Le Chercheur de pistes/22

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Amyot (p. 197-206).
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XXII.

La Rencontre.

— Pardieu ! disait le général Ibañez, il faut avouer que ces diables rouges nous ont rendu, sans s’en douter, un immense service ; on aurait dit, le diable m’emporte ! qu’ils agissaient avec connaissance de cause. Cet Unicorne, ainsi que se nomme leur chef, est un homme précieux en certaines circonstances ; je tiens à cultiver sa connaissance, on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est souvent bon d’avoir pour ami un gaillard aussi intelligent que celui-là.

— Vous plaisantez toujours, général, quand donc serez-vous sérieux une bonne fois ? répondit en souriant don Miguel.

— Mon ami, que voulez-vous, nous jouons en ce moment notre tête dans une partie désespérée, gardons pour nous au moins la gaieté ; si nous sommes vaincus, il sera temps d’être triste et de faire d’amères réflexions sur l’instabilité des choses humaines.

— Oui, votre philosophie ne manque pas d’une certaine pointe de fatalisme, qui la relève à mes yeux ; je suis heureux de vous voir dans ces bonnes dispositions, surtout au moment où nous nous préparons à jouer notre dernière partie.

— Tout n’est pas désespéré encore, et j’ai un secret pressentiment que tout, au contraire, est pour le mieux ; notre ami le chercheur de pistes est, j’en suis convaincu, pour quelque chose, sinon pour tout, dans ce qui nous arrive.

— Le croyez-vous ? demanda vivement don Miguel.

— Non-seulement je le crois, mais encore j’en suis sûr. Comme moi, mon ami, vous connaissez les Indios bravos, vous savez la haine implacable qu’ils nous ont vouée ; la guerre qu’ils nous font est atroce ; pour que tout à coup, sans raison plausible, ils se soient métamorphosés de loups en agneaux, il faut qu’une raison bien forte les ait contraints à agir ainsi : l’on n’abjure pas en quelques minutes une haine qui dure depuis des siècles. Les Comanches, le choix qu’ils ont fait parmi nous le prouve, connaissent l’importance des prisonniers dont ils se sont emparés ; comment se fait-il qu’ils consentent aussi facilement à s’en défaire pour une rançon insignifiante ? Il y a là pour moi un problème insoluble.

— Bien facile à expliquer pourtant, dit une voix railleuse qui partit de derrière les buissons.

Les deux Mexicains tressaillirent et arrêtèrent subitement leurs chevaux.

Un homme s’élança d’un taillis et parut tout à coup au milieu du sentier que suivait la petite troupe des chasseurs.

Ceux-ci, croyant à une nouvelle attaque et à une trahison des Comanches, saisirent leurs armes.

— Arrêtez ! s’écria vivement don Miguel ; cet homme est seul, laissez-moi lui parler.

Chacun attendit, la main sur ses armes.

— Holà ! continua don Miguel en s’adressant à l’inconnu qui restait immobile au milieu du sentier, nonchalamment appuyé sur son fusil, qui êtes-vous, mon maître ?

— Ne me reconnaissez-vous pas, don Miguel, et faut-il absolument que je vous dise mon nom ? répondit en riant l’inconnu.

— Le chercheur de pistes ! s’écria don Miguel.

— Lui-même, reprit Valentin. Diable ! vous êtes long à reconnaître vos amis.

— Vous nous pardonnerez lorsque vous saurez ce qui nous est arrivé et combien nous devons nous tenir sur nos gardes.

— Parbleu ! fit Valentin en riant et en réglant son pas sur le trot des chevaux, croyez-vous m’apprendre quelque chose de nouveau ? ne vous êtes-vous donc pas douté réellement d’où partait le coup ?

— Eh quoi ! s’écria don Miguel avec étonnement, ce serait vous…

— Qui donc, si ce n’est moi ? Pensez-vous que les Espagnols soient assez amis des Indiens pour qu’ils agissent entre eux, quand ils se trouvent face à face dans le désert, avec de si grands ménagements ?

