Le Chevalier Des Touches/IX

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Alphonse Lemerre (p. 213-234).

IX

Histoire d’une rougeur.


ependant, après avoir marché quelque temps encore, continua toujours mademoiselle de Percy, nous arrivâmes à une étoile formée par plusieurs routes qui se croisaient et qui conduisaient aux différentes villes et bourgades de la contrée. C’était là qu’on devait se séparer, après la dernière poignée de main. Les uns prirent la route de Granville et d’Avranches, les autres s’en allèrent du côté de Vire et de Mortain. On convint de se réunir à Touffedelys, s’il devait y avoir bientôt une nouvelle levée d’armes. Des Touches prit, lui, la route qui menait directement à la côte. Juste Le Breton et moi fûmes les seuls d’entre les Douze qui restâmes jusqu’au dernier moment avec cet homme, l’objet pour nous d’un intérêt devenu tragique et d’une curiosité qui n’a jamais été entièrement satisfaite. Nous devions revenir à Touffedelys par les Mielles, comme on appelle ces grèves, et en suivant la mer et sa longue ligne sinueuse. Quand nous sortîmes des terres labourées pour entrer dans les sables, la nuit était tombée et la lune avait eu le temps de se lever. C’était le chevalier qui nous menait, comme quelqu’un qui sait où il va. Avec son expérience de marin il connaissait, à une minute près, l’heure de la marée qui devait le porter en Angleterre. Nous avions pensé, sans avoir eu besoin de nous le dire, qu’il avait à son commandement quelque pêcheur dévoué sur cette côte écartée. Mais quel ne fut pas notre étonnement, quand la dernière dune que nous montâmes avec lui nous permit de découvrir la mer, battant son plein, brillante et calme, sur une ligne immense, mais profondément solitaire. Il n’y avait là ni un être vivant qui attendît Des Touches, ni une barque, couchée à la grève, qu’on pût mettre à flot, et qui pût l’emporter.

— Ah ! dit-il presque joyeusement, aujourd’hui je suis, par Dieu ! bien sûr qu’il n’y a pas d’espions dans la grève ! Depuis ma prison ils ont pu dormir et ils n’ont pas encore eu la nouvelle de ma délivrance, qui va les réveiller du péché de paresse. Ils me croient guillotiné de ce matin, et prennent campos, messieurs les gardes-côtes. »

— Quels veaux marins ! — interrompit M. de Fierdrap, qui, en sa qualité de grand pêcheur, ne pouvait souffrir aucune surveillance maritime, de quelque nature qu’elle pût être ; — ils ont toujours été les mêmes sous tous les régimes, ces soldats amphibies ! Avant la Révolution il fallait, pour obtenir la croix de Saint-Louis, si l’on n’avait pas fait d’action d’éclat, vingt-cinq ans de service comme officier ; mais, dans les gardes-côtes, il en fallait cinquante. Cela les classait.

— Oui, — dit mademoiselle Ursule, assez indifférente pour l’instant à l’honneur militaire, et qui dit oui comme elle aurait dit non ; — mais qu’ils avaient donc un joli uniforme, avec leurs habits blancs à retroussis vert de mer ! ajouta-t-elle, rêveuse. Elle revoyait peut-être cet uniforme-là sur quelque tournure qui lui avait plu dans sa jeunesse, et tout cela passait comme une mouette dans une brume, au fond du brouillard gris de ses pauvres petits souvenirs. »

Mais mademoiselle de Percy se souciait bien des rêves de mademoiselle Ursule et des haines méprisantes du baron de Fierdrap ! elle passa donc outre et reprit :

— Mais comment vous embarquerez-vous, chevalier ? lui dis-je, je ne vois pas une planche sur cette grève, et vous n’avez pas le projet peut-être d’aller de la côte de France à la côte d’Angleterre à la nage ?

— On pourrait y aller, me dit-il sérieusement. Qui sait s’il ne s’en sentait pas la force ? — Mais, mademoiselle, s’il n’y a pas de planches sur la grève, il y en a dessous. »

Alors nous connûmes la prudence et l’esprit de ressource de cet homme né pour la guerre de partisan. Il avait cette mémoire des lieux qui fait le pilote, et il ne l’avait pas que sur la mer. Il s’orienta sur le sol où nous étions, et tira de la ceinture de sa jaquette une serpette, qu’il avait prise dans le moulin sans doute, car les Bleus n’auraient pas osé laisser à un pareil homme seulement la pointe d’une lame de couteau, et il se mit avec cette serpette à creuser le sable, comme font les pêcheurs de lançon.

