Le Cheval de bronze
sur le théâtre royal de l’Opéra-Comique,
YANG, prince impérial de la Chine.
TSING-SING, mandarin.
TCHIN-KAO, fermier.
YANKO.
STELLA, princesse du Mogol.
TAO-JIN.
PEKI.
LO-MANGLI, demoiselle d’honneur de la princesse.
Femmes de la suite de Stella.
Soldats et Seigneurs de la suite du prince.
Paysans, Paysannes, etc.
ACTE PREMIER.
Scène PREMIÈRE.
Clochettes de la pagode,
Retentissez dans les airs,
Et, suivant l’antique mode,
D’hymen formez les concerts.
Clochettes de la pagode,
Retentissez dans les airs !
Mon bonheur ne peut se comprendre,
Ma fille épouse un mandarin ;
À tous ici, pour mieux l’apprendre,
Sonnez clochettes… tin ! tin ! tin !
Je crois des écus de mon gendre
Entendre le son argentin,
Tin ! tin ! tin ! tin ! tin !
Clochettes de la pagode,
Retentissez dans les airs ! etc., etc.
Allons, ma fille, allons, Peki,
Parlez donc à votre mari !
Vous, la fille d’un laboureur,
Épouser un grand de l’empire !
Le favori de l’empereur,
Le seigneur Tsing-sing ! c’est tout dire.
Trésor de jeunesse et d’amour,
Beauté dont mon âme est ravie !
Je t’ai vue… et pour toi j’oublie
Mon rang, ma noblesse et la cour !
De ma naissance,
De ma puissance,
Un seul coup d’œil
Brise l’orgueil,
Et plein d’extase,
Mon cœur s’embrase,
S’embrase aux feux
De tes beaux yeux.
Trésor de jeunesse et d’amour !
Etc., etc.
On te dira que je suis vieux !
N’en crois rien, l’amour n’a pas d’âge ;
Et, pour te séduire, je veux
Que mes trésors soient ton partage,
Et que chacun dise soudain :
« C’est la femme d’un mandarin.
» Dans ses atours quelle élégance
» Ses pieds ont foulé le satin.
» Perle et rubis ornent son sein.
» Mollement elle se balance,
» Bercée en son beau palanquin. »
Esclaves, servez votre reine,
Esclaves, courbez-vous soudain ;
C’est votre maîtresse et la mienne,
C’est la femme d’un mandarin…
Quel honneur ! quel heureux destin
D’être femme d’un mandarin !
Quel honneur ! quel heureux destin
D’être femme d’un mandarin !
Soumettons-nous à mon destin,
Je suis femme d’un mandarin.
Quel bonheur ! quel heureux destin
D’être femme d’un mandarin.
Clochettes de la pagode,
Retentissez dans les airs ! etc., etc.
Scène II.
Eh bien ! maître Tchin-Kao… qu’en dites-vous ?
Que je ne puis en revenir encore !… vous, gouverneur de cette province, qui veniez tous les ans au nom de l’empereur, notre gracieux souverain, pour toucher notre argent ou nous donner des coups de bâton ; vous, qui me faisiez une si grande peur, ainsi qu’à tout le monde, vous voilà mon gendre…
Oui, maître Tchin-Kao, je vous ai fait cet honneur : j’admets votre fille au nombre de mes femmes.
Est-ce que vous en avez beaucoup ?
Quatre.
Est-il possible !
Objet de luxe ! et pas autre chose. Un grand seigneur chinois y est obligé par son rang…
Ici, au village, nous ne prenons qu’une femme ! nous ne pouvons pas en avoir davantage…
C’est juste ! vous n’en avez pas les moyens !… c’est un luxe qui revient très cher, attendu qu’à chaque fille qu’on épouse… il faut payer une dot à son père.
Très bonne coutume ! encouragement moral accordé aux nombreuses familles… Du reste, la dot que j’ai reçue de votre seigneurie était magnifique… Il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse…
Laquelle ?
Ce sont vos quatre femmes.
Elles ne vous embarrassent pas plus que moi ! La première est maussade, la seconde colère, la troisième jalouse ; mais celles-là ne diront rien, car elles ne sortent jamais de leur chambre ou de leur palanquin. Ce qu’il y a de plus difficile, c’est ma quatrième, ma chère Tao-Jin…
Qui est laide ?
Non, elle est jeune et jolie ; mais elle réunit à elle seule les qualités de toutes les autres… sans compter un petit mandarin très assidu auprès d’elle ; et je ne puis la répudier, attendu qu’elle est cousine de l’empereur, au huitième degré.
Cousine de l’empereur !
Il en a comme ça deux ou trois mille… C’est égal, cette parenté-là donne à ma doucereuse Toa-Jin le droit de paraître sans voile, de sortir seule et de me faire enrager toute la journée.
Elle vous aime donc bien !
Du tout ; elle ne peut pas me souffrir ; mais, fière et hautaine, elle me regarde comme son premier esclave… Tu l’as voulu, Tsing-Sing… tu as voulu, parce que tu étais riche, épouser une princesse qui n’avait rien. Aussi, avec elle, il faut que j’obéisse, et c’est pour commander à quelqu’un que j’ai épousé ta fille…
Je vous remercie bien.
Mais tout-à-l’heure, au moment où j’entrais dans la pagode… un exprès m’a appris que ma noble compagne venait d’arriver à mon palais d’été.
Aux portes de ce village…
C’est cela qui m’a fait hâter mon mariage avec Peki… car tu sens bien que si Tao-Jin était apparue au milieu de la cérémonie…
Cela aurait été fort gênant pour ce matin.
Et ça le serait encore plus pour ce soir… Ainsi, tu feras préparer le repas et l’appartement nuptial chez toi… dans ta ferme.
Quel honneur !…
Et d’ici là, si je puis éviter ma quatrième… et ne pas la voir de la journée…
Scène III.
au fond du théâtre, dans un palanquin.
À son aspect… comme il tremble d’effroi !
Quel changement soudain !
Lui jadis si hautain,
Qu’il est humble et bénin
Notre grand mandarin !
Je bénis le destin
Qui, pour moi plus humain,
Me ramène à la fin
Près du grand mandarin !
Ah ! ce bonheur insigne
A surpris votre époux !
Et votre esclave indigne
S’incline devant vous.
Ma femme est par malheur
Du sang de l’empereur.
Quel changement soudain !
Lui jadis si hautain,
Qu’il est humble et bénin
Notre grand mandarin !
Je bénis le destin
Qui, pour moi plus humain,
Me ramène à la fin
Près du grand mandarin.
Et pour que vous soyez, dans ce jour de bonheur.
Entouré des objets que chérit votre cœur,
J’ai voulu, réprimant mes tendresses jalouses,
Amener avec moi vos trois autres épouses.
D’un tel esclavage,
Ah ! comme il enrage !
Et ce mariage
Qui l’attend ce soir’…
Quel parti va prendre
Mon illustre gendre ?
Sinon de se pendre
Dans son désespoir.
D’un tel esclavage
De fureur j’enrage !
Et ce mariage
Qui m’attend ce soir !
Comment se défendre ?
Ah ! quel parti prendre ?
Sinon de me pendre
Dans mon désespoir.
D’avance, je gage,
Rien ne lui présage
Cet heureux message
Qu’il va recevoir.
Si mon cœur trop tendre
Vous le fait attendre,
Ce n’est que pour rendre
Plus doux votre espoir.
Non, non, cette heureuse nouvelle
Qui vous amène ainsi vers nous,
D’un tel esclavage,
Ah ! comme il enrage ! etc.
D’avance, je gage,
Rien ne lui présage, etc.
D’un tel esclavage
De fureur j’enrage, etc.
Scène IV.
Eh bien ! seigneur, dites encore qu’il n’y a pas d’avantage à épouser une cousine de l’empereur au huitième degré !… Enseveli ici dans cette province de Chatong, dont vous êtes gouverneur, vous ne pouviez vous absenter, ni venir à Pékin, ni paraître à la cour, qui jamais n’a été plus brillante, à ce que m’écrivait dernièrement Nin-Kao… ce jeune mandarin de première classe… et mon cousin au troisième degré…
Celui dont je parlais tout-à-l’heure.
Alors, et dans ma tendresse pour vous, devinez ce que j’ai fait !
Je ne m’en doute même pas.
Le prince impérial, qui voyageait depuis un an, revient enfin dans la capitale…
Je le sais… Il doit même traverser cette province pour se rendre à Pékin…
Où l’on vient de monter sa maison… Eh bien ! monsieur, l’empereur, à ma demande et à ma considération, a daigné vous nommer à la place la plus flatteuse… il vous a donné le titre de tchang-i-long ou premier menin de son altesse.
Est-il possible !… un tel honneur !
C’est à moi que vous le devez : une charge magnifique, qui vous donne le droit de rester toujours auprès du prince, de le suivre partout ! pendant que moi, je resterai à la cour !
