Le Chercheur de pistes/31

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Amyot (p. 284-292).
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VII.

L’Entrevue.

Le lendemain au point du jour, Curumilla partit pour le village de l’Unicorne. Au coucher du soleil il était de retour à la caverne.

Le chef comanche l’accompagnait. Le sach avait pour le père Sérapliin, dont il appréciait le be caractère, le plus profond respect ; il fut peiné l’état dans lequel il le voyait.

— Père, lui dit-il en lui baisant la main, quels sont les méchants qui vous ont ainsi blessé, vous à qui le Maître de la vie a donné les secrets qui rendent ; quels qu’ils soient, ces hommes mourront.

— Mon fils, répondit doucement le prêtre, je ne prononcerai pas devant vous le nom du malheureux qui, dans un moment de folie, a porté la main sur moi. Mon Dieu est un Dieu de paix, il est souverainement bon, et recommande surtout à ses créatures d’oublier les injures et de rendre le bien pour le mal.

L’Indien le regarda avec étonnement ; il ne comprenait pas la sublimité douce et touchante de ces préceptes d’amour. Élevé dans les principes sanguinaires de sa race, persuadé comme tous les Peaux Rouges que le premier devoir d’un guerrier est la vengeance, il n’admettait que cette féroce loi des prairies qui dit : Œil pour œil, dent pour dent ; loi terrible, que cependant nous n’osons pas complétement condamner dans des pays où les embuscades sont permanentes et où la mort se dresse implacable à chaque angle de la route.

— Mon fils, reprit le père Séraphin, vous êtes un grand guerrier ; maintes fois vous avez bravé les atroces tortures du poteau du sang, mille fois plus terribles que la mort elle-même ; souvent vous avez, avec un plaisir que j’excuse, car il est dans votre nature, renversé, le genou sur la poitrine, votre ennemi à vos pieds ; n’avez-vous jamais pardonné dans un combat ?

— Jamais, répondit l’Indien, dont l’œil rayonna d’orgueil satisfait ; l’Unicorne a envoyé bien des chiens apaches dans les prairies bienheureuses ; leurs chevelures sèchent à l’entrée de son calli.

— Eh bien, fit doucement le missionnaire, essayez de la clémence une fois, une seule, et vous connaîtrez alors un des plus grands bonheurs que Dieu a donnés à l’homme sur cette terre, celui de pardonner.

Le chef secoua la tête.

— Non, dit-il, un ennemi mort n’est plus à redouter ; mieux vaut le tuer que lui laisser les moyens de se venger plus tard.

— Mon fils, vous m’aimez, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père est bon, il a fait du bien aux Peaux Rouges ; les Comanches sont reconnaissants. Que mon père commande, son fils obéira.

— Je n’ai pas le droit de vous donner d’ordre, mon fils, je ne puis que vous adresser une prière.

— Bon ! Que mon père s’explique, l’Unicorne fera ce qu’il désire.

— Eh bien, reprit le missionnaire avec un vif sentiment de joie, promettez-moi de pardonner au premier malheureux, quel qu’il soit, qui tombera entre vos mains, et vous me rendrez bien heureux.

Le chef indien fronça le sourcil, une expression de mécontentement parut sur ses traits.

Le père Séraphin suivait avec anxiété sur le visage si intelligent du Comanche les différentes nuances qui s’y reflétaient comme sur un miroir.

Enfin, l’Indien reprit son impassibilité, et son visage se rasséréna.

— Mon père l’exige ? dit-il d’une voix douce.

— Je le désire.

— Soit ; que mon père soit satisfait, je lui promets de pardonner au premier ennemi que le manitou fera tomber sous le fer de ma lance.

— Merci, chef, s’écria le missionnaire avec joie, merci ; Dieu vous récompensera de cette bonne pensée, lui qui lit dans les cœurs.

L’Indien s’inclina silencieusement et se tourna vers Valentin, qui avait assisté immobile à cet entretien.

— Mon frère m’a appelé, je suis venu ; que veut-il de l’Unicorne ?

