Le Chevalier César de Saluces

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Le Chevalier César de Saluces
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 1045-1048).
LE CHEVALIER CESAR DE SALUCES.

Au milieu de cette lutte d’ambitions et de vanités dans laquelle se dépensent de nos jours tant de facultés précieuses, et d’où sortent tant de réputations usurpées, les existences qui se dévouent silencieusement au bien pour le bien deviennent de plus en plus rares C’est une de ces nobles vies qui vient de s’éteindre en Savoie, dans ce petit pays où peut-être, pendant trente-trois ans d’honorable paix, le plus de bien a été fait, le plus de bonheur moral et matériel donné aux peuples. Le chevalier César de Saluées fut le type le plus parfait de la vertu sans tâche dans une activité constante et sans faste. Cette modestie, cet incessant labeur dans le bien n’étaient point forcés pour lui : outre les dons de l’intelligence, il avait tous les titres que donne la fortune, il descendait d’une race souveraine, dont le berceau se cache dans la nuit héroïque des âges féodaux, et qui pendant six siècles a régné sur les belles vallées qui s’étendent au levant des Alpes. Par les vicissitudes de l’histoire, au milieu du XVIe siècle, cette race glorieuse dans la paix et dans la guerre cessa de régner, et cet événement faillit, au temps d’Henri IV, allumer une guerre européenne. Depuis lors, illustre aux premiers rangs de la noblesse du pays, auxquels ses anciens états étaient incorporés, — de cette noblesse piémontaise-savoyarde qui, mieux qu’aucune autre peut-être, a jusqu’à nos jours accompli sa mission sociale, — la race des Saluces a brillé par de continuels services.

Le père de M. César de Saluces, le comte Ange de Saluces, militaire distingué, grand-maître de l’artillerie, ne cessa de servir la monarchie de Savoie que lorsqu’en 1799 elle cessa d’exister. Savant remarquable, il fut, dans sa retraite, le fondateur de cette Académie des sciences de Turin, où brilla La Grange, et à qui l’illustration scientifique n’a pas manqué. Le comte de Saluces eut cinq fils et une fille. Sa fille, Deodata de Saluces, comtesse de Roero-Rovel, morte en 1842, tint une place distinguée parmi les poètes de sa pairie. Bien qu’elle ait toujours renfermé sa noble vie dans le cercle des affections et des devoirs domestiques, son inspiration n’en souffrit pas. Dans son beau poème d’Ipazia, le talent vraiment viril de la comtesse, Deodata a mêlé à une fable pleine d’intérêt l’analyse et l’appréciation brillantes des problèmes et des systèmes les plus subtils et les plus élevés des écoles d’Alexandrie. Des cinq fils du comte Ange, un mourut très jeune encore les armes à la main pour la défense de son pays ; les quatre autres atteignirent la vieillesse ; tous parvinrent aux plus hauts grades militaires, aux plus grands emplois de l’état. L’aîné, le comte Alexandre, pendant un certain temps ministre de la guerre, et à qui l’armée sarde dut beaucoup, fut un officier général d’un grand mérite, un organisateur habile, et dans son Histoire militaire du Piémont, il a montré un remarquable talent d’écrivain. En dehors des spécialités diverses de leurs emplois, l’influence toujours sage et bienfaisante de MM. de Saluces se fit longtemps sentir dans les affaires générales de la monarchie. La plus complète, la plus tendre union, un parfait accord d’intentions et de vues régnaient entre ces quatre frères. Ils vivaient, tous quatre depuis peu retirés des affaires, dans le repos noblement mérité d’une vieillesse honorée, lorsque la mort vint frapper parmi eux ses coups, qui devaient se succéder rapidement en suivant l’ordre des âges. En 1851 mourut le général comte Alexandre ; en 1852, le général chevalier Annibal, et maintenant vient de succomber le lieutenant-général, devenu par la mort de ses deux aînés comte César de Saluces. De cette branche d’une si grande maison, il ne reste plus que le général chevalier Robert, en qui elle s’éteindra.

Peu après le retour, en 1814, du roi de Sardaigne dans ses états, le chevalier César de Saluces fut choisi pour organiser, puis pour diriger et commander l’Académie militaire. Il était naturellement désigné pour cette tâche par une instruction profonde et variée, jointe aux principes les plus solides, au plus noble caractère, si bien exprimé par sa belle et noble figure. C’est dans cet emploi que pendant plus de vingt ans il a, avec un zèle infatigable, sans faste et sans bruit, sans rechercher l’éclat, dévoué presque tous ses instans à la tâche importante et ardue de former les jeunes générations qui devaient recruter le corps d’officiers de cette armée piémontaise, dont l’excellence a dit assez combien était éclairée la pensée qui avait présidé à l’instruction de ses chefs. Dans un pays militaire comme était le Piémont, l’académie fournissait aussi sa quote part au recrutement d’autres carrières, et jamais pays ne fut mieux servi dans toutes les carrières que le Piémont à cette époque. Avec une justesse d’esprit parfaite, le Chevalier César de Saluces avait assigné à chaque étude sa part légitime dans l’enseignement de l’école. Il y avait réuni, pour diriger sous lui cet enseignement, les hommes les plus distingués en Piémont dans les diverses spécialités qui se rattachaient à son plan. Il avait toutes les qualités qu’exige le commandement ; il avait aussi toutes celles qui inspirent l’affection. Je ne pense pas qu’une seule personne ait eu avec, lui des rapports suivis, qui ne lui ait gardé un attachement profond, et qui n’ait amèrement pleuré sa mort. Il était pour les élèves de son académie un père, et quelque chose de plus ; on oserait presque dire qu’il y avait dans sa bonté, dans sa surveillance et sa protection incessante quelque chose de maternel. Plus tard, après leur sortie de l’école, il continuait à les suivre du regard, de ses conseils, et demeurait leur guide et leur appui.

