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Le Chevalier Falardeau

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LES CONTEMPORAINS


LE CHEVALIER


FALARDEAU


PAR


EUGÈNE DE RIVES




QUÉBEC
LÉGER BROUSSEAU, ÉDITEUR
Rue Buade, Haute-Ville



1862



Léger Brousseau, éditeur (p. 3-97).



LE
CHEVALIER FALARDEAU

Quand vous prenez, le soir, le bateau-à-vapeur, de Québec à Montréal, vous rencontrez, sur la rive gauche du fleuve, à environ douze lieues de Québec, un joli village coquettement assis sur un escarpement de la côte.

Au milieu des blanches maisons, l’église avec ses deux grands clochers luisant au soleil ; — partout aux environs, un terrain onduleux semé çà et là de bouquets d’épinettes, d’érablières, de beaux grands ormes ; — des côteaux qui frissonnent sous les derniers rayons du soleil ; — des vallons, des ravines ouvrant leurs urnes pleines d’ombre ; — des festons de verdure qui dorment penchés au-dessus du fleuve ; — sur l’arrière-plan de belles crêtes bleues de montagnes ; — c’est la plus jolie paroisse de toute la côte du nord.

Quand le vapeur double le village du Cap-Santé, le soleil touche ordinairement l’horizon.

Alors les brillants reflets de lumière qu’il jette sur tous les sommets, pendant qu’il laisse les vallées et tout le revers du rivage dans une ombre profonde, forment un contraste superbe, un tableau qui mériterait d’être croqué.

C’est là qu’est né notre peintre, le 13 Août 1822.

Antoine-Sébastien Falardeau, peintre d’histoire, est le second fils de Joseph Falardeau, cultivateur-propriétaire, établi à quelques milles du village du Cap-Santé, dans un charmant endroit décoré pur les habitants du nom pittoresque de « Petit Bois de l’Ail. »

Le chef de sa famille, Guillaume Follardeau, vint en Canada vers l’année 1692.

Il servait alors comme « soldat dans la compagnie du Sieur Saint Jean, et était fils de Pierre Follardeau, laboureur, demeurant au Bourg de Bignais, près Saint Jean d’Angely, Province de Saintonge, et de Jeanne Boutanet. »[1]

Quelque temps après son arrivée dans la colonie, il abandonna la carrière des armes pour se fixer à Saint Ambroise, près Québec.

C’est là qu’est né le père de notre artiste.

Ses ancêtres avaient plus d’une fois décroché le fusil que le vieux soldat venu de France conservait suspendu à son chevet, pour faire le coup de feu contre l’Anglais et les Sauvages.

En 1812, jeune héros de seize ans, Joseph Falardeau combattait dans les rangs des voltigeurs du Colonel de Salaberry.

Il était à Châteauguay.

Ce fut à l’époque de son mariage avec Isabelle Bavard qu’il quitta sa paroisse natale pour s’établir au Cap Santé.


Le grand-père de sa femme, comme tous les Canadiens de son époque, avait longtemps exercé le rude métier des armes.

Pendant une expédition au Détroit, il eut à souffrir de telles privations, que lui et ses compagnons furent réduits à manger les attaches de leurs souliers et le cuir de leurs raquettes.


Antoine-Sébastien manifesta, dès sa plus tendre enfance, une singulière vivacité d’intelligence et une très grande impressionnabilité.


À huit ans, on l’envoya à l’école où il fit toujours le désespoir de ses maîtres à cause de son humeur railleuse et de son instinct à toujours crayonner et barbouiller.

Il réussissait fort bien à apprendre ses leçons, à écrire et à chiffrer, mais encore mieux à enjoliver ses cahiers d’une multitude de dessins et de figurines fantastiques merveilleusement tracés, et qu’il coloriait ensuite avec du fiel et du jus de betterave.

Il eut pour première institutrice Madame Delâge, mère d’un de nos prêtres les plus distingués par sa science et ses vertus, aujourd’hui curé de l’Islet.


Son père ne le retint pas longtemps sur les bancs de l’école.

À peine eût-il fait sa première communion, à douze ans, qu’il l’employa à la culture de la terre, pour laquelle notre jeune homme montra toujours une aversion invincible.

L’idée de passer ses jours courbé sur un sillon lui faisait tourner le cerveau, lui donnait le vertige.

Aussi, dès qu’il pouvait se dérober aux regards paternels, caché derrière un buisson, ou étendu, comme un lézard au soleil, sur quelque levée de fossé, il saisissait ses crayons et dessinait tout ce qui lui passait sous les yeux, hommes, bêtes, troupeaux, maisons, qu’il encadrait d’arbres, et de gerbes de montagnes.

Ces goûts artistiques convenaient fort peu à M. Falardeau, père, qui trouvait que tous ces beaux portraits n’ensemençaient pas son champ et ne faisaient pas pousser son grain.

Aussi lui valurent-ils, plus d’une fois, de rudes avertissements manuels.