— On ferait mieux de dire les chasseurs, interrompit M. de Fierdrap, sérieux comme un dogme. Je n’ai jamais compris la pêche sans de l’eau. »

En quelques secondes, reprit la conteuse, Des Touches eut déterré une bêche et dix minutes après, il eut déterré son canot. C’est lui-même qui l’avait ensablé à cette place lors de son dernier débarquement. C’était sa coutume, nous dit-il. Il ne se confiait jamais à personne.

Obligé d’entrer dans les terres pour y porter à tel ou tel endroit les dépêches dont il était chargé, il ne pouvait laisser ce canot, qu’il avait fait lui-même, à un amarrage quelconque, où les gardes-côtes l’auraient surpris. Quand il l’eut déterré, il le porta à la mer, et pour cela il n’eut pas besoin de toute sa force. C’était une plume que ce canot. Il sauta sur cette plume, qui se mit à danser mollement sur la vague. Il était déjà redevenu « la Guêpe, » il allait redevenir « le Farfadet ! »

Il maintenait de sa rame, piquée dans le sol, la barque qui s’enlevait sur la vague comme un cheval ardent qui piaffe.

— Adieu, mademoiselle, et vous aussi, monsieur Juste Le Breton ! — nous dit-il, debout sur l’avant de sa barque, et il nous salua de la main.

— Quand nous reverrons-nous ? et même nous reverrons-nous ? Les paysans sont las ; la guerre fléchit ; ne parlent-ils pas là-bas de pacification encore ?… Il faudrait qu’un des Princes vînt ici pour tout rallumer… et il n’en viendra pas ! ajouta-t-il avec une expression méprisante qui me fit mal, et que j’ai bien des fois rencontrée sur les lèvres de serviteurs, pourtant fidèles, — et elle jeta un regard de reproche à son frère. — Je n’en amènerai pas un à cette côte, dans ce canot qui y apporta M. Jacques. Si cette guerre finit, que deviendrons-nous ? Du moins moi, qui ne suis propre qu’à la guerre. J’irai me faire tuer quelque part, et cette côte-ci n’entendra plus parler de Des Touches ! »

Nous lui renvoyâmes son adieu.

— Il est temps de partir, fit-il, voici le reflux. »

Il cessa de maintenir la barque mobile sur le flux écumeux du bord, et d’un de ces nerveux coups de rame comme il savait en donner, il la fit monter sur cette mer qui le connaissait, et disparut entre deux vagues pour reparaître comme un oiseau marin, qui plonge en volant et se relève, en secouant ses ailes. C’était à se demander qui des deux reprenait l’autre, si c’était lui qui reprenait la mer ou si la mer le reprenait ! Nous le suivîmes des yeux par ce clair de lune, qui rendait les ondulations de l’eau lumineuses ; mais la houle, qu’il trouva quand il fut au large, finit par nous cacher cette espèce de pirogue de si peu de bois, qu’il montait ; ce mince canot presque fantastique ! Le Farfadet s’était évanoui… Nous nous dirigeâmes vers Touffedelys par les dunes ; il faisait superbe. J’ai vu rarement, dans ma vie de chouanne à la belle étoile, une plus belle nuit. Nous entendions de moins en moins le bruit de la mer, qui s’éloignait et qui commençait à découvrir ses premières roches. Du côté des terres, tout était calme : la brise de la mer mourait à la grève, les arbres étaient immobiles. Sur la hauteur, dans le lointain bleuâtre, achevait de brûler, en silence et sans secours, le moulin à vent solitaire, que l’incendie avait mutilé et qui n’avait plus que trois ailes qui tournaient encore. Placées de manière à être atteintes les dernières par la flamme, elles avaient fini par s’enflammer. L’une d’elles avait brûlé plus vite que les autres, mais les trois autres avaient pris aussi, et elles flambaient, et, en tournant, leur roue faisait pleuvoir des étincelles, comme dans l’après-midi elle avait fait pleuvoir du sang. Quoiqu’il fût déjà loin en mer à cette heure, le terrible brûleur de ce moulin pouvait le voir se consumant dans cet air sans vent, avec sa flamme droite comme celle d’un flambeau, par cette nuit transparente, qui n’avait pas une vapeur, chose rare sur la Manche, cette mer verte comme un herbage, dont les brumes seraient la rosée. Je ne sais quelle tristesse me saisit, moi, la grosse rieuse. La femme, que j’avais sentie en moi, quand j’avais vu Des Touches si cruel, je la ressentis encore qui revenait sous mes habits de chouan… La pitié m’inondait le cœur pour Aimée, à qui j’allais avoir à apprendre la mort de M. Jacques, cette mort que Des Touches avait vengée, ce qui ne la consolerait pas !

