comme un matin d’avril, et toute la jeunesse du monde auréole votre front. Votre image adorée brille souverainement sur le fond changeant de ma pensée. Oh ! vous me croirez encore ! Mon amour est si fort que vous ne sauriez douter.

— Thérèse non plus ne doute pas.

— Thérèse ! Mais c’est fou, c’est absurde… c’est méchanceté pure… L’accompagnement est parfait, à mon avis du moins.

Comme un braconnier, après avoir sauté une haie, change d’allure sur la voie publique, j’ai brusquement changé de ton : Thérèse, délivrée de son rôle, s’avance vers nous.

Malheureusement, ni moi ni Josette n’avons changé de front. Thérèse s’amuse comme une folle.

— Pardon, ! je ne dérange pas ces m’sieur-dame ?

Elle tire un tabouret et s’installe entre Josette et moi. Familière comme elle ne l’a jamais été, elle me frappe sur les doigts avec une partition roulée. Si le diable passait et qu’il en voulût, je la lui donnerais bien volontiers.

Cependant la dernière scène est jouée. Un à un les autres font le cercle autour de nous. J’en ai vite assez. Heureusement M. Olivet vient chercher Josette. Pressé, il ne s’attarde pas aux salutations ; cependant il me serre la main, à moi. Cet homme important ne se doute pas de mon audace.

Aussitôt qu’il est parti avec Josette, les autres sortent aussi. Je reste le dernier comme à l’habitude. La main haute, j’attends pour éteindre la lampe que Thérèse ait fini de s’emmitoufler. Elle y met le temps.

— Faut-il donc vous aider, mademoiselle Thérèse ?

— Mais ! Si vous étiez galant… Vous me devriez bien ça, d’ailleurs, je viens de vous rendre un fier service.

— Un service, vous ?

— Un peu… j’ai joliment avancé vos affaires.

— Je n’ai pas l’honneur de comprendre ; parlez clairement.

— Faites l’imbécile ! ça vous va, vous savez !… C’est une bonne fille, je l’aime bien ; elle aussi m’aime bien, mais ce soir elle m’aurait fusillée… Vous n’avez pas vu ses yeux ?

— Mais, qu’est-ce que vous me chantez là ? Vous me disiez que vous m’aviez rendu service.

— Parfaitement ! Elle ne pensait seulement pas à vous, votre Josette… Je l’ai rendue jalouse.

— Jalouse ! de qui ?

— De moi, de nous toutes ; et la voilà emballée ; vous avez de la veine, car vous n’êtes pas épatant, vous savez !

— Tiens ! tiens ! tiens ! C’est pour votre plaisir que vous jouez ces petites comédies ?

— Oui, pour passer le temps ; et pour rendre service à la jeunesse. Seulement, une autre fois, ne me pincez pas si fort, vous ! J’ai un bleu.

— Faites voir !

— Allez donc, sale type !

Elle est affriolante mais elle ne m’émeut pas. Elle, de son côté, a l’air très calme, mais si j’éteignais la lampe elle me tomberait dans les bras.

C’est une petite rouée ; elle s’est amusée de nous.

Mais je ne comprends pas bien son cas. Quand est-elle sincère ? Jamais complètement sans doute ; il y a de la pose dans chacune de ses attitudes ; comme dans les miennes, les nôtres, les vôtres, les leurs… Le cœur humain est un écheveau très embrouillé ; j’ai lu ça partout ; c’est, par conséquent, tout à fait sûr.


Hier soir, Josette vint avec sa belle-mère. Mais le Dieu des amoureux avait, dans la journée, envoyé à Mme Michaud des vapeurs, des étouffements et une migraine que l’on peut dire carabinée puisqu’elle légitima l’intervention du médecin.

Mme Olivet fut obligée d’aller voir cette pauvre dame et je passai la soirée près du piano. De temps en temps Thérèse se dérangeait pour venir chuchoter à l’oreille de Josette.

— Qu’est-ce qu’elle vous raconte donc ? demandai-je à la fin.

— Bien des choses ; mais je ne suis pas forcée de vous les répéter.

— C’est dommage, je pourrais peut-être démentir.

— Vous croyez ? Ce ne serait pas si facile : elle dit tantôt blanc, tantôt noir.

— Aujourd’hui, elle dit…

— Blanc !

— Et quelle est votre couleur préférée ?

— Mais le blanc, naturellement !

Disant ces mots, Josette leva vers moi des yeux limpides et joyeux. Jamais je ne l’avais vue si jolie. Une envie folle naquit en moi, un de ces désirs brusques et irrésistibles qui remplissent toute l’âme. Je regardai furtivement mes comédiens. Charlot était debout sous la lampe ; j’arrêtai une seconde mes yeux sur les siens.

Vas-y Charlot !

Il comprit. La lampe s’éteignit.

— Oh ! cria Josette.

Je l’attirai à moi.

— N’ayez pas peur, chuchotai-je et pardonnez-moi. Je vous aime ! Pardonnez-moi ce baiser… cet autre… et tous ceux-ci, achevai-je, en posant mes lèvres sur ses cheveux.

Surprise, elle se débattait pourtant. Je me reculai vivement et je fis craquer une allumette. Une porte s’ouvrit chez M. Michaud ; Mme Olivet, sa visite terminée venait nous entendre. Il était temps !

Josette s’était remise à son piano. J’allai à elle et je murmurai :

— Vos yeux ! montrez vos yeux !

Elle eut un imperceptible mouvement de tête qui disait :

— Non ! non !
et ses mains coururent au hasard sur les touches.

La soirée s’acheva correctement. Mme Olivet trouva la pièce charmante, les chansons délicieuses : quant à ma troupe, elle est sans rivale. Allons, tant mieux !

Au moment de partir, j’offris à ces dames de les reconduire ; Mme Olivet accepta ; elle est peureuse, dit-elle, et craint de traverser le bourg endormi.

Nous partîmes. Il faisait froid ; c’était une belle nuit d’hiver, scintillante et violette. Nous allions bon train ; Mme Olivet, trop emmitouflée, s’essoufflait à parler ; elle entr’ouvrit son manteau.

— Vous allez tout de même un peu vite, jeunes gens, avoua-t-elle.

— Eh bien, ralentissons ! dis-je. C’est que j’ai l’habitude de marcher à grands pas. D’ailleurs ce temps sec et clair allège ; ne trouvez-vous pas, mesdames, que ce vent pique la gorge comme un petit vin blanc ?

— Moi, répondit Josette, j’aimerais courir ; il me semble que je ne me fatiguerais pas.

— Vous vous vantez, mademoiselle. Je parie que vous ne sauriez seulement courir jusqu’à votre demeure, à cent cinquante mètres d’ici.

— Oh ! je parierais bien.

— Eh bien ! courons ! madame, courons ! voulez-vous ?

— Oh monsieur ! comme vous êtes jeune ! minauda Mme Olivet. Si l’on nous voyait, on nous croirait fous.

— Qui vous dit que nous ne le sommes pas ? Courons ! Un… deux… trois !

Téméraire, je saisis le bras de Mme Olivet et je l’entraîne. Elle ne résiste pas, la vieille toquée ! Josette, d’abord indécise, grande fille, s’est élancée à son tour ; elle nous dépasse ; son rire, étouffé par sa fourrure, s’enfuit.

J’abandonne l’autre et, en dix enjambées, je la rejoins. Mon bras autour de sa taille, j’accélère sa course.

— Mademoiselle Josette, ne nous arrêtons pas chez vous… Je vous emporte pour moi seul, dans un pays secret, au bout du monde.


Si tu veux, faisons un rêve :
Montons sur deux palefrois ;
Tu m’emmènes, je t’enlève ;
L’oiseau chante dans les bois.


Je l’emporte maintenant tout de bon ; je sens sur ma joue le frôlement de ses cheveux. Nous sommes devant la grille de sa maison ; il y a là un gros arbre qui s’avance sur la route ; je m’arrête derrière, dans la nuit propice. Josette, toute frémissante de la course, est encore sur mon bras. Elle se cache la figure, mais mes lèvres, entre ses doigts, trouvent ses lèvres.

Elle m’a rendu mon baiser…

Elle m’aime ! Josette m’aime ! Mon bonheur est merveilleux !

12 janvier. — Les costumes sont arrivés. Erreur ! Horreur ! Ils ne sont pas de 1815 ; ils sont « fin de siècle » !…

J’ai voulu les renvoyer, mais M. Michaud s’y est opposé.

— Non ! non ! cela retarderait encore la représentation. Et puis ces costumes ont un avantage : on les connaît, au moins !

Soit !

Il y a peu de chose pour ces demoiselles. Elles s’habilleront elles-mêmes sous la direction de Mme Michaud. Pour les hommes, il y a quatre costumes militaires, des épées, des étuis à revolver ; il y a aussi des fausses barbes, car mes guerriers, sauf Charlot, sont des blancs-becs.

Mme Michaud et Mme Godard ont été un peu déçues ; elles ont trouvé que cela ne faisait pas assez d’effet. On voit bien qu’elles n’ont jamais servi dans un régiment d’infanterie.

Il y a là la pelure d’un général et de deux capitaines. Le triste auteur ne pouvait pourtant pas faire beaucoup mieux.

Nous n’avons, il est vrai, ni bottes ni éperons ; mais j’ai assuré que j’en trouverais chez les ouvriers du cuir. Au besoin, des guêtres vernies feront office de bottes.

J’ai ajouté :

— Je passerai d’ailleurs tous ces fourreaux de bancals au tripoli. Ça me connaît, l’astiquage. Vous verrez, vous verrez ça aux lumières !

13 janvier. — Ce matin j’ai passé sous sa fenêtre. Amoureux moderne, j’y suis passé à bicyclette et je lui ai donné l’aubade avec une trompe nickelée.

Par malheur sa fenêtre est loin de la route, tout au fond d’un jardin, et j’ai été obligé de passer vite.

J’ai filé sur les Pernières comme pour une course urgente, puis j’ai fait demi-tour. À l’entrée du bourg, la route fait un crochet assez brusque : il n’est pas ridicule, il est même prudent, d’avertir à cet endroit. J’ai donc à nouveau pincé ma poire. Puis, devant la grille, je me suis donné le ridicule de l’homme qui perd son chapeau. Il m’a fallu descendre et j’ai eu le temps de voir un rideau se soulever… Oh, timidement ! mais enfin je ne me suis pas abusé, c’était elle. Seulement, à cette distance, on ne peut rien dire avec les yeux.

Elle s’est dérangée à son tour cette après-midi. Elle est venue chez Mme Bérion pendant que je donnais ma leçon. J’ai reconnu son pas et sa voix m’est arrivée, très assourdie, à travers la cloison. Si elle était restée dans la cuisine, j’aurais eu besoin d’une douzaine d’allumettes ou d’une boîte de haricots ; mais Mme Bérion l’a entraînée au premier — et pas même sur ma tête.

Maintenant, je ne désire rien tant que la revoir.

Si je n’avais la certitude de la rencontrer samedi à notre « générale », je ne sais pas de quelle folie je serais capable.

15 janvier. — Répétition générale. Pièce, chants, monologues, tout doit y passer.

Nous avons quelques invités. D’abord, M. et Mme Michaud, Mme Olivet, Mme Godard (M. Godard n’y est pas, il ne sort pas avec sa femme) ; puis les chanteurs, les chanteuses, les comiques ; Mitron Maurice, violon, son frère Paul, contrebasse, Bijard, clarinette, d’autres fifres que je ne connais pas. |

Nous avons même M. le Maire. C’est M. Michaud qui l’a invité et il n’a pas osé rester chez lui.

Il est timide. Heureusement, je me suis occupé de lui ; je l’ai placé soigneusement dans un petit coin où personne ne viendra le déranger. C’est un vieux paysan ; il est M. le Maire parce que les gros bonnets du Conseil municipal se détestent et se jalousent. Ils l’ont fait nommer officier d’Académie pour rehausser le prestige de Lurgé. Lui, glorieux, porte le ruban à son gilet et sa blouse est déboutonnée ; il s’appelle Jean ; les vieux de son âge l’appellent Jeandrille, mais il a le sentiment de l’emporter sur eux.

Ici, il ne sait pas trop quelle contenance tenir à cause de ces vieilles dames emplumées et de ces trois ou quatre freluquets qui parlent du bout des lèvres.

Alors il sort sa pipe. Je lui offre mon paquet de tabac.

— Merci, ben honnête ; ma grange est affanée.

Le voilà en confiance. Je ne suis pas imposant, moi ; je lui sers d’appui.

Mitron jeune vient déposer sa contrebasse à côté de nous. M. le Maire s’ébahit devant ce meuble.

— Fi de la mère ! En v’là un violon ! D’mon temps, avec un machin comme ça, j’aurais pas été en peine de faire danser une noce de deux cents personnes.

— Vous jouez du violon, monsieur le Maire ?

— Ben sûr ! d’mon temps j’en craignais point.

— Vous devriez jouer demain ; si nous avions su…

— Ben honnête ! je joue pas la note, je joue de routine. Vous, monsieur Tournemine, avez-vous point une musique ?

— Moi, je sais jouer des castagnettes ; mais je les ai laissées chez ma mère.

— Ah !

Cependant les musiciens sont en place, le bec prêt, les mains prêtes. Josette, devant son piano, attend le signal de Mitron aîné qui est chef d’orchestre.

Nous ne nous sommes pas parlé ; je n’ai même pas pu l’approcher encore ; mais, lorsqu’elle est entrée, ses beaux yeux ont cherché les miens.

Je dérange bruyamment un banc ; elle tourne la tête. C’est moi, oui, c’est moi ; je voulais tes yeux, mon amie. Maintenant ton âme est avec la mienne ; je vais t’écouter sans être jaloux de ces musiciens.

Mitron a compté une mesure pour rien. Les voilà partis.

Dans notre coin nous écoutons respectueusement. M. le Maire tire sur la fumée ; à chaque aspiration la peau de ses joues s’enfonce profondément entre ses mâchoires ébréchées. Il ôte sa pipe et tend le cou ; il va cracher. Mais il hésite, regarde autour de lui craintivement ; il se retourne enfin et crache dans le coin, derrière son tabouret.

Il n’avait pas prévu cet embarras. Autant ne pas fumer. Il s’essuie la bouche et remet sous sa blouse, dans la poche de son gilet, sa pipe, chaude comme un petit oiseau.

Je l’abandonne.

Joséphine chante. Je passe en revue ma troupe qui attend bien sagement dans le fond de la salle.

— Monsieur Forestier, pourquoi avez-vous ôté les bougies du piano ?

— Je n’ai rien ôté du tout ; pourquoi m’accusez-vous ?

— Je suis sûr que c’est vous.

— C’est vous, plutôt ! je ne m’occupe pas des pianistes, moi !

Touché ! cela se voit donc bien ! Je m’efforce de ne pas marquer le coup.

— En tous les cas, pas de blagues ce soir, je vous en prie. Que dirait-on par la ville ?

Joséphine a fini triste, triste. C’est notre tour. Nous ne sommes pas prêts. Ces nigauds se sont équipés en dépit du bon sens ; mon général a l’air d’un réserviste et mes capitaines sont des bleus.

— Messieurs, l’arme à gauche et suspendue ; vous avez un crochet, c’est pour vous en servir ; une épée n’est pas un parapluie.

De tous ceux qui sont ici, je suis le seul ayant servi, car Mitron a été, je crois, réformé. Sous-officier, officier de réserve en cas de besoin, je connais le fourbi dans les coins. Cela ne diminue pas mon importance aux yeux de ces femmes et de ces gosses.

— Le képi droit, messieurs, et un peu chiffonné…

— Et pis, la musette du sergent est à l’envers.

Tiens ! c’est M. le Maire qui vient de remarquer ça. Lui aussi est un vieux guerrier. N’importe ! ce n’est pas un rival redoutable.

— En effet ! et voyez, monsieur le Maire, comme ce garçon est tiré. Quand vous serez au régiment, monsieur Forestier, vous ne sortirez pas de la caserne attifé comme ça. Débouclez votre ceinturon !

D’un coup de genou, je creuse les reins de Charlot ; en même temps, je tire sa capote et je fais deux gros plis raides et corrects.

M. le Maire, intéressé, s’est approché pour me voir faire.

— D’mon temps, on s’y prenait point de même… c’était ben plus difficile.

Naturellement ! Il a fait sept ans et cinq garnisons. Il a été comme moi à Bourges ; nous avons monté la garde à la même caserne, neuve de son temps, vieille du mien. Nous sommes presque copains.

Mais nous perdons du temps. Tout est prêt : allons-y !

— Allez-y, Charlot ! Je vous soufflerai à condition que vous ne le rendiez pas à la lampe.

Cela marche. Cela marche même mieux que je ne l’aurais espéré. Ils savent leurs rôles ; Charlot lui-même n’a pas trop d’hésitations. Ces dames sont enchantées. Un seul accroc au deux : un de mes capitaines ayant tiré sa latte n’a pas su la remettre au fourreau.

Les couplets me donnent l’occasion de m’installer près du piano entre Josette et Mme Michaud. Je vois Josette en face et mes prunelles, de temps en temps, prennent les siennes. Quoi qu’il arrive, je ne bouge plus d’ici.

Applaudissements. Tiens ! la pièce est donc terminée ! Cinq minutes de papotage. Mitron aîné fait le gracieux avec les dames. Il me tanne.