— Que mon frère prenne place au feu du conseil et fume le calumet avec son ami ; des chefs ne parlent pas sans réfléchir aux paroles qu’ils vont prononcer.

— Mon frère parle bien, je prendrai place à son foyer.

Curumilla avait allumé un grand feu dans le premier compartiment de la caverne. Les quatre hommes laissèrent le père Séraphin prendre quelques instants de repos ; ils se placèrent autour du feu et le calumet passa de main en main.

Les Indiens n’entreprennent jamais rien d’important, ils n’entament pas une discussion sans, provisoirement, fumer le calumet en conseil, quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils se trouvent.

Lorsque le calumet eut fait le tour du cercle, Valentin se leva :

— Tous les jours, dit-il en saluant le chef, j’apprécie davantage l’honneur que m’ont fait les Comanches en m’adoptant pour fils. La nation de mon frère est puissante, ses territoires de chasse couvrent toute la surface de la terre ; les Apaches fuient devant les guerriers comanches comme les coyotes poltrons devant les hommes courageux. Déjà, plusieurs fois, mon frère m’a rendu service avec cette grandeur d’âme qui le distingue et ne peut appartenir qu’à un guerrier aussi célèbre qu’il l’est ; aujourd’hui, c’est encore un service que je viens demander à mon frère ; ce service, voudra-t-il me le rendre ? je le présume, car je connais son cœur, et je sais que le grand esprit du Maître de la vie réside en lui.

— Que mon frère s’explique, répondit l’Unicorne ; il parle à un chef, il doit ôter la peau de son cœur, et laisser son sang couler rouge et limpide devant un ami. Le grand chasseur blanc est une partie de moi-même ; pour que je refusasse une demande émanant de lui, il faudrait que je fusse arrêté par une impossibilité flagrante.

— Merci, frère, dit Valentin avec émotion ; vos paroles sont passées de vos lèvres dans mon cœur qu’elles ont réjoui. Je ne me suis pas trompé, je vois que je puis en toute chose compter sur votre amitié à toute épreuve et votre loyal concours. Acumapicthzin de Zarate, le descendant des Tlatoanis (rois), Mexicain, l’ami des Peaux Rouges, que toujours il a protégés, est prisonnier des Gachupines[1] ; ils l’ont conduit à Santa-Fé, afin de le mettre à mort et enlever aux Indiens le seul ami qui leur reste.

— Et que veut faire mon frère ?

— Je veux sauver mon ami.

— Bon, répondit le chef ; mon frère réclame mon aide pour réussir dans ce projet, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bon. Le descendant des Tlatoanis sera sauvé ; que mon frère se rassure !

— Je puis donc compter sur l’aide de mon frère ? demanda vivement Valentin.

Le chef sourit.

L’Unicorne tient entre ses mains des Espagnols qui lui répondront de la vie du prisonnier.

— C’est vrai ! s’écria Valentin en se frappant le front ; votre idée est bonne, chef.

— Que mon frère me laisse agir, je lui réponds du succès sur ma tête.

Caramba ! Chef, agissez à votre guise ; seulement, ne serait-ce que pour la forme, je ne serais pas fâché de savoir ce que vous entendez faire.

— Mon frère a la peau blanche, mais son cœur est indien ; qu’il s’en rapporte à la prudence d’un chef : l’Unicorne sait comment s’y prendre pour traiter avec les Gachupines.

— Sans doute.

— L’Unicorne ira à Santa-Fé parler au chef des blancs.

Valentin le regarda avec étonnement.

Le sachem sourit.

— N’ai-je pas des otages ? dit-il.

— C’est vrai, fit Valentin.

Le chef reprit :

— Les Espagnols sont, comme les vieilles femmes bavardes, prodigues de paroles séduisantes, mais l’Unicorne les connaît. Combien de fois déjà, à la tête de ses guerriers, a-t-il foulé le sentier de la guerre sur leur propre territoire ! Ils n’oseront le tromper. Avant que tonatiuh (le soleil) ait deux fois accompli sa révolution autour de la grande tortue dont l’écaille immense supporte le monde, le chef des Comanches ira porter les flèches sanglantes aux blancs et leur proposer la paix ou la guerre. Mon frère est-il satisfait ?