Mademoiselle de Percy s’arrêta de cette fois, comme quelqu’un qui a fini son histoire. Elle rejeta les ciseaux dont elle avait gesticulé, dans les tapisseries, empilées avec leur laine sur le guéridon.

— Voilà, baron, dit-elle à M. de Fierdrap, cette histoire de l’enlèvement de Des Touches que mon frère vous avait promise.

— Et que vous avez fort bien narrée, ma chère Percy, — fit mademoiselle Sainte qui, voulant être aimable, lui envoya de sa bouche innocente l’éloge cruel de ce mot déshonorant. »

Mais le baron de Fierdrap, qui avait parlé si légèrement du chagrin d’Aimée, l’antisentimental pêcheur de dards, qui ne se souciait guère de ceux de l’amour, disait l’abbé, quand il était en verve de calembredaines, le baron de Fierdrap était devenu tendre ; il était redevenu le baron Hylas, et il voulut qu’on lui parlât d’Aimée.

— Ce fut moi, lui dit donc mademoiselle de Percy, qui lui appris la mort de son fiancé. Elle pâlit comme si elle allait mourir elle-même et elle s’enferma pour cacher ses larmes. Chez Aimée, vous l’avez vu, baron, tout porte en dedans, et le dehors ne perd jamais son calme. La seule chose extérieure de ce chagrin, renfermé dans son cœur, comme une relique dans une châsse scellée, fut la funèbre fantaisie de faire déterrer celui qu’elle appelait son mari, du pied du buisson où nous l’avions couché, et de le rouler dans cette robe de noces qu’elle avait portée un seul soir et qu’elle lui tailla en linceul.

Plus tard, lorsque les prêtres furent revenus et les églises rouvertes, pieuse comme elle est, ne pouvant supporter l’idée de ne pas reposer un jour près de lui, elle le fit transporter en terre sainte. Tout cela eut lieu, baron, sans éclat, sans retentissement, pour l’apaisement de son cœur, dont elle couvre le navrement sous des sourires qui entr’ouvriraient le ciel à des malheureux moins malheureux qu’elle. Quand, au milieu de son désespoir et de cette pâleur qu’elle a gardée toujours depuis cette époque, car elle n’a jamais repris entièrement cet incarnat de cœur rose-mousse entr’ouverte qui la faisait la rose reine des roses de Valognes, où la moindre des filles des rues éblouit de fraîcheur, quand on lui apprit que Des Touches était sauvé, elle eut encore ce coup de soleil inexplicable qui la faisait devenir une statue de corail vivant.

Et inexplicable elle est restée, monsieur de Fierdrap, cette rougeur inouïe ! Les années sont venues, le temps a marché, la vie n’est plus pour elle qu’un grand silence dans une seule pensée ; la surdité, l’isolante surdité, a bâti son mur entre elle et les autres, et l’a renfermée dans sa tour, comme elle dit. Eh bien, que le nom de Des Touches dont on parle bien peu maintenant, soit dit par hasard devant elle, et que ce jour-là soit aussi un jour où elle entende, la rougeur reparaîtra brûlante sur ces tempes d’une pureté de fille morte vierge, et où les cheveux blancs, si elle n’était pas blonde, auraient commencé à glisser leurs pointes argentées. C’est incroyable, baron, mais cela est. Tenez, je ne voudrais jamais lui faire volontairement la moindre peine, à cette noble fille, mais si je n’étais pas retenue par cette crainte, et que, me levant de ma place, j’allasse jusqu’à elle qui travaille à son feston sous cette lampe depuis trois heures sans avoir entendu un seul mot de ce que nous avons dit, et que je lui criasse à l’oreille :

