Le Chemin qui descend/1

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Librairie Plon (p. 10-17).


I

Assise sur le rebord de la fenêtre large ouverte, le vent de mer soulevant les boucles courtes autour de son front, Claude, la tête un peu penchée, lisait la lettre dont l’enveloppe était tombée par terre, à ses pieds.

« Alors, enfant, c’est convenu, je t’attends jeudi, égoïstement contente que la fin de septembre ramène au gîte la voyageuse. Notre home est si calme ! Trop calme sans voix jeune, sans violon, sans livre abandonné jusque dans mon cabinet. Trop d’ordre, en vérité.

« Tu ris, petite fille ; et tu penses que six semaines de solitude ont transformé ta grande amie, à ce point qu’au docteur Elisabeth Ronal ne suffisent plus ses malades et les malheureux de toute sorte qu’elle est si heureuse, pourtant, de voir s’agripper à elle. C’est que ce docteur a pour vous, petite, un cœur de maman, vous le savez bien !

« C’est pourquoi, elle désire fort votre retour ; et se préoccupe de votre hiver. Une fille de dix-huit ans bien sonnés, ayant le droit et le devoir de commencer à se débrouiller dans la vie, quand… — faut-il le regretter ?… j’estime que non. — quand cette vie ne lui offre pas une route toute tracée, sablée d’or. Je pense, en effet, que c’est l’effort, bravement accepté et accompli, qui crée l’être de valeur. Et, à tous égards, je suis ambitieuse pour toi, mon enfant selon l’affection.

« Mais, de toutes ces graves questions, nous allons causer bientôt.

« Bonsoir, chérie. Je te laisse parce que j’ai encore beaucoup à « paperasser » avant de pouvoir aller dormir. Et je suis un brin lasse. Car, tantôt, il est venu au dispensaire beaucoup de misère et de souffrances ; et nous avons dû nous dépenser pour soigner, apaiser, soutenir.

« Un tendre baiser, ma petite fille, et bon retour ! »

Lentement, le geste machinal, Claude plia le papier et releva la tête ; son regard cherchait l’horizon, d’où le vent d’équinoxe entraînait, sur la plage déserte, de grosses vagues limoneuses qui venaient s’écraser sur le galet. La mer était toute proche ; au delà des prairies où paissaient des vaches paresseuses ; après la route grimpant vers Landemer que bordaient de vieux arbres magnifiquement déjetés et tordus par le souffle du large. Les yeux de Claude enveloppaient le paysage qu’elle avait aimé, et soudain, elle murmura lentement :

— Partir. Oui, je vais partir. Que cela me paraît dur… Est-ce l’effet des vacances ?… Comme je me sens lâche !

Elle avait croisé les mains autour de son genou ; et, immobile, le visage vers la mer, elle songeait.

Des images, des souvenirs, des pensées imprécises erraient, confus, en son cerveau ; pareils à des ombres qu’elle regardait presque curieusement, interrogative un peu, aussi. Et attentive devant ce monde mystérieux qu’elle apercevait au plus profond de son âme, elle devenait étrangère aux choses extérieures. Elle n’entendait même pas l’éclat des rires, les voix aiguës des fillettes jouant dans la prairie allongée vers la route qui passait plus bas… Les fillettes de la colonie de vacances auxquelles la présidente de l’œuvre, la vieille marquise de Ryeux, donnait l’hospitalité dans l’une de ses fermes, aménagée à cet effet ; celle qui hébergeait aussi Claude et sa compagne, Mlle de Villebon, surveillante volontaire de la bande des vingt-cinq gamines.

Mais une rafale emporta brusquement, des mains de Claude, la lettre qu’elle tenait encore et la jeta à terre. Aussitôt alors, d’un bond souple de créature très jeune, elle se mit debout. Ramassant les feuillets, elle les posa sur la table, passablement encombrée. Beaucoup de livres ; des cahiers de musique ; un buvard fermé près de l’encrier ; et, dans un vase de grès, veiné de flammes, deux lourdes roses thé dont la senteur forte s’épandait dans la chambre, où librement entrait l’air vif, saturé d’odeurs salines.

