Le Chercheur de pistes/46

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Amyot (p. 403-410).
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XXII.

Les Comanches.

Valentin et ses amis s’étaient éveillés au point du jour.

Les Comanches étaient déjà prêts à se mettre en marche.

L’Unicorne, revêtu de son grand costume de guerre, se présenta devant le chasseur.

— Mon frère part ? lui demanda Valentin.

— Oui, répondit le sachem ; je retourne dans le presidio, afin d’avoir la réponse du chef des Visages Pâles.

— Quelle est l’intention de mon frère, si sa demande est repoussée ?

L’Unicorne sourit.

— Les Comanches ont de longues lances, dit-il, les Faces Pâles ne refuseront pas.

— Mon anxiété sera extrême jusqu’à votre retour, chef ; les Espagnols sont perfides, craignez qu’ils n’aient préparé quelque trahison.

— Ils n’oseraient, dit fièrement l’Unicorne. Si le chef que mon frère aime ne m’est pas livré sain et sauf, les prisonniers espagnols seront torturés sur la place de Santa-Fé, la ville brûlée et livrée au pillage. J’ai dit, que mon frère se rassure.

— Bon ! l’Unicorne est un chef sage, il fera ce qu’il faudra.

Cependant, sous les ordres de différents chefs secondaires, les guerriers comanches avaient pris leurs rangs et n’attendaient plus que le signal du sachem pour se mettre en marche.

Au milieu du détachement, garrottés deux à deux et à demi nus, les prisonniers espagnols faits pendant la nuit avaient été placés.

Tout à coup un certain tumulte s’éleva dans le camp, et deux hommes se précipitèrent haletants du côté où se tenaient Valentin et le sachem, ainsi que Curumilla.

Ces deux hommes étaient don Pablo, le fils de don Miguel Zarate et le père Séraphin.

Leurs vêtements étaient en désordre, leurs traits décomposés, leur visage ruisselant de sueur.

En arrivant auprès de leurs amis, ils se laissèrent aller accablés et presque évanouis sur le sol.

On leur prodigua les soins que leur état exigeait.

Le missionnaire fut le premier qui revint à lui.

Don Pablo était comme hébété, des larmes coulaient incessamment sur ses joues, sa poitrine était gonflée par les sanglots, il ne pouvait prononcer une parole.

Valentin était en proie à une vive inquiétude.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, qu’est-il arrivé encore, don Miguel ?…

Le missionnaire secoua la tête.

— Non, dit-il, il ne lui est rien arrivé que je sache.

— Dieu soit loué ! Mais qu’avez-vous, mon père ? quel malheur allez-vous m’annoncer ?

— Un affreux malheur, en effet, mon fils, dit en cachant son visage dans ses mains le missionnaire.

— Parlez, au nom du ciel ! vos réticences me tuent.

— Doña Clara…

— Eh bien ! fit vivement le chasseur…

— Elle a été reprise cette nuit par le Cèdre-Rouge, enlevée de l’asile dans lequel je l’avais conduite.

— Oh ! s’écria Valentin avec une rage sourde, en frappant du pied avec colère, toujours ce démon ! ce Cèdre-Rouge maudit !… Malheur, malheur à lui !…

— Hélas ! fit le prêtre avec découragement.

— Reprenez courage, mon père, dit Valentin ; sauvons d’abord don Miguel, je vous jure, moi, que je lui rendrai sa fille.

L’Unicorne s’avança.

— Maître de la prière, dit-il au père Séraphin d’une voix douce et accentuée, votre cœur est bon, les Comanches vous aiment, l’Unicorne vous aidera. Priez votre Dieu, il nous protégera dans nos recherches, puisque, dites-vous, il est si puissant.

Puis le chef se tourna vers don Pablo, et lui appuyant la main fortement sur l’épaule :

— Les femmes pleurent, dit-il, les hommes se vengent : mon frère n’a-t-il pas son rifle ?

