Le Chercheur de pistes/39

La bibliothèque libre.
Amyot (p. 347-354).
◄   XIV.
XVI.  ►

XV.

L’Embuscade.

Le vent du soir avait balayé les nuages ; le ciel, d’un bleu sombre, était plaqué d’un nombre infini d’étoiles scintillantes ; la nuit était tiède, l’atmosphère d’une transparence qui permettait de distinguer les moindres accidents du paysage. À quatre lieues environ de Santa-Fé, une nombreuse troupe de cavaliers suivait en une longue file un chemin à peine tracé dans les hautes herbes, qui, après des détours et des méandres sans nombre, aboutissait à la ville.

Ces cavaliers, qui marchaient en assez bel ordre, étaient au nombre de huit cents à peu près.

C’était le régiment de dragons si anxieusement attendu par le général Ventura.

À une dizaine de pas en avant, venaient en causant entre eux quatre ou cinq officiers, au nombre desquels se trouvait le colonel.

Le régiment continuait lentement sa marche, s’avançant avec précaution, de crainte de s’égarer dans un pays complétement inconnu.

Le colonel et les officiers, qui avaient toujours guerroyé dans les États qui bordent l’océan Atlantique, se trouvaient pour la première fois engagés dans ces contrées sauvages.

— Caballeros, dit tout à coup le colonel, je vous avoue que j’ignore complétement où nous sommes. Quelqu’un de vous pourrait-il me renseigner ? Ce chemin est déplorable, il ne semble conduire nulle part, et je crains que nous ne soyons égarés.

— Nous sommes tous aussi ignorants que vous sur cet article, colonel, répondit un officier ; nul ne saurait dire où nous sommes.

— Ma foi, reprit le colonel en jetant un regard satisfait autour de lui, nous ne sommes pas pressés d’arriver à Santa-Fé ; que nous y soyons aujourd’hui ou demain, peu importe, je suppose. Je crois que ce que nous avons de mieux à faire est de camper ici pour le reste de la nuit ; au lever du soleil nous nous remettrons en route.

— Vous avez raison, colonel, répondit l’officier auquel il paraissait s’adresser plus directement ; quelques heures de retard ne signifient rien, et nous ne risquerons pas de faire fausse route.

— Donnez l’ordre de faire halte.

L’officier exécuta immédiatement le commandement de son chef.

Les soldats, fatigués d’une longue marche de nuit, accueillirent avec des cris de joie l’ordre de s’arrêter ; ils mirent pied à terre, les chevaux furent dessellés, attachés à des piquets, les feux allumés, et en moins d’un quart d’heure le bivouac fut organisé.

Le colonel, en désirant camper pour la nuit, avait une crainte plus sérieuse que celle de faire fausse route : c’était celle de tomber dans un parti d’Indios bravos.

Le colonel était brave, maintes fois il l’avait prouvé : blanchi sous le harnais, c’était un vieux soldat qui ne redoutait pas grand’chose au monde ; mais, habitué aux guerres de l’intérieur de la république, n’ayant jamais eu en face de lui que des adversaires à peu près civilisés, il professait pour les Indiens cette crainte instinctive que tous les Mexicains ont d’eux, et il ne voulait pas risquer d’avoir maille à partir avec un détachement de guerre apache ou comanche, au milieu de la nuit, dans une contrée dont il ignorait les ressources, et risquer de faire tailler en pièces son régiment par ces insaisissables ennemis.

D’un autre côté, il ignorait que le gouverneur de Santa-Fé eût de lui un aussi pressant besoin, ce qui l’autorisait à ne pas s’aventurer à la légère et à agir, au contraire, avec la plus grande prudence.

Seulement, dès que le bivouac fut établi, les sentinelles placées, le colonel fit partir une dizaine d’hommes résolus sous la conduite d’un alferez, afin de battre les environs et de tâcher de se procurer un guide.

Nous ferons observer en passant que, dans l’Amérique espagnole, dès que l’on s’éloigne un peu des capitales telles que Mexico, Lima, etc., les routes, ainsi que nous les comprenons en Europe, n’existent plus ; on ne trouve que des sentes tracées, pour la plupart, par les pieds des bêtes fauves, et qui se mêlent et s’enchevêtrent si bien les unes dans les autres, qu’à moins d’en avoir une longue habitude, il est littéralement impossible de s’y reconnaître.

Les Espagnols avaient, à la vérité, tracé de larges et belles routes ; mais depuis la guerre de l’Indépendance elles ont été coupées, détériorées et si bien abandonnées par l’incurie des gouvernements éphémères qui se sont succédé au Mexique, qu’à l’exception des grandes voies de communication de l’intérieur de la république, les autres ont disparu sous l’herbe.

La petite escouade de soldats commandée pour battre la campagne s’était éloignée au galop.

Bientôt elle ralentit le pas, et les soldats et l’officier qui les guidaient commencèrent à causer et à rire, sans souci de la mission importante dont ils étaient chargés.

La lune se levait à l’horizon, déversant sur la terre ses rayons argentés qui éclairaient les objets de lueurs fantastiques. Ainsi que nous l’avons dit, il faisait une de ces belles nuits du désert américain pleines de senteurs étranges ; un silence majestueux planait sur la campagne, silence troublé seulement par ces bruits sans cause connue que l’on entend dans les savanes, et qui semblent être la respiration du monde endormi.