Comment ! je ne pourrai pas le quitter ?
D’une seule minute… à moins qu’il ne l’exige…… C’est l’étiquette chinoise… et si vous y manquiez, le prince aurait le droit de vous faire trancher la tête.
Ah ! mon Dieu ! Par bonheur…… je connais le prince, un jeune homme charmant, qui tient beaucoup au plaisir et fort, peu à l’étiquette. Je suis un des lettrés de l’empire, qui dans son enfance lui donnaient des leçons : il ne venait jamais aux miennes… ce qui ne l’a pas empêché d’être prodigieusement instruit.
Et c’est en récompense de vos soins que l’empereur vous attache à sa personne, et vous donne une place qui, dès aujourd’hui, vous ramène à la cour.
Comment ! aujourd’hui ?…
Eh ! oui, vos fonctions commencent de ce moment… Nous ne quitterons plus le prince, et comme il va arriver…
Lui… le prince ! (À part, avec embarras.) Et ce soir…… mon mariage… comment faire ?…
Tenez… tenez, voyez-vous de loin la bannière impériale… C’est lui… c’est son altesse… Quel bonheur ! moi qui ne l’ai jamais vu…
Vous oseriez vous exposer ainsi à ses yeux ?
Pourquoi pas ?…… comme fils de l’empereur, nous sommes parens : c’est un cousin…
Elle en a partout… Et cette foule qui l’environne… braverez-vous aussi leurs regards profanes ?…… Rentrez, madame, rentrez…
Vous avez raison, et j’attendrai que le prince soit seul avec vous.
Scène V.
qui le précède et le suit.
Ah ! quelle ivresse !
Cet heureux jour
Rend son altesse
À notre amour !
Ah ! comment faire en ma détresse.
Pour mettre d’accord en ce jour.
Ma dignité nouvelle et mon nouvel amour !
Ah ! quelle ivresse !
Cet heureux jour
Rend son altesse
À notre amour !
C’est lui ! le voilà de retour !
J’ai pour guides en voyage
La folie et l’amour,
Je ris lorsque vient l’orage
Et quand vient un beau jour.
Ne jamais voir
Le monde en noir,
Ne blâmer rien,
Trouver tout bien,
C’est le système
Que j’aime
D’être heureux c’est le moyen.
S’il est des beautés fidèles,
D’autres ne le sont pas ;
Qu’importe ! je fais comme elles,
Et je me dis tout bas :
Ne jamais voir, etc.
Ah ! quelle ivresse !
Cet heureux jour
Rend son altesse
À notre amour !
C’est lui ! le voilà de retour !
Merci, merci, mes bons amis… Nous nous reverrons encore avant mon départ.
Scène VI.
Vous, Tsing-Sing, demeurez !
C’est mon devoir, Monseigneur…
Oui, j’ai appris par mon père la nouvelle dignité qui vous attachait à moi, et je m’en félicite… Quand vous étiez au nombre de mes maîtres, je me souviens qu’autrefois vous ne me gêniez guère.
Je continuerai avec le même zèle.
J’y compte… et nous partirons dès aujourd’hui…
Pour la cour ?…
M’en préserve le ciel ! Mon père m’y attend pour me marier… et moi, je ne le veux pas, parce qu’il y a quelqu’un au monde que j’aime, qui occupe toutes mes pensées… et cette personne-là, il ne peut me la donner !…
Et pourquoi donc ?… rien n’est au-dessus de son pouvoir… et si c’est une princesse… ou une reine…
C’est bien autre chose.
Une impératrice…
Si ce n’était que cela…
Ô ciel ! je comprends, une personne d’une condition inférieure… une de vos sujettes…
Eh ! non… et tu vas me regarder comme un insensé… un extravagant… tu ne reconnaîtras plus ton ancien élève…
Au contraire… parlez…
Eh bien ! cette beauté si séduisante… si ravissante, qui a renversé toutes mes idées…
Quelle est-elle ?
Je n’en sais rien.
Dans quels lieux habite-t-elle ?
Je l’ignore !…
Et où donc alors l’avez-vous vue ?
En songe !
Le sommeil fermait ma paupière
La nuit environnait mes yeux ;
Soudain un rayon de lumière
M’éblouit et m’ouvre les cieux.
Je vois sur un nuage
Et de pourpre et d’azur
Une céleste image
Au regard doux et pur !
Sur son épaule nue
Tombaient ses blonds cheveux,
Et de sa douce vue
Moi j’enivrais mes yeux…
Quand d’un air gracieux
Me tendant sa main blanche,
Cette fille des cieux
Près de mon lit se penche,
Disant : Ami, c’est moi
Qui recevrai la foi,
À toi seul mes amours
Pour toujours…
Et soudain disparut cette jeune immortelle.
Les nuages légers se refermaient sur elle,
Et sa voix murmurait encor… toujours…toujours !
(Regardant Tsing-Sing qui sourit.)
Ah ! cela vous fait rire,
Et vous ne pouvez croire à ce rêve charmant !
Eh bien ! voici qui semble encor plus étonnant !
Quand la nuit sombre
Ramène l’ombre
Et le sommeil,
Rêve pareil
Pour moi prolonge
Ce doux mensonge,
Et près de moi
Je la revoi !
Au rendez-vous fidèle,
Oui, vraiment ! c’est bien elle
Qui vient toutes les nuits,
Et dans l’impatience
De sa douce présence
Tous les jours je me dis :
Ô nuit, mon bien suprême !
Ô sommeil enchanteur !
Rendez-moi ce que j’aime !
Rendez-moi le bonheur !
Des heures que le sort, hélas ! m’a destinées,
Que ne puis-je à l’instant retrancher les journées ?
Oui, je voudrais, c’est là mon seul désir,
Oui, je voudrais toujours dormir !
Ô nuit, mon bien suprême !
Ô sommeil enchanteur !
Rendez-moi ce que j’aime,
Rendez-moi le bonheur !
C’est fort extraordinaire… Vous ne l’avez vue qu’en songe ?…
Oui, mon ami.
Et depuis ce temps, elle vous est apparue toutes les nuits ?
Sans en manquer une seule… Tu te doutes bien que dans mes voyages j’ai consulté là-dessus tous les astrologues et les savans de la Chine et du Thibet. Les uns ont prétendu que c’était une habitante des étoiles ; d’autres, que c’était la fille du Grand-Mogol… une princesse charmante, qui depuis son enfance a disparu de la cour de son père, et qu’un enchanteur a transportée l’on ne sait dans quelle planète… mais tous m’assuraient que c’était elle que je devais épouser !…
Je suis de leur avis.
Mais dans quel pays… dans quelle région la rencontrer ?
Je n’en sais rien.
Ni moi non plus…… mais nous la trouverons…… tu m’y aideras, et puisque tu ne dois plus me quitter, nous partirons ensemble dès ce soir.
Ah ! mon Dieu ! (Haut.) Cela ne vous serait pas égal demain ?…
Pourquoi cela ?
C’est que je suis marié depuis ce matin.
Est-il possible !
À la fille de Tchin-Kao, un riche fermier.
Que ne le disais-tu ?… Reste alors c’est trop juste ! (En souriant.) Est-elle jolie ?
Une petite Chinoise charmante !
Pourquoi alors ne me l’as-tu pas présentée ?… Ah ! mon Dieu !… quelle idée : tu dis qu’elle est charmante…… si c’était celle que j’aime et que je cherche…
Laissez donc !
Pourquoi pas ? partout je crois la voir, et si seulement elle lui ressemblait…
Il ne manquerait plus que cela… et s’il lui prend fantaisie de me l’enlever…
Qui vient là ?…
Scène VII.
sortant de la pagode.
Ah ! s’il pouvait me la ravir,
Qu’il me serait doux d’obéir !
Que sa démarche est belle !
Que de grâce et d’attrait !
Oui, tout me dit : C’est elle.
Que j’adore en secret !
L’aventure est nouvelle !
Et du ciel quel bienfait,
Si ma femme était celle
Qu’il adore en secret !
Sans le rempart fidèle.
De ce voile discret,
D’une flamme nouvelle
Son cœur s’embraserait !
Daignez un instant à mes yeux.
Soulever ce voile envieux !
Sitôt que le prince l’ordonne
C’est votre devoir et le mien
D’obéir…
Ô surprise nouvelle !
Ce ne sont point ses traits.
Non, non ce n’est pas celle
Qu’en secret j’adorais !
Espérance infidèle
Dont mon cœur se berçait
Ma femme n’est pas celle
Que le prince adorait !
Oui, je lui semble belle :
Si mon cœur le voulait,
D’une flamme nouvelle
Le sien s’embraserait !
Scène VIII.
Sa fille !… quelle horreur !
Moi, cousine de l’empereur !
Eh quoi ! vous n’êtes pas cette beauté nouvelle
Que le seigneur Tsing-Sing ce matin épousa ?
