Le Chevalier à la charrette/4

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IV


Quand les gens de la ville virent le chevalier que le nain amenait, ils lui demandèrent en quoi il avait forfait. Mais il ne daigna répondre ; alors petits et grands, vieillards et enfants, tous le huèrent et lui jetèrent de la boue comme à un vaincu en champ clos. Et cela peinait fort monseigneur Gauvain, qui maudissait l’heure où les charrettes furent inventées.

Au château, une demoiselle lui fit grand accueil, mais elle dit au chevalier de la charrette :

— Sire, comment osez-vous regarder personne, vous qui êtes mené dans une charrette comme un criminel ? Quand un chevalier s’est ainsi déshonoré, il quitte le siècle et s’enfuit en quelque lieu où il ne soit jamais connu !

À cela encore, l’étranger ne répliqua rien ; il demanda seulement au nain quand il verrait ce qui lui avait été promis.

— Demain, à prime. Mais, pour cela, il faut nous héberger ici.

— Je le ferai donc, fit l’étranger. Mais je serais allé ce soir plus loin, si tu l’eusses voulu.

Il descendit de la charrette, gravit les degrés du logis et entra dans une chambre où il commençait de se désarmer tout seul, quand deux valets vinrent l’aider. Avisant un manteau, il s’en affubla et prit soin de se bien couvrir la tête afin de n’être pas reconnu ; puis il se laissa choir sur un lit très riche qui se trouvait là.

À peine y était-il, la demoiselle entra en compagnie de monseigneur Gauvain, et se montra fort dépitée de le voir étendu sur une aussi belle couche.

— Demoiselle, répondit paisiblement le chevalier, si elle eût été encore plus belle, je m’y fusse couché plus volontiers.

— Venez manger, beau sire, dit seulement messire Gauvain, car l’eau est cornée.

L’étranger répondit à voix basse qu’il n’avait pas faim et qu’il se sentait un peu souffrant.

— Certes, il doit être bien malade, s’écria la demoiselle, et s’il savait ce que c’est que la honte, il aimerait mieux d’être mort que vif. Il est honni et je ne mangerai pas en sa compagnie. Vous pouvez le faire, dit-elle à monseigneur Gauvain, mais vous serez honni comme lui.

Alors messire Gauvain descendit avec elle dans la salle. Mais, quand le repas fut terminé, il demanda ce que le chevalier faisait, et quand on lui eut dit qu’il n’avait rien voulu manger, il revint près de lui :

— Beau sire, que ne vous nourrissez-vous ? Vous n’êtes point de bon sens, car un prud’homme qui aspire à de beaux faits d’armes ne doit pas laisser son corps et ses membres s’appesantir. Par ce que vous aimez le plus au monde, mangez !

Il en dit tant ainsi que l’étranger consentit à se nourrir de ce qu’on lui apporta. Et ensuite il se mit au lit et s’endormit jusqu’au matin.

Quand l’aube creva et que le soleil commença d’abattre la rosée, le nain entra dans sa chambre et se mit à crier :

— Chevalier de la charrette, je suis prêt à tenir mon serment !

Aussitôt l’étranger de sauter du lit en braies et en chemise comme il était : et le nain le mène à une fenêtre en lui disant de regarder. Et il croit voir passer la reine, et Méléagant qui la mène, et Keu le sénéchal qu’on porte dans une litière. Et il regarde la reine très tendrement tant qu’il la peut voir, et se penche à la fenêtre, rêvant à ce qu’il regarde, de plus en plus, au point que son corps est dehors jusqu’aux cuisses et qu’il ne s’en faut guère qu’il ne tombe.

Heureusement, messire Gauvain entrait à ce moment, et la demoiselle avec lui. Voyant l’étranger en si grand péril, il le prit par le bras et le tira en arrière et, à son visage découvert, il le reconnut à l’instant.

— Ha ! beau doux sire, lui dit-il, pourquoi vous être ainsi caché de moi ?

— Pourquoi ? Parce que je devais avoir honte d’être reconnu. Car j’ai eu l’occasion d’acquérir tout honneur en délivrant madame, et, par ma faute, j’y ai failli.

— Certes, ce ne peut être par votre faute ! Car on sait bien qu’où vous échouez, il n’est personne qui pùt réussir.

Quand la demoiselle vit que messire Gauvain honorait tant le chevalier de la charrette, elle lui demanda quel était cet inconnu. Il répondit qu’elle ne le saurait point par lui quant à présent, mais que c’était le meilleur parmi les bons. Alors elle interrogea l’étranger.

— Demoiselle, fit-il, je suis un chevalier charretté.

— C’est grand dommage. Mais, bien que je vous aie fait des reproches, je ne dois pas vous manquer à la fin. Il y a ici de beaux et bons chevaux : choisissez le meilleur que vous pourrez trouver, et la lance que vous voudrez.

— Demoiselle, grand merci, dit messire Gauvain, mais il ne recevra son destrier de nul autre que moi, tant que j’en aurai, et j’en ai deux bons et beaux, il en montera un, mais il prendra la lance que vous lui offrez, s’il ne préfère la mienne.

Sur ce, les chevaux amenés, l’étranger enfourcha l’un, messire Gauvain l’autre, et tous deux prirent congé après avoir recommandé la demoiselle à Dieu.