Le Chercheur de pistes/33

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Amyot (p. 300-307).
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IX.

L’Ambassade.

Le jour même où le père Séraphin était venu dans la prison proposer aux prisonniers de s’évader, un fait assez étrange avait mis en rumeur toute la population de Santa-Fé.

Voici ce qui était arrivé :

Vers midi à peu près, au moment où les habitants de la ville, retirés au fond de leurs demeures, faisaient la siesta, et que les rues calcinées par les rayons d’un soleil incandescent étaient complétement désertes, un hourra formidable, le terrible cri de guerre des Indiens comanches, éclata à l’entrée de la ville.

Ce fut un sauve-qui-peut général ; chacun se barricada chez soi, croyant à une invasion subite des sauvages.

Bientôt une clameur immense, cris de détresse et de désespoir poussés par une population aux abois, s’éleva dans toute la ville.

Déjà plusieurs fois, dans leurs incursions périodiques, les Comanches avaient dirigé leurs pas vers Santa-Fé sans cependant s’en rapprocher autant, et le souvenir des cruautés qu’ils avaient exercées contre les malheureux Espagnols tombés entre leurs mains était encore présent à toutes les mémoires.

Cependant quelques habitants, plus hardis que les autres ou n’ayant rien à perdre, s’étaient, bien qu’avec les plus grandes précautions, dirigés vers l’endroit où les hourras s’étaient fait entendre ; alors un singulier spectacle s’était offert à leurs yeux.

Un détachement de guerriers comanches à pied, fort de deux cents hommes environ, s’avançait au pas de course en masse serrée, flanqué sur les ailes par deux troupes de cinquante cavaliers environ.

À vingt pas en avant caracolait l’Unicorne.

Tous ces hommes avaient une apparence martiale réellement remarquable ; tous étaient étrangement peints, bien ornés, et dans leur costume complet de guerre.

Les cavaliers étaient en grand costume, chargés de toutes sortes d’armes et d’ornements ; ils avaient l’arc et le carquois sur le dos, le fusil en travers garni de leurs talismans ou médecines, leur longue lance à la main. Ils étaient couronnés de magnifiques plumes d’aigle noires et blanches avec le plumet retombant.

Le haut de leur corps était nu sous une peau de coyote roulée et passée en sautoir par-dessus l’épaule ; leurs boucliers étaient ornés de plumes, de draps de diverses couleurs et de scalps humains.

Ils étaient assis sur de belles housses de peaux de panthère, doublées de rouge, qui couvraient presque tout le dos du cheval ; suivant la mode des prairies, ils n’avaient pas d’étriers.

L’Unicorne brandissait de la main droite la longue lance médecine, marque distinctive de la puissante danse des chiens des prairies ; c’était une perche ayant la forme d’une houlette, recouverte de peau de loutre et garnie dans toute sa longueur de plumes de chat-huant.

Ce talisman qu’il possédait par héritage avait, disait le chef, le pouvoir de ramener sous ses ordres tous les guerriers de sa nation épars dans les prairies ; aussi dans les grandes occasions il ne manquait jamais de le porter.

Il avait une chemise de cuir de bighorn blanc, brodée aux manches de fleurs bleues, ornée, sur le bras droit, de longues bandes d’hermine blanche roulées et de plumes rouges, et sur le bras gauche de longues tresses de cheveux noirs provenant des scalps dont il s’était emparé ; sur ses épaules était jetée une palatine de peau de gazelle, ayant à chaque bout un énorme gland d’hermine.

Sur son front, le chef avait attaché deux cornes de bison qui, avec les peintures bleues, vertes et jaunes qui décoraient son visage, achevaient de lui donner un aspect terrible.

Son cheval magnifique, Mustang, plein de feu, qu’il maniait avec une grâce et une adresse inimitables, était peint en rouge de différentes façons ; il avait aux jambes des raies comme un zèbre, et de chaque côté de l’épine dorsale étaient dessinés des pointes de flèches, des lances, des castors, des tortues, etc., ainsi qu’aux palerons, sur le devant de la tête et sur les cuisses de derrière.

