Le Chemin qui descend/24

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 332-337).


XXIV


La flamme de la lampe vacilla encore, prête à mourir. D’un mouvement machinal, Claude étendit le bras et l’éteignit.

Alors la lueur de l’aube flotta dans la chambre, errant sur la femme immobile, assise près de la table où la lampe avait brûlé ; sur les papiers qu’elle gardait sur ses genoux, sous ses mains serrées.

Qu’importait maintenant qu’il fît clair ou non ?… Claude avait fini de lire. Et tout son être écrasé frémissait de l’angoisse, du dégoût, du désespoir qui criaient dans les pauvres pages palpitantes qu’elle venait de lire. Les pages qui restaient, qui resteraient vivantes, alors que la créature qui les avait écrites, dans l’allégresse, puis la révolte, la souffrance, n’était plus qu’une poignée de poussière.

Et cette créature n’était pas une imaginaire héroïne de roman. Ce n’était pas une étrangère, une inconnue ; c’était l’être qui l’avait créée de sa chair, qui lui avait légué, non pas seulement son visage, mais aussi son âme tourmentée, altérée de jouissance et de passion.

Dans ce journal de sa mère, il y avait des phrases qu’elle-même avait prononcées, des pensées, des désirs, des faiblesses, des volontés, des espoirs, qu’elle-même avait connus. Et c’était effrayant, cet héritage !

Elisabeth avait dit vrai. Raymond de Ryeux était bien de la même race que ce prince Michel, son père. C’était le même charme, doublé du même égoïsme féroce. La même insouciance pour le sort de la créature, voulue par leur désir. La même volonté paisible, cruelle, inflexible de conquérir la femme qui a séduit.

Son regard devenu d’une impitoyable clarté, elle le jugeait, et se jugeait elle-même. La réalité — affreuse ! — l’avait étreinte et réveillée. Seulement, elle avait la sensation que son cœur avait été cautérisé par un fer rouge, si cruellement qu’il était mort…

Ah ! elle pouvait le revoir maintenant, M. de Ryeux !… Elle était bien perdue pour lui. Entre eux, il y avait l’abîme creusé par les terribles pages. Peut-être plus encore, par les lignes si douloureuses et si tendres, que sa mère avait encore trouvé la force de tracer pour lui dire la misère des amours qui ne peuvent s’avouer.

« … Ma Claude, mon enfant… que je ne pourrai protéger. — je ne le méritais pas, moi qui n’ai pas su me garder. — je t’en supplie, donne ton cœur seulement à l’homme que tu as le droit d’aimer. Crois-moi, ma Claude chérie, moi qui, pour te sauver, accepte l’atroce humiliation de t’avouer ma faiblesse. Claude, crois-moi… le fier sacrifice d’un amour que la conscience interdit, est encore moins crucifiant que la honte et la souffrance dont on le paye fatalement quand on s’y livre.

« Ah ! ce mépris, ce dégoût de soi, cette horreur de l’homme qui vous a perdue sans pitié !… Si l’on savait ce que c’est, à l’heure où l’on cède, enivrée, comme l’on serait gardée contre sa faiblesse !… Ah ! oui, bien gardée !…

« Claude, mon adorée petite, ne t’abandonne pas… Je t’en supplie, à travers la mort, moi qui ai tant souffert d’avoir mal aimé. »

Au cœur même de Claude, ils semblaient s’être imprimés, ces mots que jamais elle ne pourrait oublier.

Ah oui, elle était bien perdue pour Raymond de Ryeux, aussi sûrement que si elle était morte ! Et vraiment, c’était une morte, la Claude qu’il avait connue…

La créature dont elle distinguait vaguement dans une glace, noyés par la pénombre, le visage décoloré, les traits sévères, les yeux sombres, ce n’était plus cette Claude qui, dans la clairière, avait frémi toute, sous la soudaine caresse, affolante comme une révélation. Ce n’était plus cette Claude qui, dans l’ombre de la forêt, avait, elle même, donné ses lèvres aux lèvres altérées. Qui, si souvent, depuis lors, avait aimé les courses dans la solitude où le torrent de la passion les entraînait. Qui entrevoyait, comme l’Eden ou vert, le Midi lumineux où, librement, ils se pourraient rencontrer… Cette Claude appartenait à un passé qui jamais ne ressusciterait, ne pourrait ressusciter…

Jamais, jamais plus, elle ne serait la femme qu’elle avait été durant cet inoubliable printemps, divinement grisée, insouciante de tout ce qui n’était pas le mystère splendide de son jardin secret ; orgueilleusement jeune, sûre d’elle-même, oublieuse des devoirs et aussi des laideurs, des misères, que ses yeux éblouis ne voyaient plus, alors qu’elle avançait, sentant, en tout son être, le goût ardent de la vie qui brûlait ses lèvres. Tout cela, c’était fini. Maintenant tout autre lui apparaissait la vie : agressive, méchante, broyant les êtres dans sa force aveugle.

Cette force les rejetait loin l’un de l’autre, lui et elle. C’était avec une soudaineté si brutale, qu’il ne comprendrait pas pourquoi, tout à coup, il la perdait. Puisqu’elle ne pourrait lui dire le secret de la pauvre morte. Il souffrirait. Car c’était vrai qu’il l’aimait, autant qu’il la désirait. Comme aiment les hommes qu’a saisis le « démon de midi » ; qui sentent que la jeunesse est finie ; que l’automne, puis l’hiver sont tout proches. Avec une sorte d’emportement désespéré… il souffrirait… Eh bien ! ce serait justice… Tout se paye… Elle aussi payait déjà !…

Un frisson d’angoisse la bouleversa… Alors, d’instinct, elle se leva pour chercher, près de la fenêtre ouverte, l’apaisement de la nuit…

Mais ce n’était plus la nuit, ni même l’aube… Le ciel s’éclairait. Une lueur rose, poudrée d’or, chassait victorieusement l’ombre pâlissante. C’était l’aurore, la radieuse aurore, dans le ciel d’été, purifié par l’orage.

Tout l’être de Claude tressaillit. D’un irrésistible élan, sa jeunesse bondissait vers la lumière ressuscitée dont la flamme semblait refouler tous les fantômes.

Sous son regard, s’éveillait le petit jardin, humide encore de la nuit.

Car l’orage, menaçant la veille, avait éclaté. Claude, maintenant, s’en souvenait. Tandis qu’elle lisait les pauvres pages frémissantes, elle entendait vaguement — oh ! si vaguement !… — les rafales de pluie et de vent, le choc de la foudre dans le ciel obscur où elle ne voyait pas le sillage embrasé des éclairs.

Maintenant, la tourmente était passée. Avidement, elle but l’air, tiède encore, qui frôlait son visage, soulevant ses boucles… les boucles que Raymond de Ryeux aimait à toucher.

Bizarrement, ce souvenir traversa soudain sa pensée. Que c’était donc déjà loin, ce temps-là ! Sur la pente, elle venait de s’arrêter. Quelques feuilles de papier lui avaient soudain barré la route.

Elle s’était arrêtée. Mais cette pente, maintenant, aurait-elle le fier courage de la remonter ?…

Ou bien, après la terrible crise, vaincue par les tares héréditaires, continuerait-elle à descendre le chemin qui allait vers le gouffre ?…

Cela, tout à coup, tandis qu’elle contemplait l’éblouissante féerie du jour levant… cela, elle sentit qu’elle ne le savait pas.


FIN