Mme Olivet me félicite de loin, puis elle félicite Mitron, musicien-chef.

Moi je fais des réserves, je critique ; au hasard, d’ailleurs.

— Il y a beaucoup de cuivres… que viennent faire tous ces cuivres !

— Du bruit, répond Josette assez bas.

— Alors, j’aurais pu, moi aussi, faire une partie avec une sirène ou une trompe de bicyclette.

— En effet, vous n’en jouez pas trop mal.

— Qui vous l’a dit ?

— Je vous ai entendu jeudi matin et ce matin encore…

— Mais je ne suis pas seul à me servir d’une trompe.

— Je vous ai vu.

— Merci ! je vous aime. Moi, hier, je vous ai entendue rire chez votre cousine et mon cœur a bourdonné comme une joyeuse ruche.

— N’exagérez point !

— Je vous adore ! donnez-moi vos yeux.

— Oui, mais prenez garde…

— Je vous aime. N’ayez aucune crainte ! je vous parle du bout des lèvres en souriant ; personne ne se douterait que j’émiette mon cœur et que je vous en jette les morceaux. Vous riez ! Suis-je assez précieux, dites ! Si j’en avais le temps, il me plairait, ce soir, nouer pour vous au fil bleu de ma tendresse toutes les fleurs de la rhétorique amoureuse, les fleurs excessives, les fleurs aux carnations tragiques et les fleurs anciennes, les fleurs pâlies, les fleurs mièvres et désuètes… Je suis bête… Ayez la bonté de ne pas vous en apercevoir… Votre amour rajeunit tout ; votre amour est doux comme le miel et parfumé comme les premières framboises. C’est cela ; plaquez un accord. Je vous aime ! Je veux vous le dire à toutes les notes. Et vous avez combien d’octaves ?

— Six.

— Je vous aime. Voici Mitron, la bouche en cœur ; dites-moi qu’il vous assomme.

— Mais je ne le connais pas !

— Dites-moi tout de même qu’il vous assomme.

— Il m’assomme.

— Merci ; je vous adore, Josette ! Voici que la soirée s’achève. Nous n’avons plus à entendre que le grand morceau final. Un signal de Mitron et les notes montent, retombent, se heurtent, s’agrippent selon l’absence de règles qui caractérise les bruits vraiment artistiques.

Mme Olivet se penche pour me dire d’un ton persuadé que « cela se marie très bien ». Soit ! J’acquiesce volontiers ; cela importe si peu ! D’ailleurs dans les meilleurs ménages, n’y a-t-il pas des chocs ? À mon tour je découvre de l’allure à ce morceau-là.

— Écoutons ! Mitron roule des yeux inquiets : nous devons approcher des passages difficiles, des phrases culminantes. Bijard, Mitron jeune, tous ces fifres que je ne connais pas, concentrent leur attention : écoutons bien, mad…

Couac ! Br… br… br…

Charlot professe qu’une plaisanterie étant bonne, il est inutile de la changer. Il vient encore d’éteindre la lampe ! Je ne voudrais pas parier qu’il ne l’éteindra pas demain soir pendant la représentation.

Petits cris ; protestations sévères ; bruits confus.

Josette a continué à jouer ; j’attrape au vol sa main leste et nos doigts, un moment, s’étreignent.

Bijard, facétieux, gargarise sa clarinette, un cuivre meugle ; les cordes, vexées, se sont tues.

Papa Michaud parle sévèrement, ce qui n’avance pas les choses. Il n’a pas d’allumettes ; c’est bien son tour ! J’en ai, moi, mais je ne les donnerai pas. J’ai été assez souvent le chandelier. Ce soir je ne suis rien dans l’administration.

Quelqu’un me frôle ; serait-ce la curieuse Thérèse ? Voici une main de femme, voici une épaule, une poitrine tout près de la mienne…

Et toujours pas de lumière. Ma jeune bande ne souffle mot ; chacun attend, les yeux larges, le dos inquiet.

Mais voici que, du fond de la salle, monte un petit bruit saccadé, une sorte de bêlement guilleret qui doit durer depuis le commencement de cette scène.

C’est M. le Maire qui rit. Jeandrille a trouvé cela meilleur que tout le reste. C’est ainsi qu’on s’amusait dans sa jeunesse, entre bergères et gars de labour.

À la question impatiente de M. Michaud :

— Alors, personne n’a d’allumettes ?

Il répond entre deux hoquets :

— Si fait ! Mé !

Et il finit par en trouver en effet.

J’ai perdu contact avec cette femme, mais je la sens, là tout près, et, à la flamme brusque de l’allumette, je reconnais Mme Olivet !

Voilà une aventure ennuyeuse et laide. Je voudrais effacer de ma vie de naguère, de ma vie d’avant l’amour, quinze détestables journées.


18 janvier. — (Résolution ferme : dès demain… etc, etc.) Mon lit a ceci d’original qu’il ressemble à un fauteuil en équilibre sur ses deux pieds de derrière. Comparaison absurde pour qui ne connaît pas mon intérieur ; comparaison exacte cependant, fâcheusement exacte.

Le centre de ma paillasse s’est définitivement effondré ; je couche en équerre, le derrière au sommet de l’angle et les orteils sur ma ligne d’horizon.

Cela ne va pas sans inconvénients par ces temps lugubres. Le soir je réussis à me réchauffer parce que je suis jeune et parce que j’ai un système de ficelles assez ingénieux par lequel la majeure partie de mes couvertures est retenue au pied du lit ; mais le matin j’ai froid et cela m’encauchemarde.

Tantôt, j’escalade le mont Blanc et j’ai oublié mes souliers chez le guide ; tantôt, ayant à me plaindre de l’inspecteur qui veut m’obliger à porter les sandales des bergers d’Arcadie, je vais à Paris trouver le ministre, à pied, par la voie d’eau. Je me marie souvent depuis quelques semaines, mais c’est en Laponie avec la vieille Urda. Dans notre trou de neige Verdandi prépare l’eau d’une bouillotte, lentement, lentement, avec ses drôles de petits cailloux, pendant que cette rosse de Skulda pique la crise sacrée, histoire de ricaner :

— Mon petit greluchon, ça n’ira pas : je vois l’eau répandue…

Ou de gémir, imitant à s’y méprendre la voix de notre Savoyard national :

— Vous n’auriez rien pour vous couvrir !

J’ai fait partie de toutes les expéditions arctiques et même antarctiques, des vraies comme des fausses, de celles conduites par des demi-savants voisins de l’ébullition comme de celles inventées par de frileuses moitiés d’écrivains. Oh ! ce pôle ! Quand j’en reviens, je suis froid comme un phoque confit, et mes pieds, au sortir des toiles, mes pauvres pieds blafards, rappellent les pieds d’un noyé qui aurait longtemps roulé à travers les ombres étendues, là-bas, quelque part vers la mer Blanche.

Heureux ceux qui peuvent se coucher sur le flanc en chien de fusil !

Il est vrai que mon lit a, par compensation, quelques avantages. Ainsi, je n’aurai jamais de varices, c’est connu. D’autre part, je puis, sans me lever, déjeuner et faire ma toilette. Je n’avais jamais su, jusqu’à ce jour, lire dans mon lit ; je le fais maintenant. Je puis même écrire à condition de me couvrir un peu les épaules. C’est à quoi je suis occupé en ce moment. Par chance, mes pieds sont chauds comme deux petites alouettes. Je ne gagnerais rien à me lever. Je n’ai plus de bois ; si je faisais brûler ma chaise elle me manquerait ensuite extrêmement ; de plus Jeandrille pourrait me demander des comptes.

Restons au lit. Il est tard d’ailleurs ; il sera bientôt temps de se coucher pour les gens qui se sont levés ce matin. Quelle heure est-il au juste ? Ma montre prétend qu’il est deux heures, mais il pourrait tout aussi bien être huit heures, ou six, ou douze ; toutes les minutes sont pareilles sous ce ciel grognon.

Cependant, ce matin, en sortant du bal, j’ai vu le soleil. Je l’ai même montré à Josette. C’était un pauvre vieux soleil bien changé, sans verve, sans chic, fichu. Il a eu honte de se promener avec une figure pareille, il s’est vite caché ; il a bien fait. Mais, depuis, l’univers a mal aux cheveux. Il souffle un vent maussade et il doit tomber une espèce de neige.

Eh ! qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente ! Mon cœur est illuminé comme un matin d’avril. Cette journée ne compte pas, c’est la nuit dernière qui compte… Cette nuit blanche étincellera toujours ma vie.

Dans ce décor pitoyable, pendant cette exhibition ridicule, pendant le bal surtout, ce pauvre bal de village, mon émotion a été si douce et si profonde que je ne connaîtrai peut-être jamais rien de tel. J’étais caché moi, souffleur, d’un côté de la scène avec Josette. J’étais seul avec mon amie. Elle avait une robe élégante dégageant le cou ; elle avait des violettes dans les cheveux et ses yeux étaient espiègles.

Par une fente du paravent nous regardions, tête contre tête, l’assistance naïve et nous nous amusions de ces bonnes faces attentives, de ces bouches ouvertes, de ces larges mains levées pour applaudir.

Cependant nous ne pouvions parler que très bas. Josette disait ;

— Pourquoi êtes-vous ici ? votre place est de l’autre côté, avec vos actrices.

— Mais elles se déshabillent, voyons !

— Eh bien ! il fallait vous cacher dans le fond de la scène, derrière un fauteuil. Savez-vous que vous me compromettez ?

J’approchai mes lèvres de son oreille qui me tentait, petite et nacrée sous les cheveux fins, mais elle m’échappa d’une parade mutine et son doigt se trouva, je ne sais comment, sur ma bouche.

— Taisez-vous ! ce n’est pas à moi qu’il faut souffler. Écoutez donc M. Charlot qui s’empêtre. Aidez-le… vous lui devez bien cela.

— Peut-être ! mais j’ai votre bras, je le garde. Je le veux mordre… je soufflerai si je le puis…

Pauvre Charlot ! Heureusement, il n’a pas eu le trac ; s’il a changé quelques mots, personne n’y a rien vu, et moi moins que tout autre. Ah ! le bon public facile à échauffer et franc du collier, applaudissant à se rompre les paumes ! Ah ! les bons yeux mobiles où passent les ombres de la terreur, les rayons de l’enthousiasme et, aux monologues de Chariot, des flambées de grosse rigolade !

Seule, au premier rang, une figure figée avec des yeux braqués et durs : Mme Olivet.

La représentation terminée, nous avons rangé les bancs le long des murs et en avant la musique !

Bijard, clarinette, et deux fifres inconnus annoncent :

— Polka pour tout le monde ! Tout le monde !

Une foule piétine. M. Godard emporte Mme Olivet ; Mitron aîné, diplomate, traîne précautionneusement la vieille Mme Godard. Mes acteurs dansent en costumes ; Thérèse, espionne, est en fausse grand’mère, mais, de même que mes officiers ont abandonné leur latte, elle a jeté son bonnet par-dessus la tête de son cavalier, un receveur buraliste qui se nomme Moulin. Mitron jeune, sans cavalière, tourne avec sa contre-basse.

Moi, j’ai enlevé Josette dès les premières notes. Je l’emporte, blottie contre mon épaule, si légère et si souple que je la sens à peine. Thérèse passe avec son marchand de tabac et nous bouscule ; ses yeux de vice pétillent.

Nous recherchons la cohue des danseurs maladroits, les endroits où l’on se serre l’un contre l’autre. Les doigts de Josette répondent aux miens et ses cheveux frôlent ma joue.

— Josette, Josette, vos yeux me fascinent, je me sens ivre. J’aperçois dans vos cheveux une violette détachée, je vais la cueillir avec mes lèvres…

— Oh ! ne faites pas cela !

À ce moment, Bijard ôte sa grande pipe et crie :

— Galop ! Tout le monde !

Tout le monde, c’est beaucoup exiger. Les vieux se retirent ; je voudrais bien voir Mitron voltiger avec Mme Godard !

Pour nous, c’est le bon moment. J’attire à moi Josette ; elle-même assure sa main sur mon épaule, se blottit davantage. Nous glissons, rapides, entre les couples clairsemés. La porte, que quelqu’un vient d’ouvrir, amène une bouffée fraîche et des scintillements d’étoiles.

— Mon amie, tenez-vous près de moi ; nous allons prendre un grand élan, et, arrivés à la porte, nous plongerons dans la nuit profonde et discrète.

Son beau rire sonne, mais en sourdine, pour moi seul.

— Ne dites pas de folies… surtout n’en faites pas. Nous allons trop vite… vraiment je ne peux pas suivre.

— Alors, laissez-vous porter.

— Chut ! prenez garde.

J’entends derrière nous un souffle fort, puis j’aperçois M. Godard. Il serre Mme Olivet d’un peu près sur son ventre en pointe. Rouge, en sueur, il a cependant assez d’haleine pour lui conter des gaillardises à l’oreille. Il ne manque pas d’allure. Ne pouvant rien près des très jeunes, il essaye de se rattraper avec cette femme qui a des restes importants.

Elle, absente, l’entraîne vers nous et nous regarde avec des yeux meurtriers.

Fuyons I Mais le couple est dans notre sillage et le vieux nous défie.

— Place ! place ! remuez-vous les gosses… vous ferai voir, moi, que nous valons encore mieux que vous.

— Parions, monsieur Godard !

— Tout ce que vous voudrez !

Il se vante, il se vante beaucoup. Si nous voulons, Josette et moi, personne ici n’est capable de nous suivre. Mon amie est d’une légèreté admirable et j’ai des jarrets durs et secs de sauteur. Aucun heurt, aucun faux mouvement ; nous sommes un même corps qui glisse sans apparence d’effort.

— Plus vite, monsieur Bijard !

— Plus vite ! clame M. Godard, pesant bolide. Josette a raison : ce n’est plus une danse, c’est une terrible gymnastique. Mes acteurs s’en donnent à cœur joie, mais ils sont mastocs et les couples ne s’accordent pas. Les gens sages se sont prudemment retirés. Seul de son âge, M. Godard entraîne Mme Olivet, ou plutôt non ! c’est elle qui l’entraîne à notre poursuite, c’est elle, la tête hautaine, l’œil fixe, les lèvres cruelles.

Oh ! tu peux courir !

M. Godard abandonne enfin, suant, défait, piteux.

Nous nous arrêtons aussi. Thérèse, griffes rentrées, cueille Josette au passage. De sa patte de velours elle prend une violette dans les cheveux aimés et la passe à ma boutonnière. Cette fille fantasque est assez drôle.

Le bal continue. Nous dansons en sauvages. Josette ne veut pas que je revienne toujours à elle. Elle m’a dit :

— Revenez cependant quelquefois.

Je reviens souvent. Entre temps je promène une dame âgée qui me connaît, mais que je ne connais pas. Puis, Thérèse m’invite à valser parce que, dit-elle, « je danse très fort et je serre ma cavalière. »

— Vous vous trompez, je ne serre pas du tout ; vous avez une langue très mauvaise.

— Je le sais, mais j’ai de bons yeux. Ainsi, tenez ! la voilà, Josette, et je vois que ce petit monsieur la regarde, hum ! Mais dites donc, vous, c’est qu’il la serre, lui aussi !

Le petit monsieur est Mitron jeune. Il a une bonne tête, ce garçon ; je ne suis pas jaloux.

Mitron aîné ne danse plus. Il comptait être le lion ici et ce n’est pas du tout ça. Aussi il rage à froid et se condamne à des conversations utiles avec Mme Godard et d’autres dames huppées qu’il a connues du temps où il était à Lurgé.

Au fait, je me demande ce qu’elles peuvent bien faire ici à pareille heure, ces anciennes.

Vaillant, j’en attaque une, j’en attaque deux ; je les secoue successivement au rythme d’une polka, puis je les abandonne. Cette fois, elles vont partir… Mais non ! elles vont s’asseoir dans un coin et demeurent, tassées, tristes, muettes, sans corrélation, inexplicables à l’égal d’une paire de versets de l’Apocalypse.

Mme Olivet darde sur moi son magnétisme haineux : veut-elle m’endormir ?

Elle ne danse plus. Elle a eu tout à l’heure un colloque avec Josette. J’en devine le sujet : elle a voulu partir, mais la petite n’a pas cédé. Mme Michaud s’est approchée et j’ai compris à ses gestes qu’elle sermonnait Mme Olivet.

La plus élémentaire prudence me commanderait de faire des grâces à cette opulente belle-mère ; mais je n’en suis pas capable. Je ne le ferais pas pour une chambre à coucher Louis XV en bois des Îles.

J’éprouve à l’endroit de cette femme des sentiments nouveaux et assez confus. Je crois que j’ai peur d’elle. J’ai peur de sa haine ; je redoute des menées sournoises contre moi et surtout contre Josette.

J’ai peut-être, plus encore, peur de son amour, peur de ses lèvres crues, de ses dents fortes et aiguës. S’il me fallait absolument l’inviter à danser, je craindrais le contact de sa main solide à large paume, le poids de son bras trop musclé et de sa poitrine trop haute, le frôlement de sa hanche voluptueuse. S’il me fallait la reconduire seule chez elle, je craindrais une attaque brusque et silencieuse au coin d’une rue. Je me vois petite fille entraînée par un satyre au fond d’un cul-de-sac…

J’exagère sans doute un peu ; je grossis légèrement les traits pour y voir clair, mais je ne les déforme pas. Peur, répulsion, c’est bien cela. Je la laisse pour l’instant absolument tranquille ; dans la lutte que je crois inévitable, je veux la voir venir. Mais je ne voudrais pas que Josette reçût les coups et elle est tout à fait bien placée pour cela. Je sens qu’elle n’aime pas sa marâtre, mais j’ignore où en sont exactement les hostilités ; Josette ne veut rien dire.

