Le Cheval sauvage/8

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H. Lecène et H. Oudin (p. 54-60).
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VIII

VIEUX AMIS


J’avais complètement perdu connaissance ; et ce ne fut que longtemps après que je pus me convaincre, en recouvrant mes sens, que je vivais encore. Mes blessures me faisaient un mal atroce. Je reconnus que quelqu’un s’occupait de les panser, et d’y appliquer un bandage ; il avait la main rude, mais mes prunelles clouées sur les siennes y lisaient la douceur et la bienveillance. Qui était-il ? D’où venait-il ? Qu’était devenu mon redoutable antagoniste ?

J’étais couché sur le dos, les regards fixés sur le ciel bleu et n’apercevant autour de moi, quand je les baissais, que l’herbe verte ; à mes côtés se tenaient debout des hommes armés, un peu plus loin des chevaux. En quelles mains étais-je tombé ? Mes idées étaient encore très confuses ; mais en les rassemblant autant que possible, je me persuadai que je ne pouvais avoir affaire qu’à des amis, qui m’avaient sans doute arraché aux griffes du monstre. Soudain, je ne vis plus rien, j’eus une nouvelle défaillance et je perdis toute conscience de moi-même.

Je reconnus que quelqu’un s’occupait de panser mes blessures et d’y appliquer un bandage.

J’ignore combien de temps dura ce second évanouissement ; mais en revenant à moi je me sentis mieux, il me sembla que mes forces renaissaient lentement. Je remarquai que le soleil touchait à son déclin, mais une peau de buffle attachée à deux piquets empêchaient ses rayons de tomber sur moi. J’étais étendu sur ma couverture, ma tête reposait sur ma selle, et une seconde peau de buffle me couvrait les jambes ; à proximité de moi flambait un feu devant lequel j’aperçus très distinctement deux hommes. L’un était debout, appuyé sur son fusil, les yeux fixés sur la flamme. C’était le type du chasseur des prairies. Il avait au moins six pieds de haut, le corps robustement charpenté, la physionomie énergique, mais pleine de bonté. L’autre était assis sur une souche, le visage tourné vers moi. Il s’occupait d’achever son repas en mangeant à petites bouchées une tranche de viande qu’il venait sans doute de faire rôtir. Son costume se composait d’une espèce de blouse, d’une culotte, de guêtres, le tout en peau de daim, sale, crasseux, couvert de boue. Sa peau, qu’on voyait paraître à travers plusieurs trous de ses vêtements, avait l’air tannée. Il n’avait pas de chemise, et sa coiffure consistait en un bonnet de peau de chat dont la couleur s’harmonisait avec le reste de son accoutrement. Ses traits dénotaient qu’il ne devait pas être loin de la soixantaine. Ils étaient fort expressifs : le nez en bec d’aigle ; les yeux petits, noirs, perçants ; les cheveux ras, d’un noir de jais, les oreilles — chose étrange — complètement absentes. J’avais vu cet homme, bien des années auparavant, tel que je le voyais en ce moment. La première fois que mon regard l’avait rencontré, je l’avais aperçu assis exactement dans la même attitude, près d’un feu de bois, faisant rôtir sa viande et la mangeant. Je le reconnus tout d’abord : c’était le vieux Ruben, un des plus fameux chasseurs de la prairie. Son compagnon, plus jeune que lui, s’appelait Bill Garey. Tous deux, également ardents et habiles à la chasse, étaient inséparables.

Mon cœur se remplit de joie en retrouvant ces deux héros des pampas. Je savais que j’étais avec des amis, et j’allais leur témoigner toute ma reconnaissance et mon bonheur, lorsque mes yeux s’arrêtèrent sur le groupe de chevaux. Je poussai un cri et me dressai sur mon séant. Il y avait parmi ces montures la cavale de Ruben, le grand et vigoureux rubican de Garey, et, jugez de ma joie : ma propre jument. C’était une surprise à laquelle je ne m’attendais pas, car je n’espérais plus revoir l’excellente compagne de mon aventure. Mais ce n’était pas la vue de ma jument qui m’avait arraché une exclamation de stupéfaction, c’était la présence d’un autre animal bien connu : d’un quatrième cheval. N’étais-je pas une fois de plus le jouet d’une hallucination ? Mes yeux ne se plaisaient-ils point à me tromper, mon imagination ne prenait-elle point plaisir à me bercer d’une illusion ? Non, c’était bien une réalité. Je ne pouvais en douter ; ce port superbe, cette robe soyeuse, ces oreilles noires dressées, tout en un mot trahissait le Cheval blanc de la prairie.