En sentant la main du Comanche peser sur lui, en entendant ses paroles, le jeune homme tressaillit comme s’il avait reçu une commotion électrique ; il se redressa vivement, et fixant sur le chef, avec une expression terrible, ses yeux brûlés par la fièvre de la douleur :

— Oui, dit-il d’une voix sourde, vous avez raison, chef ; et passant sa main sur ses yeux avec un geste de rage : Laissons les larmes aux femmes, qui n’ont pas d’autres armes pour protéger leur faiblesse ; je suis un homme, moi, je me vengerai.

— Bon. Mon frère parle bien, c’est un guerrier ; l’Unicorne l’estime ; il deviendra grand sur le sentier de la guerre.

Don Pablo, un instant affaissé, avait repris toute son énergie ; ce n’était plus le même homme : il jeta un regard autour de lui.

— Où allez-vous ? dit-il.

— À Santa-Fé, délivrer votre père.

— Je vous accompagne.

— Venez, dit l’Unicorne.

— Non, fit Valentin en s’interposant avec autorité, votre place n’est pas là, don Pablo. Laissez les guerriers comanches agir à leur guise, ils n’ont pas besoin de vous pour mener à bien leur entreprise : restez avec moi.

— Commandez, mon ami, répondit le jeune homme avec résignation ; j’ai toute confiance dans votre expérience.

— Bien, vous êtes raisonnable. Frère, ajouta-t-il en se tournant vers le chef, vous pouvez partir. Voici le soleil déjà haut à l’horizon, Dieu veuille que vous réussissiez !

L’Unicorne donna le signal du départ ; les Comanches poussèrent leur cri de guerre en brandissant leurs armes, et se mirent en marche au pas gymnastique, seule allure qu’ils connaissent. De chaque côté du détachement, les cavaliers faisaient caracoler leurs chevaux.

Curumilla se leva et s’enveloppa avec soin dans sa robe de bison.

Valentin lui jeta un regard interrogateur.

— Mon frère nous quitte ? lui dit-il.

— Oui, répondit laconiquement l’araman.

— Pour longtemps ?

— Pour quelques heures.

— Où va mon frère ?

— Chercher le camp des gambusinos du Cèdre-Rouge, répondit Curumilla avec un fin sourire.

— Bon, reprit Valentin avec joie ; mon frère est un chef sage, il n’oublie rien.

— Curumilla aime son frère, il pense pour lui, répondit simplement le chef.

Après avoir prononcé ces paroles, l’ulmen salua gracieusement les assistants et s’éloigna dans la direction du Paso del Norte.

Il disparut bientôt dans les méandres de la route.

Valentin le suivit longtemps des yeux. Lorsqu’il ne le vit plus, il laissa, d’un air pensif, tomber sa tête sur sa poitrine, en murmurant d’une voix sourde :

— Bonne et intelligente nature ! cœur dévoué, seul ami vrai qui me reste, dernier reflet de mes premières années de courses aventureuses, le seul qui me soit resté de mes anciens et fidèles compagnons !… Trangoilanec, Louis, mon pauvre Louis, où êtes-vous à présent ? Un profond soupir s’échappa de sa poitrine, et il demeura absorbé dans une sombre rêverie.

Ses deux amis respectèrent son silence : cet excès subit de sensibilité chez cet homme au cœur si fortement trempé les émut vivement ; ils n’osèrent le troubler, et attendirent silencieusement que le calme fût rentré dans son esprit.

Enfin Valentin releva la tête, passa la main sur son front comme pour en chasser les idées tristes qui l’obsédaient, et se tournant vers ses amis :

— Pardonnez-moi, leur dit-il, parfois je me laisse aussi aller à mes pensées. Hélas ! moi aussi, j’ai bien souffert !… Mais laissons cela, ajouta-t-il {corr|gaiem|gaiement, }} ce qui est passé est passé, occupons-nous de vous.

Il leur fit signe de prendre place à ses côtés, sur l’herbe, fouilla dans ses alforjas et en tira quelques modestes provisions qu’il étala devant eux.