M. Tournemine est hors d’haleine, observe Bijard.

— Monsieur Bijard, j’aurai votre dernier souffle ; je vous défie !

Je reviens à ma belle et je l’emporte en une valse rapide. Et puis je ne l’abandonne plus. Foin des fatigantes chimères ! Nous nous aimons, rien ne nous séparera cette nuit !…

Nous nous trouvons un peu isolés dans le fond de la salle près de notre « scène ». J’ai peu à peu approché ma chaise et je chuchote.

— Me permettez-vous maintenant de vous garder pour moi seul ? Dites-moi que vous ne danserez plus avec ces jeunes gens.

— Seriez-vous jaloux ?

— Je ne l’ai jamais été jusqu’à ce jour, n’ayant jamais aimé, mais je suis en train de le devenir. Et je serai cruel comme un barbon… Tremblez, madame !

— Êtes-vous Gascon ?

— Je suis un lourd Poitevin ; on est ce qu’on peut. Ainsi je voudrais être spirituel, mais je ne peux pas, ce soir moins que jamais. Je vous aime ; je vous aime avec toutes les forces et tous les espoirs de ma jeunesse… et je tremble. L’idée vous est-elle jamais venue que vous pourriez m’aimer tout de bon ? Josette, Josette, m’avez-vous jamais dit que vous m’aimiez ?

Elle lève vers moi des yeux dont l’eau sombre est agitée d’un remous profond.

— Mon amie, mon amie, m’avez-vous jamais dit que vous m’aimiez ?

— Est-il bien nécessaire maintenant de vous le dire ?

— Ne vaut-il pas mieux — laissez-moi achever votre pensée — ne vaut-il pas mieux, l’aumône faite, refermer tout doucement la porte ?

— Oh ! ne dites pas cela ! moi… oui… je vous aime… Je ne vous oublierai jamais.

— Merci ! Mme Olivet vient vers nous : dansons. Nous dansons je ne sais quoi, tremblants tous les deux. Ma tête chavire ; Josette me regarde avec des yeux très larges, grave comme si elle allait pleurer.

Nous ne saurions trouver des paroles nouvelles et les serments millénaires nous montent aux lèvres.

— Ma Josette adorée, voudrez-vous être ma femme ?

Sa main serre la mienne.

— C’est mon désir unique. C’est mon rêve, ne le décevez pas.

— Je n’aurai jamais d’autre femme que vous, j’en fais le serment.

— Vous serez mon mari ou je n’en aurai jamais.

— C’est juré.

— C’est juré.

Notre bonheur est immense et simple.

19 janvier. — L’été dernier, un dimanche, sur le bord de la rivière, nous nous rappelions, Évrard et moi, le temps de nos études. Mon camarade disait :

— Comme nous étions joyeux à l’École normale ! comme nous étions insouciants ! comme nous voyions la vie interminable et belle !

Et il disait encore :

— Comme nous étions candides ! comme nos cœurs étaient propres !

Je regrette qu’il y ait dans ces discours un mélange de vrai et de faux.

À dix-huit ans nous n’étions pas si candides que cela. Chérubins bourgeonneux, nous trouvions à caser des rêvasseries douteuses à travers les plus sévères gloses.

Sevrés d’aventures, nous nous rattrapions en paroles. N’est-ce pas précisément Évrard, Évrard le poète, l’emballé, le buveur de bleu qui avait réalisé ce tour de force de mettre en vers fort libres un à peu près mathématique rappelant la résolution des équations à deux inconnues ?

Je me rappelle plus nettement encore qu’un soir, un élève parodiant cet empereur romain qui rêvait de faire tomber toutes les têtes d’un coup, un élève parodiant, dis-je, ce sale type des sales types, lança d’une voix lente et forte, dans le grand silence de l’étude, une phrase… une phrase énorme, digne du latin de Sanchez ou de saint Liguori.

L’élève, auteur de cette laide hâblerie, eut un succès fou. Cet élève… c’était moi.

Je ne note pas ce souvenir pour en tirer une vanité rétrospective, mais pour mesurer la distance qui sépare le candide potache de l’amoureux d’aujourd’hui.

Ma fameuse formule a vite perdu sa portée générale. Elle s’est amincie, elle s’est vidée. À mesure que j’ai avancé en âge, que ma prudence a mûri, que mon goût s’est formé, j’en ai peu à peu retranché de nombreuses unités : femmes de joie, femmes vieillies, femmes négligées, femmes d’amis, toutes sortes d’indésirables amoureuses. Naguère, il y a à peine six mois, je n’espérais que l’amour des bergères ; ce journal en fait foi. Ma triste et brutale aventure du mois de juillet n’est pas dans la ligne de ma conduite ; c’est un oubli.

Aujourd’hui, enfin, je ne saurais aimer que Josette. Je suis arrivé au dernier terme de mon évolution sentimentale. Mon amour est viril ; il est tonifiant comme le vent du large ; il ne s’y mêle aucune pestilence.

Je n’arrive plus à comprendre mes turpitudes d’antan. Je les juge sans indulgence ; elles me semblent quelque chose d’anormal, de monstrueux. Comment ai-je pu être aussi brutal, aussi grossier, aussi terrestre ? J’ai honte du moi d’autrefois.

Et, puisque j’en suis à cet examen, c’est le moment d’avouer l’ennui que je ressens en songeant au serment que j’ai confié à ce journal, à mon grand serment de ne jamais me marier.

À n’en pas douter, je fus à un moment de ma vie un égoïste parfait doublé d’un sombre crétin. Qu’il existe par le monde beaucoup d’individus semblables, voilà ce qui justifierait tout pessimisme et toute désespérance.

Ne pas aimer, ne pas me sacrifier, ne pas me marier en un mot, mais je préférerais, oui, je crois sincèrement que je préférerais mourir.


21 janvier. — J’ai retrouvé cette nuit une vieille connaissance. J’ai rencontré ce gaillard qui, jadis, à mes heures d’enthousiasme arrêtait mes élans d’un geste sec, coupait mes tirades d’un mot tranchant comme un fil d’épée. J’ai rencontré le Ricaneur ; j’ai revu sa bouche amère, ses yeux aigus et inquiétants.

N’osant plus se présenter devant moi au grand jour, voudrait-il maintenant rôder dans la pénombre de mes rêves ?

J’allais à un rendez-vous. Sous des branches parfumées de feuilles jeunes, sous des branches tièdes de nouveau soleil, Josette devait m’attendra. Il s’est trouvé sur ma route ; il m’a suivi, agile, et il m’a dit :

— Comme tu cours, mon camarade !

— C’est le printemps, vois-tu, et là-bas mon amie espère ma venue.

— Laisse-la espérer ou bien cours et reviens vite.

— C’est impossible ; nous nous aimons d’un amour sans pareil.

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

— Ne ris pas, nous serons époux.

— Ah ! Ah ! Tu t’es laissé prendre ! tu t’es laissé prendre !

— Prendre à quoi ?

— Aux malices d’une petite fille qui s’ennuie chez son père, qui veut jouer à la madame et qui te trompera dans six mois.

— Un mot de plus et je t’étrangle !

— Bon ! Bon ! Je ne discute pas avec les imbéciles… As-tu de l’argent au moins ? Pourras-tu seulement lui acheter une robe ?

— J’économise… l’an prochain je gagnerai quatre vingt-quinze francs par mois…

— Quatre-vingt-quinze francs ! Vous crèverez de faim.

— Et qu’importe ! Nous nous aimons, entends-tu, prophète de malheur ! D’ailleurs mon amie est… n’est pas… son père est cossu, enfin !

— À la bonne heure ! Que ne le disais-tu ? Tu as raison de te hâter.

— Tu te méprends sur mes paroles ; avant de te rencontrer je n’avais nullement pensé à cela et je l’oublierai tout à l’heure.

— Mon camarade, ne perds pas de temps. Cours, cours à la dot. Sus à l’héritière ! Hé ! malin ! je te reconnais enfin !

— Trêve d’insultes !

— Trêve d’hypocrisie !

— Ne mesurez pas mon âme avec la vôtre. Je l’aime ; vous ne pouvez pas comprendre.

— Tu l’aimes, je ne dis pas autre chose. Tu aimes ses yeux jolis, sa bouche fraîche… et le tintement de ses écus est une chanson douce.

— Sottise ! mensonge !

— Avoue que tu l’aimes aussi parce que c’est une demoiselle cossue ; tu l’as dit toi-même. Elle joue du piano, elle est d’esprit cultivé, elle sort du couvent…

— Du lycée.

— C’est moins classique, mais ça commence à être porté. C’est plus que tu ne pouvais espérer, paysan mal dégrossi, fonctionnaire sans le sou… et ta vanité se gonfle. Avoue, mais avoue donc que si elle était servante de ferme tu en ferais, non ta femme, mais ta maîtresse.

— Taisez-vous ! Je dédaigne vos calomnies. Votre déraison est énorme ; vous ne savez pas. Vous n’êtes, malgré vos contours durs, vous n’êtes qu’un pauvre nuage inconsistant et vous ne sauriez cacher le soleil.

— Le soleil ! Tu n’es pas le soleil, tu n’es qu’un fourneau, un fourneau !

Le Ricaneur m’a sauté à la gorge et il m’a serré de ses mains froides en criant, la bouche ténébreuse et démesurée :

— Un fourneau ! un sa…le four…neau !…

Mauvaise nuit ; mauvais songe.

Je porte le faix de mes turpitudes d’antan ; je traîne les séquelles de mes mauvaises pensées. Mon âme, toute lumineuse qu’elle est, s’estompe de demi-jour dans les lointains. C’est une marquise en jupon sale ; c’est la reine Isabelle entrant, radieuse, à Grenade avec sa chemise de siège. Au fond d’un vivier limpide et frissonnant, une vase noirâtre recouvre des débris de vaisselle et des restes d’animaux crevés.

Quand donc serai-je simple ? Mais peut-on être simple ? Les autres doivent être comme moi. Je voudrais en être sûr. Je donnerais beaucoup d’argent pour avoir, pendant cinq minutes, l’âme d’un saint, d’un bandit, d’un individu quelconque autre que moi. Je donnerais beaucoup d’argent, si j’en avais, pour assister le Bon Dieu un jour de grande lessive.

En attendant je dors mal ; je souffre de m’analyser trop. Moi, après tant d’autres gens de bonne compagnie… Mal littéraire, plaie d’orgueil.

Est-ce que, vraiment, je souffre bien tant que cela ?


23 janvier. — Mon secret court les rues ; c’est le secret des cent vingt polichinelles de l’école de garçons. Je le sais : j’ai surpris des conversations entre les plus grands élèves. On parle de nous par la ville. Évrard est renseigné ; il me regarde avec des yeux diaboliques et il rit… il rit… il rit !


25 janvier. — Ce soir, à quatre heures, comme nous sortions, mon camarade me dit :

— Viens chez moi ; j’ai besoin de ton aide, de tes conseils.

— Ah bah !

— Je ne plaisante pas. J’ai à te montrer un petit papier bien amusant.

— Service ?

— Oui et non. Prépare-toi à bondir.

— Tu sais, moi, je n’ai pas l’indignation facile… Ne marche donc pas si vite.

En quelques secondes nous fûmes chez lui et, tout de suite, il déplia une grande feuille fatiguée et malpropre.

— Tiens ! dit-il, regarde ce que le patron vient, à l’instant, de me communiquer. Déguste-moi cette prose-la, déguste-la-moi un petit peu !

Moi, je crus devoir, auparavant, flatter M. Édouard et faire avec ces dames une petite conversation, le moindre bout de conversation.

Mal m’en prit. Mme Évrard nous amena sans détour à la Hampe mystérieuse et, cruelle à souhait, se mit à débiner Josette. Ah ! cette demoiselle Olivet ! Elle cherche un mari ! il lui en faut un coûte que coûte. Elle est d’une hardiesse qui l’offusque, elle, une femme mariée… Cette méthode est la bonne d’ailleurs ; les jeunes gens sont si simples aujourd’hui !

Maurice, son triste papier entre les doigts, se taisait, curieux, amusé. Je fis la bête.

— Mais, madame, vous n’ignorez pas, à votre âge, que toutes les jeunes filles cherchent un mari ; c’est une vérité de La Palisse. Et il est non moins vrai que les jeunes hommes sont simples, aujourd’hui comme jadis. — Ici, Évrard fit entendre un petit grincement. — Mais cette demoiselle a tout ce qu’il faut pour réussir et je n’aurai pas le temps de plaindre le gendre de M. Olivet.

— On vous a entortillé ! opina dans son coin la grand’mère aux mâchoires abruptes.

Sous cette attaque directe je sentis que j’allais me cabrer, mais Mme Évrard ne m’en laissa pas le temps.

— Josette est un parti détestable. Ici, personne ne l’ignore. D’abord, elle ne sait rien faire. Elle est instruite, d’accord ! mais est-ce une ménagère ? Experte en broderies, en dentelles, en chiffons, serait-elle capable de faire seulement une soupe aux choux ?

Maurice, impassible, répéta :

— Est-elle capable de faire une soupe aux choux ? Tout est là !

— Les demoiselles élevées de la sorte ne pensent qu’à la toilette et aux romans. Pourtant celle-ci devra s’y mettre, au travail ; il faudra bien qu’elle s’y mette, accentua-t-elle, menaçante ; étant donné ce qui l’attend…

— Ô travail ! sainte loi du monde ! marmottait Maurice.

Je me taisais, je me tassais, en garde, en boule, attendant un coup, un sale coup, rapide et cruel.

— Elle n’a pas le sou ! déclara-t-elle.

— Le pensez-vous ? fis-je, sans émoi, car je comptais sur autre chose.

— Si je le pense ! Mais tout le monde ici en est persuadé. Sa mère ne possédait rien et elle est morte jeune. Si M. Olivet a, comme on le dit, de la fortune, c’est qu’il a gagné beaucoup d’argent pendant son veuvage. En tous les cas cette fortune est immobilière ; la maison qu’il habite ne lui appartient même pas. Or, c’est un homme faible, attardé aux amours d’arrière-saison ; sa jeune femme aura le magot ; ce n’est pas une gaillarde à laisser échapper un louis : Comment ne voyez-vous pas cela ?

— Madame, je n’entends rien aux affaires.

— Mais c’est une question de bon sens ! Non, détrompez-vous, Mlle Olivet n’aura pas un sou.

— Pas un sou ! répéta Maurice comme un écho. Quant à ça, il n’y a point d’erreur !

— C’est injuste, d’ailleurs, continua la bonne petite dame. Moi, ces choses m’indignent, me bouleversent. Mais que voulez-vous, c’est la vie !

— du monde ! appuya Maurice.

Il s’amusait, lui, il s’amusait énormément. Je sentais peser sur moi sa curiosité narquoise. La grand’mère aux mâchoires farouches faisait craquer ses jointures, attendant son tour.

— Vous la prendrez avec sa chemise ! déclara enfin cette prognathe flapie.

C’en était trop. Je me levai tout d’une pièce, bien décidé à filer. Mais mon camarade eut honte et changea de ton.

— Voyons, dit-il avec rondeur, examinons-nous ce document ?

— Mon cher, je ne suis venu ici que pour cela.

— Bon ! Bon ! Tiens, écoute.

Il me lut quelque chose dans ce goût :


« À nos collègues. »

« Émus par l’attitude scandaleuse d’un membre de l’enseignement public, souffrant de voir l’irrespect,… etc. etc…

« Camarades, il est de notre devoir à tous de protester et d’assurer l’Administration de notre loyalisme, de notre respect de la discipline. »


— Ouf ! Que dis-tu de ça ?

Je n’avais rien écouté du tout.

— Pas banal, fis-je, prudent.

— Pas banal en effet. Suivent les signatures ; tout le monde signe.

— Eh bien ! signons.

— Hein !

— Je dis : signons, puisque tout le monde signe.

— Je me demande si, oui ou non, tu déménages… Tu n’as, donc rien compris ?

Je dus à mon tour lire le fameux papier. Voici ce que je pus démêler dans l’histoire. Ce n’est pas une belle histoire. Dans un département voisin, un instituteur adjoint est mal noté en haut lieu parce qu’il a fondé une association de sous-maîtres. On le brime ; il se rebiffe. On le persécute ; il s’énerve, prononce des paroles imprudentes. Traduit devant le Conseil départemental il est acquitté ; mais le ministre passe outre : l’instituteur est révoqué.

Libre, il dit toute sa pensée et l’affaire fait quelque bruit.

Alors, chez nous, une demi-douzaine de larbins se mettent en tête de faire proclamer par leurs collègues que ce pauvre diable est lourd de toutes les iniquités de l’époque.

La jolie bande ! N’empêche que la foule suit, docile ou indifférente. Tout le monde, véritablement tout le monde signe. Que le ministre frappe donc : il aurait bien tort de se gêner !