Antoine se relevait tout penaud, et après avoir jeté un regard de désespoir sur les débris de ses dessins tombés sous le courroux du vieux laboureur, il reprenait son travail.

Mais bientôt l’irrésistible passion l’entraînait de nouveau, et il se surprenait lui-même traçant sur le sable force paysages avec un éclat de bois, voire même avec le manche de sa fourche.

Dieu lui pardonne ! il eût fini par dessiner sur le soc même de la charrue, sous les yeux, et les coups de fouet de son père.

C’eût été bien mal à lui.

Mais si vous eussiez voulu l’en réprimander, il vous aurait répondu comme répondent souvent bien d’autres enfants, grands et petits :

« C’est plus fort que moi. »


Toujours est-il qu’un matin notre peintre de quatorze ans, ne pouvant plus résister au démon des arts qui le torturait intérieurement, se laissa entraîner à une grave désobéissance. Jetant de côté la pioche et la charrue, il se résolut à rien moins qu’à s’évader de la maison paternelle.

C’était un dimanche.

Ses parents venaient de partir pour la messe.

Il ne restait au logis qu’une jeune sœur de neuf ans et un petit frère tout enfant.

Il déclare son projet d’évasion et sans se laisser attendrir par les prières de sa sœur et les larmes de son petit frère, il prend un morceau de pain, une seule chemise et part.

Voilà notre petit déserteur trottinant à travers champs, par monts et par vaux.

C’était en été ; il faisait bien chaud ; les sueurs inondaient son visage.

Quand arriva l’heure de midi, et que le soleil eut atteint toute sa hauteur, pressé par la chaleur et encore plus par remords de sa conscience, il fut bien près de retourner.

Enfin, après avoir marché longtemps, il arriva sur les bords d’une rivière, à la tête d’un pont, bâti dans les terres : c’était la rivière Jacques-Cartier.

Las de fatigue, il s’assit quelque temps pour boire sa sueur, et se désaltérer.

Après avoir grignoté son morceau de pain, et récité son chapelet, il se remit en route.

Il fit pendant cette journée plus de dix lieues, et arriva, le soir, tard, chez un oncle maternel, qui demeurait dans une concession de Saint Ambroise, appelée l’Ormière.

Il fut deux jours malade des suites de cette esclandre.

Lorsque son père eut appris quelle direction il avait prise, il dit à sa femme, qui pleurait et le suppliait d’aller le chercher :

— « Laisse donc faire, femme, quand il aura mangé de la vache enragée, il reviendra bien. »

Le respectable habitant se trompait : son fils ne revint pas.

Il se rendit à Québec où des difficultés de plus d’un genre l’attendaient.

Seul, sans moyen de subsistance, il fut obligé de se mettre au service de différentes personnes qui toutes, remarquèrent en lui beaucoup d’intelligence et d’ardeur pour le travail.

il demeura successivement chez le Docteur Sewell, où il apprit l’anglais, chez le Juge Panet, chez Madame Bouchette, en qualité de jeune homme de confiance.

Pendant ses heures de loisir, il continuait toujours à dessiner et à peindre.

le Juge Panet se plaisait souvent à admirer avec quelle habileté il imitait des bouquets de fleurs d’après de beaux vases de porcelaine de Chine qu’il prenait pour modèles.

Il demeura ensuite en qualité de commis chez M. J. P. Vézina, puis chez M. Bouchard, et enfin chez M. F. Parent.

Durant l’espace d’une année, qu’il séjourna chez M. Vézina, sans négliger ses devoirs, ni sa peinture, il fréquenta les écoles du soir avec une ardeur incroyable.

Notre excellent artiste, M. Théophile Hamel, qui, plus d’une fois, avait eu l’occasion d’admirer les croquis du jeune Falardeau, l’encourageait alors de ses conseils et lui prêtait des dessins.

Les deux années suivantes, un peintre d’enseigne, M. Todd, l’initia aux secrets de son art.

Bientôt il eut éclipsé tous ses émules et le maître lui-même, qui, tout fier de son élève, et tout extasié devant ses ébauches, se complaisait à les montrer à tous ses amis.

Pendant l’hiver de 1845, il reçut les leçons d’un excellent peintre de portraits en miniature, M. Fassio, jeune corse, de Bonifacio, appartenant à une riche famille commerçante, mais que des malheurs avaient ruinée depuis, et exilée de sa patrie.

Une circonstance vint alors enflammer plus que jamais l’enthousiasme de notre peintre.

M. Hamel qui étudiait depuis quelque temps la peinture en Europe et y perfectionnait son beau talent, était sur le point de s’en revenir au pays, lorsqu’une souscription nationale de £500, vint lui permettre de compléter des études commencées avec tant de succès.

— « Quand me sera-t-il donc donné, à moi aussi, de mériter un tel honneur ! » se disait le jeune Falardeau, en se frappant le front, et se courbant avec une nouvelle ardeur sur son chevalet.