Tout à coup, dans le calme, la hulotte bleue chanta à deux reprises différentes ; son chant plaintif et doux résonna mélodieusement dans l’espace.

— Eh ! fit un des dragons en s’adressant à son voisin, voilà un oiseau qui chante bien tard.

— Mauvais augure ! répondit en hochant la tête celui auquel on s’adressait.

Canarios ! de quel augure parlez-vous, compadre ?


— J’ai toujours entendu dire, reprit gravement le second interlocuteur, que lorsque la nuit l’on entend un oiseau chanter à sa gauche, cela porte malheur.

— Que le diable vous confonde, vous et vos pronostics !

En ce moment le chant de la hulotte bleue, qui la première fois s’était fait entendre à une distance assez éloignée, retentit avec une nouvelle force ; il semblait s’être sensiblement rapproché et partir des arbres situés sur la lisière du chemin que suivaient les dragons.

L’alferez s’arrêta en levant la tête, comme s’il eût, bien que son esprit fût ailleurs, cherché machinalement à se rendre compte du bruit qui frappait ses oreilles, mais tout rentra dans le silence ; il secoua la tête et reprit sa conversation.

Le détachement était parti depuis plus d’une heure. Pendant cette longue promenade, les soldats n’avaient rien découvert de suspect ; quant au guide qu’ils cherchaient, inutile de dire qu’ils ne l’avaient pas trouvé, ils n’avaient pas rencontré âme qui vive.

L’alferez allait donner l’ordre de retourner au camp, lorsque l’un des dragons lui fit voir à une assez courte distance, à travers les arbres, de grandes formes noires qui rôdaient et semblaient vaguer nonchalamment.

— Que diable cela peut-il être ? fit l’officier après avoir examiné attentivement ce qu’on lui montrait.

Caspita ! lieutenant, s’écria un des dragons, c’est facile à voir, ce sont des daims qui paissent.

— Des daims ! s’écria l’alferez, chez lequel l’instinct du chasseur se réveillait tout à coup ; ils sont au moins trente.

— Non, répondit le dragon, pas autant.

— Hum ! fit l’alferez, si nous pouvions en prendre quelques-uns !

— C’est difficile !

— Bah ! s’écria un autre soldat, il fait assez clair pour que nous leur envoyions chacun une balle.

— Gardons-nous de nous servir de nos carabines, s’écria vivement l’alferez ; si nos coups de fusil, répercutés par les échos, frappaient les oreilles des Indiens, qui sont peut-être embusqués dans les buissons, nous serions perdus.

— Comment faire alors ? demanda l’alferez.

— Les lasser, caspita ! puisque vous voulez tenter cette chasse.

— C’est vrai, s’écria l’alferez avec joie, je n’y avais pas songé.

Les dragons, charmés de cette occasion qui s’offrait à eux de se livrer à leur passe-temps favori, mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux aux arbres du chemin et saisirent leurs lassos.

Ils s’avancèrent alors en silence du côté des daims en ayant soin de prendre le dessus du vent, afin de ne pas être dépistés par l’odorat subtil des intelligents animaux qu’ils voulaient atteindre.

Ceux-ci continuaient à brouter insoucieusement, marchant de côté et d’autre, sans paraître se douter qu’ils avaient des ennemis près d’eux.

Arrivés à une courte distance des daims, les dragons s’écartèrent les uns des autres, afin de pouvoir facilement faire tournoyer leurs lassos au-dessus de leur tête avant de les lancer, et, marchant avec précaution pour ne pas produire le moindre bruit, se courbant et se faisant un rampart du tronc de chaque arbre, de crainte d être aperçus, ils parvinrent ainsi à quinze ou vingt pas des animaux qui broutaient toujours.

Là ils s’arrêtèrent, échangèrent un regard entre eux, calculèrent avec soin la portée de leurs coups, et, sur un signe de leur chef, ils jetèrent les lassos.

Mais alors il se passa une chose étrange.

Toutes les peaux de daim tombèrent à la fois sur le sol pour faire place à Valentin, à Curumilla et à une dizaine de guerriers comanches qui, profitant de la stupeur des soldats à cette métamorphose extraordinaire, chassèrent les chasseurs en leur jetant, à leur tour, sans perdre de temps, chacun un lasso sur les épaules et les renversant à terre.

Les dix dragons et leur chef étaient prisonniers.

— Eh ! eh ! compagnons, fit Valentin en ricanant, comment trouvez-vous cette plaisanterie-là ?

Les dragons atterrés ne répondirent rien et se laissèrent garrotter en silence.

Un seul murmura entre ses dents :

— J’étais bien sûr que cette scélérate de hulotte nous porterait malheur ! elle avait chanté à notre gauche. Ça ne trompe pas, cela ! Canarios !

Valentin sourit à cette boutade ; il mit deux doigts dans sa bouche et imita le chant de la hulotte bleue avec une telle perfection que le soldat leva les yeux vers le sommet des arbres.

À peine le chant avait-il cessé, qu’un bruit de feuilles et un froissement dans les halliers se fit entendre, et un homme, écartant les buissons, se plaça d’un bond entre les prisonniers et les chasseurs.

Cet homme était la Plume-d’Aigle, le sachem des Coras.