Le Chevalier Des Touches/VII

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Alphonse Lemerre (p. 166-191).

VII

La seconde expédition.


ien de particulier, monsieur de Fierdrap, ne marqua l’espèce de marche forcée que nous fîmes de Touffedelys à Coutances, — continua la vieille chroniqueuse, qui avait repris son aplomb, un instant troublé, à présent et à mesure qu’elle entrait dans le récit d’un fait de guerre auquel elle avait pris part, et qui lui faisait dire nous avec un bonheur qui touchait presque à la sensualité. — Dans ces temps-là, les routes étaient plus mauvaises qu’aujourd’hui, et, pour cette raison, bien moins fréquentées. D’ailleurs, ce n’était pas la route départementale, qu’on appelait la grande route, que nous avions prise. La grande route voyait deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à cheval, car les Chouans avaient une idée qui motivait cette bandoulière de gendarmes : c’est que la guerre paye partout la guerre, et que l’argent du gouvernement, qu’ils voulaient mettre par terre, leur appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là nous avions évité soigneusement cette diligence et ses gendarmes protecteurs, et nous avions pris la traverse, qu’en notre qualité de chouans nous connaissions très-bien pour l’avoir longtemps pratiquée… Nous arrivâmes donc d’assez bonne heure chez les paysans de la Varesnerie, et bien nous prit de n’avoir rencontré sur notre route personne de contrariant et d’avoir eu la jambe assez leste, malgré la danse d’où nous sortions, puisqu’à notre arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un quart de lieue des faubourgs de la ville, nous apprirent que Des Touches avait été condamné la veille au soir par le tribunal révolutionnaire de Coutances, et qu’il devait être raccourci le lendemain. Il paraît, du reste, qu’il s’était conduit avec le tribunal révolutionnaire de manière à exaspérer davantage un fanatisme de haine politique qui n’avait pourtant pas besoin d’être exaspéré. Du caractère incompressible qui était le sien et qu’il ne démentit jamais, il avait dédaigné de répondre aux questions des juges, et il était resté ferme et rebelle à toutes les interrogations et même à toutes les supplications de ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son destin, leur opposant un silence qu’il ne rompit point, même par un cri ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage… De pareilles nouvelles, confirmées d’ailleurs par les deux ou trois d’entre nous qui étaient entrés dans Coutances, et qui avaient vu la guillotine déjà dressée et prête sur la place des exécutions, nous mettaient dans la nécessité d’agir comme la foudre et de ne plus compter que sur l’énergie seule, l’énergie, en ligne droite et courte, qui n’avait plus le temps de se replier dans la ruse (comme on l’avait fait à Avranches), et qui devait tout simplifier, comme le coup droit dans le maniement de l’épée, par la rapidité de son action.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, nous dit M. Jacques, et c’était à tous notre avis. Il faut cette nuit, à l’heure où la ville commencera d’être endormie, tenter d’ensemble une brusque entrée dans la prison et y prendre ou y délivrer Des Touches par la force. Ce sera rude, messieurs ! La prison est située au centre de trois cours spacieuses qui s’enveloppent les unes les autres. Dans la première et la plus extérieure de ces cours est une sentinelle qui, en tirant son coup de fusil, fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté, lequel, en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour toute la garnison de la ville. Si les bourgeois s’en mêlent, ils peuvent nous jeter par leurs fenêtres les premières choses venues qui leur tomberont sous la main, ou par leurs portes entrebâillées nous fusiller au détour de ces rues dont nous ne connaissons pas le réseau.

— Bourreau ! s’écria Desfontaines, dont c’était le juron, quel programme ! » Il trouvait Vinel-Aunis charmant et il l’imitait. Il en était le clair de lune. « Nous dansions hier soir, camarades, ajouta-t-il, nous pourrions bien la danser cette nuit.

— Vous faites le plan de l’ennemi, monsieur, dit La Varesnerie à M. Jacques, mais le nôtre, monsieur, quel est-il ?

— Le nôtre, répondit M. Jacques, est celui des boulets, des obus et des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand ils ne sont pas aplatis.