Il avait d’abord nourri le projet d’entrer à l’atelier de M. Hamel à son retour ; mais la vue des riches dépouilles du vieux monde que celui-ci déploya devant ses yeux à son arrivée, et le récit qu’il lui fit des merveilles qu’il avait vues, des beautés artistiques, des chefs-d’œuvres des grands maîtres qu’il avait admirés alluma un volcan dans son cerveau.

Il ne dormit plus.

Son cœur était parti pour l’Europe ; il ne songeait plus qu’à l’aller rejoindre.

Il vendit toute la collection de ses tableaux pour la somme de £32, quelques fourrures qu’il possédait, et jusqu’à une partie de son linge de corps pour se procurer quelque argent.

Plusieurs amis que sa reconnaissance se plaît aujourd’hui à nommer, s’intéressaient à son talent, entre autres M. Archibald Campbell,[2] et sa tante, Madame Drolet, qui, quoique peu fortunée, lui mit dans la main cinq piastres en l’embrassant et lui disant adieu.


Enfin, pendant l’été de 1846, muni d’une lettre de

recommandation pour l’Honorable R. E. Caron, alors Président du Conseil Législatif, il partit pour Montréal, avec £104 dans sa poche.

Il fut présenté au gouverneur Lord Cathcart qui le reçut avec bienveillance, et lui remit une lettre de recommandation qui lui servit plus tard de passeport jusqu’à Florence.

Jusque-là tout avait été à merveille, comme sur des roulettes, dirait le langage populaire.

Mais à peine eut-il franchi le seuil de la patrie, que son étoile sembla l’abandonner.

D’abord pour premier contre-temps, il fut obligé d’attendre, à New-York, pendant trois longues semaines, un vaisseau en destination pour Marseille.

Le capitaine était un américain, borgne, espèce de tigre debout sur les pattes de derrière.

Le premier spectacle qui frappa les yeux de notre jeune voyageur en mettant le pied sur le vaisseau, fut de voir un petit mousse portugais de naissance, haché de coups par son brutal maître.

Cette scène se renouvela plusieurs fois par jours, avec assaisonnement de blasphèmes à discrétion, pendant toute la traversée. La bouche de ce monstre, toujours entre deux rhums, était un volcan d’imprécations et d’obscénités.

Notre ami avait une immense pitié pour l’infortuné enfant, mais une peur encore plus grande pour lui-même, car, à chaque instant, il croyait que l’orage allait fondre sur sa tête.


Malade, et n’osant bouger, il passa presque toute la traversée, étendu sur son lit, pleurant, priant, et lisant son livre de piété.

Encore n’avait-il pas la consolation de vaquer en paix à ses pieux exercices ; le capitaine ne cessait de tourner en ridicule ce qu’il appelait ses momeries.

Il y avait loin de là aux beaux rêves de gloire qu’il avait entrevus dans l’avenir !

À la hauteur des îles Açores, une tempête terrible, qui dura trois semaines, assaillit le vaisseau.

Il fallut jeter une partie de la cargaison à la mer.

Pendant trois jours, le navire demeura sur le côté sans pouvoir se relever.

La cuisine, avec le nègre cuisinier fut emportée par une vague. Chaque heure semblait devoir être la dernière.

Adieu tableaux, peinture, parents, amis !


Enfin, on franchit les Colonnes d’Hercule, et bientôt la ville phocéenne surgit du sein de la Méditerranée.

Le navire mouille à deux pas du Château d’If.


Falardeau avait tellement souffert de la disette et du mal de mer, qu’il fut deux jours à Marseille sans pouvoir marcher autrement qu’appuyé sur le bras d’un marin du vaisseau.

Après onze jours d’attente d’une traite de deux mille dix huit francs qu’il avait tirée sur Paris, il prit le bateau à vapeur pour Gênes et Livourne.

Un français de Marseille, Théophile N…, riche marchand de blé, conçut, pendant le trajet, une si haute estime de son talent, qu’il lui offrit généreusement une forte somme d’argent, que celui-ci ne voulut pas accepter.

Pendant son séjour à Gènes, son nouvel ami voulut faire les frais de toutes ses dépenses, et lui faire admirer les beautés de la ville de marbre.

Cet éclair de prospérité ne luit pas longtemps.

Une suite de contre-temps l’attendait encore avant son arrivée à Florence, où il comptait se fixer.

Le chemin de fer de Livourne l’ayant déposé à Ponte d’Era, il crut économiser en prenant un vetturino.

Il en fut quitte pour pester contre lui, se faire écorcher et voler les clefs de sa malle à Empoli.

Aux portes de Florence, où il arriva, le soir, par une pluie battante, il lui fallut défoncer sa valise pour la soumettre à la visite des douaniers.

Enfin on le déposa devant l’hôtel Delle Chiave d’Oro, (amère dérision) l’hôtel des Clefs d’Or.

C’était une espèce de bouge, où il ne put dormir.

Tous ses rêves poétiques s’étaient évanouis en fumée ; il passa la nuit à soupirer.