— Aimée, le chevalier Des Touches n’est pas mort ! L’abbé vient de le rencontrer sur la place ! »

Parions, baron, que la rougeur, l’inexplicable rougeur reparaîtrait sur le visage de la fiancée de M. Jacques, qui n’a jamais aimé que lui…

— Je ne dis pas non, dit l’abbé profondément. Cela est sûr qu’elle aimait M. Jacques. Mais qui sait, fit-il en baissant la voix, précaution inutile pour elle, mais comme s’il avait craint pour lui-même ce qu’il disait… si, par impossible, elle n’était pas aussi pure… »

… Et il s’arrêta, n’osant pas achever, ayant, cet abbé grand seigneur, non plus peur seulement de sa parole, mais de sa pensée.

— Oh ! mon frère ! dit mademoiselle de Percy avec un cri mélangé du sentiment de l’horreur et de l’impossibilité de la chose, en frappant le parquet d’un pied de reine Berthe, indigné… »

Et les deux Touffedelys elles-mêmes devenues des sensitives, car la bêtise a parfois de ces moments-là où elle devient sensible, avaient reculé leurs fauteuils avec une énergie de croupe vertueuse, qui disait combien la pensée de l’abbé les scandalisait.

L’abbé n’acheva pas… Il en avait assez dit. Le prêtre est toujours le plus profond des moralistes. Le regard, aiguisé par la confession, va toujours plus avant que celui des autres hommes. Le Zahuri, dit-on, voit le cadavre à travers les gazons qui le couvrent. Le prêtre, c’est le Zahuri de nos cœurs.

Il regarda le baron de Fierdrap, qui cligna, mais qui, lui aussi n’ajouta pas une syllabe. Ce fut un point d’orgue singulier. Le tonneau de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de M. Mesnilhouseau ne hurlaient plus. Le silence, que ne fouettait plus la pluie, s’entassait au dehors et tombait dans ce salon, dont le feu était éteint et dont le grillon, cette cigale de l’âtre, que mademoiselle Sainte appelait un criquet, s’était endormi.

— Tiens ! dit le baron de Fierdrap, je n’ai pas pris mon thé, de toute cette histoire ! Il ouvrit sa théière et y plongea son nez. L’eau, à force de bouillir, s’était évaporée.

— Image de tout ! fit l’abbé très-grave. Allons-nous-en, Fierdrap ! laissons ces demoiselles se coucher. Nous avons fait une vraie débauche de causerie, ce soir.

— Il n’est pas tous les jours fête, dit le baron. Seulement, j’ai une diable d’envie d’être à demain. Puisque tu es sûr de l’avoir vu ce soir sur la place des Capucins, nous aurons peut-être demain des nouvelles du chevalier Des Touches. »

Et ils s’en allèrent, mademoiselle de Percy ayant englouti sa vaste personne et son baril oriental sous son coqueluchon de tiretaine. L’abbé, qui avait plus raison que jamais de l’appeler « son gendarme, » lui prit le bras d’autorité, et lui chantonna à demi-voix, en traînant ses sabots par les rues, les premières paroles d’une chanson qu’il avait faite, un jour, pour elle :

Je connais un militaire
Qui va disant son bréviaire
Et qui, dans son régiment,

N’a qu’un soldat, seulement…
C’est une fille un peu fière !
Plan, r’lantanplan ! r’lantanplan, plan, plan !

