Le Chevalier à la charrette/17

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XVII

De la Pentecôte jusqu’à la mi-août, elle pleura jour et nuit, jusqu’à en perdre sa beauté, et sans cesse elle implorait le secours de la Dame du Lac. Enfin, le jour de l’Assomption, il fallut bien que le roi tînt sa cour et portât couronne, comme il avait accoutumé aux grandes fêtes.

Ce jour-là, comme le soleil venait de se lever beau, clair, luisant, et que le monde entier en était déjà éclairé, le roi Artus se mit à la fenêtre pour écouter le chant des oiseaux qui avaient déjà commencé la matinée. Or, en regardant la campagne, il vit venir une charrette attelée d’un cheval dont on avait coupé la queue et les oreilles, conduite par un nain à grande barbe et à grosse tête, et où était un chevalier en chemise sale et déchirée, qui avait les mains liées derrière le dos et les pieds enchaînés aux brancards ; son écu sans armoiries était suspendu sur le devant, son haubert et son heaume derrière ; et son cheval blanc comme la neige, tout bridé et sellé, était attaché à la voiture. La charrette entra dans la cour et le chevalier s’écria :

— Ha, Dieu ! qui me délivrera ?

Par deux fois, le roi Artus demanda au nain quel forfait ce chevalier avait commis ; par deux fois, le nain lui répondit :

— Le même que les autres.

Alors le roi demanda au chevalier charretté comment il pourrait être délivré.

— Par celui qui montera où je suis.

— Vous ne trouverez pas cela aujourd’hui, beau sire !

— Tant mieux ! fit le nain.

Et la charrette continua son chemin par les rues de la ville, où chacun hua le chevalier à qui mieux mieux et lui jeta de vieilles savates et de la boue.

Cependant, le roi s’était mis à son haut manger. Messire Gauvain descendit des chambres de la reine : on lui apprit ce qui venait de se passer, et cela lui rappela l’aventure de Lancelot : « Maudits soient les charrettes et celui qui les inventa ! » s’écria-t-il. Comme il prononçait ces mots, la voiture entra dans la cour, et le charretté en descendit et vint demander place à table ; mais nul ne voulut de lui pour voisin : on lui dit qu’il ne lui convenait pas de s’asseoir avec des chevaliers, ni même avec des écuyers, et il lui fallut s’accroupir sur le seuil de la porte pour manger. Toutefois, messire Gauvain vint à lui et déclara qu’il lui ferait compagnie, puisque, tout charretté qu’il fût, il n’en était pas moins chevalier. Ce que voyant, le roi manda à son neveu qu’il se honnissait, d’agir ainsi, et qu’il déméritait de son siège à la Table ronde.

— Si l’on est honni pour être allé en charrette, c’est donc que Lancelot l’est, fit simplement répondre monseigneur Gauvain.

Et le roi fut très étonné.

Quand il eut mangé, le chevalier remercia monseigneur Gauvain et sortit sans que personne prît garde à lui. Il alla s’armer dans un petit bois voisin où un écuyer l’attendait ; après quoi il fut s’emparer dans l’étable du roi d’un très bon cheval, tout sellé, et, ainsi monté, il revint dans la cour, devant la porte de la salle, qui était ouverte, et cria :

— Roi Artus, si quelqu’un trouve mauvais que messire Gauvain ait mangé avec moi, qu’il se présente : je l’attends. Et sachez que vous êtes le plus failli roi et le plus recréant qu’on ait jamais vu. J’emmène ce cheval ; je vous en prendrai d’autres, et nul de vos chevaliers ne sera capable de les regagner.

Puis s’adressant à monseigneur Gauvain :

— Sire, grand merci d’avoir daigné manger avec moi.

— Allez à Dieu, répliqua celui-ci ; de moi vous n’avez à vous garder.

D’abord, le roi était demeuré tout ébahi ; puis il entra dans une telle colère qu’il en pensa perdre le sens, criant qu’il n’avait jamais connu une pareille honte que de voir un larron lui enlever un de ses chevaux sous ses yeux. Déjà Sagremor le desréé avait couru s’armer en son logis et galopait à la poursuite du chevalier, bientôt suivi par Lucan le bouteillier, puis par Bédoyer le connétable, par Giflet fils de Do et par Keu le sénéchal.

Les compagnons filèrent à toute allure le long de la rivière, derrière celui qu’ils pourchassaient. Au gué de la forêt, une dizaine de fer-vêtus semblaient attendre l’étranger. Il s’arrêta devant le gué, et, voyant arriver Sagremor, il le chargea si rudement qu’au premier choc, il lui fit vider les arçons. Alors il prit le destrier par la bride et le mena de l’autre côté de l’eau où il le remit à ses gens.