— Eh bien, dit Juste Le Breton, dont le surnom était le Téméraire, soyons donc des projectiles, et entrons !

J’ai toujours dans les oreilles, continua mademoiselle de Percy, la voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot d’entrons ! qui fut réalisé quelques heures après, car nous entrâmes et même nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je n’ai jamais entendu de plus joyeux son de trompette. Juste Le Breton était vraiment heureux de ce que venait de dire M. Jacques. Nous autres, les dix autres, nous n’en souffrions pas ; nous n’en tremblions pas, mais Juste, il en était heureux ! C’était un contempteur absolu de toute prudence que ce Juste Le Breton. L’idée qu’il n’y avait plus, dans cette question de l’enlèvement de Des Touches, que de la force, et qu’en fait de stratagème et de précautions humaines, nous étions au bout du fossé, et qu’il n’y avait plus qu’à sauter, cette idée, formidable aux plus braves, le ravissait. J’ai vu bien des gens braves dans ma vie, je n’en ai pas vu exactement de ce genre de bravoure-là ! M. Jacques, qui avait le génie du général, sous l’officier intrépide, — Des Touches lui-même, cet homme inouï parmi les énergiques, qui n’a peut-être jamais senti en toute sa vie un seul battement de cœur dans sa poitrine de marbre, admettaient, en une foule de circonstances, la prudence humaine ; mais Juste Le Breton, jamais ! Ils l’appelaient le Téméraire, ils auraient tout aussi bien pu l’appeler : « Rien d’impossible ! » Voulez-vous en juger ? Un jour, ici, sur la place du Château, il était entré à cheval chez un de ses amis qui logeait Hôtel de la Poste, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé à sauter par la fenêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois jambes et s’ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les éperons enfoncés jusqu’à la botte, n’ayant pas, pour son compte, une égratignure !

— Deux secondes de sensation d’hippogriphe, dit l’abbé ; mais l’hippogriphe avait des ailes, ce qui fait le Roger de l’Arioste, d’un mérite moins grand que ton héros, mademoiselle ma sœur.

— Une autre fois, reprit-elle, — toute palpitante du succès de celui que son frère venait d’appeler son héros, — s’ennuyant chez un de ses amis un jour de pluie (je crois que c’était chez ce coq batailleur de Fermanville), il lui dit : « Si nous nous battions pour passer le temps ? » car, à cette époque-là, on était ainsi à Valognes, on y tuait le temps à coups d’épée ; et Fermanville n’ayant pas d’autre objection à faire à cette proposition, qu’il n’y avait là qu’un seul sabre : « Prends la lame et laisse-moi le fourreau, » dit Juste ; et comme l’autre, qui avait du cœur, ne voulait pas de ce partage, Juste Le Breton le força bien à se servir de la lame, car il se jeta sur lui et l’écharpa avec le fourreau.

— Je ne ferai plus de réflexions, Percy, dit l’abbé éternellement taquin, parce que tu me donnerais encore une anecdote sur ton favori Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon d’impatience, attendrait son histoire trop longtemps.

— J’ai fini, dit-elle, mais ce n’était pas une digression, mon frère. Il fallait bien, dans l’intérêt même de mon histoire, que je vous fisse comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le danger, non pas comme on aime sa maîtresse, car on la trouve toujours assez jolie…

— Et assez dangereuse, fit cette fine langue d’abbé.

— Tandis que lui, continua-t-elle, ne trouvait jamais le danger assez grand, comme il le prouva, du reste, une fois de plus ce jour-là, dans cette affaire de Des Touches, où il l’augmenta par une imprudence qui fut la cause de la mort de M. Jacques, et qui pouvait nous faire, dans les murs de Coutances, massacrer tous jusqu’au dernier !

Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille lionne, mais au ton qu’elle avait, on voyait bien qu’elle ne gardait pas grande rancune à son sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton !

— C’est entre onze heures et minuit, reprit-elle, que nous quittâmes la ferme des Mauger, ces paysans de la Varesnerie qui nous avaient donné asile. Nous la quittâmes pour n’y pas revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions ramener Des Touches dans un endroit si près de la ville ; si nous ne pouvions pas réussir, nul des Douze ne devait revenir ni là ni ailleurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine très-courte, avec de la poudre et des balles en suffisance, et à la ceinture un couteau à éventrer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son bras en écharpe, dans votre mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu de carabine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque nous sortîmes de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit dire à notre loustic en second de Desfontaines :

— Phœbé pour Phœbé, j’aimerais mieux pour cette nuit mademoiselle Phœbé de Thiboutot que celle-là ! »

Cette lune de mauvais augure pouvait, en effet, nous jouer plus d’un méchant tour. Mais, en nous approchant de la ville, nous fûmes un peu rassurés par un petit brouillard qui commença à s’élever du sol, comme la fumée d’un feu de tourbière dans un champ. Nous eûmes l’espoir que ce brouillard s’épaissirait assez du moins pour qu’on ne pût rien distinguer de bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites que celles d’Avranches, par conséquent plus plongées dans l’ombre tombant des maisons. Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un quart, qui tinta à la Cathédrale, et que répétèrent pour les échos seuls les autres horloges de cette ville, qui dormait comme une assemblée de justes, quoique ce fût une ville de coquins révolutionnaires. Les rues étaient muettes ; pas un chat n’y passait. Que fût-il arrivé de nous tous, de Des Touches, de notre projet, si nous avions rencontré seulement une patrouille ? Nous savions bien ce qui, dans ce cas, serait arrivé ; mais nous n’avions la liberté d’aucun choix ; il fallait aller, s’exposer à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain Des Touches serait guillotiné ! Heureusement, nous n’aperçûmes pas l’ombre d’une patrouille dans cette ville, morte de sommeil. Des réverbères très-rares et à de grandes distances les uns des autres, tremblaient au vent à l’angle des rues. Suspendus à de longues perches noires, transversalement coupées par une solive, et figurant un T inachevé, ils avaient assez l’air de potences. Tout cela était morne, mais peu effrayant. Nous enfilâmes une rue, puis une autre. Toujours même silence et même solitude. La lune, qui se brouillait de plus en plus, se regardait encore un peu dans les vitres des fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait pas même la lueur d’une veilleuse expirante. Nous assoupissions le bruit de nos pas, en marchant.

Le moment était pour nous si solennel, monsieur de Fierdrap, que j’ai gardé les moindres impressions de cette nocturne entrée dans Coutances et le long de ces rues où nous avancions comme sur une trappe dont on se défie et qui peut s’ouvrir tout à coup et vous avaler, et que je me rappelle parfaitement une vieille femme en cornette de nuit et en serre-tête, le seul être vivant de cette ville ensevelie toute entière dans ses maisons comme dans des tombes, laquelle, à la fenêtre d’un haut étage, vidait, au clair de la lune, une cuvette avec précaution et mystère, et mettait à cela une telle lenteur, que les gouttes du liquide qu’elle versait auraient eu le temps de se cristalliser avant de tomber sur le sol, s’il avait fait un peu plus froid. Elle en accompagnait la chute de l’avertissement charitable : « gare l’eau ! gare l’eau ! » prononcé d’une voix tremblotante, qu’elle veloutait pour n’éveiller personne, et qui disait à quel point elle était consciencieuse dans ce qu’elle faisait, et même timorée. À chaque goutte qui tombait ou qui ne tombait pas, elle répétait du même ton dolent son gare l’eau ! monotone… Nous nous rangeâmes contre le mur d’en face, craignant qu’elle ne nous aperçût… Mais, trop occupée pour cela, elle continua d’épancher sa source éternelle, en diésant toujours son gare l’eau !

— Dans mon pays, dit à voix basse La Bochonnière, les moulins à eau s’appellent des Écoute-s’il-pleut ; mais, du diable ! en voilà un comme je n’en avais jamais vu.

— Cela l’étonnerait un peu si d’une balle on lui cassait sa cuvette au rez de la main, » fit Cantilly, très-fort au pistolet, qui jetait en l’air une paire de gants et la perçait d’une balle avant qu’elle ne fût retombée.