La foi religieuse du chevalier de Saluces, sa piété, étaient profondes et réglaient sa vie comme sa pensée. Tolérant, indulgent à autrui, il était sévère pour lui-même. Dévoué à son pays, à ses rois, aux institutions traditionnelles, aux grands principes qui font prospérer les sociétés, son esprit sage et éclairé était ouvert à toutes les lumières, à tous les progrès réels ; il les accueillait avec son amour actif pour le vrai et le bien. En 1830, le roi le choisit pour gouverneur des jeunes princes de Sardaigne, et dans cet emploi si important et épineux il apporta le zèle consciencieux, la sagesse éclairée qu’il avait apportés à diriger l’éducation de la jeune génération militaire. Il les y apporta avec tout le dévouement que cette âme chevaleresque et patriotique ressentait pour la vieille dynastie nationale. Il n’en conserva pas moins la haute direction et le commandement supérieur de l’Académie militaire. Ce double labeur ne l’absorbait pas tout entier : son intelligente activité s’appliquait encore en même temps à plus d’une fonction importante, à plus d’une entreprise utile. Il fut en 1819 secrétaire du conseil des ministres, puis directeur de l’Académie des beaux-arts, président de la commission des travaux d’histoire nationale, et son nom figura même modestement sur la liste des professeurs de l’université. Toutes les œuvres de charité, toutes celles qui avaient pour but un bien à faire, une amélioration à réaliser, l’avaient pour patron ou collaborateur actif.

Ce n’était pas seulement pour la jeunesse militaire, spécialement confiée à ses soins, que son intarissable bonté se déployait. Combien, en dehors doses rangs, de jeunes hommes protégés et soutenus par la même main bienfaisante ! combien à qui le chevalier de Saluces a ouvert la carrière et qui lui ont dû leur avenir ! combien de mérites ignorés il a découverts, révélés et acheminés au but ! M. de Salures avait un goût vif, éclairé et délicat pour les beaux-arts et pour toutes les choses de l’esprit, pour la littérature, et la poésie, qu’il cultivait avec un grand charme ; il se servait de sa haute position pour patroner tous les talens qu’il découvrait autour de lui.

En 1838, le général de Salures fit ses adieux à l’Académie militaire, cette institution, son œuvre, qui lui était si chère, en acceptant la charge de grand-maître de l’artillerie, qu’avait remplie son père, et que venait de remplir, avant de monter sur le trône, le roi alors régnant. Les honneurs qu’il méritait si bien, mais qu’il n’avait jamais cherchés, venaient à lui. En 1848, sentant le poids de l’âge et pour la première fois frappé par la maladie, il se retira de la vie active, que dans ce pays si heureux l’agitation et le bruit envahissaient aussi. Il demanda à la retraite un repos si bien gagné ; il s’y occupa à mettre en ordre quelques-uns de ses travaux et à les préparer pour la publicité. L’un de ses écrits, Souvenirs militaires des États sardes, écrit en Français, est prêt à paraître à Turin. La douleur des revers de son pays, des pertes de famille cruelles, les atteintes répétées de la maladie, troublèrent ce repos de l’homme de bien. Il passa une partie de l’été de 1853 retiré à la chartreuse de Collegno, près de Turin. Là, dans ses courses solitaires à travers ces admirables campagnes qu’il aimait tant, se recueillant en présence de cette riche et paisible nature dont il sentait si profondément le charme, il repassait dans sa pensée attristée les souvenirs de ceux qu’il avait aimés, mêlant sans doute aux regrets du passé la conscience d’une vie bien remplie et les espérances d’un saint avenir. Au commencement de l’automne, il voulut aller habiter le château de Monesiglio, antique manoir de sa famille à l’extrémité de l’antique marquisat de Saluces, et où par-dessus l’Apennin arrivent les brises de la Méditerranée. Là une plus douloureuse et plus grave atteinte de la maladie vint le frapper, et bientôt la mort se montra menaçante. Il fut ferme et doux devant elle, tel que la vie l’avait toujours trouvé. La religion, qui avait guidé sa vie, consola ses derniers instans, et le 6 octobre ce cœur si noble et si loyal cessa de battre. Sa dépouille mortelle repose avec celle de ses aïeux dans l’église de Saint-Bernardino, à Saluces, la vieille ville de sa maison.

Telle fut la vie de cet homme dont le caractère antique unissait aux vertus que l’on se plait à attribuer aux vieux âges ce que peuvent avoir de bon les temps nouveaux. Le général César de Saluces était doux et fort, chevaleresque et éclairé, dévoué à la tradition des ancêtres et sympathique à tous les progrès vrais, qui ne peuvent être salutaires et solides qu’en s’appuyant sur cette tradition. Appelé par son mérite et sa naissance à tous les honneurs, le descendant des vieux marquis souverains avait consacré sa noble vie à des labeurs souvent modestes, toujours utiles. On peut dire de ce digne représentant d’une illustre famille ce qui fut écrit de celui même en qui il crut et espéra : Pertransiit benefaciendo.


F. DE SYON.


V. DE MARS.