Le Chercheur de pistes/29

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Amyot (p. 267-275).
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V.

L’Adoption.

Une soixantaine de guerriers comanches étaient couchés sur l’herbe en attendant leur sachem, tandis que leurs chevaux, entravés à l’amble, broutaient l’herbe haute de la plaine et les jeunes pousses des arbres.

On reconnaissait au premier coup d’œil que ces hommes étaient des guerriers d’élite choisis avec soin pour une expédition dangereuse ; tous traînaient derrière leurs talons cinq et six queues de loup, marques d’honneur que les guerriers renommés ont seuls le droit de porter.

À la vue de leur chef, ils se levèrent avec empressement et se mirent en selle.

Tous savaient que la femme de leur sachem avait été enlevée et que le but de leur expédition était de la délivrer ; cependant, en la voyant, ils ne manifestèrent aucune surprise et la saluèrent comme s’ils ne l’avaient quittée que depuis quelques minutes à peine.

Le détachement de guerre avait avec lui plusieurs chevaux de rechange ; le chef en fit donner à sa femme et à ses nouveaux amis ; puis, sur un signe de lui, toute la troupe s’ébranla et partit à fond de train.

Les Indiens ne connaissent pas d’autre allure que le galop.

Après deux heures environ de cette course désordonnée, on arriva à peu de distance du village dont les abords se faisaient sentir déjà depuis quelque temps, à cause de l’habitude qu’ont les Comanches de placer leurs morts sur des échafaudages où ils se pourrissent en dehors des villages ; ces échafaudages, composés de quatre pieux plantés en terre, se terminent en fourche, auprès se trouvaient plusieurs grandes perches auxquelles étaient suspendues des peaux et autres offrandes faites par les Indiens au génie du bien.

À l’entrée du village, une foule de cavaliers étaient réunis et attendaient le retour du sachem ; dès qu’ils l’aperçurent, ils poussèrent un hourra formidable et arrivèrent comme un ouragan en criant, tirant des coups de fusil et brandissant leurs armes.

La troupe de l’Unicorne imita cet exemple, et bientôt ce fut un chaos et un tohu-bohu sans nom.

Le sachem fit son entrée dans le village au milieu des cris, des aboiements des chiens, des coups de fusil ; enfin il fut accompagné jusqu’à la place par un vacarme indescriptible.

Arrivés là, les guerriers s’arrêtèrent. L’Unicorne fit mettre pied à terre aux chasseurs et les guida jusqu’à son calli (hutte), où il les fit entrer avant lui.

— Maintenant, leur dit-il, frères, vous êtes chez vous ; reposez en paix, buvez, mangez. Ce soir, je viendrai causer avec vous et vous faire une proposition que je souhaite vivement ne pas vous voir repousser.

Les deux chasseurs, fatigués de la longue course qu’ils venaient de faire, se laissèrent aller, avec un plaisir extrême, sur les lits de feuilles sèches qui les attendaient.

— Eh bien, demanda Valentin à Curumilla, penni, que dites-vous de ce qui nous arrive ?

— Cela peut être bon.

— N’est-ce pas ?

— Oui.

Sur ce, Curumilla s’endormit ; Valentin ne tarda pas à suivre son exemple.

Ainsi qu’il le leur avait promis, vers le soir l’Unicorne entra dans le calli.

— Mes frères sont-ils reposés ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Valentin.

— Sont-ils disposés à m’entendre ?

— Parlez, chef, nous vous écoutons.

Le sachem comanche s’accroupit alors auprès du foyer et resta quelques minutes la tête penchée en avant, les yeux fixés sur le sol, dans la position d’un homme qui réfléchit.

Les deux chasseurs attendaient impassibles qu’il se décidât à s’expliquer.

Enfin il releva la tête, étendit le bras en avant comme pour donner plus d’autorité aux paroles qu’il allait prononcer, et commença ainsi :

— Frère, vous et votre ami vous êtes deux braves guerriers, les prairies se réjouissent de votre arrivée parmi nous ; les daims et les bisons fuient à votre approche, car votre bras est fort et votre œil infaillible. L’Unicorne n’est qu’un pauvre Indien, mais c’est un grand guerrier parmi les Comanches et un chef redouté dans sa tribu ; vous avez sauvé sa femme, Rayon-de-Soleil, que les chiens apaches avaient attachée sur un bois flottant au courant du Gila, et que les hideux alligators se préparaient à dévorer. Depuis que sa femme, la joie de son foyer, et son fils, l’espoir de ses vieux jours, lui sont rendus, l’Unicorne cherche dans son cœur les moyens de vous prouver sa reconnaissance ; il a demandé au Chef de la vie ce qu’il pourrait faire pour vous attacher à lui. L’Unicorne est terrible dans les combats, il a le cœur de l’ours gris pour ses ennemis, il a le cœur de la gazelle pour ceux qu’il aime.