Le lendemain matin, étant allé entendre la messe à la cathédrale, le fameux Duomo, la vue de la foule qui parlait dans l’église et des chiens qui circulaient dans la nef, lui rappela combien il était loin de son cher Canada, et, malgré lui, une larme glissa le long de sa joue.

M. Hamel lui avait donné, à son départ, une lettre de recommandation pour un de ses amis de Florence.

Il alla frapper à sa porte ; on lui dit qu’il était mort depuis deux mois.

Après bien des démarches, il obtint d’entrer à l’Académie des Beaux-Arts, par l’entremise de Sir George Hamilton, ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire de l’Angleterre près la cour de Toscane.

Son secrétaire, M. Archibald Scarlett, aujourd’hui ambassadeur au Brésil, fut pour notre artiste un excellent protecteur.

Ce fut lui qui, plus tard, le présenta au Grand Duc.

Il eut pour premier maître de dessin, le professeur Calendi dont il sut bientôt gagner l’estime et l’affection.

Il trouva aussi un bon père dans la personne du professeur Gazzarini, qui, aux premières vacances d’été, lui donna un certificat d’habileté, et lui ouvrit les portes de la Galerie des Uffizzi.

Antoine-Sébastien se livra au travail avec une ardeur extrême, et fit de rapides progrès dans son art.

L’étude des grands modèles, la

contemplation enthousiaste des chefs-d’œuvre donna bientôt à son pinceau cette richesse de couleur, cette harmonie des lignes, cette délicatesse des contours, cette variété du talent qui firent plus tard sa fortune.

Un autre motif le poussait à l’étude.

Elle lui faisait oublier la nostalgie qui le dévorait, et les privations auxquelles il lui fallait se soumettre pour prolonger ses moyens de subsistance.

Il avait pris une chambre à raison de dix francs par mois, et vivait au pain et au lait, dont une bouteille lui durait parfois plusieurs jours.

Pendant plus d’une année et demi, il ne goûta presque jamais de viande.

À de rares intervalles seulement, il se donnait le luxe d’un saucisson.

En un mot, telle fut son économie, qu’il ne vit la fin de ses 2018 francs qu’après plus de trois ans.


La révolution de 48 troubla pendant quelques mois le cours de ses travaux.

Ayant refusé d’entrer dans la garde civique des Beaux-Arts, il fut chassé de l’Académie.

Il eût en outre à souffrir, à cette époque, plusieurs autres tribulations.

Un jour qu’il passait tranquillement dans une rue, une bande de révolutionnaires se jeta sur lui, et l’accabla de coups aux cris de :

Abasso Tedesco !

À bas l’Autrichien !

Un chapeau de paille qu’il portait, par mégarde, avec un ruban noir, fut le prétexte de cette brutalité.

Le jaune et le noir sont les couleurs autrichiennes.


Après la bataille de Novare, il fut réintégré dans sa place à l’Académie.

Dans l’intervalle, ses deux excellents amis, les professeurs Gazzarini et Calendi lui donnèrent des leçons gratis.


Pendant plusieurs années, notre pauvre exilé ne vécut que de privations.

À part quelques rares éclairs apparus de loin en loin, ses jours s’écoulaient sans soleil.

Le beau ciel d’Italie avait peu de sourires pour lui.

C’était toujours la terre étrangère.

Sur les bords enchanteurs de l’Arno, au milieu des splendeurs du jardin Boboli, des magnifiques promenades du Cascine, l’isolement et l’ennui le poursuivaient toujours.

Les plus beaux couchers de soleil, même en Italie, ont peu de charmes, quand on a l’estomac vide.

Il devint rêveur et taciturne.


Dans le cours de l’année 1848, la visite d’un jeune Canadien, qui logea avec lui pendant quatre mois, lui dérida un peu le front.

M. A. M… fils d’une des plus honorables familles de notre pays, et qui combat aujourd’hui bravement dans l’armée du Général Beauregard, était alors un peu jeune pour son âge.

Il lui menait parfois de furieux sabbats. Mais c’était un cœur d’or, d’une intelligence hors ligne, et d’une verve intarissable.

En peu de jours, il lui eut remonté le moral.

Il le présenta aussi à M. Charles Lefèvre, peintre paysagiste de Paris, qui devint son maître, et qu’il compte aujourd’hui parmi ses amis.


L’année suivante, pendant qu’il travaillait, dans la Galerie des Uffizzi, il sentit tout à coup une main lui frapper sur l’épaule. Il se retourne et se jette au cou de M. Guillaume Lamothe, de Montréal.


Nous sommes heureux de constater ici que le premier encouragement qu’il ait eu, lui est venu d’un Canadien.

M. G. Lamothe lui commanda son portrait, ainsi que celui de sa femme, Mlle Marguerite de Savoie, jeune florentine, d’origine française, fille d’un ancien militaire de l’Alsace, qu’il venait d’épouser.


La fortune se faisait tirer l’oreille avant que de se montrer.

Quelques mois auparavant, ayant réuni ses derniers francs, il se rendit aux bains de Lucques, dans l’espoir d’obtenir quelques commandes.