Il y avait quelque chose d’imposant et de saisissant à la fois dans l’aspect que présentait cette troupe de féroces guerriers qui s’avançaient à travers les rues désertes de la ville en brandissant leurs armes redoutables et en poussant, par intervalles, leur sinistre cri de guerre qu’ils accompagnaient du sifflement aigu de longs sifflets faits avec des tibias humains qu’ils portaient pendus par des lanières de cuir fauve.

Cependant les Comanches avaient pénétré dans l’intérieur de la ville, refoulant devant eux, mais sans violence, les quelques habitants qui s’étaient hasardés à se placer sur leur passage.

Ils marchaient toujours en bel ordre, ne s’écartant ni à droite ni à gauche pour piller, et ne commettant, en somme, rien de répréhensible.

Les Espagnols, de plus en plus étonnés de l’attitude fière et hardie des Indiens et de leur conduite exempte de tout reproche, se demandaient avec frayeur ce que voulaient ces hommes, et quelle raison les avait ainsi poussés à envahir leurs frontières d’une façon si subite et si secrète que les éclaireurs que le gouvernement mexicain paye pour les surveiller n’avaient eu aucune connaissance de leur marche.

Comme cela arrive assez ordinairement en pareil cas, peu à peu la frayeur fit place à la curiosité : d’abord les lépreux et les aventuriers se hasardèrent à s’approcher des Indiens, puis peu à peu les habitants, sinon complétement tranquillisés, du moins rassurés par leur attitude pacifique, se mêlèrent aux groupes, de sorte que lorsque le détachement de guerre des Comanches arriva sur la plaza Mayor, il était suivi d’une foule d’Espagnols qui les considéraient avec cette curiosité inquiète et stupide qui n’appartient qu’aux masses.

Les Comanches ne semblèrent pas s’apercevoir de l’empressement qu’ils excitaient ; aussitôt qu’ils furent sur la plaza Mayor, ils firent halte et demeurèrent immobiles comme si leurs pieds eussent subitement adhéré au sol.

L’Unicorne fit un signe avec son talisman.

Un cavalier se détacha des rangs et alla en caracolant se poser devant la sentinelle qui, placée en faction devant le palais du gouverneur, regardait cette scène singulière d’un air hébété.

— Ooah ! fit l’Indien avec un accent railleur en touchant légèrement le soldat du bout de sa lance, mon frère dort-il qu’il n’entend pas qu’un guerrier lui parle ?

— Je ne dors pas, répondit le soldat en faisant un pas en arrière ; que demandez-vous ?

— Le grand sachem des Comanches, le Hatouni (cacique) que les Enfants Rouges nomment Haboutzelze (l’Unicorne), vient parler à son grand père blanc, le chef des Visages Pâles de la frontière.

— Que lui veut-il ? demanda le soldat sans savoir ce qu’il disait, tant l’aspect imprévu du Peau Rouge l’avait troublé.

— Mon frère est-il un chef ? fit l’Indien d’un air narquois.

— Non, répondit le soldat tout penaud de cette leçon.

— Eh bien, alors, qu’il ferme les oreilles pour ce qui regarde ceux que le Grand-Esprit a placés au-dessus de lui, et qu’il s’acquitte du message que je lui donne au nom du sachem.

Pendant que le guerrier comanche échangeait ces quelques paroles avec le factionnaire, plusieurs personnes attirées au dehors par le bruit inusité qu’elles entendaient, étaient sorties du palais et s’étaient mêlées à la foule.

Parmi ces personnes se trouvaient plusieurs officiers ; l’un d’eux s’avança vers le cavalier indien.

— Que désire mon frère ? lui demanda-t-il.

Le guerrier reconnut au premier coup d’œil que cette fois il avait affaire à un chef ; il salua son interlocuteur avec courtoisie et lui répondit :

— Une députation de la grande nation comanche désire être introduite auprès de mon grand-père blanc.

— Bien ; mais tous les guerriers ne peuvent entrer dans le palais, reprit l’officier.