— Mangez, leur dit-il, nous ne savons pas ce qui nous attend dans quelques heures, il nous faut prendre des forces ; puis, lorsque vous aurez satisfait votre appétit, vous me raconterez l’enlèvement de doña Clara dans tous ses détails ; j’ai besoin de tout savoir.

Valentin, comme tous les hommes d’action, quelle que fût la douleur qui l’accablât, le malheur qui l’assaillît, n’oubliait jamais de manger, qu’il eût ou qu’il n’eût pas faim. Il avait érigé en axiome que le corps a besoin d’être nourri, afin que l’esprit soit prompt et dispos. Du reste, jamais il ne s’était mal trouvé de ce régime.

Mais ses deux convives, dont la nature et l’organisation étaient complétement opposées à la sienne, ne purent parvenir, malgré tous leurs efforts, à avaler une bouchée et furent obligés d’y renoncer au grand regret de Valentin.

Lorsque le chasseur vit qu’il leur était imposible de manger, il renferma ses provisions, alluma son calumet indien et se prépara à écouter, avec toute l’attention voulue, le récit qu’il leur avait demandé.

Nous laisserons les trois hommes causer entre eux et nous rejoindrons les Comanches de l’Unicorne.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les Indiens, après leur première visite à la ville, s’étaient retirés pour camper à peu de distance.

Le trajet qu’ils avaient à faire pour retourner à Santa-Fé était court, il fut bientôt franchi.

Comme la veille, dès que les habitants aperçurent les Comanches, ce fut un sauve-qui-peut général ; chacun se renferma chez soi, et le cri de : Cierra puertas !… cierra puertas !… (Fermez les portes !… fermez les portes !…) vola en un instant de bouche en bouche et s’étendit d’un bout de la ville à l’autre.

En quelques secondes les rues furent complétement désertes.

Les Indiens ne s’émurent nullement de cette réception peu amicale à laquelle, d’après les rapports qui de temps immémorial existent entre eux et les Espagnols, ils devaient s’attendre.

Ils furent, au contraire, flattés de la terreur qu’ils inspiraient, et traversèrent la ville dans le plus bel ordre sans s’inquiéter le moins du monde de l’impression bonne ou mauvaise qu’ils produisaient sur les habitants.

Lorsqu’ils furent arrivés sur la plaza Mayor en face du cabildo, ils firent halte.

Sur un ordre de l’Unicorne, les prisonniers furent complétement dépouillés de leurs vêtements et placés à quelque distance en avant du premier rang des guerriers, chacun d’eux ayant à son côté un Indien armé de pied en cap prêt, au moindre signe de l’Unicorne, à les massacrer sans pitié.

Lorsque ces préparatifs furent terminés et que les Comanches eurent posé des sentinelles à chaque angle des rues aboutissant à la place, afin de ne pas être pris à revers et cernés par les Espagnols, si par hasard ils avaient envie d’en venir aux mains, l’Araignée, ce chef qui déjà avait rempli l’office de parlementaire, s’avança en caracolant vers la porte du palais et demanda à parler au gouverneur.

L’officier de garde, qui n’était autre que don Lopez, pria poliment le guerrier indien d’attendre quelques instants, puis il se rendit en toute hâte auprès du général Ventura. Nous avons vu ce qui s’était passé.

Enfin, après une attente de près d’une demi-heure, le capitaine don Lopez revint.

Il était temps, les Comanches commençaient à trouver le temps long, et se préparaient déjà à s’ouvrir de force le passage qu’on ne voulait pas leur livrer de bonne volonté.

Après quelques explications préliminaires, le capitaine don Lopez dit à l’Araignée que le gouverneur attendait dans la salle du conseil, au milieu de son état-major, le sachem de la nation et trois de ses principaux guerriers.

L’Araignée communiqua cette réponse à l’Unicorne.

Celui-ci fit un geste d’assentiment, mit pied à terre et entra dans le cabildo, suivi par l’Araignée et deux autres chefs.

Le capitaine don Lopez leur servait d’introducteur.