Les Italiens n’ont pas désappris à voler.

Ils l’allégèrent de tous ses pinceaux, et de ses peintures.

Ce fut tout le succès de son voyage.


À Livourne, il vide sa bourse pour louer une chambre et exposer ses tableaux.

En attendant les amateurs, il peint gratis le portrait d’un capitaine anglais à condition qu’il l’expose dans le bureau des armateurs, à Livourne.

C’était peu lucratif.

Aussi faisait-il piteuse vie :

Huit sous par jour.


Une matinée, comme les commandes ne l’accablaient pas, il lui prit fantaisie, non pas précisément pour s’ouvrir l’appétit, d’aller prendre les bains de mer en compagnie d’un jeune français de sa connaissance.

Une vieille Livournine, qui les voyait se baigner du rivage jette tout-à-coup un cri d’épouvante.

Falardeau venait de disparaître sous les vagues.

Aux cris d’angoisses de la vieille paysanne et du jeune français qui se trouvait dans l’impossibilité de porter secours à son compagnon, un batelier arrive à force de rames.

Il se jette à la nage, plonge et parvient à repêcher notre malheureux peintre qui était sans connaissance.

Quelques minutes de plus, et le Chevalier Falardeau n’eût jamais copié le Saint-Jérôme du Corrége, ni accroché à sa boutonnière la croix de St. Louis, de Parme.

Il avait été plus de dix minutes au fond de la mer.

Quand il se réveilla de son évanouissement, il se trouva suspendu la tête en bas dans le bateau de son sauveur.

C’était assez pour le tuer, mais il a la vie dure, comme il l’a bien prouvé plus tard.

Il en revint.


Après sept mois de séjour à Livourne, il retourna à Florence avec $140 dans sa poche.

Un Américain lui acheta, vers le même temps (1850), pour $150 de tableaux, et d’études d’après les grands maîtres.

Le Pactole ne coulait pas encore dans sa bourse ; mais enfin il commençait à vivre.

Sa réputation d’artiste se répandait chaque jour ; les admirateurs se groupaient autour de son chevalet et un bon nombre de personnes lui commandèrent des portraits et des tableaux.

Ce fut alors qu’il fit son tour d’Italie.

Il parcourut toute la Lombardie, visita tour à tour Milan, Bologne, Parme, Venise, Rome, Naples, séjournant plusieurs mois dans chaque ville, admirant, étudiant, copiant les chefs-d’œuvre de chaque école, habituant son pinceau à cette variété de style, enrichissant sa palette de ces teintes idéales qui ravissent leurs secrets aux grands maîtres.

De hautes protections commençaient aussi à lui venir.

À son départ pour Bologne, Madame Manucci-Benincasa, née Marquise Ruccelai[3] lui fournit des lettres de recommandation pour son parent, le Comte de Bianchi, qui à son tour le recommanda au Baron Soldati, Président des ministres d’État, à Parme.


C’est ici que se place l’épisode du concours pour la copie du St. Jérôme du Corrége, pendant son séjour à Parme.

Nous sommes en décembre 1851.

Avant d’aller plus loin, nos lecteurs aimeront à connaître quelques détails sur ce chef-d’œuvre d’un des plus grands maîtres de l’Italie et du monde entier.

Le sujet du tableau est la Madone avec l’enfant Jésus, Ste Madeleine et St. Jérôme.

« Rien de plus singulier, dit Viardot[4], que la destinée de cette célèbre toile qui fut peinte en 1524.

« Une dame de Parme, nommée Bergonzi, qui l’avait commandée au Corrège, la lui paya 47 sequins (environ $110) et la nourriture pendant six mois qu’il y travailla ; elle lui donna de plus, à titre de gratification, deux voitures de bois, quelques mesures de froment et un cochon gras.

« Après bien des vicissitudes, le St. Jérôme fut donné à l’Académie par le Duc don Filippo.

« En 1788, à l’époque de ce que Paul Louis Courrier nommait nos illustres pillages, le duc de Parme offrit un million de francs pour conserver le tableau payé 47 sequins par la veuve Bergonzi ; mais, bien que la caisse militaire fut vide, les commissaires français Monge et Berthelot tinrent bon, et le tableau du Corrége vint à Paris, où il resta jusqu’en 1815. »

On le voit aujourd’hui au musée de Parme (Academia delle Belle Arti) dans un salon à part, sanctuaire réservé à cette incomparable création.


Lorsqu’on lève la tenture de soie qui, par respect, couvre l’œuvre immortelle du maître, on est transporté d’admiration.

La beauté des formes, la grâce, l’élégance égalent la grandeur de la conception et la magie du coloris.


Les mains de l’Enfant Jésus se jouant avec la chevelure d’or de Marie, sont quelque chose de divin.

Annibal Carrache disait qu’il préférait le St. Jérôme, même à la Ste. Cécile de Raphaël.


Voilà le chef-d’œuvre que Falardeau avait la témérité du vouloir reproduire.

Plusieurs autres artistes éminents tenaient aussi le pinceau devant la célèbre toile.