— Eh bien ! persistes-tu à vouloir signer ? demanda Évrard lorsque j’eus fini de lire.

— Non, je ne suis pas un lécheur.

— Bon ! Alors que faisons-nous de ce papier ?

— Jette-moi cette saleté au feu.

— J’ai une autre idée. Nous allons rédiger une protestation que nous collerons au dos de la feuille et qui voyagera avec elle.

— Si cela t’amuse, rédige.

— Tu m’aides.

— Ça non ! écris, toi ; je signerai après.

— Maurice, intervint Mme Évrard, qu’est-ce que c’est que ce micmac ? Tu vas encore te créer des ennuis par ta faute.

— Vois, me dit doucement mon camarade, vois, mon vieux, comme je suis méconnu. Au moment où je travaille à mon avancement, mon épouse crie casse-cou. Mais on ne peut pas tout avoir. Et si ma femme est ignorante, je me console en songeant à ses talents de ménagère. Ah ! mon vieux ! que c’est bon une bonne petite femme d’intérieur ! Ah ! la douceur de vivre ses soirées dans la paix familiale, près de la table bien nette où fume la soupe aux choux de nos rêves ! Bonne amie, acheva-t-il d’une voix plus ferme, montre à ce jeune homme comment tu sais faire la soupe aux choux, la soupe aux choux maigre, puisque cette année, hélas ! nous n’avons pas pu acheter de lard.

Elle arrêta sur nous ses yeux d’azur foncé ; leur éclat meurtrier accusa une haine silencieuse ; puis elle nous tourna le dos. Nous fûmes libres. Évrard rédigea de bonne encre sa protestation ; je la signai après lui et je sortis en hâte.

Donc, elle n’a pas le sou. Josette, ma Josette est sans fortune. Eh bien ! tant mieux ! Je suis meilleur que je ne pensais, car je l’en aime davantage. Mon amour est doux comme de la pitié.


29 janvier. — Je l’ai vue tout à l’heure pendant cinq minutes chez Mme Bérion. Nous sommes absolument d’accord sur le point essentiel : nous marier le plus tôt possible. Je vais écrire à M. Olivet pour lui demander une entrevue. Je vais lui écrire à l’instant même…

Là ! Demain matin, cette lettre sera à destination et j’aurai peut-être la réponse au courrier du soir. Cela ira rondement. J’imagine que Mme Olivet ne sera pas fâchée de se débarrasser de sa belle-fille. Nous en profiterons ; nous serons mariés à Pâques ou, au plus tard, en mai. Gai ! Gai !

Voilà pour les grands sentiments.

Et maintenant, tout beau, Maximin !

Je crois être un esprit ordinaire mais plutôt précis. On pourrait m’accuser d’être, à mes mauvais moments, étroitement pratique. L’enthousiasme, chez moi, est une vague assez haute parfois, mais isolée, et qui vient mourir sur le sable avec un bruit modeste. Je ne me briserai pas au rivage.

Eh bien ! l’heure est venue de compter. Préoccupons-nous des voies et moyens.

Malgré les affirmations de Mme Évrard je ne crois pas qu’il soit possible de dépouiller Josette complètement. Cependant pour ne pas avoir de désillusion, posons pour Josette le chiffre zéro. Moi je gagne mille quarante-cinq francs par an et cela me suffit juste. Je puis écrire : mille quarante cinq francs sont la condition nécessaire et suffisante de mon existence. Comme les mathématiques me reviennent ! En langage vulgaire, je n’ai pas de disponibilités. Josette : zéro ; moi, zéro. Il me vient 0 + 0 = α (quantité finie et non nulle : frais de premier établissement). Système impossible. Je barbote.

J’ai trop de zéros ; je vais tomber dans l’indétermination et je n’en sortirai pas. Ce chemin mène à l’abîme.

Les sciences exactes sont peut-être utiles aux banquiers et aux chefs d’État. Dans la carrière d’un instituteur adjoint elles ne servent qu’à faire rater le brevet supérieur. Leurs solutions ne s’appliquent pas aux fonctionnaires de ma catégorie ; elles prouvent, clair comme le jour, qu’il leur est impossible de vivre. Un stagiaire qui penserait sincèrement que 2 et 2 font 4, n’aurait qu’à sortir de la vie par les voies les plus rapides.

Heureusement, il n’en est pas d’aussi naïfs. Chacun s’arrange, trouve un petit compromis qui lui permet de vivre quand même. Tous les misérables ont des trucs.

Notre budget, si nous prenions la peine de l’établir, fourmillerait d’équations où la fantaisie le disputerait à l’invraisemblance et devant lesquelles tous les calculateurs du monde s’arrêteraient, épatés.

Nous, nous résolvons ça par des artifices de cuisine.

Seulement, le mariage est une complication très grave. Je prévois que la situation va demander une ingéniosité beaucoup plus grande. Mais je ne veux pas me tracasser en vain ; si je suis misérable dans dix ou quinze ans, je le saurai et puis voilà ! J’ai le temps d’y penser. Je ne me préoccupe que de l’année en cours.

Nous nous marierons, disais-je tout à l’heure, vers Pâques et il me faudra un peu d’argent pour cette occasion.

Or, j’ai quatre cents francs à recevoir d’ici là ; je m’arrangerai pour vivre avec deux cents. Pas de tabac, pas de boissons fermentées ; eau, pain, fromage ; c’est un régime très sain. D’ailleurs supposons que je sois berger dans la montagne…

S’il vient des temps durs, j’ai cent kilos de charbon ; je possède aussi un litre de pétrole et six demi-bougies qui me restent du 14 juillet. Pas de frais généraux.

Ça ira ! D’autant mieux que je vais revendre ma bécane à Bijard, du moins la partie de ma bécane qui m’appartient. Je n’ai plus besoin de voiture, j’ai ma belle à portée de la main.

Après notre mariage surgiront de nouvelles difficultés. Mais nous serons deux pour chercher un biais. D’ailleurs, j’aurai, d’ici là, trouvé un travail extra-scolaire. Les petites annonces des journaux ne sont pas faites pour les chiens. J’ai une belle main ; je noircirai du papier pour le notaire, je tiendrai une comptabilité, j’écrirai des adresses, je barbouillerai des cartes postales… que sais-je ? Il est impossible que je ne déniche pas quelque chose.

Je demanderai d’ailleurs à partir de Lurgé où il est impossible de se débrouiller. J’ai de la poigne ; j’obtiendrai un poste en ville, un de ces postes terribles que personne ne veut occuper. Que diable ! la terre est grande et le labeur ne manque jamais aux courageux !

Au besoin j’irai à l’étranger, j’irai aux colonies. Ah mais ! c’est « nous irons » qu’il faut dire. Voudrait-elle ? Ce n’est d’ailleurs qu’un projet extrême. Pas si bête cependant… Je me suis laissé conter qu’on pouvait se faire, là-bas, une situation honnête.

Cette idée est à mettre à part et à creuser.


1er février. — Mme Olivet m’a jeté sa rancune en pleine figure. Vlan ! un coup de massue. C’était, cela, hier soir. J’en suis encore un peu étourdi ; mais cela ne durera pas. Je le sais ; je sais que je vaincrai. J’ai plus d’amour qu’elle n’a de haine.

Elle m’avait envoyé la lettre suivante, genre note de service.

J’ai l’honneur de prévenir M. Tournemine qu’il sera reçu quand il lui plaira de se présenter, mais de préférence demain, de deux à cinq.

Mme Olivet.

Je fus un peu surpris, m’étant adressé au mari, d’avoir une réponse de la dame, mais je ne fis guère de réflexions et je me présentai là-bas comme la deuxième heure tombait.

Mme Olivet vint m’ouvrir et m’introduisit dans le petit salon pénombreux qui commence à m’être familier.

Elle tira pour moi un siège au coin du feu et s’assit à son tour, cérémonieuse, le visage fermé. Je ne me sentais pas en verve. Je hasardai de pauvres généralités et elle me répondit dans la même langue tout en prenant des poses avantageuses, de ces poses que je croyais jadis naturelles et qui ont été étudiées longuement, devant une glace.

Enfin, je me décidai.

— Je vous remercie, dis-je, et je remercie M. Olivet d’avoir bien voulu m’accorder cet entretien.

— Mon mari n’a pas encore lu votre lettre, monsieur ; il est absent.

— Ah ! je venais cependant avec l’espoir de le rencontrer.

— Il ne rentrera que ce soir, assez tard… Lorsque mon mari n’est pas ici je m’occupe de son courrier ; j’ai cru devoir répondre tout de suite à votre lettre.

— Je vous en sais gré, madame ; mais…

— D’ailleurs, je suis au courant de toutes ses affaires. Vous pouvez parler librement… d’autant plus que je suis seule ici.

Brr !

Elle se lève. Je croise vivement les jambes et j’accroche à mon genou mes mains nouées. Mais elle passe nonchalamment à côté de moi et va à la fenêtre où elle tire les rideaux.

— Je suis seule à la maison pour un bon moment.

Debout maintenant, devant moi, elle me brûle de ses insolentes prunelles. Je la sens décidée à jouer son va-tout. De la façon dont je suis assis elle ne peut s’affaisser sur moi, mais j’appréhende une caresse brutale et lascive, un baiser sur la nuque, une morsure. Tout à l’heure quand elle a passé derrière ma chaise, j’ai instinctivement rentré le cou. Il faut fuir. Je prononce lentement, froidement :

— En vérité, madame, je regrette infiniment l’absence de M. Olivet. Je désire avoir avec lui un entretien tout à fait sérieux.

— Auquel je ne dois pas assister… c’est gentil !

— J’espère au contraire que vous y prendrez part ; mais la présence de votre mari est — je le crois de plus en plus — indispensable.

Elle se mit à rire d’une façon singulière.

— Vous me surprenez, monsieur Tournemine, vous me surprenez beaucoup. Tenez ! je veux être franche avec vous… Je ne vous cacherai pas que j’ai cherché ce tête-à-tête. Je veux que nous parlions en toute liberté afin de dissiper l’équivoque… l’équivoque qui pèse, en somme, sur nos relations.

— Je ne vous comprends pas, madame.

— Vous n’avez donc pas de mémoire ?

— Pas en ce moment… Dès qu’on me parle du passé, je n’y suis plus… je ne comprends plus, madame… Je n’existe que par l’espoir ; toute ma vie est en avant.

— C’est une phrase !

— C’est un fait ! Voyez-vous, madame, nous ne parlons pas le même langage. Pour qu’il n’y ait pas d’équivoque comme vous dites, je vais mettre les points sur les i. J’aime Mlle Josette ; je voulais voir M. Olivet et lui demander…

— C’est bien cela ! Qui vous parle d’autre chose ?

— Mais, madame…

— Mais, monsieur… À mon tour, je ne vous comprends pas… Ce n’est pas pour entendre des allusions outrageantes que je vous ai permis de venir ici… C’est pour vous entretenir de votre conduite à l’égard de ma belle-fille, de votre conduite passée et future.

Il est dit que cette femme trouvera toujours le moyen de m’ébahir !

Elle s’assied, blanche, les yeux mauvais.

— Vous reconnaîtrez, monsieur, que si je n’ai pas sur Josette des droits stricts, il est au moins de mon devoir de veiller sur ses relations, de la préserver de tout contact malsain…

— C’est pour moi que vous dites ça ?

— N’en doutez pas !

— Eh bien, madame, ce sont vos imaginations qui sont malsaines. J’aime Mlle Josette et je crois qu’elle m’aime aussi… Nous nous aimons d’un amour très fort, très pur, d’un amour que vous ne pouvez peut-être pas concevoir… et c’est ce qui vous excuse.

— Merci !

— Nous nous aimons, dis-je… Et notre but n’est pas difficile à découvrir ; nous voulons nous marier. Je venais parler de cela à M. Olivet et lui demander l’autorisation de voir Mlle Josette chez elle.

— Vous ne manquez pas d’audace !

— Madame, j’ai tout dit. Permettez que je me retire.

— Tout à l’heure ! Écoutez-moi à votre tour… Vous avez réussi à compromettre Josette. Je n’ose pas croire tout ce qui m’est arrivé aux oreilles… bien qu’en vérité, on puisse s’attendre de votre part aux plus honteuses entreprises. Oh ! ne jouez pas l’indignation… Vous m’entendrez jusqu’au bout. Je me suis juré de faire cesser des assiduités déshonorantes et je tiendrai parole. Vous avez mis le pied chez moi pour la dernière fois !

— Madame, je l’épouserai !

— Je vous défends de lui parler !

— Madame, je l’épouserai !

— L’épouser ! Ah, vous me connaissez mal… Jamais, entendez-vous bien, jamais !

— Allons, allons… inutile de crier… inutile de serrer les mâchoires… Cela ne vous embellit pas. Vous me semblez oublier que Josette a vingt et un ans bientôt et que nous vivons en France au commencement du vingtième siècle… Que pouvez-vous, faible femme ?

— Ce que je peux ! vous l’apprendrez à l’usage… Vous n’êtes pas lourd, mon petit !

— Elle m’aime ! Je l’épouserai malgré vous, malgré son père, malgré tout le monde… Ma parole est une parole de roi ! Adieu, madame !

— Sortez ! Ah ! elle vous aime ! Elle sera relevée de son péché ! Et, même, si cette petite drôlesse est tombée assez bas dans l’abjection pour être votre maîtresse, cela ne sera pas pour longtemps !

Broum ! La porte lancée avec une rage folle me frappe dans le dos au moment où j’allais peut-être revenir.

Voilà comment elle m’a reçu ! Je ne m’attendais pas à cela. Je m’imaginais que son intérêt, qui est de se débarrasser de Josette, l’emporterait sur ses appétits d’ogresse. Il n’en est rien. Raison de plus pour brusquer les choses ; il y va de la tranquillité de Josette.

Le facteur ! C’est M. Olivet qui m’écrit… il me renvoie ma lettre.

Je me plaignais tout à l’heure d’un coup de massue ; je ne croyais pas si bien dire…

Ma lettre se terminait ainsi :

« J’espère avoir sous peu votre réponse. »

M. Olivet a écrit en travers, en gros caractères, ces simples mots :

« Ma réponse ? Un coup de pied au c… »

Cela, c’est parler.


4 février. — Chez Mme Bérion, aujourd’hui, j’ai causé avec Josette une heure durant. Nous sommes tous les deux renseignés sur les difficultés que nous rencontrerons.

Pourtant, je n’ai pas tout dit. J’ai conté simplement que j’avais été prié de porter mes ambitions ailleurs. J’ai appris à Josette que je ne devais plus la regarder que de fort loin et que sa maison m’était fermée.

Cela, du reste, elle le savait. Elle a été durement prévenue. Son père lui a fait de sévères remontrances ; il a tranché la question avec bruit, avec toute la violence d’un homme débonnaire et sanguin.

J’ai demandé :

— Et Mme Olivet ? Que vous a-t-elle dit, mon amie ?

— De ce côté on a parlé moins haut, mais plus longtemps… Eh ! que nous importe !

Elle aussi ne me dit pas tout. Par pudeur, elle me cache les piqûres sournoises, les allusions traîtresses et peut-être… peut-être pis… les basses insultes, les sales soupçons d’une femme jalouse et cruelle. Et, contre cela, je ne peux pas la défendre.

— Josette, m’aimez-vous assez pour résister à ces volontés contraires ?

— Ne vous ai-je pas donné ma parole ? Je suis très entêtée.

— Vous riez ! c’est une menace que vous me faites ?

— Si vous voulez, une menace pour plus tard… mais vous devriez me remercier. On m’a défendu de vous voir et j’accours dès ce matin… Et, ce que je fais aujourd’hui, je le ferai demain, malgré tous.

— Je baise vos mains adorées.

— Vous baisez des mains impies. Vous savez comment sont élevées les petites bourgeoises : respect des volontés familiales, douceur, modestie, obéissance, effacement, ce sont les vertus cardinales ; l’idéal, c’est la jeune fille aux cils baissés qui reçoit un fiancé des mains de sa mère. Moi, je brise ces règles…

— Ma belle révoltée, n’exagérez pas vos scrupules ; les circonstances sont particulières.

— C’est vrai ; je n’ai plus de mère, moi… je n’ai plus de mère.

À ces mots ses fines lèvres ont tremblé et ses yeux se sont remplis de larmes. Je l’ai attirée à moi ; elle a posé sa tête sur mon épaule et nous sommes restés ainsi un long moment.

Elle parlait lentement et tout bas.

— Il faudra m’aimer beaucoup. Jusqu’à présent je n’ai guère été gâtée… Je n’ai pas connu maman ; j’ai été élevée par des servantes… Au lycée je n’ai eu que des camarades… Papa n’a jamais eu le temps de s’inquiéter beaucoup de moi ; il est bon cependant ; ces temps derniers on me l’a changé… Personne ne m’aime, excepté vous.

— Je vous aimerai pour tout le monde. Je vous ferai des jours tièdes, toute une vie d’amitié… Nous sommes jeunes, nous avons du temps devant nous.

— Qui sait ?

Mme Bérion est venue vers nous. Elle est au courant de tout. C’est une alliée précieuse et très sûre ; elle ne se tient plus sur la réserve. Toute la famille, d’ailleurs, hait l’étrangère, la spoliatrice. Entre Josette et moi, il n’a pas, bien entendu, été question d’argent. Ce n’est pas moi qui lui apprendrai quelle est sa vraie situation. Elle ne saura rien non plus de mes acrobaties budgétaires.