Non, je ne puis calmer le courroux qui m’enflamme,
Une cinquième !… à vous !… vous, Monsieur, qui déjà…
Et m’abuser ainsi !… pauvres princes, voilà
Comme en tout temps on nous trompa !
Que sa démarche est belle !
Que de grâce et d’attrait !
Oui tout me dit : C’est elle
Que j’adore en secret !
Ô souffrance mortelle !
Ah ! de moi c’en est fait
Mon autre femme est celle
Qu’il adore en secret !
Une flamme nouvelle
En secret l’occupait ;
Le traître, l’infidèle
Ainsi donc nous trompait !
Dans ma douleur mortelle,
Hélas ! si je l’osais,
D’une chance aussi belle,
Ah ! je profiterais !
Quelle gloire nouvelle !
Quel triomphe complet
Si ma fille était celle
Que le prince adorait !
Ah ! d’une telle offense
Je veux avoir vengeance,
Et pareille inconstance
Lui porlera malheur !
Oui, pour lui point de grâce.
Je ris de sa disgrâce,
On doit de tant d’audace
Punir un séducteur.
J’hésite, je balance ;
Je dois obéissance,
Et pourtant la prudence
Me fait craindre un malheur !
Ô tourment ! ô disgrâce !
Que faut-il que je fasse
Pour conserver ma place
Et garder mon honneur ?
Il hésite !… il balance !
Redoute ma puissance !
Tu dois obéissance
À ton maître et seigneur !
Allons, cède la place,
Nul danger ne menace
Tant d’attraits et de grâce,
Je suis son protecteur !
Quelle reconnaissance !
Ah ! sa seule présence
Vient calmer la souffrance
Dont gémissait mon cœur !
Du sort qui nous menace,
Oui, la crainte s’efface ;
D’avance je rends grâce
À mon doux protecteur !
Il hésite !… il balance !
Ah ! d’une telle offense
Sa femme aura vengeance,
Pour lui je crains malheur !
Je prévois la disgrâce
Qui déjà le menace,
Il y va de sa place
Ou bien de son honneur !
(À part.)
(Montrant Peki.)
Ah ! d’une telle offense
Je veux avoir vengeance,
Et pareille inconstance
Lui portera malheur !
Oui, pour lui point de grâce,
Je ris de sa disgrâce,
On doit de tant d’audace
Punir un séducteur.
Allons, quelle lenteur !
D’où vient cet air d’humeur ?
Votre maître et seigneur
Veille sur votre honneur.
J’hésite, je balance ;
Je dois obéissance,
Et pourtant la prudence
Me fait craindre un malheur !
Ô tourment ! ô disgrâce !
Que faut-il que je fasse
Pour conserver ma place
Et garder mon honneur ?
Allons, montrons du cœur
Et de la bonne humeur.
J’obéis sans frayeur
À mon maître et seigneur !
Il hésite !… il balance !
Redoute ma puissance !
Tu dois obéissance
À ton maître et seigneur !
Allons, cède la place,
Nul danger ne menace
Tant d’attraits et de grâce,
Je suis son protecteur !
Allons, quelle lenteur !
D’où vient cet air d’humeur ?
Obéis sans frayeur
À ton maître et seigneur !
Quelle reconnaissance !
Ah ! sa seule présence
Vient calmer la souffrance
Dont gémissait mon cœur !
Du sort qui nous menace,
Oui, la crainte s’efface ;
D’avance je rends grâce
À mon doux protecteur !
Voyez quelle lenteur,
Quelle mauvaise humeur ;
On dirait qu’il a peur
D’un pareil protecteur !
Il hésite !… il balance !
Ah ! d’une telle offense
Sa femme aura vengeance,
Pour lui je crains malheur,
Je prévois la disgrâce
Qui déjà le menace,
Il y va de sa place
Ou bien de son honneur !
Voyez quelle lenteur,
Quelle mauvaise humeur ;
On dirait qu’il a peur
D’un pareil protecteur !
Scène IX.
Enfin il nous laisse !… ce n’est pas sans peine ! Eh bien ! ma belle enfant, qu’aviez-vous à me dire ?… parlez.
Je n’ose plus.
D’où viennent vos chagrins ? Ne venez-vous pas de faire un brillant mariage ? n’avez-vous pas un époux qui a du pouvoir, de la richesse… et que sans doute vous aimez ?…
Au contraire, Monseigneur, c’est que je ne l’aime pas…
Ah ! mon Dieu !… (Haut.) Je conçois en effet qu’avec sa figure, ses soixante ans et ces quatre précécédens mariage, il ne doit guère inspirer de passion… mais au moins, et c’est beaucoup, vous n’en aimez pas d’autres !…
Je crois que si !
Vraiment !
Yanko ! un garçon de ferme de mon père, avec qui j’avais été élevée… mais il n’avait rien… que son amour… ce n’était pas assez pour mon père qui voulait une dot, Et tout à l’heure, au moment de mon mariage… Le pauvre garçon…
Eh bien ?
Eh bien ! dans son désespoir, il a couru au cheval de bronze…
Le cheval de bronze… Qu’est-ce que cela ?
Vous ne le savez pas… et depuis six mois dans le pays il n’est question que de lui…
Oui, mais moi qui arrive à l’instant même, et qui voyage depuis un an…
C’est juste !… vous n’étiez pas ici ! Eh bien ! Monseigneur, apprenez donc qu’il y a six mois à peu près, on a vu tout à coup apparaître, sur un rocher de la montagne qui est en face de notre ferme, un grand cheval de bronze… qui est venu là on ne sait comment… car personne n’aurait pu l’y apporter… et il arrivait sans doute du ciel ou de l’enfer…
Ce n’est pas possible !
Pas possible !…
Là-bas, sur un rocher sauvage,
S’élève ce cheval d’airain !
Sur lui voilà qu’avec courage
S’élance un jeune mandarin.
Soudain au milieu des éclairs
Il part… s’élance dans les airs ;
Il s’élève… s’élève encore !
Mais où donc va-t-il ?… on l’ignore !
Gardez-vous, pauvre pèlerin,
De monter le cheval d’airain !
Bientôt sur ce rocher aride
Le coursier était revenu !
Mais de l’écuyer intrépide,
Hélas ? on n’a jamais rien su
Jamais il n’a revu ses lieux
Perdu dans l’espace des cieux,
Là-haut, là-haut, sur un nuage,
Pour toujours peut-être il voyage…
Gardez-vous, pauvre pèlerin,
De monter le cheval d’airain !
Yanko m’aimait dès son jeune âge ;
Jugez de son mortel chagrin,
Quand il apprit qu’en mariage
Me demandait un mandarin !
Il s’est élancé d’un air fier
Sur ce noir coursier qui fend l’air,
Et là-bas… là-bas… dans la nue,
Disparaissant à notre vue…
Tout mon bonheur a fui soudain
Ainsi que le cheval d’airain !
Ah ! que c’est amusant ! et que ne suis-je avec lui !…
Y pensez-vous ?
Moi qui aime les aventures et qui allais en chercher si loin… Il y en avait une ici que personne ne pouvait soupçonner… ni expliquer…
Si vraiment… Il est venu ici de Pékin des savans, des lettrés, des grands mandarins de l’académie impériale, qui ont fait là-dessus un rapport et une dissertation… comme quoi ils ont prouvé… qu’il y avait là un cheval de bronze !…
La belle avance !… Et ce cheval de bronze, où est-il ?
Il n’y est plus… puisque Yanko est monté dessus, et que tout à l’heure tous deux ont disparu… En attendant me voilà mariée, me voilà la femme d’un mandarin que je n’aime pas… et je n’ai osé le dire ni à lui ; ni à mon père, qui me fait peur, et qui m’aurait battue ! mais à vous, Monseigneur, qui avez l’air si bon, et qui êtes prince… si vous pouviez me démarier…
Hélas ! mon enfant, cela ne dépend pas de moi ; il y a des lois à la Chine ; il faudrait que le mandarin Tsing-Sing consentît lui-même à te répudier… et il n’y a pas l’air disposé !
Lui qui a quatre femmes, et Yanko qui n’en a pas du tout.
Je crois qu’il lui céderait plutôt les quatre autres.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… il faudra le garder pour mari… Que je suis malheureuse !…
Allons, console-toi !
Me consoler !… et qu’est-ce que je pourrais faire pour me consoler ?
À ton âge… il y a bien des moyens… Et puisque enfin celui que tu aimais a disparu… puisqu’il ne doit plus jamais revenir…
Scène X.
En voici bien d’une autre ! et nous ne nous attendions guère à celui-là.
Qu’y a-t-il donc ?
Le cheval de bronze est revenu…
Ô ciel !…
À sa place ordinaire, là-bas sur le rocher !…
Et Yanko…
Avec lui !… (À sa fille qui fait quelques pas pour sortir.) Eh bien ! où courez-vous ?