Les curieux et les amateurs suivaient avec intérêt cette joute du talent.

Bientôt les têtes se pressèrent derrière l’épaule de l’Americano, comme disent les Italiens.

À mesure que l’œuvre sortait de la toile, l’admiration croissait et attroupait la foule.

Ce fut à la fin une véritable procession.

Un frisson d’enthousiasme parcourut la ville ; et il fallut ouvrir les portes du musée, les dimanches, pour satisfaire la curiosité publique.[5]

Avant même la fin du concours et la décision du jury qui allait bientôt lui décerner le premier prix, l’académie des Beaux-Arts l’admit, à l’unanimité, au nombre de ses membres honoraires.

De ce jour commença une ère nouvelle pour notre héros.

M. Antoine Bertani, excellent connaisseur en matière d’art, ayant vu son tableau, lui écrivit la lettre suivante :


« Monsieur,

« J’ai été, il y a quelques jours, à l’Académie, pour admirer votre ravissante copie ; malheureusement, vous n’y étiez pas. Et, comme je n’ai pas eu le bonheur de vous voir, laissez-moi, monsieur, m’abandonner par écrit à l’entraînement des idées qu’elle a soulevées dans mon esprit, et permettez-moi que j’obéisse au besoin impérieux de vous en témoigner de nouveau mon admiration. Mais, avant tout, recevez, monsieur, les sentiments de ma reconnaissance, de ce que vous avez fait revivre pour moi un temps qui, hélas ! n’est plus, qui ne reviendra peut-être jamais plus ! ce temps si fertile en écoles de peinture d’où s’envolaient par flots ces légions d’artistes éminents qui allaient apporter, dans tout le reste de l’Europe, le goût exquis du beau, et y répandre toujours plus la renommée de la glorieuse Italie.

« Oui, monsieur, j’ai admiré votre œuvre ; mon regard courait sans cesse de l’original à la copie ; et, voyant celle-ci qui n’attendait que quelque dernière touche de la main si savamment fidèle et passionnée de laquelle elle tient le prestige de la vie, je rêvais, oui, je rêvais qu’un des élèves les plus chéris du grand maître allait venir l’achever. Voilà mon rêve. — Pourtant il y avait bien des difficultés à surmonter dans l’immense tâche que vous vous étiez imposée ! Que de beautés dans ce splendide modèle ! Que de beautés que tout le monde peut apprécier, mais qu’il est presque impossible de retracer ! Et combien d’artistes n’ai-je pas vus tomber sous le poids trop lourd de ce fardeau de géant ! Mais vous, dans cette copie-là, dans votre œuvre nouvelle, vous ne vous êtes pas borné à reproduire servilement les traits du pinceau et la brillante harmonie du coloris du Corrége, comme beaucoup de vos devanciers ont tâché de faire sans pouvoir parvenir à atteindre leur but : étude ingrate et froide, tour de force d’émailleurs. Dans cette copie, vous avez pénétré les mystères de la palette magique du peintre immortel ; vous avez approfondi sa sublime pensée ; vous vous êtes inspiré du souffle de son âme toute divine ; vous avez sondé les recoins les plus intimes de son cœur de poëte, et vous vous êtes enivré du doux parfum de son charme : vous avez saisi l’élan de sa brûlante imagination. Dans cette copie-là, il n’y a pas seulement du talent, il y a du génie : voici la réalité. Honneur à vous, jeune homme ! Il ne vous reste désormais qu’à voler de vos ailes ; livrez-vous donc dans l’espace, vous ferez grand chemin.

« Agréez, monsieur, l’assurance de mon dévouement.

« Antoine Bertani.

« P.-S. — Avant de fermer cette lettre, je suis retourné à l’Académie. Je viens d’y voir votre copie tout à fait achevée ! Que pourrais-je dire, si ce n’est que j’en suis épris jusqu’à l’enthousiasme ! Oh ! si, dans un jour de malheur (malheur affreux !) l’original venait à subir l’arrêt fatal de cette loi suprême de destruction qui pèse sur toute chose émanant de la puissance humaine, certes, il ne nous resterait, pour chercher un soulagement à notre poignante douleur, qu’à tourner nos plus ardents désirs vers le Nouveau-Monde[6] et lui demander, comme réfléchie dans un miroir fidèle, une des plus prodigieuses créations de l’esprit vivifiant de la vieille Italie. »[7]


Le duc de Parme, Charles III de Bourbon, voulut voir cette peinture dont on faisait tant de bruit.

Accompagné de la duchesse de Parme, de don Carlos d’Espagne, et de sa suite, il rendit visite à l’artiste.

Le prince était excellent connaisseur en peinture.

Il fut frappé d’admiration.

« — Très-bien, très-bien, jeune homme, » s’écria-t-il en lui frappant sur l’épaule, « vous avez admirablement compris l’original. »

Et après quelques instants de silence :

« — Si cette toile n’est pas achetée, ajouta-t-il, je la réclame pour moi. »

« — Je regrette de ne pouvoir me rendre au désir de Votre Altesse, répondit Falardeau ; mon tableau n’est pas à vendre. J’ai intention de retourner bientôt au Canada, mon pays natal, et je désire l’emporter avec moi. »

Et le duc passa outre.