— Mon frère a raison : trois chefs seulement pénétreront dans l’intérieur, leurs jeunes hommes les attendront ici.

— Que mon frère soit patient, je vais en toute hâte m’acquitter de son message.

— Bien, mon frère est un chef, Tocatl (l’Araignée) l’attendra.

L’officier disparut dans l’intérieur, tandis que l’Araignée, puisque tel était le nom du guerrier, plantait le bout de sa longue lance en terre et demeurait l’œil fixé sur la porte du palais, sans donner aucune marque d’impatience.

Le nouveau gouverneur de Santa Fé était un général nommé don Benito Ventura.

Il était ignorant comme un poisson, bête et orgueilleux comme un coq de bruyère ; il avait, ainsi que la plupart de ses collègues dans ce pays excentrique, gagné ses épaulettes de général à force de pronunciamientos, s’arrangeant de façon à monter d’un grade à chaque révolution, sans cependant avoir jamais vu d’autre feu que celui du mince pajillo de maës qu’il avait continuellement à la bouche. Du reste, il était fort riche, partant excessivement poltron et redoutant les coups plus que tout au monde.

Voilà pour le moral.

Quant au physique, c’était un gros petit homme, rond comme une futaille, ventru ou pansu outre mesure, qui avait une face rubiconde éclairée par deux tout petits yeux gris percés comme avec une vrille.

Ce digne officier suait sang et eau lorsque les devoirs de sa charge l’obligeaient à se sangler dans son uniforme chargé sur toutes les coutures d’une profusion de dorures qui le faisaient ressembler à une châsse ; sa poitrine disparaissait littéralement sous le nombre infini de croix de toutes sortes dont chaque président l’avait gratifié en arrivant au pouvoir.

En résumé, le général Ventura était un brave homme nullement méchant, fait pour être soldat autant que pour être cardinal, et qui n’avait qu’un but : celui d’être président de la république à son tour ; mais ce but, il le poursuivait activement sans jamais s’en écarter en quoi que ce soit.

S’il avait accepté la place de gouverneur du Nouveau-Mexique, c’était par la raison toute simple que Santa Fé étant fort éloigné de Mexico, il avait calculé qu’il lui serait facile de se faire un pronunciamiento en sa faveur et de devenir président de la république ipso facto.

Il ignorait, en venant à Santa Fé, que la province qu’il allait gouverner était incessamment menacée des incursions indiennes ; sans cela, tout avantageux que le poste de gouverneur fût pour ses projets, il aurait refusé net et décliné catégoriquement un honneur aussi périlleux.

Il avait appris avec la plus grande terreur l’entrée des Comanches dans la ville, et lorsque l’officier qui s’était chargé du message de l’Araignée se présenta à lui, il avait perdu littéralement la tête.

On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre que les Indiens venaient en amis, qu’ils désiraient seulement causer avec lui, et que depuis leur arrivée leur conduite avait été des plus dignes et des plus exemplaires.

Heureusement, pour l’honneur espagnol, d’autres officiers entrèrent dans l’appartement où se trouvait le gouverneur, attirés au palais par la nouvelle, qui s’était répandue avec la vitesse d’une traînée de poudre, de l’apparition à Santa-Fé d’un détachement indien.

Lorsque le général se vit entouré et soutenu par les officiers de son état-major, sa frayeur se calma un peu ; il reprit sa présence d’esprit, et ce fut avec un maintien calme et presque digne qu’il discuta, pour savoir s’il était convenable de recevoir la députation indienne, et de quelle façon on la recevrait.

Les autres officiers qui, dans le cours de leur carrière, avaient souvent eu maille à partir avec les Peaux Rouges, ne se souciaient nullement de les mécontenter.

Ils firent valoir, en faveur de leur opinion, des raisons tellement péremptoires, que le général Ventura, convaincu par leurs arguments, donna à l’officier qui le premier s’était fait le porteur du message, l’ordre d’introduire les trois principaux chefs indiens dans le palais.

L’officier salua et partit.