Moi, mon père… c’était par curiosité… c’était pour savoir… pour l’interroger…
Ce soir-là me regarde… Je veux lui parler… qu’il vienne…
Tenez… tenez, Monseigneur, le voici.
Quel air sombre et rêveur !
Oui… un air comme étonné… comme hébété…
Dame ! comme quelqu’un qui tombe des nues ; le pauvre garçon !…
Scène XI.
Ah ! Peki !… je vous revois !
Oui, Monsieur, et c’est bien mal de donner de pareilles inquiétudes à ses parens… à ses amis… D’où venez-vous, s’il vous plaît ?… et où avez-vous été courir ainsi ? répondez…
Oui, mon garçon, raconte-nous tout ce que tu as vu en route.
Impossible, maître Tchin-Kao, cela m’est défendu…
Défendu !…
Et moi je t’ordonne de parler… moi le fils de ton souverain…
C’est le prince impérial.
Ah ! Monseigneur, pardon ! mais je serais en présence de l’empereur lui-même, que je n’en dirais pas davantage…
Et pourquoi cela ?…
Parce que si je racontais un seul mot de ce qui m’est arrivé, de ce que j’ai vu… tout serait fini pour moi, je ne verrais plus Peki… je mourrais à l’instant même…
Ah ! tais-toi ! tais-toi ! ne dis rien !
Mourir !…
Mourir, c’est-à-dire, pis encore…
Et comment cela ?
Voulez-vous bien ne pas l’interroger ! lui surtout qui est bavard… bavard… et qui est capable de causer malgré lui et sans le vouloir… (Écoutant.) Ah ! mon Dieu ! quel est ce bruit ?
Scène XII.
Quel affront ! quel outrage infâme.
Est fait au sang impérial !
C’est le cortège nuptial
(À Tao-Jin.)
(À Peki.)
Non, de me venger il me tarde,
Et c’est moi que cela regarde !
Qu’il craigne ma colère,
Et s’il brave mes lois,
Montrons du caractère
Pour défendre mes droits !
Bien ! bien ! laissons-la faire ;
D’avance, je le vois,
Son courroux tutélaire
Va défendre nos droits !
Bien ! bien ! laissons-la faire,
Elle veut, je le vois,
Montrer du caractère,
Et défendre ses droits !
Scène XIII.
Venez, mon heureuse compagne,
Rien ne peut s’opposer au bonheur qui m’attend !
Je le veux, ou sinon, et toute votre vie,
De mon courroux craignez l’effet !
Je brave sa colère,
Je le veux, je le dois
J’aurai du caractère
Pour la première fois !
Il brave ma colère,
Il méprise mes lois ;
Il a du caractère
Pour la première fois !
Ah ! le destin contraire
Nous trahit, je le vois ;
Il a du caractère
Pour la première fois !
Oui, sa femme a beau faire,
Il méprise ses lois,
Et brave sa colère
Pour la première fois !
Et je t’ordonne ici de me suivre soudain
Dans un voyage où tu m’es nécessaire.
(À Tsing-Sing.)
Mon Dieu ! que dois-je faire ?
Faut-il braver sa loi ?
Je tremble de colère
Encor plus que d’effroi.
Il ne sait plus que faire ;
Il tremble, je le vois !
La peur et la colère
Le troublent à la fois !
Exemptez-moi d’un voyage fatal ;
Je vais en palanquin mais jamais à cheval.
Non… non… des deux côtés s’il faut que je périsse,
J’aime mieux, puisqu’il le choix m’est réservé,
Le trépas le plus noble et le plus élevé !
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Partons, partons Partez, partez |
tous deux ! |
La gloire |
|
Et la mort même est belle
À qui s’élève aux cieux !
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Je fermerai les yeux !
Mon courage chancelle,
Et dans ma peur mortelle,
J’implore en vain les cieux !
Dans le sein des nuages.
Au milieu des orages,
Protégez-le, grands dieux !
Et l’amitié fidèle
Qui vers nous le rappelle
Pour lui fera des vœux !
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Ah ! je tremble pour eux !
La gloire les appelle,
Et la mort même est belle
À qui s’élève aux cieux !
Et pour moi vous n’avez pas peur,
Épouse impassible et cruelle ?
Non, vraiment, car pour vous mon amour est si fort
Que j’aime mieux vous savoir mort
Que de vous savoir infidèle !
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Partons, partons Partez, partez |
tous deux ! etc. |
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Je fermerai les yeux ! etc.
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Protégez-le, grands dieux ! etc.
Dans le sein des nuages,
Au milieu des orages,
Ah ! je tremble pour eux ! etc.
ACTE DEUXIÈME.
Scène PREMIÈRE.
Mon noble gendre a donc quitté la terre !
Ma fille est libre et rentre sous ma loi,
Et déjà maint amant se dispute sa foi !
Quel doux embarras pour un père !
Ma fille, vrai trésor de jeunesse et d’amour !
Que béni soit l’instant où lu reçus le jour !
Dans ce village obscur où s’écoulait ma vie,
La haine et les chagrins m’accablaient tour à tour ;
Mais depuis que Peki se fait grande et jolie,
On m’aime, on me chérit et l’on me fait la cour.
Ma fille, vrai trésor, etc.
Mais de nos lois suivant le sage privilège,
Voilà deux prétendans, qui dans leur tendre ardeur,
À ma fille ont offert leur cœur,
À moi leur dot, et laquelle prendrai-je ?
Je suis bon père, aussi je doi.
Choisir ici comme pour moi.
Mais de quel gendre dans ce jour
Faut-il donc couronner l’amour ?
L’un possède quelques vertus
Et beaucoup d’écus ;
Mais l’autre, c’est embarrassant,
En possède autant.
Comment se décider entre eux
Moi qui les estime tous deux !
Je suis bon père, etc. etc.
Scène II.
Eh bien ! tu ne vois rien ?
Non, mon père… voilà bien en face de notre ferme le rocher de granit où se place d’ordinaire le cheval de bronze… mais il n’y est plus.
Et là-haut… là-haut, tu ne le vois pas revenir ?
Non, vraiment ! Pauvre prince !
Et mon gendre !… (Buvant.) je crois bien que c’est fini… et qu’on n’en aura plus de nouvelles.
Est-ce terrible, à son âge !… si aimable et si gentil !
Mon gendre !…
Non, le prince !
C’est sa faute !… Ils sont tous comme ça… l’ambition, le désir de s’élever… En attendant, ma fille, il paraît que te voilà veuve…
Oui, mon père !…
Ne te désole pas…, que veux-tu, mon enfant, nous sommes tous mortels… les mandarins comme les autres.
Oui, mon père…
Il faut se dire qu’il était bien vieux et bien laid…
Et quand il a fallu l’épouser… vous me disiez qu’il était si bien… vous lui trouviez tant de bonnes qualités.
Il en avait de son vivant… Cette dot qu’il m’avait donnée en t’épousant… toi, ma fille unique, car je n’ai qu’une fille… et c’est ce qui me désole… j’aurais voulu en avoir une douzaine, tant mes enfans me sont chers…
Mon bon père…
Et tu seras satisfaite, je crois, du nouveau choix que j’ai fait…
Comment, un nouveau choix !
Le seigneur Kaout-Chang, un riche fabricant de porcelaine.
Qu’est-ce que vous dites-là ?
C’est ce soir qu’il doit venir avec quelques amis… ainsi prépare-nous à souper.
Mais ça n’a pas de nom… ce n’est pas possible… sans me consulter… le jour même de mon veuvage…
Dis donc de tes noces… Ne devais-tu pas te marier aujourd’hui ?…
Sans doute…
Eh bien ! tu te maries toujours… Rien n’est changé… que le mari…
Mais celui-là a soixante et dix ans…
Je n’aime pas les gendres trop jeunes…
Eh bien ! moi… je ne pense pas comme vous… j’ai d’autres idées… et si je me marie, si j’épouse quelqu’un ce sera Yanko…
Yanko… un garçon de ferme ! qui a tous les défauts…
Lesquels ?…
Qui a dix-huit ans… qui n’a rien.
Je l’aime ainsi… Je suis maîtresse de ma main… je suis veuve…
Et moi je vous ordonne…
Je n’ai plus d’ordres à recevoir… car, grâce au ciel, je suis libre…
Ça n’est pas vrai… et je ferai ton bonheur malgré toi… voilà comme je suis… Je vais trouver mon nouveau gendre, pour toucher ta nouvelle dot, et je reviens avec lui… Songe à ce que je t’ai dit, et surtout au souper.
Mais, mon père !…
À la bonne heure ! voilà comme je t’aime !…
Scène III.
Est-ce terrible, une tendresse paternelle comme celle-là ! C’est qu’il le ferait ainsi qu’il le dit… Ce pauvre prince qui est si aimable n’est plus là pour nous protéger, et, sans s’inquiéter de mon consentement, mon père serait capable de me marier encore comme la première fois… Oh ! non pas… et nous verrons !… parce qu’une veuve a une expérience que n’a pas une demoiselle ; car…… ces pauvres filles…
Quand on est fille,
Hélas ! qu’il faut donc souffrir !