— Chef, répondit Valentin, les paroles que vous prononcez en ce moment nous payent amplement de ce que nous avons fait ; nous sommes heureux d’avoir sauvé la femme et le fils d’un célèbre guerrier : notre récompense est dans notre cœur, nous n’en voulons pas d’autre.

Le chef secoua la tête.

— Non, dit-il, les deux chasseurs ne sont plus des étrangers pour les Comanches ; ils sont des frères pour notre tribu. Pendant leur sommeil, l’Unicorne a réuni autour du feu du conseil les chefs de sa nation, il leur a rapporté ce qui s’est passé : les chefs se sont rangés à l’avis de l’Unicorne ; ils l’ont chargé de faire connaître aux chasseurs la résolution qu’ils ont prise.

— Parlez donc, chef, répondit Valentin, et croyez que les désirs du conseil seront des ordres pour nous.

Un sourire de joie plissa les lèvres du chef.

— Bon ! dit-il. Voilà ce qui a été convenu entre les grands chefs : mes frères les chasseurs seront adoptés par la tribu, ils seront désormais fils de la grande nation comanche. Que disent mes frères ?

Un vif sentiment de plaisir fit tressaillir Valentin à cette proposition inattendue : être adopté par les Comanches était obtenir de fait le droit de chasse dans toute l’étendue des immenses prairies où cette nation puissante prédomine par son courage indomptable et le nombre de ses guerriers. Le chasseur échangea un regard avec son silencieux compagnon et se leva.

— J’accepte pour moi et pour mon ami, dit-il en tendant la main au chef, l’honneur que me font les Comanches de m’admettre au nombre des fils de leur nation belliqueuse. Nous saurons nous rendre dignes de cette faveur insigne.

L’Unicorne sourit.

— Demain, dit-il en se levant, mes frères seront adoptés par la nation.

Après avoir gracieusement salué les chasseurs, il prit congé d’eux et se retira.

Le lendemain, au point du jour, les chefs entrèrent dans le calli.

Valentin et Curumilla étaient prêts ; ils connaissaient de longue date les épreuves qu’ils avaient à subir.

Les néophytes furent conduits dans la grande hutte de médecine, où un copieux repas était préparé.

Ce repas se composait de chair de chien bouillie dans la graisse d’ours, de camottes, de tortillas, de maïs et de gâteaux de hautle.

Les chefs s’accroupirent en rond, les femmes les servirent.

Quand le repas fut terminé, chacun se leva ; l’Unicorne se plaça entre les deux chasseurs, appuya la main sur leur tête et entonna le grand chant de guerre.

Ce chant fut répété en chœur par les assistants, au bruit des sifflets de guerre, des tambours et des chichikoués.

Voici la traduction de ce chant :

« Maître de la vie, vois-nous d’un œil favorable.

« Nous recevons deux frères d’armes qui paraissent avoir du sens !

« Ils montrent de la vigueur dans leurs bras !

« Ils ne craignent point d’exposer leur corps aux coups de l’ennemi ! »

Il est impossible, si l’on n’a pas assisté à une scène semblable, de se faire une idée, même lointaine, du tapage effroyable que forment ces voix rauques mêlées à ces instruments criards et discordants qui détonnent à l’unisson ; il y a de quoi devenir sourd.

Lorsque le chant fut terminé, chacun prit place autour du feu du conseil.

Les chasseurs furent assis sur des robes de castor, et on leur présenta le grand calumet de guerre dont ils tirèrent quelques bouffées, et qui passa ensuite à la ronde.

L’Unicorne se leva alors et leur attacha à chacun un collier de wampum et un collier de griffes d’ours gris au cou.

On se leva ensuite.

Près de la loge de médecine les Indiens construisirent alors, en moins d’une heure, une hutte pour les sueurs.

Dès que cette hutte fut terminée, les chasseurs quittèrent leurs vêtements et y entrèrent.

Les chefs apportèrent deux grandes pierres qui avaient été préalablement chauffées à un foyer ardent.

Ils placèrent auprès des tasses d’écorce pleines d’eau et des branches de cèdre pour les asperger. puis ils sortirent, bouchèrent la porte de la hutte et laissèrent seuls les néophytes.

Ceux-ci jetèrent de l’eau sur les pierres ; la vapeur qui s’éleva presque aussitôt leur procura une sueur abondante.