Nous rîmes et nous passâmes, oubliant la bonne femme, en tournant le coin de la rue et en nous trouvant nez à nez avec la guillotine, droite et menaçante devant nous, attendant son homme… Embuscade funèbre ! C’était la place des exécutions. La prison n’était pas loin de là. Nous descendîmes, comme des gens qui dévalent à l’abîme, cette rue qui va de la prison à la place de l’échafaud, et qu’on appelle dans toute ville la rue Monte-à-Regret, cette rue qu’il nous fallait empêcher Des Touches de monter le lendemain. La prison blanchissait au bout de cette espèce de boyau sombre, sur une autre place. Nous nous arrêtâmes… le temps de respirer…

Elle contait comme quelqu’un qui a vécu de la vie de son conte. L’abbé et le baron, eux, ne respiraient plus.

— Ah ! c’était le moment ! fit-elle ; le moment terrible où l’on va casser le vitrage et où l’on serait perdu si, en le brisant, une seule vitre allait faire du bruit… La sentinelle, dans sa houppelande bleue, se promenait nonchalamment, son fusil penché dans l’angle de son bras, de l’un à l’autre côté du porche, comme un chappier d’église, à vêpres. Le dernier rayon vaillant de cette lune qui devait ressembler une heure après à un chaudron de bouillie froide, et qui nous rendit ce dernier service, tombait à plein dans la figure du soldat en faction et l’empêchait de distinguer nos ombres mobiles dans l’ombre arrêtée des maisons. « Je me charge de la sentinelle, » dit à voix basse Juste Le Breton à M. Jacques, et d’un bond il fut sur elle et l’enleva, houppelande, fusil, homme et tout, et disparut avec ce paquet, sous le porche de la prison, en nous faisant le passage libre. Comment s’y était-il pris, ce diable de Juste ?… Mais la sentinelle n’avait pas poussé un seul cri.

— Il l’aura poignardée ! fit M. Jacques. Allons, c’est à notre tour, messieurs. Nous pouvons avancer !… »

Et tous, avec lui, serrés les uns contre les autres comme les grains d’une grappe, nous nous précipitâmes sous le porche nettoyé par Juste, et nous entrâmes dans la première cour de la prison.

C’était une cour parfaitement ronde, dont l’enceinte intérieure ressemblait à la cour d’un cloître, avec des arcades très-basses et des piliers trapus. Elle était vide. Où était passé Juste ?… Nous fouillâmes du regard sous ces arcades noires où l’on ne voyait rien, entre ces piliers blancs où il avait porté peut-être la sentinelle égorgée ; mais bah ! il saurait bien nous retrouver, et nous franchîmes au pas accéléré la deuxième cour, aussi déserte que la première, pour arriver d’une haleine à la prison qui était au fond de la troisième… Ah ! nous allions vite ! Nous avions aux reins la pique de la nécessité ! Nous vîmes vaciller une lueur à un petit corps de bâtiment avancé, attenant à la geôle et qui ressemblait à ce qu’on appelle, en terme de construction militaire, une poivrière. Le geôlier n’était pas couché. Ce n’était plus l’énergique Hocson d’Avranches, avec son cœur désolé et implacable ; c’était tout simplement, celui-là, une bête brute à bonnet rouge, savetier, pour les gens de la ville, entre deux tours de clefs. Comme c’était jour de décade ce jour-là, et qu’il avait à livrer le lendemain des chaussures à ses pratiques, il veillait… Sa femme et sa fille, une enfant de treize ans, dormaient dans une espèce de soupente très élevée et à laquelle on montait avec une échelle. Nous vîmes tout cela à travers une vitre crasseuse qu’une lampe à crochet éclairait d’un jour rouge et fumeux… Nous ne le prévînmes pas ; nous ne l’appelâmes pas ; nous ne frappâmes pas doucement à sa porte ; mais, poussés par cette nécessité d’agir à la manière des boulets, comme l’avait dit M. Jacques, des onze crosses de nos carabines, qui ne firent qu’un seul coup dans cette porte, nous la fîmes voler sur ses gonds et nous tombâmes comme un tonnerre sur cet homme terrassé d’abord, puis relevé de terre, mis sur ses pieds et tenu au collet par deux poignes vigoureuses, avec injonction, le couteau sur le cœur, de livrer ses clefs et de nous conduire à Des Touches. Vous le savez, monsieur de Fierdrap, les Chouans avaient une renommée sinistre, et parfois ils l’avaient méritée. On les voyait toujours un peu à la lueur des horribles feux qu’ils allumaient sous les pieds des Bleus. L’épouvante publique leur donnait un des noms du diable : on les appelait Grille-pieds. Nous profitâmes de cette affreuse réputation des Chouans pour terrifier le misérable que nous tenions, et Campion, qui avait les sourcils barrés et la face terrible, le menaça de le faire griller comme un marcassin de basse-cour seulement s’il osait résister. Il ne résista pas. Il était dissous par la surprise et par la peur, une peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et traîné par deux d’entre nous, il nous mena au cachot de Des Touches. Sa femme et sa fille étaient restées plus mortes que vives dans leur soupente ; mais pour qu’elles n’en descendissent pas et n’allassent avertir, nous renversâmes l’échelle. La terreur leur coupait la gorge. Elles ne crièrent pas, mais elles auraient crié que peu nous importait. Ce n’était pas comme la sentinelle. Les murs de la prison étaient épais. Il y avait trois cours, toutes trois désertes. On n’aurait pas entendu leurs cris.