Cependant notre ami n’était pas riche.

Refuser de vendre et de bien vendre son tableau, c’était peut-être mépriser un avantage qu’il ne rencontrerait pas de sitôt…

Il alla faire part de la proposition de Charles III au directeur de l’Académie,

Celui-ci réfléchit et lui donna un conseil qui lui porta bonheur.

Le lendemain, le duc s’étant arrêté de nouveau devant le St. Jérôme, proposa une seconde fois à l’auteur de le lui acheter.

L’artiste lui fit la même réponse que la veille.

— « Cependant, ajouta-t-il, puisque Votre Altesse semble si désireuse de posséder mon œuvre, j’ôse la prier de vouloir bien me permettre de lui en faire cadeau. »

Il attendit la réponse du duc ; mais celui-ci s’éloigna sans dire un seul mot.

« Décidément, se dit Falardeau, j’ai trop fait le grand seigneur, et le duc m’aura trouvé bien indiscret. »

Le lendemain matin, il retourna à l’Académie pour y faire enlever sa toile. Mais son Altesse l’avait devancé. Le tableau avait déjà disparu.

Quelques heures après, le peintre était assis à la table du duc.

Après le repas, le prince, détachant de son cou une magnifique épingle en brillant, lui dit en la lui présentant :

« — Chevalier, voilà pour votre cadeau. »

Puis il ajouta, en souriant :

« — Veuillez, je vous prie, passer chez mon chancelier.... »

Le titre de Chevalier que le duc venait de lui donner et l’air quelque peu mystérieux avec lequel il appuya sur ces dernières paroles, intriguèrent vivement notre héros.

Aussi se hâta-t-il de passer chez le chancelier, qui lui remit des lettres patentes en vertu desquelles M. Antoine-Sébastien Falardeau était créé Chevalier de l’Ordre de St. Louis[8].

D’illustres amitiés vinrent alors lui serrer la main.

Dans le salon où la marquise Strozzi, réunissait en son honneur, l’élite de la société de Parme, il connut le célèbre professeur Toschi, le directeur du théâtre royal de

Parme, Lopez, le professeur Gaibassi qui devinrent pour lui d’excellents protecteurs, et des amis dévoués.

Au Canada, tout le monde se réjouit des succès du chevalier.

Ceux qui l’avaient connu tout enfant, et dans la position si précaire où il s’était trouvé à son arrivée à Québec, avaient peine à croire les récits qui leur arrivaient d’outre-mer.

Le nom d’Antoine Falardeau fut répété de bouche en bouche, et le Canada inscrivit un nom de plus dans fastes de ses glorieux souvenirs.

La fortune arriva bientôt sur les pas de la gloire.

À son retour à Florence, il reçut d’une seule personne pour $800 de commandes.

La grande duchesse de Mecklembourg-Schwérin, et l’impératrice douairière de toutes les Russies lui commandèrent aussi plusieurs tableaux.

Il allait donc enfin sortir de la gêne où il avait vécu jusqu’alors.

Après tant de travail, de peines, de difficultés, de privations, il commençait à respirer un peu, à jouir de la vie.

Les nuages se dissipaient dans son ciel et le jour éclairait l’horizon.

Quel plaisir, après un bon dîner, de contempler, sous les charmilles, des hauteurs du jardin Boboli, le soleil se couchant dans une atmosphère de saphyr, derrière les marronniers fleuris du Cascine, jetant une traînée de lumière éblouissante sur le cours sinueux de l’Arno, dorant la corniche de marbre du Campanile, les courbes si harmonieuses du Dôme de Brunelleschi, la façade de Santa Maria Novella, que Michel-Ange appelait sa fiancée !

Quel éclat nouveau, quels reflets de lumière rose, qu’il n’avait pas encore remarqués sur les saillies des montagnes sur les coupoles, couronnées de neige, des Apennins.


Mais pendant que notre peintre lauréat, dans le ravissement et l’extase, jouissait si délicieusement du far niente, il n’apercevait pas derrière lui une divinité jalouse qui allongeait sourdement le bras vers son piédestal et s’apprêtait à l’en précipiter.

En un clin d’œil, cette belle vision s’évanouit. Un crêpe funèbre s’étendit entre lui et toutes choses.

La Fièvre au teint jaune, au regard éteint, tremblante sur son échine, s’assit à son chevet.

En quelques jours, elle l’eut conduit aux portes du tombeau.

Comme auraient dit les défunts classiques, le vieux Caron étendait déjà les bras pour le faire entrer dans sa barque fatale.

Pendant plusieurs jours, il fut entre la vie et la mort.


Sa maladie était compliquée d’une fièvre rhumatismale et d’une pleurésie.


Après lui avoir donné une saignée sur chaque bras, on lui appliqua des sinapismes aux jambes, et une légion de sangsues sur la poitrine.