Aussitôt que la transpiration fut arrivée à son plus haut degré, les chasseurs partirent en courant de la hutte, passèrent au milieu des guerriers rangés en deux files sur leur passage et allèrent, comme c’est la coutume, se plonger dans la rivière.

Ou les sortit immédiatement de l’eau, on les enveloppa dans des couvertures et on les conduisit, toujours au bruit d’une musique infernale, au calli de l’Unicorne afin de subir la dernière épreuve, qui est aussi la plus douloureuse.

Les chasseurs s’étendirent sur le dos ; alors, avec un bâton pointu, enduit d’une eau dans laquelle on avait dissous de la poudre, l’Unicorne traça sur leurs poitrines la figure de l’animal qui servait de talem (protecteur) à la tribu.

Puis, avec dix arêtes attachées à un petit morceau de bois et trempées dans du vermillon, il procéda au piquage de ce dessin.

Lorsque parfois il se rencontrait des endroits trop rudes, l’Unicorne faisait une incision dans la chair avec une pierre à fusil ; les places qui ne furent pas marquées avec le vermillon furent frottées avec de la poudre, de sorte qu’il en résulta un tatouage bleu et rouge.

Pendant le cours de l’opération, les chants de guerre et les grincements du chichikoué ne cessèrent de se faire entendre afin d’étouffer les cris que les atroces douleurs qu’ils souffraient auraient pu arracher aux patients.

Mais ceux-ci supportèrent tout sans qu’un froncement des sourcils ou une contraction des traits du visage témoignassent de leurs souffrances.

Quand le tatouage fut terminé, les plaies furent cautérisées avec du bois pourri, afin d’empêcher la suppuration.

Puis les blessures furent lavées avec de l’eau froide dans laquelle on avait fait infuser une herbe appelée pockqueesegou, plante qui ressemble au buis et que les Indiens mêlent beaucoup à leur tabac pour en ôter la force.

L’épreuve que nous venons de décrire est si douloureuse à supporter, que presque toujours elle ne s’accomplit que par intervalles et dure souvent une semaine.

Cette fois les chasseurs la supportèrent bravement pendant plus de six heures qu’elle dura, sans jeter un cri, sans donner un signe de faiblesse ; aussi les Indiens les considérèrent-ils, à partir de ce moment, avec une espèce de respect ; car pour eux le courage est la première des qualités.

— Mes frères sont enfants de la tribu, dit le chef en leur offrant à chacun un cheval ; la prairie leur appartient. Ce coursier les portera aux limites les plus éloignées du désert, à la chasse des bêtes fauves et à la poursuite des chiens apaches.

— Bon, répondit Valentin.

D’un bond les deux chasseurs se mirent en selle et firent exécuter à leurs montures les plus élégantes et les plus difficiles courbettes.

Cette dernière et héroïque prouesse, après tout ce qu’ils avaient souffert pendant le cours de cette journée, porta à son comble la joie et l’enthousiasme des Comanches, qui applaudirent avec des cris et des trépignements frénétiques ce qu’ils voyaient exécuter à leurs nouveaux frères.

Après être demeurés une heure à peu près à cheval, ils mirent pied à terre et suivirent les chefs dans la hutte de médecine.

Lorsque chacun eut pris place autour du feu du conseil, un nouveau calumet fut fumé, et l’Unicorne se leva :

— Le Maître de la vie (Dieu) aime ses fils Comanches, puisqu’il leur donne pour frères des guerriers comme Koutonepi et Curumilla. Qui peut égaler leur courage ? qui oserait lutter avec eux ? L’ours gris se cache à leur approche au fond de son antre ; le jaguar bondit au loin en les voyant ; l’aigle lui-même, qui regarde en face le soleil, fuit leur balle infaillible. Frères, nous nous félicitons de vous compter au nombre de nos guerriers ; désormais nous serons invincibles. Frères, quittez les noms que jusqu’à ce jour vous avez portés pour prendre, à compter de cet instant, ceux que nous vous donnons : vous, Koutonepi, vous êtes maintenant Quauhtli, vous porterez le nom de l’aigle dont vous avez le courage et la force ; vous, Curumilla, vous vous nommez Vexolotl, et le coq sera fier de voir que vous vous êtes emparé de son nom.

Les deux chasseurs remercièrent chaleureusement leurs nouveaux frères et furent reconduits à leur calli par les chefs, qui leur souhaitèrent une bonne nuit après une journée aussi rude.

Voici de quelle façon Valentin et Curumilla, auxquels nous continuerons de donner leurs anciens noms, avaient fait la connaissance de l’Unicorne, et ce qui en était résulté pour eux.