Dans sa famille
Il faut toujours obéir.
Sitôt chez nous qu’à bavarder
On voudrait se hasarder,
Mon père dit en courroux :
Taisez-vous.
Les parens, toujours exigeans,
Ne veulent en aucun temps
Laisser parler leurs enfans ;
Mais quand on a son mari,
Ce n’est plus ça, Dieu merci !
Attentif et complaisant,
Il écoute galamment ;
Quand on est femme
On parle et je parlerai,
Sans que réclame
Yanko, que je charmerai.
Car Yanko n’a pas un défaut,
Loin de commander tout haut
Il ne dit jamais un mot ;
Oui, Yanko n’a pas un défaut,
Loin de commander tout haut
Il m’obéirait plutôt.
Voilà l’époux qu’il me faut.
Quand on est fille
Il faut au fond de son cœur,
De sa famille,
Hélas ! supporter l’humeur.
Je sais que mon père a bon cœur,
Mais dès qu’il entre en fureur,
Gare à qui tombe soudain
Sous sa main ;
Et contre moi, sa seule enfant,
Il s’emporte à chaque instant
Et me bat même souvent ;
Mais quand on a son mari
Ce n’est plus ça, Dieu merci !
Yanko, je le dis tout bas,
Yanko ne me battrait pas.
Quand on est femme
On est seule à commander,
Devant madame
Yanko va toujours céder,
Car Yanko n’a pas un défaut,
Lorsqu’on lui dit un seul mot
Son cœur s’apaise aussitôt :
Oui, Yanko n’a pas un défaut,
Loin de me battre, en un mot,
Moi, je le battrais plutôt ;
C’est là l’époux qu’il me faut.
C’est lui… C’est étonnant comme il a l’air triste depuis son voyage en l’air !
Scène IV.
Ah ! c’est vous, Madame.
Madame !… pourquoi me donnes-tu ce nom-là ?
Parce qu’il ne peut pas vous échapper. (Regardant en l’air.) D’abord un mari qui, à chaque instant, peut nous tomber sur la tête, et puis, comme si ce n’était pas encore assez, votre père vient d’annoncer à toute la maison qu’il attendait un nouveau gendre…
Qu’importe, si je refuse ?
Vous n’oserez pas !… vous aurez peur… et vous ferez comme la première fois, vous oublierez Yanko.
Et si j’ai un moyen infaillible d’empêcher ce mariage…
Lequel ?
D’en épouser un autre… sur-le-champ… et sans en rien dire à mon père…
Ô ciel !
Est-ce là un bon moyen ?
C’est selon… selon la personne que vous choisiriez !
Dame !… c’est pour cela que je te demande conseil.
Eh bien ! mamzelle, qui prendrez-vous pour mari ?
Toi ! si tu veux.
Ah ! ce n’est pas possible !… vous n’oseriez jamais !
J’oserai… je le jure… (Vivement.) Et pourquoi pas ? si tu m’aimes.
Oh ! toujours !
Si tu m’es resté fidèle, si tu n’as rien à te reprocher…
Oh ! pour ce qui est de ça… il est possible qu’il y ait bien des choses à dire…
Comment, monsieur, ici, dans ce village ?
Oh ! non, jamais… et si j’y étais toujours resté…
Mais vous n’en êtes sorti qu’une fois… c’est donc quand vous êtes parti sur ce cheval de bronze ? Voyez-vous comme c’est dangereux les voyages ? Et où avez-vous été ? qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?… je veux tout savoir.
Écoutez, mademoiselle Peki, si vous l’exigez… je vous le dirai, parce qu’avant tout je dois vous obéir… mais si je parle, ce sera mon dernier jour, et nous serons séparés à jamais.
Ah ! mon Dieu !
Après tout… c’est justice !… je l’ai mérité, je dois être puni… et pourvu que vous me regrettiez quelquefois… je vais vous dire…
Non, monsieur, non… je neveux rien apprendre… quoique j’en aie bien grande envie, et à cause de votre repentir et du chagrin où je vous vois… je vous pardonnerais peut-être si je savais seulement jusqu’à quel point vous avez été coupable…
Vous savez bien que je ne peux rien dire… et il faut pardonner de confiance…
C’est terrible, un secret comme celui-là… Allons, monsieur, puisqu’il le faut, je pardonne (vivement), à condition que cela ne vous arrivera plus.
Oh ! non… il n’y a plus moyen.
C’est rassurant !…
Non, ce n’est pas cela que je veux dire…
Eh bien ! monsieur, écoutez-moi : ce soir même, pendant le souper que mon père donne à son gendre, et auquel les femmes n’assistent pas… je sortirai sans bruit par la porte du jardin, où tu m’attendras !
Et où irons-nous ? qui protégera notre fuite ?
Ne t’inquiète donc pas, une grande dame qui veille sur nous… ma collègue ! l’autre femme du seigneur Tsing-Sing.
Elle qui est si méchante !
Elle ne l’est qu’avec son mari, les grandes dames sont comme cela… Tais-toi, la voici !
Scène I
À merveille !… je m’attendais à vous rencontrer ensemble.
Vous lui avez donc tout raconté ?
Eh ! mon Dieu oui ! quand on a le même mari, on se trouve liée tout de suite.
Et puis quand le malheur vous rassemble ! quand toutes deux et le même jour on est veuve…… (D’un air indifférent.) Car décidément je ne crois pas qu’il revienne de si loin… mais enfin, si cela arrivait, je ne veux pas qu’il vous retrouve ici.
Non, madame.
Pour que personne ne puisse vous reconnaître ni savoir ce que vous êtes devenue, vous vous procurerez d’ici à ce soir des habillemens d’homme…
Je m’en charge !
Puis, à la nuit close, vous trouverez à la porte du jardin mes gens et mon palanquin, qui vous transporteront au pied de la montagne d’Or, dans un palais qui m’appartient, où un bonze à qui vous remettrez ces tablettes vous mariera sur-le-champ.
Quel bonheur !… et vous, madame ?
Je retourne dès demain à Pékin, près de quelques amis, pour y passer le temps de mon deuil… (gaiement.) C’est bien triste mais enfin il faut se faire une raison…
C’est ce que je me dis… et quant à la colère de mon père… une fois le mariage fait…
Je n’aurai plus peur de lui !
Yanko !
Ah ! mon Dieu ! il appelle !
Scène VI.
Ah ! pour un jeune cœur, triste et cruelle épreuve,
Quels tour mens que ceux d’une veuve !
Le désespoir dans l’âme et les pleurs dans les yeux,
Plus de bal, plus de fête, ah ! son sort est affreux !…
Et pourtant libre enfin d’un joug que l’on abhorre
On peut déjà penser à celui qu’on adore,
On peut rêver d’avance un plus heureux lien,
Et puis le deuil me va si bien.
Ô tourmens du veuvage.
Je saurai vous subir,
Et j’aurai le courage
De ne pas en mourir.
Allons, prenons patience,
Et les amours
Vont bientôt par leur présence
Charmer mes jours.
Ô vous que toute ma vie
J’ai révérés,
Plaisirs et coquetterie
Vous reviendrez.
Je vous revois, beaux jours que je pleurais ;
Par vous les fleurs succèdent aux cyprès.
Adieu vous dis et chagrins et regrets,
Les jours de deuil sont passés pour jamais.
Scène VII.
Ô ciel ! en croirais-je mes yeux ?
C’est lui ! c’est mon mari de retour en ces lieux !
Ah ! quel voyage téméraire,
Dans les airs prendre ainsi son vol !
Je respire !… je suis sur terre.
Enfin j’ai donc touché le sol !…
Près d’une beauté que j’adore
En ces lieux où l’amour m’attend
Je dois me taire et je le veux,
Parler serait trop dangereux !
Vous avez donc dans ce voyage
Vu des objets bien merveilleux !
Ah ! mon mari,
Mon petit mari,
Si vous voulez que je vous aime,
Parlez, parlez à l’instant même.
Et de moi vous serez chéri !
Ah ! je perds patience
Avec un tel époux,
Gardez-donc le silence,
Je ne veux rien de vous !
Ah ! je perds patience !
Ma femme, taisez-vous !
Oui, gardez le silence
Ou craignez mon courroux !
Ah ! quel doux ménage est le nôtre !
En descendant du ciel, se trouver en enfer !
Eh bien ! donc, vous allez connaître
Si je suis bonne et si je vous aimais,
De l’épouser demain je vous laisse le maître !
D’y penser j’en frémis déjà !
Si j’osais révéler ce terrible mystère !
Si je le trahissais par un mot… un seul mot,
Prononcé par hasard et même involontaire,
Vous verriez votre époux se changer en magot !
Ah ! mon mari !
Mon petit mari !