Le baron avait allumé, comme l’abbé, sa lanterne, et tous les trois ils reconduisirent pompeusement jusqu’à son couvent mademoiselle Aimée, à laquelle, par déférence pour une telle pensionnaire, les Dames Bernardines avaient accordé la permission de rentrer tard. L’abbé, sa sœur et le baron étaient plus ou moins impressionnés par cette histoire d’un des héros de leur jeunesse, mais ils l’étaient moins à coup sûr qu’une autre personne qui était là, et dont je n’ai rien dit encore. Dans l’attention qu’ils donnaient à ce qu’ils disaient, ils l’avaient oubliée et j’ai fait comme eux… Cette autre personne n’était qu’un enfant, auquel ils n’avaient pas pris garde, tant ils étaient à leur histoire ! et lui, tranquille sur son tabouret, au coin de la cheminée, contre le marbre de laquelle il posait une tête bien prématurément pensive. Il avait environ treize ans, l’âge où, si vous êtes sage, on oublie de vous envoyer coucher dans les maisons où l’on vous aime ! Il l’avait été, ce jour-là, par hasard peut-être, et il était resté dans ce salon antique, regardant et gravant dans sa jeune mémoire ces figures comme on n’en voyait que rarement dans ce temps-là et comme maintenant on n’en voit plus ! s’intéressant déjà à ces types dans lesquels la bonhomie, la comédie et le burlesque se mêlaient, avec tant de caractère, à des sentiments hauts et grands ! Or, si elle vous a intéressé, c’est bien heureux pour cette histoire, car sans lui elle serait enterrée dans les cendres du foyer éteint des demoiselles de Touffedelys, dont la famille n’existe plus et dont la maison de la rue des Carmélites, à ces cousines de Tourville, est habitée par des Anglaises en passage à Valognes ; et personne au monde n’aurait pu vous la raconter et vous la finir ! puisque, vous venez de le voir, cette histoire n’était pas finie ! Mademoiselle de Percy ne l’avait pas achevée, et elle ne l’acheva jamais. Elle en était restée à cette rougeur sur laquelle l’abbé avait mis avec un seul mot une lumière qui avait révolté sa sœur. Mademoiselle de Percy avait foi en Aimée, et les sentiments de cette âme robuste ne chancelaient point. Aimée de Spens garda son secret, et mademoiselle de Percy garda son respect pour Aimée. Elle mourut, la croyant la Vierge-Veuve, comme elle l’appelait, digne d’entrer au ciel avec deux palmes, les deux palmes des deux sacrifices accomplis ! L’abbé, qui avait le tact d’un grand esprit, ne fit jamais une réflexion et ne parla jamais du chevalier Des Touches à mademoiselle de Spens, qui, ayant perdu les Touffedelys après mademoiselle de Percy, se cloîtra sans prendre le voile et ne sortit plus de son couvent.

Mais l’enfant dont j’ai parlé grandit, et la vie, la vie passionnée avec ses distractions furieuses et les horribles dégoûts qui les suivent, ne put jamais lui faire oublier cette impression d’enfance, cette histoire faite, comme un thyrse, de deux récits entrelacés, l’un si fier et l’autre si triste ! et tous les deux, comme tout ce qui est beau sur la terre et qui périt sans avoir dit son dernier mot, n’ayant pas eu de dénoûment ! Qu’était devenu le chevalier Des Touches ?… Le lendemain, sur lequel le baron de Fierdrap comptait pour avoir de ses nouvelles, n’en donna point. Nul dans Valognes n’avait connaissance du chevalier Des Touches, et cependant l’abbé n’était pas un rêveur qui voyait à son coude ses rêves comme mesdemoiselles de Touffedelys et Couyart. Il avait vu Des Touches. C’était donc une réalité. Il était donc passé par Valognes, mais il était passé… D’un autre côté, quelle était dans la vie de cette belle et pure Aimée de Spens cet autre mystère qui s’appelait aussi Des Touches ?… Deux questions suspendues éternellement au-dessus de deux images, et auxquelles, après plus de vingt années, vaincue par l’acharnement du souvenir, la circonstance répondit ! Qui sait ? À force de penser à une chose, on crée peut-être le hasard.