— Vive le Roi ! » fîmes-nous en entrant dans le cachot de Des Touches… Prisonnier une semaine à Avranches, prisonnier à Coutances depuis quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui voulaient broyer son énergie sous les tortures de la faim et le montrer sur l’échafaud dans une déshonorante faiblesse, Des Touches était assis sur une espèce de soubassement de pierre, tenant au mur de la prison et qui avait la forme d’une huche ; lié de chaînes, mais fort calme.

Il savait les chances de la guerre comme il savait les inconstances de la vague, ce partisan et ce pilote ! Pris un jour, délivré l’autre, repris peut-être ! il avait usé cette pensée…

— Eh bien, dit-il avec son beau sourire, — ce ne sera pas pour demain encore ! — Tenez, ajouta-t-il, déferrez cette main et je vous aiderai pour le reste ! »

Il avait tordu la chaîne qui attachait ses deux bras, mais pincés dans des bracelets d’acier qui paralysaient, en les comprimant, le jeu de ses muscles, il n’avait pas pu la briser !

— Non, chevalier, lui dit M. Jacques, scier tout cela serait trop long ! Nous sommes pressés, nous vous enlèverons avec vos fers ! »

Et comme il avait été dit, il fut fait, baron de Fierdrap ! Trois d’entre nous le prirent sur leurs épaules et l’emportèrent, comme sur un pavois !

Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, à la place de Des Touches, le geôlier auquel nous laissâmes la vie, mais que, par prudence, nous enfermâmes à double tour dans le cachot. Je mets plus de temps à vous conter toutes ces choses que nous n’en mîmes à les exécuter. Les zigzags de l’éclair ne sont pas plus rapides. Nous retraversâmes les trois grandes cours, toujours solitaires ; mais à la rue…, à la rue, le danger allait recommencer !

Et cependant tout était au mieux ! Nous tenions Des Touches ! La lune n’était plus qu’un œil vide. Elle tachait le ciel au lieu de l’éclairer, et le brouillard commençait à mettre, entre les objets et nous, comme une espèce de voile de soie… Les profils des maisons fondaient dans la vapeur. Nous reprîmes les rues que nous avions suivies déjà, toujours sans rencontrer personne ! Hasard prodigieux ! C’était presque de la féerie ! Cette ville, immobile dans son sommeil, semblait enchantée. Quand nous repassâmes dans la rue de la bonne femme qui vidait sa cuvette, elle était encore à la même place, faisant le geste de la vider toujours ! Nous la vîmes moins à cause du brouillard : mais elle disait, sans discontinuer, son gare l’eau ! prudent et plaintif. Était-ce une statue qui parlait ? Ce que nous entendîmes tout à coup l’interrompit-elle ? Dans l’immense silence de la ville, un coup de fusil éclata.

— Armons nos carabines, messieurs, et garde à nous ! dit M. Jacques.