Si vous voulez que je vous aime,
Parlez ! parlez à l’instant même,
Et de moi vous serez chéri !
Ah ! je perds patience
Avec un tel époux,
Gardez donc le silence.
Je ne veux rien de vous !
Ah ! je perds patience !
Ma femme, taisez-vous !
Oui, gardez le silence
Ou craignez mon courroux !
Qu’il ne soit plus question de cela… et puisqu’il n’y a pas moyen de vous faire entendre raison, je ne vous répondrai plus !
Eh bien ! plus qu’un mot !… (S’approchant de lui.) Quoi ! vraiment, si, malgré vous et sans le vouloir, ce secret-là vous échappait, vous seriez changé à l’instant même en statue de bois…
Oui !
En magot !
Oui !
Serait-il comme les autres peint et colorié ?
C’en est trop !… et quoi que vous me demandiez, quoi que vous puissiez me dire maintenant, je n’ouvrirai plus la bouche !
C’est ce que nous verrons ; et pour commencer, je ne consens pins à votre nouveau mariage… (Geste d’impatience de Tsing-Sing, qui veut parler et qui s’arrête.) Je ne vous quitterai plus… (Même jeu.) Je ne vous laisserai pas seul un instant avec votre nouvelle femme… (Même jeu.) Et bien plus, je la ferai disparaître de vos yeux !
Vous oseriez !…
Je savais bien que je vous ferais parler…… Adieu, adieu ! (À part.) Courons tout préparer pour le départ de Peki.
Scène VIII.
Elle ne sait qu’inventer pour me faire, enrager ! Dans ce moment surtout où je n’ai pas même la force de me mettre en colère… car je tombe de faim, de sommeil et de fatigue… Quand on a passé la journée à cheval…… non pas que la route soit mauvaise (Commençant à s’endormir.) Mais elle est longue… et ce maudit cheval était si dur… surtout en allant, où nous étions deux… et puis, arrivé là-bas, c’était bien autre chose…
Scène IX.
Oui, mon enfant, tous mes convives et mon nouveau gendre seront ici dans un instant…
Ah ! grand Dieu !
Qu’as-tu donc ?
Le cheval de bronze qui est de retour…… (Montrant Tsing-Sing) Et lui aussi !
Le mandarin !
Je crois qu’il dort…
Qui diable le ramène ? Il y a des gens qui ne peuvent rester nulle part !
Et Yanko qui va venir ici au rendez-vous !
Et mon second gendre qui va arriver…… je n’en serai pas quitte pour une double bastonnade.
Ce que c’est aussi que de vous presser…
Ne te fâche pas… je cours retirer ma parole, et prier Caout-Chang d’attendre… ce qui ne doit pas être bien long… (se frappant la tête.) Ah ! mon Dieu !… et tous mes autres convives que je n’aurai jamais le temps de décommander… Pourquoi les aurais-je invités ?…
Oui, pourquoi ?
Pour le retour de celui-ci… ce sera toujours pour fêter un gendre… Je reviens avec eux et tous les musiciens du pays… (Montrant Tsing-Sîng.) Une surprise que je lui réserve… une aubade, une sérénade… en son honneur… Je crois que cela fera bien, et qu’il y sera sensible…
Ma femme !…
Il t’appelle !…
Eh non ! c’est l’autre !
Peki !…
Tu vois bien !…
Non… il dort toujours.
Adieu !… Reste-là !
Scène X.
Ma femme… ma femme… à souper…
…… Il vaut mieux être en son ménage…
Que d’être encore à galoper.
À cheval sur un nuage !
L’amour m’attend… douce espérance,
Enfin me voilà de retour !
Pour nous, sa funeste présence,
Détruit tous nos rêves d’amour.
Allez, esclaves, qu’on prépare……
Notre appartement nuptial !
Qui moi, souffrir qu’on nous sépare ;
Plutôt immoler ce rival !
Écoute-moi !
Je ne puis à présent m’éloigner avec loi,
Mais je partirai seule, et j’irai sans effroi
Aux pieds de l’empereur implorer sa justice,
Pour rompre cethymen etdégager ma foi !
Va-t’en ! va-t’en ! c’est mon mari,
J’ai peur qu’il ne s’éveille, ici !
Ah ! ne crains rien de ton mari.
Tu vois bien qu’il est endormi !
Ah ! quel bonheur pour un mari,
De reposer enfin chez lui !
Je pars… mais que j’entende encore
Un mot, un dernier mot d’amour !
Yanko, c’est moi qui vous implore,
Éloignez-vous de ce séjour !
Va-t’en ! va-t’en ! c’est mon mari,
Je crains qu’il ne te voie ici.
Ah ! ne crains rien de ton mari,
Tu vois bien qu’il est endormi !
Ah ! quel bonheur pour un mari,
De se trouver enfin chez lui !
Le bruit pourrait le réveiller.
Non… non… je défends qu’on m’embrasse !
Va-t’en ! va-t’en ! c’est mon mari !
Je crains qu’il ne te voie ici !
Ah ! ne crains rien de ton mari !
Tu vois bien qu’il est endormi.
Ah ! quel bonheur pour un mari
De se trouver enfin chez lui !
Scène XI.
Dépêchons-nous de partir !… prenons vite
Ces habits d’homme et ce déguisement
Je me tairai, vous avez ma promesse,
Et j’ai trop peur… non, je ne dirai pas.
Ce secret qu’il cachait à mes vœux empressés,
Il vient de le trahir malgré lui… je le sais !
Ah ! quel bonheur ! je le saisi… je le sais !…
Scène XII.
(Regardant Tsing-Sing.)
Qu’une aimable harmonie arrive à son oreille !
Et par un bruit flatteur doucement le réveille !
Miroir d’esprit et de science,
Ô vous que nous admirons tous !
Éveillez-vous !
Astre de gloire et de puissance,
Dont le soleil serait jaloux,
Éveillez-vous !
Pour adorer votre excellence,
Nous venons tous à vos genoux
Éveillez-vous !
Grand mandarin, éveillez-vous !
C’est étonnant !… il dort encor !
Chantons, amis, un peu plus fort !
Miroir d’esprit et de science,
Ô vous que nous admirons tous.
Éveillez-vous !
Plus fort ! plus fort !
Encor
Un peu plus fort !
Astre de gloire et de puissance,
Dont le soleil serait jaloux,
Éveillez-vous !
Plus forrt ! plus fort !
Encor
Plus fort !
Pour adorer votre excellence,
Nous venons tous à vos genoux ;
Éveillez-vous !
Plus fort ! plus fort !
Encor
Plus fort !
Ah ! c’est inconcevable !
C’est à faire trembler.
Quoi ! ce bruit effroyable
Ne peut le réveiller.
Scène XIII.
Ah ! quel bruit ! quel vacarme affreux !
J’accours tremblant !… est-ce la foudre
Qui vient de tomber en ces lieux !
Qu’il a le sommeil un peu dur !
Car nous avons mis en usage
Toute la musique à tapage
Que la Chine peut employer.
Il nous faudrait pour l’éveiller
Des musiciens de l’Europe !
Ô miracle ! ô prodige !
Je tremble de frayeur !
Et tout mon sang se fige
D’épouvante et d’horreur !
Quoi ! ce grand mandarin n’est plus qu’une statue !
D’où peut venir un pareil changement ?
Rien n’est plus simple… et ce voyage…
Il aura parlé, je le gage…
Plus fort !
Plus fort !
Encor
Plus fort !
Ah c’est inconcevable !
C’est à faire trembler !
Quoi ! ce bruit effroyable
Ne peut le réveiller !
Scène XIV.
(À Peki.)
Ah ! taisons-nous ! en voilà deux déjà !
C’est bien assez de magots comme ça !
Oui, sur ce mystère
Il n’a pu se taire,
Le destin sévère
Vient nous séparer !
Destin que j’ignore.
Qui dès mon aurore
Me rend veuve encore !
Dois-je en murmurer ?
Ô Dieu tutélaire
Qui vois ma misère,
Que pourrais-je faire
Pour le délivrer ?
Pour lui que j’adore
Amour, je l’implore,
Sois mon guide encore
Et viens m’inspirer !
Oui, je veux me taire,
Et de moi, ma chère,
Effroi salutaire
Vient de s’emparer !
Péril qu’on ignore
Est plus grand encore ;
Mon Dieu ! je t’implore,
Viens nous inspirer !
Ô fatal mystère !
Ô destin contraire !
Que pourrions-nous Taire
Pour les délivrer 7
Péril qu’on ignore
Est plus grand encore ;
Ô Dieu que j’implore
Viens nous inspirer !
Pour leur trouver un gite et brillant et commode
Transportons-les dans la grande pagode,
Dont ils seront le plus bel ornement ?
Ah ! pour le rendre à sa forme première, .
Si j’employais
Les terribles secrets…
Que j’ai surpris ici…
De mon mari !