Le hasard m’apprit en effet, parce que je n’avais jamais cessé de penser à cet homme et de m’informer de son destin, qu’il vivait… et que mon grand abbé de Percy ne s’était pas trompé quand il l’avait vu et qu’il l’avait pris pour un fou. De Valognes, qu’il avait traversé, comme le roi Lear, par la pluie et par la tempête, revenant d’Angleterre, échappé à ceux qui le gardaient et le ramenaient dans son pays, il était allé tomber dans une famille qu’il avait épouvantée de la folie furieuse dont il était transporté. L’ambition trahie, les services méconnus, la cruauté du sort, qui prend parfois les mains les plus aimées pour nous frapper, tout cela avait fait de cet homme, froid comme Claverhouse, un fou à camisole de force, dont la vigueur irrésistible offrait le danger d’un fléau. On l’avait ténébreusement interné dans une maison de fous, où il vivait depuis plus de vingt ans. Je sus tout cela peu à peu, par lambeaux, comme on apprend les choses qu’on vous cache, mais quand je le sus, je me jurai de me donner la vue de cet homme, qu’une femme, qui l’avait connu, avait mis sa force d’impression à me peindre comme me l’eût peint un poète. L’état dans lequel je trouverais cet homme héroïque, mort tout entier et pourrissant dans le plus affreux des sépulcres : une maison de fous ! était une raison de plus pour m’en donner le spectacle. C’est si bon de tremper son cœur dans le mépris des choses humaines, et entre toutes, de la gloire qui gasconne avec ceux qui se fient à elle et qui croient qu’elle ne peut tromper !

Il fut donc un jour où je pus le voir, ce chevalier Des Touches, et raccorder dans ma pensée sa forme jeune, svelte et terrible, comme celle de Persée qui coupe la tête à la Gorgone, et la figure d’un vieillard, dégradé par l’âge, la folie, tous les écrasements de la destinée. Ce que je fis pour cela est inutile à dire, mais je pus le voir… Je le trouvai assis sur une pierre, car depuis longtemps il n’était plus fou à lier, dans une cour carrée, très-propre et très-blanche, avec des arceaux à l’entour. Depuis qu’il n’était plus méchant, on l’avait retiré des cabanons et on le laissait vaguer dans cette cour, où des paons tournaient autour d’un bassin, bordé de plates-bandes qui étalaient des nappes de fleurs rouges. Il les regardait, ces fleurs rouges, avec ses yeux d’un bleu de mer, vides de tout, excepté d’une flamme qui brûlait là sans pensée, comme un feu abandonné où personne ne se chauffe plus. La beauté de la belle Hélène, de cet homme qui avait été plus célestement beau que la belle Aimée, avait dit mademoiselle de Percy, était détruite, radicalement détruite, mais non sa force. Il était encore vigoureux, malgré l’épuisement de vingt ans de folie, qui auraient consumé tout homme moins robuste. Il était vêtu tout en molleton bleu, avec des boutons d’os, et un foulard de Jersey au cou, comme un matelot, et c’était bien cela ; il avait l’air d’un vieux matelot, qui attend à terre et qui s’y ennuie. Le médecin me dit que l’âge venant et les furies ayant été remplacées par de la démence, le désordre le plus profond et le plus irrémédiable s’était fait dans ses facultés ; qu’il se croyait gouverneur de ville, âgé de deux mille ans, et que certainement je n’en tirerais pas un éclair de lucidité. Mais je n’y allai point par quatre chemins, et, d’emblée, je lui dis brusquement :

— C’est donc vous, chevalier Des Touches !

Il se leva de son arceau, comme si je l’eusse appelé, et m’ôtant sa casquette de cuir verni, il me montra un crâne chauve et lisse, comme une bille de billard…

— C’est singulier, dit le docteur, je n’aurais jamais pensé qu’il eût répondu à son nom, tant il a perdu la mémoire !

Mais moi que ceci animait :

— Vous souvenez-vous, lui dis-je à bout portant, de votre enlèvement de Coutances, monsieur Des Touches ?…

Il regardait dans l’air comme s’il y voyait quelque chose…

— Oui, dit-il, cherchant un peu. Coutances ! et, ajouta-t-il sans chercher, et le juge qui m’a condamné à mort, le coquin de… !

Il le nomma. C’était encore un nom porté dans la contrée, et son œil bleu de mer darda un rayon de phosphore et de haine implacable !

— Et d’Aimée de Spens, vous en souvenez-vous ? fis-je encore coup sur coup, craignant que le fou ne revînt, et voulant frapper de ce dernier souvenir sur le timbre muet de cette mémoire usée qu’il fallait réveiller ! »

Il tressaillit.