— Et gare les balles ! dit Desfontaines. Ce n’est plus : gare l’eau ! »

Presque au même instant, une autre détonation plus âpre déchira plus cruellement l’air et fit vibrer l’espace.

— Ceci est la carabine de Juste Le Breton ! dit M. Jacques, qui la reconnut avec son oreille militaire.

Il n’avait pas prononcé ces mots, que Juste, lancé comme un tigre, tombait parmi nous, et nous disait de sa voix claire :

— Doublez le pas ! voici les Bleus ! »

Or, sachez ce qui s’était passé, monsieur de Fierdrap ! Le « Téméraire, » qui n’avait pas volé son nom, au lieu de poignarder la sentinelle, ainsi que l’instinct de la guerre l’avait fait croire à M. Jacques, l’avait portée vivante, à bout de bras, sous les arcades de la prison. Sûr de sa force, et aimant à jouer avec elle, il avait eu le dédain généreux de ne pas tuer cet homme, et il l’avait tenu dans l’impossibilité absolue de pousser un cri, tant de sa formidable main il l’avait étreint à la gorge ! et il était resté ainsi, l’étreignant, tout le temps que nous avions mis à enlever Des Touches. Du fond de son arceau et de ces ténèbres, il nous avait vus repasser dans la cour avec le prisonnier, et, pour nous donner le temps de faire sûrement notre retraite, il avait continué de maintenir la sentinelle dans cette situation, terrible pour tous les deux. Quand il nous crut assez loin de la prison pour n’avoir plus rien à craindre, il la lâcha et il pensa l’avoir étouffée. En effet, ruse ou douleur d’avoir senti si longtemps le carcan de cette main de fer, elle était tombée aux pieds de Juste, qui s’en alla. Mais, une fois parti, la sentinelle, fidèle à sa consigne, s’était relevée, avait ramassé son fusil et tiré pour appeler le corps de garde aux armes.

Juste était alors au haut de la rue Monte-à-regret.

— Ah ! pensa-t-il, j’ai fait une faute d’avoir épargné cette canaille, mais elle va la payer ! »

Et il redescendit la rue, et, à soixante pas, malgré le brouillard, il étendit roide mort la sentinelle qui rechargeait son arme, — et il prit sa volée pour nous rejoindre et nous avertir !

Mais le feu était à la poudre ! On entendait des roulements de tambour du côté du quartier de la ville que nous venions de quitter. Nous hâtions le pas.

Derrière nous, à l’extrémité d’une des rues que nous enfilions, nous vîmes une troupe que nous crûmes les gens du corps de garde, et c’étaient eux probablement. Ils s’avançaient avec précaution, car ils ne savaient pas notre nombre… Qui vive ! firent-ils en s’approchant, mais tous, excepté ceux qui portaient Des Touches, nous leur répondîmes par une décharge de carabines, qui leur dit, du reste, avec une clarté suffisante, que nous étions les Chasseurs du Roi !

Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent de leurs balles qui ricochèrent contre les murs, mais ne nous tuèrent personne. Il était évident pour nous, à la mollesse de leur poursuite, que ces hommes qui marchaient sur nous attendaient du renfort de la garnison réveillée, et cette circonstance nous donna de l’avance, et probablement nous sauva. Tout en marchant presque à la course, partout où nous apercevions un réverbère, d’un coup de feu il était cassé ! L’obscurité pleuvait donc dans ces rues étroites, où la plus forte troupe n’aurait pu déployer qu’un très-petit front. C’était là pour nous un avantage. Ceux qui portaient Des Touches étaient couverts par les neuf autres, qui de minute en minute se retournaient et tiraient, en se retournant. Nous touchions à la porte du faubourg de la ville, et il était temps ! Au centre de Coutances s’élevait un grand tumulte. On entendait distinctement les cris : Aux armes ! La ville était debout. Ceux qui, derrière nous, avançaient, ne prenaient que le temps de recharger leurs armes. À la dernière décharge qu’ils firent sur nous, fatalité ! M. Jacques s’abattit, après avoir deux fois tourné sur lui-même comme une toupie. J’étais près de lui quand il tomba.