Oui, sur ce mystère
Il n’a pu se taire !
Le destin sévère
Vient nous séparer !
Destin que j’ignore,
Qui dès mon aurore
Me rend veuve encore !
Dois-je en murmurer ?
Ô Dieu tutélaire
Qui vois ma misère,
En toi seul j’espère
Pour le délivrer !
Pour lui que j’adore,
Amour, je t’implore !
Sois mon guide encore
Et viens m’inspirer !
Oui Je veux me taire,
Et de moi, ma chère,
Effroi salutaire
Vient de s’emparer !
Péril qu’on ignore,
Est plus grand encore ;
Ô Dieu que j’implore,
Viens nous inspirer !
Ô fatal mystère !
Ô destin contraire,
Que pourrions-nous faire
Pour les délivrer ?
Péril qu’on ignore
Est plus grand encore ;
Ô Dieu que j’implore,
Viens nous inspirer !
Oui, j’en crois mon courage et l’ardeur qui m’enflamme !
S’ils ont tous succombé, c’est à moi, faible femme,
Qu’est réservé l’honneur de l’emporter !
Et cette épreuve… eh bien ! j’oserai la tenter !
Ô terreur nouvelle !
Funeste destin !…
Ah ! c’est inconcevable !
C’est à faire frémir !
D’une audace semblable
Je ne puis revenir !
ACTE TROISIÈME.
Scène PREMIÈRE.
Ô séduisante ivresse !
Ô volupté des cieux
Vous habitez sans cesse
En ce séjour heureux !
En vain de mon jeune âge
Leurs soins charmaient le cours !
Hélas ! dans l’esclavage
Il n’est point de beaux jours !
De ces ruisseaux les ondes jaillissantes,
Tous ces trésors dont l’œil est ébloui,
Ces bois, ces prés, ces nymphes séduisantes
Ne m’inspiraient qu’un triste et sombre ennui !
En vain de mon jeune âge
Leurs soins charmaient le cours !
Hélas ! dans l’esclavage
Il n’est point de beaux jours !
Mais soudain !…
De ma délivrance
La douce espérance
Sourit à mon cœur !
Pour moi plus d’alarme,
Ici tout me charme
Et tout est bonheur !
Tout a changé dans la nature
L’air est plus doux, l’onde plus pure !
Des oiseaux les chants amoureux
Sont pour moi plus harmonieux !
De ma délivrance
La douce espérance
Sourit à mon cœur
Pour moi plus d’alarme,
Ici tout me charme
Et tout est bonheur !
Oui, quelques heures encore, et vous serez libre, et l’enchantement qui vous retient ici sera rompu, grâce à ce joli petit prince chinois qui nous est arrivé hier !
Aura-t-il assez de courage et de sagesse pour mettre à fin une telle entreprise ?
Je le crois bien, avec la précaution que vous avez prise de ne pas rester auprès de lui !
Il l’a bien fallu ! il était si tendre, si empressé.
Et puis si étourdi.
Conviens aussi que notre aventure est bien étonnante.
Pas pour nous qui voyons les choses d’un peu haut ! mais sur terre, je suis persuadée qu’il y a des gens qui n’y croiraient pas, qui diraient : c’est invraisemblable !
Celle que toutes les nuits il voyait, c’était moi !
Et celui qui vous apparaissait dans tous vos songes…
C’était lui ! de sorte que quand nous nous sommes vus pour la première fois…
Vous vous êtes reconnus.
Qui donc pouvait de si loin nous réunir ainsi ?
Quelque enchanteur qui, dès longtemps, sans doute, vous destinait l’un à l’autre ; celui-là même, peut-être, qui autrefois vous a enlevée de la cour du Grand Mogol votre père, pour vous transporter dans cette planète, où il a mis à votre délivrance des conditions…
Si bizarres et si difficiles.
Vous trouvez… (On entend en dehors un appel de trompettes.) Encore un voyageur que nous amène le cheval de bronze.
Ah ! quel ennui !
Vous ne disiez pas cela autrefois ; cela vous amusait ! mais rassurez-vous, je me charge de le recevoir.
Et de le faire repartir sur-le-champ !
Dame !… je tâcherai.
Adieu ! je vais voir pendant quelques minutes…
Ce pauvre prince qui vous aime tant !
Il le dit, du moins.
Comme tous les voyageurs qui viennent ici ! À beau mentir qui vient de…
Que dis-tu ?
Non ! non ! je me trompe, celui-là ne ment pas.
Scène II.
C’est assez… c’est assez !… je l’ai bien entendu… des grandes statues de femmes avec des trompettes… qui me répètent l’une après l’autre : Si tu racontes ce que tu auras vu ici…… tu seras changé en magot…… Eh ! je le savais déjà… je le sais de reste… ce n’est pas là ce qui m’effraye !
Je vois, beau voyageur, que vous êtes brave !
Pas beaucoup !… (S’enhardissant.) Mais, enfin je suis venu sur le cheval de bronze pour tenter l’épreuve.
Et délivrer la princesse !
Oui ; en m’emparant de ce bracelet magique qui seul, dit-on, peut rompre tous les enchantemens… (À part.) Ce qui sera bien utile pour ce pauvre Yanko que j’ai laissé…
Et vous êtes bien décidé !…
Très-décidé. Mais pour devenir maître de ce bracelet que faut-il faire ?… voilà ce que je ne sais pas encore…
Et ce que je dois vous apprendre !… Il faut dans cette planète…
C’est une planète !…
Celle de Vénus, où il n’y a que des femmes !… Il faut pendant une journée entière rester au milieu de nous, calme et insensible.
Si ce n’est que cela !…
Oui-da !… et quelles que soient les épreuves auxquelles vous serez exposé, ne pas manquer un instant aux lois de la plus stricte sagesse.
J’entends !
Car, à la première faveur que vous demanderez…
Vous refuserez !…
Mon Dieu non !… il ne tient qu’à vous… on ne vous empêche pas !… mais au plus petit baiser que vous aurez pris… crac !… vous redescendrez à l’instant sur la terre, sans pouvoir jamais remonter le cheval de bronze, ni revenir en ces lieux.
Est-il possible !… (Vivement.) Ah ! mon Dieu !… et j’y pense maintenant…… (À Lo-Mangli.) Quels sont les derniers voyageurs qui sont venus ?
D’abord le prince de la Chine, qui est encore dans ces jardins… un concurrent redoutable ! car, encore une heure ou deux, et la journée sera écoulée… jamais aucun voyageur ne nous a fait une aussi longue visite !…
C’est très-bien à lui !… et puis ?
Le grand mandarin Tsing-Sing…… un vieux qui s’est arrêté ici assez longtemps… deux heures !
Voyez-vous cela ! à son âge !… Mais avant eux ?…
Ah ! je me le rappelle… un jeune homme nommé Yanko !
C’est lui !… eh bien ?…
Il est à peine resté un instant !…
Quelle indignité !
Il est reparti tout de suite… tout de suite !…
C’est affreux !… moi qui l’aimais tant ! moi qui viens ici pour le retirer de la position où il est…… exposez-vous donc pour de pareils magots !… Je suis d’une colère !… et si dans ce moment je pouvais me venger… (S’arrêtant.) Mais il n’y a ici que des femmes !… (À Lo-Mangli.) Mademoiselle, dites-moi, je vous prie…
Tout ce que vous voudrez…
Vous êtes certainement bien gentille…… bien aimable…
Pauvre jeune homme !…… il va s’en aller !…… (Haut et regardant du côté de la coulisse à gauche.) Tenez…… tenez…… voyez-vous de ce côté… c’est Stella et le prince !…
Je ne veux pas qu’il m’aperçoive… (Entraînant Lo-Mangli par la main du côté à droite.) Venez… Venez…
En voilà un qui ne restera pas long-temps ici… et c’est dommage… car il est gentil !…
Scène III.
C’est peu de patience, ou bien peu de tendresse !
Songez qu’une heure encore !… une heure de sagesse…
Et je vous appartiens pour jamais !…
Mais une heure est un siècle !… une heure de sagesse,
Quand le cœur bat d’amour et d’espoir et d’ivresse.
Car vous ne savez pas quel amour est le mien !…
Plus loin, plus loin !… encor plus loin !
Oui, j’en prends le ciel à témoin,
Votre amour lui-même
Me glace d’effroi !
Et si je vous aime
Ah ! c’est loin de moi !
Eh bien ! eh bien ! est-ce assez loin ?
Sagesse suprême,
J’admire ta loi !
Quoi ! son amour même
L’éloigne de moi !
Songez qu’un désir imprudent,
Songez que la faveur même la plus légère…
Et qu’il faudrait renoncer à l’espoir
De s’aimer… et de se revoir !
Oui, j’en prends le ciel à témoin !
Votre aspect lui-même
Me glace d’effroi,
Et si je vous aime,
Ah ! c’est loin de moi !
Eh bien !… eh bien ! suis-je assez loin ?