Ce n’est pas cependant qu’elle soit d’esprit futile. Comme je l’invitais à réfléchir aux formalités légales qui entraveraient un peu la marche des événements, elle s’est écriée que je la prenais pour une petite fille, qu’elle n’était pas si ignorante que cela et qu’elle voulait prendre sa part de peine.

C’est ainsi qu’elle s’est chargée de tracer notre ligne de conduite. Nous nous rencontrerons le jeudi et le dimanche chez Mme Bérion. Elle s’est assuré le consentement de celle-ci. Elle ne croit pas qu’on ose lui interdire la maison de sa cousine. D’ailleurs, le cas échéant, elle désobéirait.


13 février. — L’exquise soirée ! J’avais donné ma leçon du jeudi à Dédé et j’étais sorti dans le jardin. Assis sur un banc de pierre, j’attendais Josette.

J’étais soucieux ; j’avais autour du front une nuée de papillons noirs. C’est que notre amour est difficile et sérieux… Mais quand elle vint dans le soleil, quand elle vint à pas souples, dans l’allée joyeuse, mon cœur se mit à carillonner.

Comme il brille tôt, cette année, le soleil ! Vit-on jamais d’aussi tendres journées ! Comme ce petit printemps est leste et de clair visage ! Comme il chante, ce printemps d’avant les feuilles, comme il chante doucement dans nos cœurs attiédis !

Mon amie, radieuse, prit place à côté de moi.

La lumière heurtait son front et elle me regardait à travers le mouvant rideau de ses cils. Et la lumière était partout, sur sa nuque rose et blanche, sur nos mains nouées, sur l’allée aux papillotants micas.

Nous étions graves. Nous ne disions que des paroles ordinaires, mais elles s’en allaient, comme de blancs nuages d’été, sur de larges ailes aventureuses et frémissantes.

Notre amour était une chose réelle, il était en nous et il agitait toutes nos fibres et il était autour de nous, mêlé à l’air blond.

— Mon amour t’enveloppe, disais-je à Josette. C’est un manteau magique aux reflets tendres. Souffre que je t’enveloppe toute aux longs plis impalpables.

Elle, blottie, répondait :

— Je suis trop heureuse… je voudrais mourir.


15 février. — Une lettre de Josette.

« Mon ami, je serai demain matin à huit heures chez ma cousine. Ne manquez pas d’y venir : j’ai à vous dire des choses très graves. »

C’est écrit au crayon, très vite. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir, grands Dieux !


16 février. — Elle était pâle, elle tremblait. Elle m’a jeté tout de suite :

— Savez-vous que je n’ai pas de fortune ?

— Oui.

— Alors ?

— Alors… je vous aime. Je ne peux pas vous aimer davantage. Que vous faut-il de plus ? Bon !… voilà que vous pleurez maintenant ! Aussi, pourquoi parlez-vous de ces choses-là ?… Est-ce que vous vous entendez aux affaires, vous, petite fille ? Ah ! mais ! je ne veux pas que vous pleuriez ; je n’y consentirai jamais.

— Pour une fois, permettez… C’est la joie… J’ai eu tellement peur !

— Peur ?

— Eh oui ! c’est-à-dire… non… j’ai été bien surprise !

— Qui vous a renseignée ?

— Ma cousine m’avait déjà dit quelques paroles prudentes, mais je n’y avais pas fait attention… C’est hier que, brusquement, méchamment on m’a jeté cela à la figure… j’ai passé une nuit bien mauvaise.

— Parce qu’on vous avait dit que vous n’étiez pas riche ?

— Parce que j’avais peur…

— Encore !

— Oh ! pardonnez-moi ! on avait pris soin de m’avertir que vous recherchiez une dot… Alors, comprenez !… Pourtant, quelque chose me disait que c’était un cauchemar et que vous m’aimiez comme je vous aimais… Oui, je le savais bien… Comme j’étais sotte ! Comme je suis heureuse, maintenant ! C’est bon de pleurer… Je suis lasse ; j’ai les nerfs brisés.

— Vous êtes une enfant ! vous vous êtes affolée… Ah ! vous croyiez que je cherchais une dot !

— Oh non ! je vous le jure !

— Vous le croyiez… moins qu’un peu… à peine un tout petit peu… et vous pleuriez. Mais si j’avais été tel et si je n’étais pas revenu, qu’auriez-vous donc perdu ?

— Vous ! bon ou mauvais, je ne veux pas vous perdre.

Je la remerciai, comme il convenait, par un baiser à perte d’haleine.

— Donc, reprit-elle plus posément, je ne suis qu’une pauvre jeune fille…

— Une jeune fille pauvre.

— Et vous le saviez !

— C’est-à-dire que je le supposais. Vous ne trouverez pas étrange que j’aie un peu réfléchi sur cette question. Un foyer ne se fonde pas pour un jour et j’aurai la responsabilité de notre bonheur. J’ai donc supposé que vous n’aviez pas de fortune, que vous étiez — je mettais les choses au pis — aussi pauvre que moi.

— Vous êtes pauvre aussi ?

— Ma profession l’indique. Tous les instituteurs sont pauvres ou presque ; je suis le dernier des instituteurs ; je suis un gueux… Songez-y avant de m’aimer irrévocablement.

— Oh ! c’est déjà irrévocable !

— Tant pis pour vous ! Je parle froidement… et puisque cette occasion se présente, j’en profite pour vous inviter à réfléchir, froidement aussi. Je gagne quatre-vingt-dix francs par mois, trois francs par jour ! Mais vous ne savez pas combien la vie est chère ?

— J’ai été maîtresse de maison.

— Bien ! Alors, comptez.

— À quoi bon ?

— Je vous en prie…

— Eh bien ! trois francs pour vous, autant pour moi… Je travaillerai ; je suis forte et pas trop paresseuse. Croyez-vous que je ne ferais pas une institutrice, moi aussi ?

— Une institutrice ! Vous ?

— Pourquoi pas ?

Pourquoi pas en effet ? Cette idée ne m’était pas encore venue. J’ai l’air si étonné que Josette s’en amuse.

— Mais… mais…

Je n’achève pas ma pensée. Je voulais dire que ce n’est pas très généreux de compter sur le travail de sa femme. La femme est la fée du foyer… l’éducatrice des enfants… La femme, dit l’autre, est le délassement du guerrier ; elle est… que sais-je ? Elle est tout, sauf la compagne qui travaille et apporte son salaire.

Toutes mes lectures m’ont appris cela.

Et au diable mes lectures ! Ces sentiments-là coûtent trop cher, ils ne sont pas accessibles aux pauvres gens. Les chevaliers n’étaient pas choisis parmi les gueux.

Certes, je donnerais tout mon sang pour Josette ; mais quand je n’en aurais plus une goutte, elle serait bien avancée ! N’oublions pas que nous discutons raisonnablement. L’idée de Josette est excellente. Tandis que je me creusais la tête pour chercher des expédients, mon amie a trouvé du premier coup le grand remède.

Je repêche cependant mon « mais » de tout à l’heure.

— Mais vous n’avez pas le brevet.

— Je l’aurai ; je réussirai à l’examen.

Elle réussira… Elle aura son brevet supérieur pour peu qu’elle le veuille. En tous les cas, elle aura toujours son petit minimum de brevet élémentaire. Il est vrai que ce brevet ne lui donnera pas tout de suite l’insigne honneur d’apprendre l’alphabet à des morveuses. Mariée, dans l’impossibilité de se déplacer, et par conséquent, de se faire apprécier comme suppléante, elle peut attendre de longues années.

Ah ! si j’étais bien en cour ! Mais je ne connais personne ; je sais à peine le nom de notre député… et avec mon sale caractère orgueilleux, je crèverais de faim plutôt que de mendier un os.

Non ; Josette ne sera pas institutrice avant quatre, cinq, peut-être dix ans. D’ici là… D’ici là il ne faudra pas faire fi des petits moyens.

Une seule chose pourrait arranger tout : s’expatrier. Je l’insinue timidement. Josette ne se récrie pas comme je m’y attendais. Nous n’irions pas au bout du monde ; nous planterions notre tente, là, à côté, en Tunisie. C’est un pays salubre et qui a bien des avantages : traitement assez élevé, longs congés, voyage de vacances payé tous les deux ans…

— Que diriez-vous, mon amie, si nous allions passer là-bas cinq ou six années de jeunesse ?

— Je pense que notre bonheur nous suivrait.

— J’avais déjà songé à cela, mais je n’osais pas vous en parler. J’ai un ami là-bas ; il m’a envoyé des renseignements tout à fait favorables. Il paraît que les demandes sont assez nombreuses ; je vais déposer la mienne tout de suite. Elle visera naturellement un poste vacant à la fin de cette année. Car je ne veux pas partir sans vous !

25 février. — Note de service. « J’invite M. Tournemine à passer à mon cabinet jeudi prochain, de deux à quatre. — L’inspecteur primaire, Alliez. »

Il veut sans doute me parler de mes projets coloniaux. De quoi se mêle-t-il ? Il me fait manquer un rendez-vous. Si le diable l’emportait seulement au désert, loin de toute oasis !


27 février. — J’ai débuté dans l’enseignement sous les ordres d’un jeune Inspecteur, un garçon de trente ans, fort cultivé, un peu trop professeur peut-être, mais très digne et tenant sa place avec une correction parfaite.

J’ai ensuite suivi les conseils d’un vieux bonhomme plein de bon sens et de malice, que quarante ans de pédagogie n’ont pas rendu grincheux.

Maintenant, je suis sous la coupe de M. Alliez. Je connais trois Inspecteurs. Je salue le premier ; mon cœur est au second ; quant au troisième… serviteur !

Il peut s’en aller quand il voudra, M. Alliez… Il peut s’en retourner vers ses Flandres natales.

Lors de sa visite, l’an passé, il ne s’était pas montré suave, certes ! mais je ne lui avais pas gardé rancune.

Aujourd’hui, c’est autre chose.

Et moi qui arrivais chez lui si confiant !

Je m’entends dire, de ma voix la plus aimable :

— Croyez bien, monsieur l’Inspecteur, que, si je demande un poste en Tunisie, ce n’est pas par dépit ; ce n’est pas par haine de l’administration métropolitaine dont j’ai, au contraire, apprécié la bienveillance… et ce n’est pas non plus par haine de l’école de Lurgé où j’ai de gentils élèves, dociles et affectueux…

— Votre demande ?… oui… je l’ai transmise. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. J’ai malheureusement à vous entretenir d’incidents regrettables et qui ne laissent pas d’avoir une certaine gravité.

Oh ! oh ! mon sourire jaunit et s’achève en grimace.

— Monsieur l’Inspecteur, je fouille en vain ma conscience… Sur l’honneur, je ne vois pas…

Il ne m’écoute pas ; il me tend un papier sale.

— Reconnaissez-vous ceci ?

Non pas, tout d’abord ; mais je vois mon nom, mon parafe. « Ceci », c’est la feuille de protestation d’Évrard que j’ai signée l’autre jour, sans la lire, et que d’autres, une cinquantaine d’autres, ont signée aussi, docilement.

— C’est bien votre nom qui se trouve en tête de cette colonne ?

— Je ne saurais le nier.

(Mon nom n’est pas le premier ; nous avons signé Évrard et moi, sur la même ligne. Mais je n’ai garde de chicaner là-dessus.)

— C’est donc vous qui avez rédigé ce manifeste ; c’est vous qui en êtes l’auteur responsable. Ceux que vous avez entraînés sont coupables, certes, et nous ne l’oublierons point… Mais vous, monsieur l’instituteur adjoint de Lurgé…

Il parle, il parle…

Les quinze lignes d’Évrard sont proprement le catéchisme de l’anarchie. Elles insultent l’Administration, les chefs qui tiennent leur autorité de la nation souveraine ; elles insultent le ministre, la République, la société tout entière. Si elles n’insultent pas le Bon Dieu, c’est que nous sommes laïques.

Est-ce possible ! Je lis à la dérobée. Il n’y a rien de tout cela. Texte en main, je crois pouvoir me défendre.

— J’en demande bien pardon à monsieur l’Inspecteur, mais, à moins de donner aux mots un sens nouveau et inattendu, il est impossible de voir dans ces quelques phrases, autre chose qu’une protestation contre un geste qui manquait tout à fait de générosité et, à mon avis, de dignité.

Mais j’aggrave mon cas, car « la dignité d’un fonctionnaire est dans la discipline ».

— Nous demanderons contre vous la peine du déplacement d’office.

Le déplacement d’office ! Je ne veux pas de cela ! D’ailleurs, c’est illégal ; eussé-je tort, il n’y a pas, en l’occurrence, « nécessité de service ». Je protesterai de toutes mes forces.

Je tente déjà une défense quelque peu irritée et, malgré moi, je me lève.

— Patience !

Il me rassied d’un geste sec et me tend deux lettres. Je cours aux signatures ; elles manquent et l’écriture est contrefaite. Le style de l’une est aisé, avec des incorrections trop grosses pour n’être pas voulues et une phrase venimeuse où perce le bout de l’oreille pédagogique… Madame Olivet, je vous reconnais !

Quant à l’autre… Eh bien ! c’est Mme Évrard. Je ne puis en douter ; vilaine petite bête !

Certes, il y a là toutes les « nécessités de service » que l’on voudra ; et je devrais même être révoqué sur l’heure.

Mais tout ceci est grotesque et méprisable. M. l’Inspecteur me l’affirme énergiquement. Il va jeter ces papiers au feu ; mieux, je les détruirai moi-même !

Le ton est changé ; ce n’est plus le chef cassant de tout à l’heure. Je me méfie pourtant ; sous la bonhomie du geste je devine la joie de me tenir en laisse et de me mater quand même !

— Il est bien entendu, encore une fois, que ces lettres déshonorent leurs auteurs et seulement leurs auteurs… Cependant…

Cependant, j’aurais tort de répondre bruyamment aux injonctions de mes chefs… car je ne suis pas un saint !… Certains passages de ces vilains papiers corroborent de fâcheux renseignements qui sont arrivés par une autre voie.

— Il y a, contre vous, une plainte émanant d’un personnage autorisé et ami de l’école laïque. J’attendais cela depuis un moment ; c’est là toute l’affaire…

Il s’agit d’une plainte verbale ; si elle se renouvelait, surtout si elle se renouvelait par écrit, cela nécessiterait une enquête, et dame !…

— Réfléchissez, monsieur Touinemine.

— C’est tout réfléchi ! Au revoir, monsieur l’Inspecteur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je sais que je n’aboutirai à rien qu’à empirer la situation, mais je ne me laisserai tout de même pas déplacer sans protester. Celui qui ne se redresse pas contre une injustice mérite la servitude.

« La dignité d’un fonctionnaire est dans la discipline. » J’entends mal ce jargon. Il y a discipline et discipline. Quand l’obéissance aux hommes remplace l’obéissance aux lois, il n’est dans la cité que désordre et barbarie.

À la réflexion, je m’étonne que M. l’Inspecteur d’Académie, qui est un homme aimable et d’esprit libéral, ait songé à me frapper illégalement pour un si petit délit d’opinion. Je parierais qu’il ne sait encore rien de mon affaire et que les « personnages autorisés » se proposent tout bonnement de lui forcer la main.

Je serai frappé, c’est assez probable.

Dire que les Inspecteurs primaires sont généralement les seuls vrais défenseurs de leurs subordonnés. Il faut bien, précisément, que je tombe sur ce pilier gothique !

C’est ma veine.


1er mars. — La liberté n’est-elle qu’un mot comme la vertu ? N’est-elle qu’une invention du pauvre orgueil humain ? Certains philosophes le soutiennent, mais ils sont démentis par d’autres.

Qu’y a-t-il de bon dans ces doctrines ? Malgré mon gros cube je ne suis pas homme à trier sûrement, en cette affaire, le vrai du faux. D’ailleurs le pourrais-je que je ne le ferais peut-être pas. En effet, j’écouterais volontiers les premiers de ces raisonneurs mais, de leurs discours, avec un minimum de logique, je tirerais des conclusions pénibles. Cette doctrine contente ma raison mais répugne à mon instinct ; et je n’aime pas les procès… Afin que la paix soit, je fais de l’indifférence ma philosophie provisoire.

Et voilà bien du bavardage. Mais qui donc m’empêcherait de bavarder ! Puisque personne ne le sait, je puis, sans ridicule, me donner ce tourment d’esprit, me lancer à cette poursuite du vent, moi le dernier des primaires, le plus humble des pense-petit.

Ah ! si on le savait ! Je vois d’ici les philosophes de profession hocher leur lourde tête et sourire de pitié.

Je puis bien prendre le temps de sourire aussi. Pense-petit ! Je le crois bien ! mais où sont donc les pense-grand ? À moins qu’ils ne soient chez les fous, ils ne sont nulle part. Il n’est peut-être pas, dans l’histoire de l’humanité, un philosophe qui ait émis une seule idée véritablement inaccessible à l’intelligence moyenne de son temps. Ceux de notre siècle ne sont pas plus forts que les autres. Ils se chamaillent dans le brouillard avec de grands gestes solennels, mais ne nous frappons pas ! ces chevaliers de haute lice combattent avec des brins de jonc.