— Oh ! son pressentiment ! » pensai-je.

Et l’idée d’Aimée me traversa le cœur.

— Est-il mort ? » dis-je à Juste Le Breton, qui l’avait relevé.

— Mort ou non, répondit-il, nous ne le laisserons pas aux Bleus, qui se vengeraient de nous en fusillant son cadavre ; » et, le levant de ses deux bras d’Hercule, il le coucha sur les épaules de ceux-là qui portaient Des Touches, lequel eut ainsi son camarade de pavois !

Vingt minutes après, la ville était déjà loin, noyée dans son brouillard et dans son bruit, et nous, en pleine campagne, avec notre double fardeau. Nous n’avions été ni traqués, ni coupés, mais nous allions l’être, si la rue du faubourg n’avait pas fini. Dans la campagne, le brouillard était encore plus épais que dans la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus qui nous poursuivaient, ne pouvaient savoir la direction que nous allions prendre. D’ailleurs la campagne, le hallier, le buisson, les routes perdues, tout cela nous connaissait ! Nous étions des Chouans !

La Varesnerie, qui savait le pays par cœur, nous fit prendre par les terres labourées. Puis nous ouvrîmes une ou deux barrières fermées seulement avec des couronnes de bois tors et nous entrâmes dans des chemins qui ressemblaient à des ornières. Au bout de deux heures de marche à peu près, nous descendîmes dans un bas-fond où coulait une rivière au bord de laquelle était amarré un grand bateau destiné à charrier cet engrais que dans le pays on nomme tangue et qu’on tire au grelin, le long d’un chemin de halage, parallèle à la rivière dans toute sa longueur.

C’est dans ce grand bateau que ceux qui portaient Des Touches et M. Jacques les déposèrent, et c’est là que nous restâmes à attendre le jour, heureux d’avoir délivré l’un, mais le cœur glacé d’avoir perdu l’autre. Quand le jour vint nous prendre, nous pûmes juger de la blessure de M. Jacques. Il avait reçu une balle en plein cœur. Nous l’enterrâmes au bord de cette rivière inconnue, cet inconnu dont nous ne savions rien, sinon qu’il était un héros ! Avant de l’étendre dans la fosse que nous lui creusâmes avec nos couteaux de chasse, je coupai à son bras le bracelet que lui avait tressé Aimée, de ses cheveux plus purs que l’or, et dont le sang qui le couvrait allait faire pour elle une relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout, nous lui rendîmes le seul honneur que des soldats puissent rendre à un soldat, en le saluant une dernière fois du feu de nos carabines, et en parfumant le gazon, sous lequel il allait dormir, de cette odeur de la poudre qu’il avait toujours respirée !

— Il n’est pas à plaindre, dit M. de Fierdrap, qui crut répondre à la pensée secrète de mademoiselle de Percy. — Il est mort de la mort d’un Chouan et il a été enterré au pied d’un buisson, comme un Chouan, sa vraie place ! tandis que Des Touches, que l’abbé vient de voir sur la place des Capucins, est probablement fou, errant, misérable, et que Jean Cottreau, le grand Jean Cottreau, qui a nommé la chouannerie et qui est resté seul de six frères et sœurs, tués à la bataille ou à la guillotine, est mort, le cœur brisé par les maîtres qu’il avait servis, auxquels il a vainement demandé, pauvre grand cœur romanesque, le simple droit, ridicule maintenant, de porter l’épée ! L’abbé a raison : ils mourront comme les Stuarts.

Mademoiselle de Percy n’eut pas le courage de protester une seconde fois contre l’opinion de ces blessés de la fidélité atteints au cœur, qui, comme l’abbé et le baron, se plaignaient entre eux des Bourbons, comme on se plaindrait d’une maîtresse, car se plaindre de sa maîtresse est peut-être une manière de plus de l’adorer !