— J’en étais sûr ! appuya le général Ibañez, je l’avais deviné au premier moment.

— Mon Dieu, rien de plus simple : votre position, grâce à la trahison du Cèdre-Rouge, était des plus critiques ; j’ai voulu vous donner le temps de vous retourner en supprimant pour quelques jours les obstacles qui s’opposaient à la réussite de vos projets ; j’ai réussi, je crois.

— On ne peut mieux, s’écria le général.

— Oh ! fit don Miguel d’un ton de reproche, pourquoi vous êtes-vous caché de moi ?

— Par une raison bien simple, mon ami : j’ai voulu en cette circonstance que votre volonté et votre conscience fussent libres.

— Mais…

— Laissez-moi finir : si je vous avais fait part de mon projet, il est certain que vous vous y seriez opposé Vous êtes un homme d’honneur, don Miguel, votre cœur est profondément loyal.

— Mon ami…

— Répondez-moi : si je vous avais expliqué le plan que j’avais conçu, qu’auriez-vous fait ?

— Mais…

— Répondez franchement, sans tergiverser.

— Eh bien, j’aurais refusé.

— J’en étais sûr. Pourquoi auriez-vous refusé ? parce que vous n’auriez jamais consenti à violer les droits de l’hospitalité et à livrer les ennemis que vous abritiez sous votre toit, tout en sachant pertinemment que ces hommes, en vous quittant, auraient considéré comme un devoir de s’emparer de vous, et que même à vos côtés, mangeant à votre table, ils surveillaient vos moindres actions ; n’est-ce pas cela ?

— C’est vrai : mon honneur de gentilhomme se serait révolté ; je n’aurais pu laisser accomplir devant mes yeux une si horrible trahison.

— Là ! vous voyez bien que j’ai sagement agi en ne vous disant rien ; de cette façon, votre honneur est à couvert, votre conscience tranquille, et je vous ai, de la façon la plus simple, débarrassé pour quelques jours de vos ennemis.

— C’est vrai ; cependant…

— Quoi ? les prisonniers ont-ils eu à se plaindre de la manière dont on les a traités ?

— Nullement ; au contraire, les Comanches et l’Unicorne en particulier ont été parfaits pour eux.

— Tout est pour le mieux alors ; vous devez vous féliciter du succès inespéré que vous avez obtenu ; il s’agit maintenant d’en profiter sans retard.

— C’est ce que je compte faire.

— Il faut agir de suite.

— Je ne demande pas mieux ; tout est prêt, nos hommes sont prévenus, au premier signal ils se lèveront.

— Ce signal, il faut immédiatement le donner.

— Le temps de laisser ma fille à l’hacienda, puis, accompagné de mes amis, je marcherai sur le Paso, tandis que le général Ibañez, à la tête d’une seconde troupe, s’emparera de Santa-Fé.

— Ce projet est bien conçu. Pouvez-vous compter sur les personnes qui vous suivent ?

— Oui, toutes sont ou mes parents ou mes amis.

— De mieux en mieux. N’allons pas plus loin : nous voici à cheval sur la route du Paso et celle de votre hacienda ; laissez souffler quelques instants vos chevaux pendant que je vous communiquerai un projet que j’ai conçu, et qui, je le crois, vous sourira.

La petite troupe s’arrêta.

Les cavaliers mirent pied à terre et s’étendirent sur le gazon.

Tous connaissaient la conspiration ourdie par don Miguel et à des degrés différents étaient ses complices.

Cette halte ne les étonna donc pas, car ils soupçonnèrent que le moment d’agir n’était pas éloigné et que leur chef voulait sans doute prendre ses dernières mesures avant de lever le masque et de proclamer l’indépendance du Nouveau-Mexique.

En les invitant à la chasse aux chevaux sauvages, don Miguel ne leur avait pas laissé ignorer la trahison du Cèdre-Rouge et la nécessité dans laquelle il se trouvait de frapper un grand coup s’il ne voulait pas que tout fût perdu sans retour.

Valentin emmena l’hacendero et le général à une légère distance.