Mon émotion était telle qu’après avoir un instant contemplé le noble animal, je me renversai en arrière, ma tête heurta lourdement le pommeau de ma selle, et je m’évanouis de nouveau. Mais cette troisième syncope fut d’assez courte durée. Entre-temps les deux hommes s’étaient approchés de moi et s’entretenaient de mon état.

— Ruben, Garey ! dis-je faiblement en tendant la main.

— Ohé ! s’écria le plus âgé des deux, vous voilà enfin revenu à la vie, jeune homme. Il est vrai que vous revenez de loin. Enfin tant mieux. Ne vous alarmez pas ; vos forces vous reviendront. Le tout était d’en réchapper.

— Prenez une gorgée d’eau-de-vie, dit l’autre en approchant sa gourde de mes lèvres.

— Je vois que vous vous souvenez de nous, continua Ruben.

— Parfaitement, mes amis, parfaitement.

— Et moi aussi je ne vous ai pas oublié, dit Garey ; vous m’avez un jour sauvé la vie, et ces services-là ne s’effacent point de la mémoire.

— Je crois que vous m’avez bien rendu la pareille, répondis-je, vous m’avez débarrassé de cet ours.

— De l’un des ours, oui, dit Ruben ; mais vous avez réglé vous-même le compte de l’autre. Il vous a fallu jouer rudement du couteau, avant que le gaillard ait perdu la partie. Heureusement pour vous, nous sommes arrivés juste à temps pour vous délivrer de l’autre.

— Comment ! de l’autre ! Il y en avait donc deux ?

— Regardez de ce côté ! voilà deux peaux, si je ne me trompe.

Je suivis le geste du trappeur, et près du feu je vis en effet deux fourrures d’ours fraîchement écorchés.

— Mais je n’ai eu affaire qu’à un seul ? dis-je.

— Et c’était bien assez, répliqua Ruben. Il n’y a pas beaucoup d’hommes qui demeurent en vie après une querelle vidée avec le vieil Ephraïm.

— J’ai donc tué l’ours ?

— Eh ! oui, jeune homme ; et vous pouvez vous flatter d’avoir fait la besogne tout seul. Quand Bill et moi nous sommes accourus à votre secours, il n’y avait plus à tirer un coup de fusil. L’ours était mort, aussi mort que son patron, le deuxième fils de Joseph. Mais vous ne valiez pas beaucoup mieux. Vous étiez tous deux également immobiles, vos bras étreignant le monstre, ses pattes vous étouffant, votre sang se confondant et formant autour de vous une mare de plusieurs yards de long. Vous n’aviez positivement plus assez de sang dans le corps pour offrir un déjeuner passable à une sangsue.

— Et l’autre ours ?

— Il est sorti du gouffre, comme Bill venait de partir pour aller à la poursuite du Cheval blanc. J’étais accroupi près de vous quand je vis apparaître la hure du monstre. C’était évidemment la femelle du vieil Ephraïm. La vieille venait voir pourquoi son vieux tardait à rentrer au logis. Je pris mon fusil et j’envoyai à la commère une balle dans l’œil. Elle n’eut pas la politesse de dire merci et se coucha pour ne plus se relever. Ils voyagent maintenant ensemble dans les prairies heureuses. Voyez-vous, jeune homme, je ne suis pas docteur, et Bill n’a pas plus de diplôme que moi ; mais je m’entends assez aux blessures pour savoir que vous ne pouvez en ce moment pas plus bouger que si vous étiez réellement mort. Donc, pas un mouvement, et écoutez nos conseils. Vous avez été rudement malmené, je ne vous le cache pas ; mais il n’y a pas de danger grave ; tout ce qui vous manque, c’est le sang, et il faut nécessairement attendre qu’il vous en vienne d’autre. Allons, encore un bon coup d’eau-de-vie. Laissons-le maintenant reposer, Bill : il a besoin de silence et il nous reste à finir notre beefsteak d’ours.

J’aurais voulu avoir d’autres explications, mais je savais qu’il était inutile d’insister ; pour le vieux Ruben, chose dite était chose irrévocable. Je fus bien obligé de me ranger à son avis et de ne pas contrarier sa volonté.