Les mortels sont égaux, disait l’autre, c’est la seule vertu qui fait la différence. La vertu elle-même ne fait pas une très grosse « différence ». Il n’y a, entre nous, que des nuances que nous exagérons à plaisir, comme nous exagérons toutes nos petites affaires.

Mais si l’on m’entendait ! Si l’on m’entendait ! Fermons vite cette parenthèse et revenons à nos petites préoccupations, à nos méchantes broutilles d’idées…

La liberté, si elle existe, ne peut pratiquement s’exercer que dans un cercle étroit ou plutôt dans une série de cercles concentriques. J’ai toujours jugé inopérante et quelque peu naïve cette vieille phrase que je relisais avant-hier dans la malchanceuse protestation d’Évrard :

« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Je défie bien que l’on trouve une idée nouvelle qui ne dérange pas, si peu que ce soit, l’ordre public. Et il en va de même pour les idées anciennes n’ayant plus cours.

En notre temps de pensée soi-disant libre et de désagrégation des dogmes, on ne saurait se parer d’une plume étrangère sans que toute la volière se mette à piauler et à jacasser de fureur.

L’instituteur X… l’a appris à ses dépens. Son cas est typique. Révoqué, jeté hors du premier cercle, il ne va pas tarder, s’il continue sa propagande, à être, dans le second, houspillé et plumé ; finalement on lui fera sauter la dernière corde ; c’est-à-dire qu’on le mettra en prison ou à l’hospice. On lui apprendra à commenter, dans des conférences, des paroles oubliées de Socrate et de Jésus de Nazereth !

On m’apprendra de même à signer des papiers où il est question de dignité et de générosité. Ce sont là de dangereuses balançoires, Tournemine… et on te le fera bien voir.

Grands Dieux ! sommes-nous plus méchants que bêtes ? Sommes-nous plus bêtes que méchants ? Comme nous sommes durs les uns pour les autres !

Comme nous prenons plaisir à nous tracasser mutuellement ! Et pourquoi ? Et pourquoi ?

Il sera bien avancé, M. Alliez, quand il m’aura fait souffrir injustement et inutilement ! Qu’est-ce que cela lui fera ?

Dans quarante ans, qu’est-ce que cela lui fera ? Que lui feront les programmes, la discipline, l’autorité, et tout, et tout ? Qu’est-ce que cela lui fera quand il sera étendu entre quatre planches de chêne, dans un cimetière de village, dans un petit « gardin grign’dints » du pays des Flandres, en plein dans la terre grasse ?…

Pourquoi, hier, ai-je fait pleurer de pauvres petits yeux dont quelques-uns se fermeront prématurément, bientôt peut-être ? Pourquoi hier, ai-je puni, pour une raison futile, dix écoliers ? Qu’est-ce que cela leur fera, les leçons, quand ils seront morts ? Et la vertu, le progrès, les grandes vies exemplaires, l’immense peine des hommes, à quoi cela rime-t-il ? Est-ce que cela comptera quand les derniers enfants des hommes seront morts ? À quoi bon ? À quoi bon ?…

Sur ma table, entre deux bouquets de violettes offerts précisément par ces bons petits que j’ai fait pleurer, une photographie, un portrait de Josette. Elle me regarde avec des yeux tendres et moqueurs. Saurait-elle le mot de l’énigme ?

Elle me dit :

— Je ne sais rien qu’aimer. Je suis jeune et belle et j’aime. Aimer est ma religion souveraine. Que parles-tu d’énigme ! il n’est d’énigme que dans les cœurs obscurs.

Elle me dit encore :

— Nous sommes aux minutes merveilleuses de la vie ; cueillons soigneusement les bonnes grappes !… Que notre bonheur de vivre soit tel qu’il se prolonge par delà nos destinées et qu’il revienne, plus fort que la mort, illuminer les yeux des vierges qui vivront par nous !

Et bien que cela ne réponde pas tout à fait à mes dernières et terribles objections, comme je ne demande qu’à me laisser convaincre, j’attire à moi l’image chère et je ferme mon cahier.

5 mars. — Je suis allé, hier, voir maman. Je l’avais un peu négligée ces temps derniers. Elle n’a pas manqué de me demander :

— As-tu une bonne amie, Maximin ?

Et j’ai répondu :

— Oui, maman, j’ai une bonne amie cette fois, une vraie.

— Tiens ! tiens !… Tu veux peut-être te marier ?

— Je veux me marier… C’est un peu pour t’en parler que je suis venu.

— Tiens ! tiens ! tiens !… Est-elle jolie au moins, ta petite bonne amie ?

Chère maman I cette question est bien d’elle ! Si je voulais me marier avec une millionnaire contrefaite, c’est qu’elle ne donnerait pas son consentement…

— Regarde plutôt, ai-je répondu ; elle m’a donné son portrait pour toi.

Maman a vite ajusté ses lunettes, puis elle s’est penchée sur l’image souriante aux prunelles claires. Et les doigts de maman ont un peu tremblé…

— Oui, elle est bien mignonne, cette petite demoiselle.

— Elle n’est pas si petite, maman… elle est plus grande que toi.

— Elle n’a pas l’air méchant… elle a de beaux yeux.

— Je crois bien !

Maman ne se lassait pas de la regarder, heureuse de la trouver si jolie, heureuse et flattée.

À la fin tout de même, elle a demandé :

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Josette.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? Est-elle riche ?

— Elle est chez son père ; c’est une petite ménagère… Je ne crois pas qu’elle soit riche.

— Tant pis, mon garçon… Mais cela ne fait pas grand’chose, va, quand on se convient… Et puis tu gagnes de l’argent, toi.

C’est encore là une de ses idées favorites, une idée, d’ailleurs, qui lui rend la vie douce. Elle me voit riche ! Douze cents francs, pour elle, c’est une somme ! et plus tard j’arriverai à gagner des deux mille francs !

— On vit à moins, dit-elle.

Il est bien certain que mon père gagnait moins de deux mille francs et même moins de douze cents ; et maman nous a tout de même élevés sans trop se plaindre — sauf quand il n’y avait pas de beurre.

Il y a encore une misère plus grande. La grande misère, c’est quand le pain manque. Dans son enfance, maman l’a un peu connue, cette misère-là. Depuis, elle s’est toujours trouvée heureuse.

Je suis moins résigné ; je suis plus exigeant.

Prudemment, j’ai fait part à ma mère de mes projets d’avenir. Elle a protesté quand je lui ai parlé de m’en aller en Tunisie.

— Puisque ta femme sera institutrice… tu l’as dit toi-même.

— Mais j’ai peur que ce soit bien tard, trop tard.

— Et moi, que deviendrai-je ?

— Mais nous ne partirons pas pour longtemps…

Nous reviendrons, mère, nous reviendrons ! Ce n’est pas loin la Tunisie, si tu crois !… Tous les ans, nous pourrons venir passer les vacances chez toi… trois mois chez toi… tu ne voudrais pas ?

— Mon pauvre enfant, j’aurai le temps de mourir pendant que tu seras là-bas.

— Mourir ! Mais tu n’as que cinquante ans ! As-tu le droit de mourir ? Tu n’as même pas le droit d’être malade… ce n’est pas ton tour. Puis, ne te tracasse pas à l’avance ; je ne suis pas encore parti… Si nous parlions d’autre chose ; auras-tu une belle coiffe pour ma noce ?

J’ai eu beau faire, elle est revenue à mes idées de départ et son trouble ne s’est pas apaisé. Mais au moment de l’adieu, elle m’a dit, en me serrant plus fort qu’à l’habitude ;

— Tu as peut-être raison tout de même mon grand Max… Tu as sans doute raison !

Comme toujours !

7 mars. — Je n’ai pas parlé à maman de mes démêlés avec l’Inspecteur.

Je n’en ai pas parlé non plus à Évrard. La faveur dont il bénéficie est miraculeuse, inexplicable. Je sais bien qu’on veut me frapper pour satisfaire un « personnage autorisé » — M. Godard, je suppose — mais pourquoi ne profite-t-on pas de l’occasion pour faire coup double ? Cela me dépasse !

En attendant, taisons-nous. Maurice, pris dans cette mêlée, serait capable de se faire révoquer. Or, si sa femme mérite de ma part de rudes représailles, lui n’a droit qu’à mon amitié.

Par exemple, j’ai tout conté à Josette. Je ne lui cache plus rien de mes affaires. Je lui ai rapporté combien maman l’avait trouvée jolie. Alors elle m’a dit :

— Je voudrais bien la connaître, votre mère… N’avez-vous pas quelque portrait d’elle ?

— J’ai un portrait de mon père en zouave, mais je n’ai pas le portrait de maman. Elle n’a jamais été photographiée, que je sache. C’est que, chez nous, il ne se faisait pas de dépenses inutiles… Je suis d’une famille très pauvre, mon amie.

— Et moi je suis plus pauvre encore… mais ce n’est rien, cela…

— Josette, vous me cachez quelque chagrin… vous êtes malheureuse…

— On m’a défendu de vous voir ; on m’a défendu même de venir ici.

— Mais ce n’est pas nouveau… Il y a autre chose.

— Oui.

— Ne me le direz-vous pas ?

— Non, pas encore… Je voudrais… Je voudrais être en Tunisie… quand partons-nous ?

12 mars. — Oui, quand partons-nous ? C’est moi qui pose la question aujourd’hui. Pourvu seulement que nous puissions partir ! Voilà-t-il pas que tout le monde se mêle de guerroyer contre moi ! Ce qui m’arrive est embêtant au possible. Ce matin, à onze heures et demie, à l’heure où la classe devient houleuse, j’ai, dans un moment d’énervement, menacé mes plus grands élèves qui s’en donnaient à cœur joie pendant que je faisais lire les tout petits. Ils se sont tenus cois une minute puis ils ont recommencé le tapage. Me retournant brusquement, j’ai surpris l’un d’eux, le grand Dieudonné, un crétin tout à fait remarquable, en train d’imiter mes gestes. Je l’ai giflé. C’est une faute que je commets très rarement ; mais enfin, celui-là je l’ai giflé, je ne peux pas le nier.

Or, quelques minutes avant la rentrée du soir, le père Dieudonné est accouru furibond. Il a traversé la cour en quatre enjambées et s’est précipité chez le Directeur. Puis ces deux messieurs sont venus dans ma classe et ils m’ont fait citer à leur tribunal, comme cela, sans plus de façons.

Le père Dieudonné était rouge, le père Michaud était blanc ; tous les gamins, instruits de l’affaire, étaient accourus se masser devant la porte.

Voyant cela, j’ai été brusque ; et, le premier :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

M. Michaud a commencé d’une voix prudente et doucereuse :

— Monsieur Tournemine, voici un père de famille qui vient se plaindre… Que se passe-t-il ?

— Un mot, d’abord… Pourquoi ce père de famille va-t-il vous trouver, vous, et non pas moi ? Pourquoi me faites-vous appeler ainsi devant tous les élèves ? À quoi rime cette mise en scène ?

— Mais… mais… nous discuterons cela ensemble… une autre fois… une autre fois… Voici M. Dieudonné… Il prétend que vous avez frappé son fils.

— Je lui ai donné une gifle.

— C’est regrettable… c’est peu de chose… mais c’est regrettable.

— Dites-moi, n’avez-vous jamais giflé un élève, vous ?

— Euh !…

— Si, n’est-ce pas ? Alors, pas de morale, voulez-vous ? Maintenant, monsieur Dieudonné, à nous deux : qu’est-ce que vous réclamez ?

— Je réclame que vous avez martyrisé Ernest.

— Je vous dis que je lui ai donné une petite gifle… il l’a d’ailleurs méritée mille fois.

— Et puis, qu’il en porte les marques…

— En fait de marque, il porte surtout la vôtre, savez-vous ?

— Et puis, que vous me le paierez plus cher qu’au marché, s’pèce de petit…

— Ah ! pas d’insultes, s’il vous plaît !

— Si, je t’insulterai ! Si, je t’insulterai !…

— Oui ? Eh bien, voulez-vous parier que je vous gifle, vous aussi ?

— Monsieur Tournemine !… Monsieur Tournemine !…

M. Tournemine en a assez, monsieur le Directeur… D’ailleurs, il est une heure… le devoir nous appelle. Quant à vous, père de l’infortuné martyr…

— Hou ! t’as pas honte !

— …prenez la porte !… et plus vite que ça ! Hop !

De ma pince gauche je lui ai saisi l’épaule et je l’ai mis là où il convenait qu’il fût.

De cette façon, j’ai encore eu le beau rôle devant mes élèves. Si je n’avais pas eu le dernier mot, j’étais perdu.

M. le Directeur savait cela aussi bien que moi.

13 mars. — Aux dernières nouvelles, Ernest Dieudonné a gardé le lit. Le médecin a été mandé ; il n’a pas trouvé de fièvre. Le contraire m’eût étonné.

J’aurais tort cependant de me tranquilliser. Josette m’écrit : « J’apprends que l’on vous cherche une mauvaise querelle. J’ai entendu dire ce matin que l’on avait prévenu l’Inspecteur et qu’un procès vous serait intenté. Je tremble pour vous, mon ami, et je ne songe plus à mes propres ennuis. Aimons-nous bien. Tout cela finira. »

Il faut l’espérer.

Je songe que ce Dieudonné, homme simple et besogneux, habite une maison appartenant à M. Godard. Or Mme Olivet est du dernier bien avec M. Godard. Tout s’explique.

Tout s’explique, mais rien ne s’éclaircit.

15 mars. — Aujourd’hui, voyage au chef-lieu du département. Coût : 3 fr. 80. Cette dépense était nécessaire.

Je suis allé consulter Me Mérier, un avocat retors que je connais, ce qui n’est rien, mais qui me connaît aussi, ce qui est beaucoup. Il me connaît parce que son fils a été mon meilleur camarade au peloton des dispensés.

Me Mérier m’a reçu fort gracieusement ; surtout, il m’a tranquillisé. Certes, je suis condamnable, mais, en cas de poursuites, rien ne prouve que je doive être forcément condamné ; il m’a cité dix exemples…

— Croyez-en mon expérience, jeune homme, m’a-t-il dit, rien n’est moins sûr qu’un procès. Si vous étiez audacieux ou simplement joueur, vous pourriez attaquer, vous plaindre au parquet d’avoir été insulté, vous, fonctionnaire public, dans l’exercice de vos fonctions.

— Mais je n’ai peut-être pas été insulté…

— Savez-vous ce que c’est qu’une insulte ? Nous, dans la basoche, nous ne le savons pas encore. Il ne m’a cependant pas encouragé à tenter cette aventure.

— Attendez, m’a-t-il dit ; voyez venir et dormez sur vos deux oreilles. On ne vous inquiétera probablement pas. D’ailleurs, en mettant les choses au pis, la condamnation serait insignifiante.

Je suis allé ensuite aux bureaux de l’Inspection académique ; mais le Grand Chef était absent. Je l’ai bien regretté ; j’aurais voulu lui expliquer nettement et franchement mon cas.

Enfin, comme il me restait du temps à dépenser, j’ai songé à mon ancien directeur d’École normale et je me suis présenté chez lui.

En toute justice, j’aurais dû commencer ma journée par là. M. Legrand est le seul ami que j’aie au chef-lieu. J’ai eu plaisir à retrouver sa poignée de main accueillante, son éternel sourire de sceptique indulgent et fin.

J’étais entré chez lui avec l’intention de m’informer de sa santé toujours chancelante… et je n’ai parlé que de mes petites affaires. Je n’ai rien su cacher ; je me suis détendu… Ses yeux gris me pénétraient de bonté et, dans ce petit cabinet surchauffé où, jadis, j’ai été tant de fois réprimandé, je me suis trouvé soudain à mon aise, à mon aise comme je ne l’ai jamais été nulle part, si ce n’est chez maman.

Ma confession terminée, M. Legrand me dit :

— Ne vous tracassez pas trop… je verrai l’Inspecteur d’Académie. C’est un fort galant homme quand son intestin fonctionne. Le tout est de choisir le moment.

— C’est une question de chance.

— Pas pour moi. J’ai des renseignements par le garçon de l’hôtel où il prend ses repas. Quand M. l’Inspecteur murmure : « Mon ami, une demi-Vittel », il n’y a rien à faire… Mais quand il arrive « Broum ! Broum ! garçon ! du Médoc !… un peu sec ! » la voie est libre…

Ce précieux garçon a été jardinier à l’École. C’était bien le plus paresseux et le plus maladroit des jardiniers de France. En le remerciant, je lui ai donné, comme de juste, les certificats les plus élogieux, grâce auxquels il est entré à l’hôtel de l’Univers. Un bienfait n’est jamais perdu…

En votre affaire, ajouta M. Legrand, une chose m’étonne ; c’est que votre camarade Évrard ne soit pas inquiété. Vous devez avoir un ennemi, un spécial ennemi… Mais nous le démasquerons… Allons, au revoir ! Bon courage !

Je m’en fus vers la gare un peu ragaillardi, mais mourant de faim. Il était deux heures après-midi et je ne devais partir qu’à cinq. Je me résolus à manger, ne fût-ce qu’un peu. J’avisai donc la plus modeste des gargotes et, au « Monsieur déjeune ? » de la patronne, je répondis :

— Non… je prendrai seulement un bout de n’importe quoi, une bouchée de fromage par exemple, histoire de boire un verre…

Mais la gargotière, habituée aux ruses des clients aux dents longues, faméliques mangeurs de pain, m’apporta en effet une bouchée de fromage et quatre ou cinq bouchées de croûte, « histoire » sans doute, de faire passer l’aigre piccolo qu’elle m’avait d’abord servi dans une bouteille sale.