Elle était très humble, cette chambre, meublée par les fermiers, qui, aux jours d’été, la louaient aux étrangers désireux de payer peu. Un pauvre lit de noyer ; des chaises de paille ; une vaste armoire normande ; aux murs, un pâle papier gris, enguirlandé de bleuets fanés où des rectangles plus foncés indiquaient de naïves réparations, et la place des pitoyables lithographies que Claude avait bien vite enlevées.

Et dans ce cadre, modestement laid, — qui pour faire oublier sa laideur offrait la vision d’un superbe horizon de mer, — dans ce cadre, des raffinements inattendus, œuvre de son hôte passagère : la bande harmonieuse d’un voile indien cachant le marbre fendu de la cheminée ; tout un jeu de brosses d’écaille, chiffrées de filigrane d’or ; des flacons coiffés d’argent sur un tapis de linon, incrusté de guipure ; un violon ; et sur la commode, revêtue elle aussi d’une toile rousse ajourée, quelques photographies de musiciens que de minait la tête tourmentée de Beethoven ; puis une reproduction en gravure de l’ « Orphée » de Gustave Moreau. Mais pas un portrait qui pût dévoiler la vie de cœur de Claude Suzore ; pas même celui de la grande amie qui l’avait élevée, orpheline, remplaçant sa mère morte toute jeune.

La lettre mise dans son buvard, elle demeurait debout, les yeux vers la mer. Elle avait noué ses mains croisées derrière la nuque, renversant un peu la tête et le buste. Et la glace verdissante reflétait le jet svelte d’une forme souple extrêmement, sous la blouse lâche et la jupe unie qui modelait la ligne des hanches… Ainsi, dans l’eau obscure du miroir, apparut le visage qui ne se laissait pas facilement oublier car il avait l’originalité, un peu ambiguë, de certaines têtes d’adolescent chez les maîtres italiens. Cela, à cause, peut-être, des boucles courtes, d’un châtain cuivré, qui échappaient aux bandeaux, séparés par la raie de côté, tandis que la masse des cheveux se tordait, lourde, sur la nuque. Dans la chaude blancheur de la peau, les sourcils s’allongeaient, — en un trait si net qu’il en était presque dur, — au-dessus des prunelles larges et sombres qui ne livraient point l’intimité de l’âme ; des prunelles un peu dédaigneuses comme l’étaient, au repos, les lèvres volontaires, que la vie jeune empourprait.

Comme elle tournait à demi la tête, Claude rencontra son image. Alors, sans un mouvement, elle la considéra, comme elle eût contemplé celle d’une étrangère qu’elle aurait soudain interrogée. Puis, tout ensemble railleuse et grave, elle marmotta :

— Oui, Claude, ma chère, c’est fini le bon temps de la liberté ! De nouveau, vous allez vous retrouver à l’attache. Que va-t-il faire de vous, l’hiver qui vient ?…

En elle, frémissait encore l’espèce de révolte qui, tout à coup, avait jailli de quelque mystérieux abîme en son âme, quand la lettre d’Élisabeth Ronal avait éveillé la brusque vision des entraves, des obligations, des difficultés de toute sorte qu’allait lui imposer la nécessité de tracer son sillage d’artiste. Puisqu’elle était de celles qui doivent faire leur vie…

Non qu’elle hésitât jamais devant la peine.

L’exemple et l’éducation d’Élisabeth Ronal l’avaient bien trempée ; et un orgueil inné lui faisait aimer l’idée directrice de sa vie, « ne rien devoir qu’à elle-même ». Dans le cabinet de travail de cette amie d’enfance de sa mère, qui l’élevait, petite fille isolée ne pouvant porter le nom de son père, elle avait entendu soulever, remuer, discuter bien des questions, par des esprits la plupart très supérieurs ; analyser le rôle de la femme, de la jeune fille du vingtième siècle, consciente de ses responsabilités librement acceptées ; de ses droits, égaux à ceux de l’homme, qui, pour elle, pouvait être un allié, jamais un maître, — sinon un maître intellectuel, un éducateur de par sa valeur morale.