Lorsqu’ils se trouvèrent hors de la portée de la voix, le chasseur explora avec soin les environs, puis, au bout de quelques minutes, il rejoignit ses amis, que sa manière d’agir intriguait fortement.

— Caballeros, leur dit-il, que comptez-vous faire ? Dans votre position, les minutes sont des siècles ; êtes-vous prêts à faire votre pronunciamiento ?

— Oui, répondirent-ils.

— Voici ce que je vous propose : vous, don Miguel, vous allez immédiatement vous diriger sur le Paso ; à une demi-lieue de la ville vous trouverez Curumilla avec une vingtaine des meilleurs rifles de la frontière ; ces hommes, sur lesquels vous pouvez compter, sont des chasseurs canadiens et indiens toleos qui me sont dévoués ; ils vous formeront un noyau de troupe suffisant pour vous emparer sans coup férir du Paso, qui n’est défendu que par une garnison de quarante soldats. Ce projet vous sourit-il ?

— Oui, je vais immédiatement le mettre à exécution… Mais ma fille.

— Je m’en charge ; vous me laisserez aussi votre fils don Pablo, je les conduirai tous deux à l’hacienda. Quant aux autres dames, arrivées à la ville, elles rentreront tout simplement chez elles, ce qui, je le crois, n’offre aucune difficulté.

— Aucune.

— Bien ! ainsi voilà qui est convenu.

— Parfaitement.

— Quant à vous, général, vos hommes ont été par mes soins échelonnés par troupes de dix et vingt hommes sur la route de Santa-Fé, jusqu’à deux lieues de la ville, en sorte que vous n’aurez qu’à les ramener ; vous vous trouverez ainsi, en moins de trois heures, à la tête de cinq cents hommes résolus et bien armés.

— Eh ! Valentin, mon ami, répondit en riant le général, savez-vous qu’il y a en vous l’étoffe d’un chef de parti, et que je suis presque jaloux de vous ?

— Oh ! vous auriez tort, général ; car je vous assure que je suis bien désintéressé dans la question.

— Eh ! mon ami, je le sais ; vous êtes un chasseur libre du désert, auquel nos mesquines idées importent fort peu.

— C’est vrai ; mais j’ai voué à don Miguel et à sa famille une amitié qui ne finira qu’avec ma vie. Je tremble pour lui et pour ses enfants, lorsque je songe aux périls sans nombre qui l’entourent, et je cherche à lui venir en aide autant que mon expérience et mon activité me le permettent. Voilà tout le secret de ma conduite.

— Cette profession de foi était au moins inutile, mon ami ; je vous connais trop, et depuis trop longtemps, pour douter de vos intentions. Aussi, vous le voyez, j’ai en vous une si grande confiance, que j’accepte vos idées sans même les discuter, tant je suis convaincu de la pureté de vos intentions.

— Merci, don Miguel ; vous m’avez bien jugé. Voyons, messieurs, à cheval, et partons. C’est ici que nous devons nous séparer : vous, don Miguel, pour vous diriger par le sentier de droite sur le Paso ; vous, général, par celui de gauche sur Santa-Fé ; moi, avec don Pablo et sa sœur, je continuerai à marcher devant moi jusqu’à l’hacienda de la Noria.

— À cheval, donc ! s’écria résolument l’hacendero, et Dieu défende le droit !

— Oui, ajouta le général ; car, à compter de ce moment, la révolution est commencée.

Les trois hommes revinrent vers leurs amis.

Don Miguel dit quelques mots à sa fille et à son fils, qui s’approchèrent de Valentin, qu’ils reconnurent avec joie.

En un instant toute la troupe fut en selle.

— Le sort en est jeté ! s’écria Valentin ; Dieu vous garde, messieurs !

— En route ! commanda don Miguel.

— En route ! répéta le général Ibañez en s’élançant dans une direction opposée.

Valentin suivit du regard ses amis qui s’éloignaient ; bientôt leurs silhouettes noires se confondirent avec les ténèbres, puis le pas de leurs chevaux s’éteignit dans la nuit.