— Je suis satisfait ; mon cœur est plein de reconnaissance pour mon frère rouge.

— Bon ! Qu’est cela pour l’Unicorne ? moins que rien. Mon frère a-t-il autre chose à me demander ?

— Une chose encore.

— Que mon frère s’explique le plus tôt possible, afin qu’il ne reste plus de nuage entre lui et son ami rouge.

— Je m’expliquerai donc. Des hommes sans crainte du grand esprit, poussés on ne sait par quel désir insensé, ont enlevé doña Clara, la fille du chef blanc que mon frère s’est engagé à sauver.

— Quels sont ces hommes ? Mon frère les connaît-il ?

— Oui, je ne les connais que trop : ce sont des bandits, à la tête desquels se trouve un monstre à face humaine, nommé le Cèdre-Rouge.

À ce nom, l’Indien tressaillit imperceptiblement ; une lueur sinistre jaillit de sa prunelle, et une ride profonde creusa son front.

— Le Cèdre-Rouge est un jaguar féroce, dit-il d’une voix sourde mais accentuée par la fureur ; il s’est fait le bourreau des Indiens, dont il veut les chevelures. Cet homme n’a de pitié ni pour les femmes, ni pour les enfants, mais il est sans courage ; il n’attaque ses ennemis que dans l’ombre, vingt contre un, et lorsqu’il est sûr qu’on ne lui peut résister.

— Mon frère connaît cet homme, je le vois.

— Et cet homme a enlevé la gazelle blanche ?

Les Indiens nommaient ainsi doña Clara, dans leur langage imagé et plein de poésie.

— Oui.

— Bon. Mon frère veut savoir ce que le Cèdre-Rouge a fait de sa prisonnière ?

— Je veux le savoir.

L’Indien se leva.

— Le temps se passe, dit-il ; l’Unicorne retourne auprès des siens. Que mon frère le chasseur soit inquiétude, l’Unicorne veille.

Après avoir prononcé ces quelques mots, le chef salua ses amis, sortit de la caverne, descendit dans le ravin, se mit en selle et disparut au galop dans la direction du désert.

Généralement les Indiens parlent peu, ils détestent les longs discours ; mais on peut entièrement compter sur leur parole lorsqu’ils s’engagent sérieusement à faire une chose.

Dans cette circonstance, Valentin avait mille raisons d’être satisfait de son entrevue avec le chef comanche dont il était fort aimé, et qui lui avait de grandes obligations.

Le père Séraphin fut moins satisfait que le chasseur.

Le digne prêtre n’était, ni par nature, ni à cause de son ministère, d’avis d’employer les moyens violents qui lui répugnaient ; il aurait voulu, ce qui était impossible, que tout s’arrangeât doucement et sans courir le risque de verser du sang.

Cependant, trois semaines se passèrent sans que l’Unicorne parût donner efficacement suite au projet qu’il avait développé devant Valentin.

Le Français apprit seulement d’une manière indirecte qu’un fort parti de guerriers comanches avait envahi les frontières mexicaines.

Le père Séraphin, bien que non encore complétement guéri de sa blessure, avait absolument voulu se rendre à Santa-Fé pour tenter quelques démarches en faveur de don Miguel, dont le procès avait marché sans entraves, et qui était sur le point d’être exécuté.

De son côté, don Pablo, dévoré d’inquiétudes, s’était obstiné, lui aussi, malgré les prières et les observations de Valentin, à s’introduire dans Santa-Fé pour chercher à voir son père et le sauver.

Le soir où nous avons rencontré Valentin dans la clairière, l’Unicorne le voyait pour la première fois depuis un mois ; il venait lui annoncer le succès des démarches qu’il avait faites. Bien que ses paroles fussent assez ambiguës, Valentin, habitué aux façons indiennes, avait compris à demi mot : aussi n’avait-il pas hésité à annoncer à don Pablo, comme un fait positif, que son père serait bientôt libre.

  1. Porteurs de souliers, sobriquet donné par les Indiens aux Espagnols à l’époque de la conquête.