— Sire, cria-t-il à Sagremor, dites au roi que j’ai maintenant un destrier de plus.

— Comment ? Vous ne voulez pas continuer ?

— Nenni. Et si j’en faisais davantage, je ne pense pas que vous y gagneriez rien, car je suis à cheval et vous à pied.

Sagremor s’en retourna, tout honteux, et Lucan le bouteillier s’élança ; mais il fut abattu de même, et l’étranger s’empara de son destrier en le priant de dire au roi qu’il avait, grâce à lui, un nouveau cheval. Et sachez qu’il en fut pareillement de Bédoyer le connétable, de Giflet fils de Do et de Keu le sénéchal, sauf que celui-ci culbuta au beau milieu du gué, où il but un bon coup d’eau. Tous revinrent à pied vers le roi, qui, humilié, s’en prit du tout à son neveu. Mais messire Gauvain se contenta de lui répondre :

— Bel oncle, il n’y en a ainsi que plus de honnis.

Là-dessus, le nain reparut avec sa charrette ; mais elle portait cette fois une demoiselle voilée qui parla comme il suit :

— Roi Artus, on m’avait dit que tous les déconseillés trouvaient ici bonne aide ; mais il paraît que ce n’était pas vrai : un chevalier s’en est retourné sans que personne des tiens eût consenti à monter en charrette pour lui. Vous en avez plus de honte que d’honneur, puisqu’il emmène six chevaux malgré vous. Pour moi, je ne sais s’il se verra quelqu’un qui me délivre en prenant ma place…

— En nom Dieu, s’écria messire Gauvain, je le ferai par amour du bon chevalier qui, un jour, fut promené en pareil équipage !

Et il sauta dans la voiture, tandis que la demoiselle montait sur un beau palefroi amblant, blanc comme la fleur au printemps, qu’un écuyer lui amenait.

— Toi et les tiens, continua-t-elle en s’adressant au roi, vous n’auriez pas dû manquer au chevalier charretté, car il n’était là que pour l’amour de Lancelot, qui un jour s’y laissa voir aussi afin de reconquérir la reine Guenièvre. Et maintenant, sais-tu quel il est, celui qui a abattu tes compagnons ? Un jouvenceau, chevalier depuis Pâques tout au plus. Il a nom Bohor l’exilé, et il est cousin de Lancelot et frère de Lionel qui s’est mis en quête de Lancelot, et follement car il ne le trouvera point.

Là-dessus, elle s’éloigna et l’on vit arriver Bohor, suivi de ses gens, menant les chevaux qu’il avait gagnés. Il ôta son heaume et dit au roi :

— Sire, voici vos destriers, que je vous rends.

Aussitôt la reine se leva devant lui, et il n’est fête qu’elle ne lui fit pour l’amour de Lancelot. Et le roi voulut accueillir Bohor parmi les chevaliers de la Table ronde, quoiqu’il protestât qu’il n’en était pas digne.

— Beau sire, lui demanda la reine, quelle est donc la demoiselle qui était sur la charrette ?

— C’est la Dame du Lac, qui a élevé Lancelot, Lionel et moi.

Ah ! en entendant cela, la reine fut si dolente de n’avoir pas reconnu celle qu’elle avait tant appelée, que nulle femme jamais ne le fut davantage ! Elle fit amener son palefroi et courut à la recherche de la charrette qu’elle rejoignit dans la ville, où le nain promenait encore monseigneur Gauvain : aussitôt, elle mit pied à terre et s’élança dans la voiture ; le roi, qui l’avait suivie, fit de même ; et tous les chevaliers qui étaient avec eux, l’un après l’autre. Et, désormais, personne ne fut plus honni pour être allé en charrette : les criminels furent menés sur un vieux cheval à queue et oreilles coupées.

Cependant le roi songea que, s’il donnait un tournoi, il contenterait ensemble les anciens captifs de Gorre, qui depuis bien longtemps n’avaient point vu de prouesses d’armes, et les demoiselles à marier. Aussi fit-il crier dans toute sa terre qu’à vingt jours de là, une assemblée se ferait à Pomeglay. La reine s’en réjouit, car son cœur lui disait qu’elle reverrait là son ami. Mais le conte laisse ici de parler du roi Artus et de sa cour, et devise de ce qui advint à Lancelot quand il eut quitté Gahion, la cité maîtresse du roi Baudemagu, en compagnie de quarante chevaliers, pour se mettre en quête de monseigneur Gauvain.