Valentin poussa un soupir, et relevant la tête :

— Dieu les protégera, murmura-t-il ; se tournant ensuite vers les deux jeunes gens : Marchons, mes enfants, dit-il.

Ils se mirent en route.

Pendant quelques instants ils gardèrent le silence. Valentin était trop préoccupé pour adresser la parole à ses compagnons ; cependant doña Clara et don Pablo, dont la curiosité était excitée au plus haut degré, brûlaient de l’interroger.

Enfin la jeune fille, auprès de laquelle marchait le chasseur, de ce pas gymnastique qui suivait sans peine le trot d’un cheval, se pencha vers lui :

— Mon ami, lui dit-elle de sa voix douce, que se passe-t-il donc ? Pourquoi mon père nous a-t-il quittés au lieu de venir avec nous à l’habitation ?

— Oui, ajouta don Pablo ; il semblait agité en se séparant de nous, sa voix était sévère, sa parole brève : que se passe-t-il donc, ami ? pourquoi mon père n’a-t-il pas consenti à ce que je l’accompagne ?

Valentin hésita à répondre.

— Je vous en prie, ami, reprit doña Clara, ne nous laissez pas dans cette inquiétude mortelle ; l’annonce d’un malheur nous ferait, certes, moins de mal que cette perplexité dans laquelle nous nous trouvons.

— Pourquoi voulez-vous m’obliger à parler, mes enfants ? répondit le chasseur d’une voix triste ; ce secret que vous me demandez ne m’appartient pas. Si votre père ne vous a pas fait part de ses projets, c’est que sans doute de grandes raisons s’y opposent. Ne me contraignez pas à vous attrister davantage en vous apprenant des choses que vous ne devez pas savoir.

— Mais je ne suis pas un enfant, moi, s’écria don Pablo avec impatience ; il me semble que mon père n’aurait pas dû manquer ainsi de confiance en moi.

— N’accusez pas votre père, mon ami, répondit Valentin gravement, sans doute il ne pouvait pas agir autrement.

— Valentin ! Valentin ! je ne me payerai pas de ces mauvaises raisons, s’écria le jeune homme ; au nom de notre amitié, je veux que vous m’expiquiez !…

— Silence ! interrompit tout à coup le chasseur, j’entends des bruits suspects autour de nous.

Les trois voyageurs s’arrêtèrent en prêtant l’oreille.

Tout était calme.

L’hacienda de la Noria s’élevait à cinq cents pas au plus de l’endroit où se trouvaient les trois personnes.

Ni don Pablo ni doña Clara n’entendirent rien.

Valentin leur fit signe de rester immobiles ; il se coucha à terre et appliqua son oreille sur le sol.

— Suivez-moi, dit-il, il se passe ici quelque chose qui m’inquiète et que je ne puis définir.

Les jeunes gens le suivirent sans hésiter.

À peine avaient-ils fait quelques pas que Valentin s’arrêta :

— Vos armes sont-elles chargées ? demanda-t-il brusquement à don Pablo.

— Oui, répondit celui-ci.

— Bien ; peut-être bientôt faudra-t-il vous en servir.

Tout à coup le galop d’un cheval lancé à toute bride retentit à peu de distance.

— Attention ! murmura Valentin.

Cependant le cavalier, quel qu’il fût, avançait rapidement dans la direction des voyageurs ; bientôt il se trouva près d’eux.

Soudain Valentin bondit comme une panthère, saisit le cheval par la bride et l’arrêta net.

— Qui êtes-vous, et où allez-vous ? s’écria-t-il en appuyant le canon d’un pistolet sur la poitrine de l’inconnu.

— Dieu soit loué ! s’écria celui-ci sans répondre à la question qui lui était faite, peut-être pourrai-je vous sauver ! Fuyez ! fuyez ! hâtez-vous !

— Le père Séraphin ! s’écria Valentin avec stupeur en baissant son pistolet ; qu’est-il arrivé, mon Dieu !

— Fuyez ! fuyez ! répéta le missionnaire, qui semblait en proie à la plus profonde terreur.