— Après les derniers devoirs rendus à M. Jacques, reprit la conteuse, nous pensâmes à délivrer de ses fers le chevalier Des Touches que nous avions assis et appuyé, dans le bateau à tangue, contre le mât auquel on attache le grelin. Ceux qui l’avaient pris lui avaient fait comme une espèce de camisole de force avec des chaînes croisées et recroisées, et ils les avaient serrées au point de produire l’engourdissement le plus douloureux en cet homme svelte et souple, dans les membres duquel dormait une force qui avait ses réveils, comme le lion. Avec son instinct et son amour du combat, il avait dû furieusement souffrir d’entendre passer les balles autour de lui, sur les épaules de ses compagnons, et de n’en pouvoir cracher une seule à l’ennemi ; mais la marque distinctive du courage de Des Touches, c’était la patience de l’animal ou du sauvage sous la circonstance qui l’écrasait. C’était un Indien que cet homme de Granville ! Il avait jusque-là, dans la marche et dans la nuit, souffert de ses chaînes en silence, mais, depuis qu’il faisait jour et que nous n’avions plus l’ennemi aux talons, il devait avoir hâte d’être délivré du poids écrasant de ses fers ! Tout à l’heure, il faudrait reprendre notre route, et lui, libre, serait un fier soldat de plus, si nous étions attaqués, d’aventure, dans notre retour à Touffedelys. Nous essayâmes donc de forcer et de rompre toute cette ferraille ; mais, n’ayant que nos couteaux de chasse et les chiens de nos carabines, une telle besogne menaçait d’être longue et peut-être impossible, quand un de ces hasards comme il ne s’en rencontre qu’à la guerre nous tira de l’embarras dans lequel nous nous trouvions alors.

— Ah ! c’est l’histoire de Couyart ! dit en se remuant voluptueusement dans sa bergère mademoiselle Sainte de Touffedelys, comme si on lui avait débouché sous le nez un flacon de l’odeur qu’elle eût préférée.

On voyait que cette histoire, dont l’héroïsme n’agitait pas beaucoup son cervelet, tombait enfin dans des proportions qui lui plaisaient. Tout est relatif dans ce monde. Le temps avait croisé le cygne des anciens jours d’une pauvre oie, qui n’eût pas sauvé le Capitole. Mademoiselle de Touffedelys s’était presque animée… Couyart était son horloger.

— Il est venu encore ce matin remonter la pendule, dit profondément cette observatrice ineffable.

Elle portait un vieil et grand intérêt à ce Couyart, qui croyait aux revenants comme elle, et qui l’entretenait perpétuellement, lorsqu’il venait remonter le Bacchus d’or moulu, de tous ceux qu’il voyait partout, car cela lui était habituel, à ce brave homme. Il ne pouvait sortir même dans sa cour pour ce que vous savez, sans en voir ! C’était un homme timide, scrupuleux, au parler doux, qui parlait comme il marchait, dans des chaussons de velours de laine qu’il portait toujours, par respect pour le glacis du parquet des salons dont il remontait les pendules. Il était délicat et nerveux ; blanc de visage comme une vieille femme, et, quoique chauve du front et du crâne, coiffé assez drôlement à la Titus d’un reste de cheveux sur l’occiput et sur les oreilles, qu’il poudrait par l’unique raison que c’était la mode des gens comme il faut, avant cette malheureuse révolution… Il avait, disait-il, toujours été aristocrate. Avec ses pratiques, et c’était toute la noblesse de Valognes, il était de cette timidité qui flatte les princes, quand un homme ne sait plus trouver ses mots devant eux. Exquise flatterie ! Elle lui était naturelle.

Il coupotait ses phrases des hem ! hem ! de l’embarras, et les commençait par des or donc impossibles ; ce qui prouvait que les rouages de la mécanique ne donnent pas les habitudes du raisonnement. Lorsqu’il ne travaillait pas à ses montres, assis, debout, en marchant, il frottait éternellement avec satisfaction l’une contre l’autre ses mains mollettes et pâlottes d’horloger, accoutumées à tenir des choses délicates et fragiles, et il faisait le bonheur des enfants de la rue Siquet et de la rue des Religieuses, quand, en revenant de l’école, ils se groupaient au vitrage de sa boutique pour le voir devant son établi, couvert d’un papier blanc et de verres à pattes sous lesquels il mettait les rouages de ses montres, absorbé tout entier dans sa loupe, et cherchant ce qu’il appelait un échappement.