Sagesse suprême,
J’admire ta loi,
Son amour lui-même
L’éloigné de moi !
Préfère la musique et cela vaut bien mieux !
Séduisante et folle,
Elle nous console ;
Son pouvoir divin
Calme le chagrin.
Le temps qui se traîne
S’écoule sans peine
Et s’enfuit soudain
Au son d’un refrain
Et je le vois ce pouvoir-lâ,
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Sur votre cœur a réussi déjà
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Ô toi, mon idole,
Mon cœur se console
Au pouvoir divin
De ce gai refrain !
Ta voix qui m’entraîne
Dissipant ma peine,
Loin de moi soudain
Bannit le chagrin !
Séduisante et folle,
Elle nous console,
Son pouvoir divin
Calme le chagrin.
Le temps qui se traîne
S’écoule sans peine
Et s’enfuit soudain
Au son d’un refrain !
Ah ! si vous m’aimiez, inhumaine !
Vous seriez sensible à ma peine !
(Lui prenant la main.)
C’en est trop ! je rougis de l’amour qui m’enchaîne,
Oui, je sais le moyen de fuir loin de ces lieux !
Et j’y cours !…
Cédons au dépit qui m’entraîne,
Oui, fuyons loin d’une inhumaine
Dont les regards indifférens
Portent le trouble dans mes sens !
Qu’il cède au dépit qui l’entraîne,
Que rien ici ne le retienne !
Cachons à ses yeux les tourmens
Et le trouble que je ressens !
Ah ! si ton cœur savait aimer,
Si le mien pouvait l’animer !…
Sa main a frémi dans la mienne,
L’amour et m’enivre et m’entraîne,
Je cède aux transports délirans
Qui s’emparent de tous mes sens !
Laissez-moi, je respire à peine…
Sa voix et me trouble et m’entraîne,
Ayez pitié de mes tourmens
Et du trouble que je ressens !
Scène IV.
Et lui aussi !…… lorsqu’il ne s’en fallait plus que d’un petit quart-d’heure… c’est avoir bien peu de patience !…
Ah ! rien n’égale mon désespoir…… car je l’aimais, vois-tu bien… j’en étais aimée… et, séparé de moi, que va-t-il devenir ?… que fera-t-il sur la terre ?…
Ce n’est pas difficile à deviner !…… impétueux comme il l’est, il ne pourra jamais se modérer… ni se taire… il parlera de vous à tout le monde…… et, à l’heure qu’il est, peut-être déjà est-il changé en magot !
Ô ciel !
Ce qui est bien désagréable pour un aussi joli garçon !…… lui surtout qui n’aimait pas à rester en place !
Ah ! je n’y survivrai pas… j’en mourrai !…
Mourir !… vous savez bien qu’ici on est immortelle… et qu’on ne peut pas mourir d’amour… sur terre je ne dis pas…
Eh bien ! alors je garderai éternellement son souvenir… je lui serai fidèle… je n’appartiendrai à personne…
Si vous pouvez… car il y a ici quelqu’un qui m’inquiète pour vous…
Que veux-tu dire ?…
Ce petit voyageur… que vous m’aviez chargé de renvoyer…
Eh bien ?…
J’ai cru d’abord qu’il ne demandait pas mieux que de s’en aller…
Et il est encore ici !
Écoutez donc, madame… ce n’est pas ma faute… Dans ces cas-là… il faut qu’on s’y prête un peu.
Tranquillement il se promène
Sans songer à nous admirer !
Et passant près de la fontaine
Il s’occupait à se mirer !
Pour obéir à vous, ma souveraine,
J’espérais bien le séduire sans peine,
Mais… mais j’ai beau faire, hélas !…
J’ai beau faire… il ne veut pas. !
Il ne veut pas !
Et quel dommage quand j’y pense,
Il est si jeune et si gentil.
Jusqu’à son air d’indifférence
Tout me plaît et me charme en lui !
Pour obéir à votre ordre suprême
Combien j’aurais voulu qu’il dit… je t’aime !…
Mais… mais j’ai beau faire, hélas !
J’ai beau faire… il ne veut pas !
Il De veut pas !
C’est bien singulier…
Certainement, ce n’est pas naturel… et si vous n’y prenez garde… il est capable de rester comme cela jusqu’à ce soir…
Tu crois…
Alors il deviendrait maître de ce talisman… et de votre personne… il n’y aurait pas à dire… vous seriez obligée de le suivre…
Ah ! voilà qui serait le pire de tout.
Pas tant !… car il est très-agréable… et certainement… si j’avais un mari à choisir… mais ici on ne peut pas…
Y pensez-vous ?
Tenez… tenez… madame… voyez plutôt… voilà qu’il vient de ce côté…… il n’est pas mal, n’est-ce pas…
Cela m’est bien égal… qu’il vienne ! je m’en vais le traiter avec tout le dédain, tout le mépris…
Mais au contraire !… ce n’est pas le moyen de vous en défaire…
Tu as raison… il faut être aimable, gracieuse…… Oh ! que je le hais… laisse-moi !…
Oui, madame !…
Scène V.
(Haut.)
Eh quoi ! Nulle beauté dans ce séjour céleste
De vous charmer n’a le pouvoir !
De cette âme fière
Ah ! je triompherai.
Car je prétends lui plaire
Et j’y réussirai !
Oui… oui… je l’ai juré !
Oui… oui… beauté si fière
Je vous résisterai !
Je ris de sa colère
Et je réussirai !
Oui… oui… je l’ai juré !
(À part.)
(Haut.)
Je suis d’une colère,
Eh quoi ? je ne pourrai
Le séduire et lui plaire.
Oh ! j’y réussirai !
Oui… oui… je l’ai juré !
Oui, oui, beauté si fière
Je vous résisterai.
Je ris de sa colère,
Et je réussirai, !
Oui… oui… je l’ai juré
Eh bien ! puisqu’il faut tout vous dire
Pour un autre que vous, mon cœur, hélas ! soupire !
Oh ! le moyen est terrible à vous dire.
Et de moi qu’allez-vous penser ?
Il faudrait pour cela… sur-le-champ… m’embrasser !
Quoi ! vous me refusez… vous êtes insensible !
D’autres pourtant à mes genoux
M’ont demandé ce que j’attends de vous !
Ô mortelle souffrance !
Je suis en sa puissance,
Me voilà sous sa loi !
Pour moi plus d’espérance,
Déjà l’heure s’avance,
Tout est fini pour moi !
Ah ! mon bonheur commence,
Elle est en ma puissance,
Je la tiens sous ma loi !
Oui, courage !… espérance !
Bientôt l’heure s’avance,
La victoire est à moi !
Ainsi donc l’espoir m’abandonne !
Et sur votre rigueur je ne puis l’emporter !
Ce qu’ici je demande.
Est-il faveur si grande ?
Et si cruel pour vous !
Je suis femme !… et j’implore !
Et s’il faut plus encore,
Je suis à vos genoux !
Ô mortelle souffrance
Déjà l’heure s’avance,
Et je tremble d’effroi !
Pour moi plus d’espérance,
Je suis en sa puissance,
Tout est fini pour moi !
Ah ! mon bonheur commence,
Elle est en ma puissance,
Je la tiens sous ma loi !
Oui, courage !… espérance !…
Bientôt, l’heure s’avance,
La victoire est à moi !
Le jour s’enfuit,
Voici la nuit.
Adieu toi ! qui reçus ma foi !
Ce talisman me soumet à sa loi !
Je me meurs ! c’est fait de moi !
Le jour s’enfuît !
Voici la nuit.
Il m’appartient ! il est à moi !
Le talisman qui la met sous ma loi !…
Scène VI.
Que l’encens et la prière
Vers eux s’élèvent de la terre !
Et révérons ces nouveaux dieux
Qui pour nous descendent des cieux !
Encore un dieu dont la puissance brille !
Être dieu devient bien commun !
En voilà deux déjà dans ma famille,
À chaque instant je tremble d’en faire un !
Que l’encens et la prière
Vers eux s’élèvent de la terre,
Et révérons ces nouveaux dieux
Qui pour nous descendent des cieux !
Scène VII.
C’est ma fille !… c’est elle-même
Qu’enfin le ciel rend à mes vœux.
Yanko, mon bien-aimé !… vous, prince généreux !…
Et toi sa maîtresse chérie !…
Mon pouvoir vous rend à la vie !
Renaissez tous pour être heureux !
Quel jour radieux m’environne !
Et que vois-je ?…
Qu’il reste encor statue ainsi que le voilà,
Mais que sa tête seule et s’anime et réponde !
(S’adressant à Tsing-Sing.)
Eh bien ! demeure ainsi jusqu’à la fin du monde !
Sois l’idole qui dans ces lieux
Des époux bénira les nœuds !
Vois alors si ton cœur préfère
Nous unir !…
Clochettes de la pagode,
Retentissez dans les airs, etc.