Pendant que j’expédiais ce repas d’infortune, une silhouette connue se dessina sur le trottoir d’en face… Mme Evrard ! oui… Mme Evrard…

Que diable peut-elle chercher par ici ! Ah ! je me souviens… Elle a une marraine en cette ville ; c’est elle-même qui me l’a conté jadis… Une marraine âgée, avare, sans héritiers.

Tout de même, comment se fait-il que je ne l’aie pas aperçue ce matin à la gare ? C’est sans doute que je suis arrivé le dernier, juste à l’heure du train.

La mauvaise et jolie petite pièce ! Elle va tout doucement ; elle s’arrête, tourne la tête. Pourvu qu’elle ne me voie pas dans cette gargotte ! elle serait trop contente !

Cric !… cric !… des souliers bruyants sur le trottoir… souliers vernis, courtes et grosses jambes…

M. Godard ! M. Godard ! Il traverse la chaussée, met le cap sur la petite dame et ils s’en vont tous les deux vers la ville.

Ah, voilà ! Ah, voilà !

Combien en a-t-il ? C’est un rude vieux gaillard.

18 mars. — Tous les matins en ce moment j’ai une lettre de mon amie : et tous les matins mon inquiétude s’accroît.

Josette est malheureuse : je le lis entre toutes les lignes. Ne s’attriste-t-elle pas de n’avoir vingt et un ans qu’au mois de mai !… Elle est à bout de résistance et nous ne pourrons nous marier qu’au commencement de l’été. Je crains qu’elle ne tombe malade ou qu’elle ne soit poussée à un éclat.

Je puis pardonner à mes ennemis. Dans le bonheur je suis très capable d’oubli. Si tout va bien, je ne saurai peut-être plus l’année prochaine que M. Alliez est un mauvais chef, Mme Évrard une vicieuse poupée, M. Godard un drille qui paie ses maîtresses en mauvaise monnaie… Mais si l’on touche à Josette, je ne l’oublierai jamais ; et que Mme Olivet prenne garde ! ma haine serait implacable.

20 mars. — C’était la première fois que nous nous rencontrions hors d’une maison, dans la douceur des champs. Une idée de moi, ce rendez-vous, une toquade. Josette s’y est prêtée de bonne grâce, sans pruderie. Elle a imaginé une visite à ses cousins des Pernières et c’est elle qui a fixé l’heure et le lieu de notre rendez-vous : deux heures de l’après-midi, dans l’Allée Verte.

Je suis arrivé le premier. L’Allée Verte n’est verte qu’en été ; en ce moment elle est encore noire. C’est un large sentier entre deux taillis.

Je me suis caché derrière un gros arbre et j’ai épié son approche. Quand je me suis montré, elle est venue plus vite, d’une marche ailée, avec des yeux de victoire. Et elle m’a tendu ses lèvres avec une ardeur étrange.

Nous nous sommes assis sur un vieil orme abattu et écorcé. Le soleil tombait dru sur les arbres ; les rameaux luisaient, les bourgeons se gonflaient, se fendaient, montraient, sous leur peau trop tendue la pulpe verte, la chair délicate et neuve. Une tendresse immense ondulait ; le monde entier était en travail d’amour. Nous nous tenions les mains et nous nous regardions, palpitants, éperdus, en proie à une merveilleuse inquiétude.

Ah ! comme ils étaient loin nos soucis habituels. Comme tout nous paraissait mesquin, hors notre amour !

Malheureusement, une pluie soudaine nous tira de l’extase. Nous dûmes nous réfugier sous un gros chêne rouge qui avait encore sa rude tignasse d’incendie. Josette s’attrista.

— Bah ! fis-je, ne sommes-nous pas bien ici ? Nul ne nous entendra que ce vieil arbre et c’est discret les vieux arbres ! Celui-ci ne dira notre amour qu’aux oiseaux et aux papillons qui en ont bien entendu d’autres !

— Vous êtes un enjôleur ; je ne vous écoute plus.

— Vous m’écouterez par force ; la pluie nous assiège et vous ne sauriez fuir.

— Mais, que faites-vous ?

— Je me mets à l’abri sous vos cheveux… qu’avez-vous à rire ? Hé ! Hé ! vous me repoussez mais je tiens votre main et je suis le plus fort… Et votre menotte est prise comme un petit oiseau aux plumes tièdes et soyeuses.

Son rire sourd cessa et une nuée courut sur ses yeux.

— Soyeuses !… fit-elle.

Je regardai ses doigts fins aux beaux ongles et je vis que la peau en était un peu fatiguée, légèrement épaissie, rayée de stries fines et de craquelures.

Elle m’expliqua :

— C’est la vaisselle…

— La vaisselle ?… C’est vous qui lavez la vaisselle ?

— Mais oui… depuis que Catherine, notre vieille bonne, n’est plus chez nous.

— Mais n’avez-vous pas une femme de ménage ?

— Nous ne l’avons plus ; je suffis à tout… Je suis une bonne ménagère, allez !

— Vous êtes la servante et vous ne dites rien !

— Je n’ai rien à dire… Je ne suis plus chez moi… Il faut que je gagne ma vie.

— Ma pauvre chérie…

— D’ailleurs, poursuivit-elle, ce n’est rien cela, absolument rien !

— Quoi ! il y a pis ?

— Oh ! oui. Il y a des paroles… des paroles… Et elle s’est mise à pleurer.

24 mars. — Enquête de M. Alliez ; je m’en moque.

Enquête bruyante, questions tendancieuses, réponses soufflées ; je m’en moque.

M. Michaud au-dessous de tout ; maladroit, peut-être sournois, que dis-je, peut-être !… je m’en moque !

Cette fois, on me tient. Je n’aurai pas même le droit de crier.

Je m’ea moque ! Ah ! comme je m’en moque !…

Josette est à bout de forces ! Josette est malade !

Elle m’a écrit qu’elle ne pouvait pas sortir, qu’une migraine atroce la tenait au lit. Depuis quelque temps déjà je la trouve pâle et ses yeux se fanent. Mme Bérion a les mêmes inquiétudes ; elle vient de me les confier.

Il faut absolument arracher Josette de là-bas… et tout de suite ! Qu’elle aille n’importe où, qu’elle fasse n’importe quoi. Qu’elle soit femme de chambre, demoiselle de magasin, couturière, bergère… plutôt que de se tuer chez elle. Je ne la laisserai pas entre les griffes empoisonnées de sa belle-mère ; je l’enlèverai plutôt. Si, par impossible, j’avais, demain matin, ma nomination pour Tunis, nous partirions. Je suis prêt à tout.

26 mars. — 3 heures du matin. — Si j’essayais d’écrire.

Je suis en passe de devenir fou. Voilà deux heures que je tourne dans cette chambre… Je tremble, ma tête brûle ; mon cœur est une machine affolée dont le régulateur vient de sauter.

J’ai essayé de compter jusqu’à mille ; je me suis couché, j’ai fermé les yeux ; je me suis levé ; je me suis brûlé, exprès, les doigts à ma lampe ; j’ai plongé ma tête dans un seau d’eau froide…

J’étouffe !

J’aurais dû tout de suite écrire… mes pensées se seraient ordonnées, disciplinées ; je ne serais pas malade comme je le suis.

Il est peut être encore temps de réagir. Essayons ! de conter les choses en spectateur.

Ohé ! Ricaneur ! où es-tu ? Aujourd’hui, j’aurais besoin de toi.. Mais tu ne viendras pas, mauvais camarade qui n’est bon qu’à troubler mes heures de joie.

Elle a crié… Pourquoi ce silence ensuite et ces ailées et venues ?… J’aurais dû revenir… Je n’étais pas blessé… On ne m’aurait pas tué, peut-être !… Ai-je eu peur ? Qu’est-il arrivé ?…

Je divague encore…

Nom de D… !

Il était deux heures de l’après-midi lorsqu’elle est entrée chez moi. Josette est venue ici, dans cette chambre… C’est incroyable !… J’étais en train de faire ma toilette ; j’étais là, par conséquent, dans ce coin… Il y a encore de l’eau savonneuse dans ma cuvette.

La porte s’est ouverte brusquement ; elle s’est précipitée avec un cri :

— Je sais !… Je sais maintenant !… Elle m’a tout dit !

Qu’ai-je fait, moi ? Je crois que j’ai refermé la porte et que j’ai pris mon veston.. puis j’ai dû m’approcher d’elle, car elle s’est jetée en arrière.

Elle était blanche comme une morte, avec des lèvres dansantes. Elle s’est adossée au mur, ici, près du buffet ; et elle était très mince, très grande, avec des bras inertes, paralysés, collés à son corps ; ses yeux seuls vivaient.

J’ai dû balbutier :

— Qu’y a-t-il enfin ? Qu’y a-t-il ?

Elle m’a répondu d’une voix de délire, grelottante et désaccordée :

— C’est odieux !… Ne m’approchez pas ! C’est épouvantable !… J’en mourrai !…

Puis un grand cri soudain :

— Elle est votre maîtresse !

Et ses yeux sont morts. Elle s’est affaissée le long du mur, comme frappée d’une balle. J’ai étendu les bras juste à temps.

Puis, j’ai été fou, N’ai-je pas ouvert la fenêtre et appelé Mme Michaud ! Par miracle, personne ne m’a entendu. Je l’ai déposée sur mon lit et j’ai cherché à la ranimer. Mais je n’ai plus d’eau-de-vie, plus de vinaigre, plus de vin… mes provisions sont épuisées depuis un grand mois. Heureusement elle est revenue vite à elle. Comme je continuais à lui mouiller les tempes, elle m’a demandé de l’eau sucrée. Je lui ai donné un verre d’eau en lui disant :

— Je n’ai pas le moindre morceau de sucre.

Elle m’a regardé longuement, puis ses yeux ont fait le tour de ma chambre… et elle a compris.

Alors, elle a pleuré. Combien de temps ! Combien de mortelles minutes est-elle restée là, abattue sur la table, le corps secoué comme par un vent d’orage ! Combien de fois a-t-elle répété : « Pardon… pardon… pardon ! »

À la fin, je l’ai relevée de force et elle s’est jetée dans mes bras, la poitrine bondissante.

— Pardon !… Oh ! la méchante femme… C’était pour me tuer… Qu’elle m’insulte si elle veut !… qu’elle me frappe !…

— Qu’elle vous frappe !… Que dites-vous ? Que s’est-il passé ?

— Elle s’est jetée sur moi… parce que je n’écoutais pas ses affreuses paroles… Elle m’a poussée dans ume encoignure, elle m’a tordu les bras, puis elle a avancé ses yeux de haine et elle m’a dit… Cela m’a donné un grand coup sur la tête ; je crois que je suis tombée… et puis je me suis sauvée comme une folle… J’ai couru hors du bourg, dans les champs, et je suis arrivée, je ne sais comment, devant cette porte… Pardon ! Pardon !… Elle disait cela pour me tuer… je le sais… je n’ai pas cru… C’est que cela m’a fait trop mal, là, sur la tête…

— Ma chérie ! calmez-vous !

— Vous me pardonnez… Je n’ai rien dit… Je suis avec vous maintenant ; vous me défendrez, vous m’emmènerez… Elle croyait que j’allais en mourir comme cela !… que je ne serais jamais à vous… Pas si simple ! Je n’ai pas cru… Cela ne m’a rien fait… cela ne me fait plus rien… Je ne pleure plus… Je veux rire à pleine gorge, pour vous, pour toi… Dis, tu l’aimes bien encore, mon « rire de cristal » ? Mon cœur est une fontaine allègre : bois !… je suis ton amoureuse ; j’ai du bonheur plein l’âme… Serre-moi dans tes bras durs… toujours… toujours

Ce sont à peu près ses paroles. Je ne me souviens pas des miennes. Je les prononçais sans les entendre. Elles naissaient sur mes lèvres, sans effort de pensée elles venaient de loin, du plus profond de mon être du plus profond de la vie.

Une force obscure et invincible nous poussait vers des cimes inexhaustibles. Nous avons vécu de fabuleuses minutes…

Le jour, cependant, avait diminué dans la chambre. Mon amie, ses deux mains lasses à mes épaules, disait :

— Je ne regrette rien ; je n’ai pas honte… Emmène-moi ! Ah ! on aura beau faire maintenant, je suis ta femme, ta femme… Rien d’autre ne compte. Partons !… Que veux-tu que je fasse ? veux-tu que je meure ? Commande…

Parce qu’elle était blanche avec des tempes brûlantes, j’ai eu de la pitié et j’ai échappé au délire.

— Ma Josette, ne souffres-tu point ?

Elle a jeté ses mains à sa nuque d’un geste rapide, mais elle a repris aussitôt :

— Souffrir ! Comment peux-tu parler ainsi ?

Veux-tu que je chante ?… Tiens, ce que tu me chantais un soir :

Si tu veux faisons un rêve…

Souffrir ! Comment souffrirais-je si près de toi, la tête sur ta poitrine ? Toc ! toc !… j’écoute ton cœur vibrer… Il chuchote à mon oreille mieux que ne le pourraient faire tes lèvres. Je t’aime ! Prends mes cheveux… Ton bras mince et dur, qu’il me serre ! qu’il me blesse !… Ah ! je suis heureuse… Nous aurions pu mourir, mourir avant… N’y songeons plus.

Le jour s’éteignait tout à fait. J’étais inquiet. J’ai dit :

— Qu’allons-nous faire ?

— Commande !

— Tu ne peux pas retourner là-bas.

— Pourquoi ? Je ne crains personne maintenant.

— Mais je ne veux pas, moi, que l’on te fasse souffrir encore. Et cependant nous ne pouvons pas partir… Ah ! si j’avais une nomination pour Tunis !… Ce soir, je te conseille d’aller chez ta cousine ; je vais t’y conduire… Et puis demain, nous aviserons.

— Soit ! je suis ta servante… Prends mes cheveux, tous mes cheveux, avant que je les noue… Te plairait-il de les garder à tes doigts ? Si tu veux, je les couperai.

— Petite folle !… Allons, viens !

Comme elle se recoiffait hâtivement devant ma glace à treize sous, elle s’est écriée.

— Et tes lettres, ton portrait ?…

— Eh bien ?

— Tes lettres qui sont restées là-bas, dans ma chambre… Je ne veux pas qu’on les trouve. Il faut aller les chercher dès ce soir… demain, je n’oserais plus.

— Mais on te retiendra.

— Papa est absent ; personne ne peut me retenir. Je suis prête, conduis-moi.

J’ai ouvert la porte. La nuit était venue, brusque, froide, pleine d’étoiles. J’ai indiqué à Josette le petit sentier qui contourne Lurgé, mais elle a souhaité traverser le bourg à mon bras. Nous avons croisé des gens ; personne ne nous a remarqués, personne ne nous a reconnus. Arrivés chez elle, nous nous sommes arrêtés devant la grille ; elle m’a dit, plus calme :

— Suivez-moi… vous m’attendrez dans l’allée deux ou trois minutes à peine.

Je me suis caché derrière une touffe de lauriers et elle est entrée. J’ai écouté son pas dans l’escalier.

Tout à coup, un autre pas derrière moi… La grille s’ouvre, se referme ; j’entends le grincement d’une clef… J’ai juste le temps de me dissimuler complètement : M. Olivet passe à deux pas de moi, énorme, rapide, un refrain aux dents… Mme Olivet paraît dans le corridor, une lampe haute à la main ; elle parle à son mari, elle lui parle bas… Josette descend…

Brusquement un bras se tend dans ma direction :

— Un homme !

Je m’étais avancé inconsciemment au milieu de l’allée ! Je saute en arrière. Mme Olivet crie :

— Au voleur ! au voleur !

L’autre a sorti de sa poche le revolver qui ne le quitte jamais et il m’interpelle, d’une voix qui tremble et menace. Je m’affole. En quatre enjambées je suis à la grille… Fermée ! et impossible à franchir…

Pan ! une longue flamme ; je ne suis pas touché. Je perce la haie de laurier-thym et je me trouve devant un mur très haut. D’un bond prodigieux je m’agrippe au faîte et je m’enlève.

Alors dix choses en même temps.

Un second coup de revolver… je me laisse retomber sur la route ; M. Olivet crie :

— Touché ! Il y est, N. de D. !

Une galopade dans le jardin… un grand cri déchirant ; Max !… et, tout aussitôt, un bruit sourd, la chute d’un corps…

J’ai couru jusqu’au détour de la route et puis j’ai compris et je suis revenu. Mais il n’y avait plus personne dans le jardin…

Ils ont dû emporter Josette évanouie.

Je suis resté une partie de la nuit à regarder courir les lumières dans la maison. Vers minuit elles se sont éteintes. Alors j’ai franchi le mur et je me suis approché de la maison. J’ai écouté ; je n’ai rien entendu…

Je n’ai rien entendu ; les lumières étaient éteintes.

En somme, pourquoi suis-je encore mortellement inquiet ? Il ne peut rien arriver de grave… Après tout, c’est moi qui ai couru du danger.