Très intelligente, passionnément avide d’apprendre, elle avait mené, très jeune, la vie d’une étudiante dont le cerveau possède d’inlassables curiosités. Cloîtrée avec joie dans le travail, aux heures où elle n’appartenait pas toute à son violon et au Conservatoire, elle s’en allait, insatiable d’entendre, suivre en Sorbonne les leçons faites par les personnalités qui l’attiraient ; écoutant cours et conférences, comme jadis les Hébreux recevaient la manne vivifiante ; mais accueillant la parole entendue avec une audacieuse indépendance de jugement.

Et encore, elle aidait le docteur Élisabeth au dispensaire — dont celle-ci était directrice, — mêlée au groupe des infirmières volontaires, toutes des femmes du monde. Souvent, elle lui avait été un précieux secrétaire.

Non, ce n’était pas devant les perspectives de sa laborieuse existence que se rebellait en elle un obscur instinct. Mais on eût dit que les deux derniers mois, où elle venait de vivre uniquement à sa guise, avaient éveillé en elle une soif de liberté que, jusqu’alors, elle n’avait jamais connue, même en ses précédentes vacances.

Tout à coup, sa pensée, habituée à l’analyse psychologique, découvrait l’existence d’une Claude nouvelle, venue elle ne savait d’où, à qui le devoir semblait une belle boîte vide dans laquelle il était bien naïf d’enfermer sa vie.

Une Claude nouvelle qui considérait, stupéfaite, telle une étrangère, l’autre Claude, l’ancienne, celle qui avait quitté Paris au début d’août, lasse de l’âpre labeur de l’année, spontanément cherché. La nouvelle Claude, elle, était flâneuse ; elle adorait courir les chemins de falaise ; y ouvrir, à sa fantaisie seulement, sans méthode, le livre qu’elle emportait toujours ; ou même, demeurer inactive, la pensée nonchalante, à contempler la course des vagues, les neiges de l’écume, les jeux changeants de la lumière sur la houle des eaux, sur les branches que cuivrait l’automne approchant.

Cette Claude-là pensait avec une soudaine répulsion au pauvre quartier de Charonne où elle devait vivre, de par le choix de Mme Ronal qui voulait demeurer parmi les humbles, auxquels, toute, elle s’était consacrée. Cette Claude-là était avide d’une atmosphère d’élégance, de beauté autour d’elle Pour elle-même, elle eût voulu faire de la musique, pour sa propre jouissance, pour l’Art seul. Non pour gagner sa vie, dépendant du public qu’elle méprisait, surtout quand c’était un public de gens du monde. Et pourtant, ces gens du monde, elle en avait besoin pour « arriver ». Or, si impérieusement, elle voulait arriver ! Alors… alors…

Le flot tumultueux de sa pensée bondissait en elle une fois encore, tandis que, sans un mouve ment, elle considérait, distraite, son image, dans la glace étroite.

Puis, soudain, elle haussa les épaules, le visage volontaire. À quoi bon gaspiller en réflexions vaines quelques-unes des précieuses minutes de liberté qui lui restaient encore. Mieux valait s’en aller, une fois de plus, errer dans ces sentiers qu’elle aimait.

– Ce que va être l’hiver, je le verrai bien. C’est toujours intéressant, l’imprévu. Comme Élisabeth me trouverait lâche, aujourd’hui !

Vive, elle mettait sa longue veste de tricot, enfonçait, sans un regard vers la glace, le polo de laine émeraude sur ses boucles courtes ; puis elle descendit, en courant comme une gamine, les marches de l’escalier de bois qui résonnaient sous le heurt de son pied