— Oui, encore aussi ! fit-il, et ses yeux avaient comme un afflux de pensées. — Aimée de Spens, qui m’a sauvé la vie ! La belle Aimée ! »

Ah ! je tenais peut-être l’histoire que mademoiselle de Percy n’avait pas finie !… Et cette idée me donna la volonté magnétique qui dompte une minute les fous et les fait obéir.

— Et comment s’y prit-elle pour cela, monsieur Des Touches ? Allons, dites !

— Oh ! dit-il (je lui avais enfin passé mon âme dans la poitrine, à force de volonté !), nous étions seuls à Bois-Frelon, vous savez ?… près d’Avranches… Tout le monde parti… Les Bleus vinrent comme ils venaient souvent, à petits pas… Ils cernèrent la maison… C’était le soir. Je me serais bien fait tuer, risquant tout, tirant par les fenêtres comme à la Faux, mais j’avais mes dépêches. Elles me brûlaient…. Frotté attendait. Ils l’ont tué, Frotté, n’est-ce pas vrai ?… »

Je tremblai que l’idée de Frotté ne l’entraînât trop loin de ce que je voulais qu’il me dît.

— Tué, fusillé ! lui dis-je. Mais Aimée ! »

Et je lui secouai durement le bras !

— Ah ! reprit-il, elle pria Dieu… entr’ouvrit les rideaux pour qu’ils la vissent bien… C’était l’heure de se coucher… Elle se déshabilla. Elle se mit toute nue. Ils n’auraient jamais cru qu’un homme était là, et ils s’en allèrent ! Ils l’avaient vue… Moi aussi… Elle était bien belle… rouge comme les fleurs que voilà ! désignant les fleurs du parterre. »

Et son œil redevint vide et atone, et il se remit à divaguer.

Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais mon histoire ! Ce peu de mots me suffisait. Je reconstituais tout. J’étais un Cuvier ! Il était donc vrai, l’abbé avait tort. Sa sœur avait raison. La veuve de M. Jacques était toujours la Vierge-Veuve. Aimée était pure comme un lis ! Seulement elle avait sauvé la vie à Des Touches, comme jamais femme ne l’avait sauvée à personne… Elle la lui avait sauvée, en outrageant elle-même sa pudeur. Quand, à travers la fenêtre, les Bleus virent, du dehors où ils étaient embusqués, cette chaste femme qui allait dormir et qui ôtait, un à un, ses voiles, comme si elle avait été sous l’œil seul de Dieu, ils n’eurent plus de doute. Personne ne pouvait être là, et ils étaient partis ; Des Touches était sauvé ! Des Touches qui, lui aussi, l’avait vue, comme les Bleus… qui, jeune alors, n’avait peut-être pas eu la force de fermer les yeux pour ne pas voir la beauté de cette fille sublime, qui sacrifiait pour le sauver le velouté immaculé des fleurs de son âme et la divinité de sa pudeur ! Prise entre cette pudeur si délicate et si fière et cette pitié qui fait qu’on veut sauver un homme, elle avait hésité… Oh ! elle avait hésité, mais, enfin, elle avait pris dans sa main pure ce verre de honte et elle l’avait bu. Mademoiselle de Sombreuil n’avait bu qu’un verre de sang pour sauver son père ! Depuis, peut-être, Aimée avait souffert autant qu’elle ? Ces rougeurs, quand Des Touches était là, et qui la couvraient tout entière à son nom seul, qui ne l’avaient jamais inondée d’un flot plus vermeil que le jour où mademoiselle de Percy avait dit, sans le savoir, le mot qui lui rappelait le malheur de sa vie : « Des Touches sera votre témoin ! » ces rougeurs étaient le signe, toujours prêt à reparaître, d’un supplice qui durait toujours dans sa pensée, et qui, à chaque fois que le sang offensé la teignait de son offense, rendait son sacrifice plus beau !

J’avoue que je m’en allai de cette maison de fous, ne pensant plus qu’à Aimée de Spens. J’avais presque oublié Des Touches…. Avant de sortir de sa cour, je me retournai pour le voir… Il s’était rassis sous son arceau, et, de cet œil qui avait percé la brume, la distance, la vague, le rang ennemi, la fumée du combat, il ne regardait plus que ces fleurs rouges auxquelles il venait de comparer Aimée, et dans l’abstraction de sa démence, peut-être ne les voyait-il pas…


fin.