Il faut qu’elle sache bien que je suis sain et sauf. Je puis la tranquilliser tout de suite : ne connaît-elle pas ma trompe de bicyclette ? J’aurais dû y penser plus tôt.

En route ! D’ailleurs, il fait jour ; voici le soleil.

Toutes les choses sont calmes, habituelles, quelconques.

20 mars, soir. — Je suis encore dans l’inquiétude. Ce matin, j’ai corné en vain. Pendant la journée j’ai causé avec Évrard, M. Michaud, Mme Michaud : ils ne savent rien. Je suis allé à l’épicerie et au bureau de tabac : Marceline et M. Moulin m’ont regardé avec leurs yeux de tous les jours.

Mme Bérion, seule, a appris que son oncle a tiré un coup de revolver hier au soir pour effrayer un maraudeur ; mais pas de nouvelles de Josette.

Il se passe quelque chose d’anormal ! Je ne vis plus ; coûte que coûte, il faut que je sache.

Dût-on m’accueillir à coups de revolver, demain matin j’irai voir.

27 mars. — Je n’ai pas été loin. Mme Bérion m’a appelé au passage. Josette est malade. Je le savais, je le sentais… Le médecin est allé la voir hier soir à la nuit ; il est revenu ce matin au point du jour. Il ne peut pas se prononcer encore.

Allons, il faut que j’aille faire ma classe.

29 mars. — C’est une méningite. Mme Bérion, charitable, m’a dit que le médecin ne désespérait pas de sauver la malade. Mais non… elle est perdue… En ce moment même, elle agonise peut-être déjà.

La campagne est belle ce soir, d’une beauté précise et agile. Les bruits s’épurent, la paix déferle, ample marée aux vagues croulantes et doucement lumineuses.

Saleté !

Je voudrais insulter quelque chose de grand. Je sens à mes poignets un sang acre et barbare.

Si j’avais du vin, je m’enivrerais et je dormirais par terre, comme un chien, vingt-quatre heures.

30 mars. — J’ai sonné hardiment. Je comptais dire à M. Olivet :

— Votre fille se meurt ; elle a demandé à me voir ; Mme Bérion me l’a dit… Et je viens.

J’étais décidé à entrer par n’importe quel moyen, même en employant la force. Mais c’est Mme Olivet qui est venue m’ouvrir. Elle a eu un brusque recul. J’ai vu qu’elle était couperosée, défaite, vieillie. J’ai dit d’une voix basse et brutale :

— Où est-elle ?

Elle a balbutié en montrant l’escalier.

— Là-haut… la première porte… je vais vous conduire.

— Vous !

Du regard et du geste je l’ai clouée sur place et je suis monté. Mme Bérion était là. Je me suis approché de la malade. Elle était dans un moment d’accalmie et elle m’a reconnu.

Je n’ai pas pleuré. Elle a pris mes mains et m’a attiré près d’elle.

— Je suis heureuse… je ne mourrai pas… je me sens mieux… On a coupé mes cheveux, à cause de la glace… Ils sont là, dans ce coffret, avec tes lettres ; prends-les… Ils sont beaux et lourds… tu verras… Quand je serai guérie, écoute…

Elle a voulu nouer ses mains à mon cou et se redresser un peu, mais elle est retombée avec un grand cri, les doigts crispés sur le front, les yeux soudain remplis d’une atroce épouvante.

Mme Bérion est accourue.

— C’est une nouvelle crise… C’est affreux ! elle ne reconnaît personne. Partez, mon pauvre ami.

J’ai pris le coffret et je me suis sauvé en trébuchant.

Au pied de l’escalier je me suis heurté à une femme en pleurs, affaissée dans une attitude suppliante. J’ai eu peine à reconnaître Mme Olivet. Elle murmurait :

— Pardon… pardon…

J’ai levé la main ; croyant à une menace, elle s’est avancée, s’offrant aux coups.

Je me suis entendu ricaner :

— N’aie pas peur, carne !… je ne me salirai pas les doigts à ta vieille peau… C’est pour jurer que j’ai tendu le bras… Entends-tu ces cris là-haut ? Je ne te pardonnerai jamais !… jamais !

1er avril — Je ne la verrai plus. Elle va mourir… Il ne me restera rien d’elle que ses cheveux. Ils sont là dans ce coffret que je n’ai pas encore ouvert. Pourrai-je jamais l’ouvrir… Oserai-je voir et toucher ces cheveux d’une morte aimée ?

Si, pourtant, elle guérissait ! Il n’y a plus d’espoir… est-ce qu’on sait ? Ce médecin n’est pas le Bon Dieu… Si je croyais, je le prierais, le Bon Dieu… mais je ne crois à rien, à rien… je n’ai jamais cru qu’à elle.

Dire qu’on ne peut rien faire !

Cet âne de médecin vient de passer justement en automobile, à toute vitesse ; il apporte peut-être la guérison… un remède nouveau qui vient d’être signalé dans la revue médicale qu’il reçoit…

Ah ! misère ! Il y a bien du danger !

Il y a six jours que cela dure…

Nous sommes mercredi… non, jeudi. Je n’ai pas de classe à faire aujourd’hui.

J’ai une faim de bête. Quand donc ai-je mangé ?

3 avril. — Je le savais bien.

Dès que j’ai vu Maurice dans ma classe, j’ai reçu le choc. Il a cru que j’étais prévenu. Il m’a dit :

— Tu sais… n’est-ce pas ?… Cette nuit, vers deux heures…

J’ai eu une espèce de hoquet terrible et je me suis mis à trembler. Alors, compatissant, les larmes aux yeux, il m’a pris par les épaules, étroitement, comme autrefois au temps de notre adolescence.

— Mon pauvre vieux… mon pauvre vieux copain.

Pour l’étreinte chaude et pitoyable, j’ai dit :

— Merci !

Et puis, une nausée, un flot de bile dans la gorge… Mes lèvres se sont retroussées, comme pour un blasphème.

— Tu diras au patron que j’ai la gueule de bois… et qu’il me fiche la paix !

Je suis venu me terrer chez moi.

Elle est morte… Josette est morte… À cause de l’autre… Elle a des remords, l’autre… elle semble avoir des remords… Qu’elle souffre ! qu’elle pleure ! qu’elle meure !

Et moi ? Allons, ne nous esquivons pas… Ce n’est plus l’heure !

Elle est morte surtout à cause de moi. J’ai été un être répugnant ; je me suis présenté à l’autel avec des mains de goujat. C’est moi, c’est moi qui ai donné le grand coup sur sa pauvre tête, le grand coup fatal.

C’est bien, nous allons régler ça.

Et pas de mise en scène : je mérite une sale mort.

Une chose m’embête ; c’est de songer que ceux qui me relèveront, la gorge ouverte, diront :

— Pauvre diable !… il a manqué de courage.

Tas de pleutres !

Je ne voudrais pas que l’on me relevât… Si je flambais ma tanière ? C’est possible : j’ai du pétrole… J’en arroserai ses lettres, mon cahier, des journaux, ma paillasse ; je jetterai une allumette et crac ! Mon rasoir est à lame mince, sans rebords ; il entrera tout entier. Voici l’artère… en tirant fort je couperai en même temps la trachée au-dessous des cartilages… Et mon sang giclera, mon sang épais de bête mauvaise.

Allons ! tout de suite…

Qui vient ?

C’était le facteur… une lettre… On m’écrit ; c’est drôle… écrire à un mort… car je serai mort dans cinq minutes… Je ne déchirerai pas cette enveloppe… D’où vient-elle ?

Ah ! maman ! maman ! maman !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a en moi quelque chose de cassé. Je ne me tuerai pas : je n’en ai plus la force ! J’ai trop pleuré. La haine qui me brûlait à flamme haute s’est éteinte ; il ne reste que des cendres.

Je ne me tuerai pas… aujourd’hui ; mais je mourrai tout de même. J’aurai beau faire, je ne pourrai pas vivre ici.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Encore le facteur ! Une lettre de M. l’Inspecteur d’Académie. « Nécessité de fermer. » Ah ! oui, leurs histoires… Qu’est-ce que cela me fait ? La terre peut cesser de tourner.

Voyons pourtant.

Misère ! On m’offre maintenant, maintenant ! un poste à Tunis. M. l’Inspecteur d’Académie s’est occupé de moi sur les instances du Directeur de l’École normale.

Mon « exeat » est tout prêt.

« J’invite M. l’Instituteur adjoint de Lurgé à me faire savoir, par retour du courrier, s’il accepte cette nomination. »

Acceptons ! qu’est-ce que cela me fait ?

1912. — Je suis seul, ma porte est verrouillée ; ma femme, d’ailleurs, ne rentrera guère avant la nuit. J’ai du temps devant moi. Je puis, d’une main lente et pieuse, ouvrir ce coffret, feuilleter ce vieux cahier, relire ces lettres, dérouler ces lourds cheveux.

Une nappe de soleil est étendue sur ma table. La lumière, cruellement jeune et pure, accuse les flétrissures : le coffret est bosselé, taché, râpé ; les lettres ont pris sur les bords une teinte d’ambre clair ; ma main elle-même est grasse, lourde et velue. Seul, ses cheveux vivent leur éternelle jeunesse. Ce sont les mêmes reflets soyeux, la même souplesse, presque la même tiédeur. À les voir si vivants, j’ai comme une brusque et délicieuse absence de mémoire, quelque chose comme la secousse achevant un mauvais rêve, le choc bienfaisant débrouillant un écheveau de choses obscures, pénibles et irréelles.

Hélas ! il y a dix ans…

Ah ! le temps où toutes ces boucles dansaient dans la fine lumière !

Dix ans !

Des milliers de jours, des centaines de façons de vivre… une foire bariolée et pittoresque avec des boniments, des rires, des chansons d’ivrognes, de grandes clameurs saugrenues.

Tunis. Première année ; la pire… l’année de l’idée fixe, horrible et tentante. Ah ! j’ai lutté… Un matin j’appelai le Ricaneur à mon aide ; je bus quatre absinthes, je pris le rasoir à lame fascinatrice et je m’en fus le vendre à un brocanteur juif en grelottant de rire.

La deuxième année ce fut Broum-Bouzack, le petit village à vingt lieues dans les terres ; l’école neuve, si blanche, si vide sur laquelle les soirs bleus de Kabylie tombaient, désespérément purs et calmes… Je n’ai pas pu m’habituer…

La troisième année, Bizerte : figures louches ; compagnonnage de rastas…

La quatrième année, voyage en France. Quinze jours après mon arrivée, ma mère mourait ; et je repartais tout de suite, mauvais comme un troglodyte enragé. Querelle sur le paquebot ; rixe à Tunis en débarquant : une des plus âpres joies de mon existence… quand ces cinq Italiens sont accourus pour venger un des leurs que j’avais abattu d’un coup de poing, c’est avec une véritable volupté que j’ai bondi au milieu du groupe, tous les muscles prêts.

Huit jours plus tard, je boxais mon Directeur.

Scandale ; enquête… Mais moi, un jour d’ennui terrible, recru de détresse et d’isolement, je me présentais à une caserne et je signais un engagement de quatre ans pour la Légion Étrangère.

Ils ont dû me chercher à Bizerte pour finir leur enquête… Mais il n’y avait plus de Maximin Tournemine ; il y avait, à Saïda, un certain Luc Travel, matricule 742.

Un bon soldat ce Luc Travel, vivant sans trop de heurts sa dure vie mécanique ; un pauvre diable en somme, comme tous ceux qui sont là-bas sous la capote grise. Des périodes de calme, des mois d’un service ponctuel et puis, de temps en temps, la haine atroce du métier, le chagrin immense d’être, pendant d’interminables jours, le matricule 742 entre John, matricule 741, et Hans, matricule 743… Quand le « cafard » avait ainsi travaillé sourdement pendant quelques semaines c’étaient des bordées terribles, des querelles, de la prison…

Un dimanche qu’il s’était enivré dans un bouge avec des camarades maltais, il paria de tomber un légionnaire allemand très gros et véritablement fort. Malgré sa souplesse et son habitude de la lutte, il eut de la peine à ébranler le colosse ; il n’y parvint que par une prise irrégulière. Alors, tous les autres Allemands qui étaient là se jetèrent sur lui et il resta sur la terre du bouge avec une patte cassée.

Quand il sortit de l’hôpital, il boitait légèrement ; on le réforma et il disparut.

Il eut ensuite un certain… Passons ! Passons !… Il y a maintenant un Maximin Tournemine, instituteur aux Pernières, commune de Lurgé (France). Je suis marié ; ma femme est institutrice ; elle a trente-cinq ans comme moi. C’est une bonne femme ; elle m’aime bien. Moi aussi, je l’aime bien. Je ne lui ai pas demandé si elle avait un passé. Je ne veux rien lui dire du mien. À quoi bon !

Tout à l’heure, en relisant les vers d’Évrard :

Amour, amour ancien…

je crois bien que mes yeux se sont mouillés.

Mais je suis rarement aussi ému. Il a fallu pour que j’éprouvasse le désir de toucher ces chères reliques, il a fallu cet enterrement d’un de mes élèves dans le cimetière de Lurgé et la vision soudaine, inattendue de cette pierre blanche où reluit l’inscription cruelle : « Ici repose… »

Il y a longtemps que je n’avais ressenti pareille secousse. Il y a trente mois que je n’avais pas eu de crise. L’avant-dernière fois ce fut à Bordeaux en rencontrant Thérèse Forestier. Elle était là-bas sous le fallacieux prétexte d’étudier pour être sage-femme ; en réalité elle noçait avec des carabins. Elle me reconnut, m’emmena chez elle… et je ne sus que pleurer.

Cela ne m’empêcha point de me marier six mois après…

Il m’est facile de vivre, plus facile que je ne l’aurais cru. Le temps passe ; chaque jour efface un peu… Déjà je songe sans émoi aux comparses : Mme Olivet, M. Michaud, M. Godard, Maurice. Celui-ci, je l’ai revu, et, par une de ces maladresses si stupides qu’on pourrait les croire fatales, je l’ai fâché. Sa femme est morte d’un chaud et froid attrapé au chef-lieu, un jour qu’elle allait voir sa « marraine ». Il y a cinq ans de cela, mais Maurice est toujours inconsolable ; et comme il est bavard, il se répand en imprécations emphatiques contre la Providence et contre lui-même, le pauvre bon garçon !

Un jour qu’il célébrait les mérites supposés de l’épouse disparue et qu’il me disait :

— Que veux-tu que je fasse, maintenant ? ma peine me suit par tout pays…

J’achevai distraitement :

— …Y compris la Suède et la Norvège.

Il ouvrit de grands yeux et s’en alla sans me tendre la main. Il ne me pardonnera jamais. Pauvre ami !

Comment diable ai-je pu parler de la sorte ? Une gaffe, quoi ! une gaffe irréparable.

J’en ai commis bien d’autres Je me pardonne encore celle-là. Indulgent pour les autres, je le suis aussi pour moi.

Je n’étais pas ainsi autrefois. Hé ! Hé ! il fallait marcher droit ! Ne comparais-je pas mon âme à une tablée de forts en gueule ?

Aujourd’hui je n’entends plus guère les hautes voix discordantes. Un prêtre marmonne… un prêtre facétieux qui, sûr de ne pas être écouté, jabote en latin, en français, en espagnol, en sabir. Un prêtre marmonne… un prêtre entre deux âges, prudent et sceptique, qui fait sans élan son petit bonhomme de métier…

Comme je suis apaisé ! Comme je suis émoussé ! C’est peut-être que ma jeunesse est finie… Tiens ! belle trouvaille !

Je suis un homme quelconque, un instituteur de campagne, assez consciencieux, sans ambitions, sans grande curiosité.

Quand ma femme se lamente sur la vétusté de notre maison et maudit la municipalité, je nie surprends à hocher la tête et à dire, comme jadis M. Poinçon :

— C’est insensé ! C’est insensé !

Je me plains des traitements qui sont bien réellement dérisoires ; je gagnais bien davantage à Alger au derrière des chevaux. Cependant, comme nous n’avons pas d’enfants, nous joignons les deux bouts. Nous nous offrons même des douceurs. Ma femme a une très jolie machine à coudre ; moi je vais à la chasse, je lis mon quotidien… Que faut-il de plus pour être heureux ?… Je suis heureux…

— Ici, Réveillaud !

Ce chien est insupportable ! C’est dommage ; c’est un rude chien… et lanceur, et gorgé ! Bijard voudrait me l’échanger contre son grand pointer…

Connu, Bijard ! il ne se gêne pas… Tant que je serai ici je n’aurai que des griffons. Et j’espère être longtemps ici. Pourquoi irais-je courir de nouvelles aventures ? Je suis revenu dans mon « chemin de plaine », ce fameux chemin que je ne devais jamais quitter… C’est à vingt-quatre ans que je disais cela et que je prenais des résolutions fermes, une foule de résolutions… C’était trop tôt ; à vingt-quatre ans on est à peine dans la tourmente.

Maintenant, marié, mûr, je constate avec un peu de mélancolie que ma vie est définitivement tracée.

Quoi ?…

Un prêtre marmonne :

« Chi lo sa ? On va… on va… macache ! le vent tourne !… On se débat… on glisse… meskine !… On se relève pourtant !… Il ne faut pas dire : je ne moudrai pas mon grain à cette meule… Il ne faut jamais faire le malin. On vit comme on peut. »

FIN