Le trente-deuxième jour, il y eut consultation entre les médecins, qui tous déclarèrent la maladie sans remède.

C’est peut-être ce qui le sauva.


Laissé pendant quelque temps pour mort, un drap sur la figure, on n’attendait plus que les ensevelisseurs

Ami lecteur, si vous avez encore pu presser la main de votre brillant compatriote, remerciez-en le bon Federigo Piccini, le fidèle domestique, qui, jour et nuit auprès de son lit, est parvenu à force de dévouement à l’arracher des bras de la mort.

La convalescence fut très longue.

D’après l’avis des médecins, on le transporta sur un lit, à Livourne, pour guérir une toux opiniâtre, qui menaçait de devenir fatale.

Au lieu de diminuer, le mal y fit des progrès alarmants, et il lui fallut revenir à Florence, où il languit encore pendant plusieurs mois.


En 1853, près d’une année après les événements qui viennent d’être racontés, un jour qu’il s’était traîné péniblement à la Galerie des Uffizzi, pour terminer une copie de la Madone de Sasso Ferrato,[9] il vit venir vers lui notre éminent artiste, M. Bourassa.

Ceux qui ont vécu sur la terre d’exil comprendront seuls le bonheur qu’il y a de presser sur son cœur un compatriote, loin du sol de la patrie.

La visite de M. Bourassa lui rendit la santé.


Bien des vents contraires ont assailli la nacelle de notre héros depuis le jour où il déploya ses voiles sur la grande nappe du Saint-Laurent. Une brise favorable va-t-elle maintenant le conduire au port, ou verra-t-il encore longtemps blanchir l’écume des vagues sur le rivage, sans pouvoir y aborder ?

Les régions artistiques sont fécondes en naufrages.

Après un voyage de santé à l’île d’Elbe, Falardeau, quoiqu’encore faible, s’était mis à l’ouvrage avec ardeur, car, (soit dit en passant) peu d’hommes mènent une vie aussi active et laborieuse.

Il entrait donc chez lui après une rude journée de labeur.

— « Signor Cavaliere, lui dit en entrant sa vieille servante, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Vous savez, votre favori, votre beau chat que vous avez élevé, que vous aimez tant, il va mourir. »

Tous les artistes ont leur fantaisie ; le nôtre aimait les chats.

En entrant, il aperçut son bel animal, les yeux vitreux, l’écume aux lèvres. Comme il n’avait aucune défiance, il voulut le prendre sur ses genoux ; mais à peine l’eut-il laissé libre que l’animal dans un accès de frénésie, s’élança pour lui sauter au visage et le mordit au doigt.

— « Allez chercher le chirurgien vétérinaire, » dit-il à sa servante, en s’enveloppant la main de son mouchoir.


— « Votre chat est enragé, » lui dit le chirurgien en entrant.

Et comme il lui voyait le bras en écharpe :

— « Vous aurait-il mordu, » continua-t-il avec anxiété ?… A Dio mio, non cé piu remedio !

Mon Dieu, il n’y a plus de remède ! »

En entendant ces paroles, Falardeau tomba sans connaissance.

On le conduisit à l’hôpital où la plaie fut cautérisée ; mais malgré tous les soins, il tomba dangereusement malade.

— « J’étais, racontait-il plus tard, si bien persuadé que j’allais mourir d’hydrophobie, qu’aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je me hâtai de mettre ordre à mes affaires spirituelles, et de partir pour Bologne et Venise, où il me restait plusieurs tableaux inachevés. Je n’avais qu’une idée ; c’était de terminer ces tableaux, et de m’en revenir mourir à Florence. »

Les forces lui manquèrent à Bologne. De retour à Florence, il y fut saisi d’un accès de fièvre terrible, accompagné de tous les symptômes de l’hydrophobie.


À quelque temps de là, lorsqu’il se croyait en voie de rétablissement, il fit une seconde rechute presqu’aussi redoutable que la première.

Le bras, l’épaule, le côté gauche ne lui devinrent plus qu’une plaie.

Il fallut y appliquer le fer et le feu. Il perdit une phalange d’un doigt de la main gauche.

Bientôt il ne fut plus qu’un squelette, obligé de marcher tout courbé d’un côté, soutenu par son domestique.

Ce ne fut que durant le cours de l’année 1855 que sa guérison devint complète.

Depuis lors son étoile n’a plus pâli.

Une des belles époques de sa vie, est l’année 1856, pendant laquelle il entreprit en compagnie de son fidèle serviteur, Federigo Piccini, un voyage artistique dans les montagnes.

Le choléra faisait alors de grands ravages à Florence et en Italie.


Notre voyageur, à l’abri de tout danger au milieu de l’air pur et vivifiant des Apennins, cheminait de couvent en couvent, étudiant et copiant les chefs-d’œuvre qu’ont semés les princes de l’art, avec tant de profusion, dans chaque monastère, dans chaque vallon, sur chaque éminence de cette terre fortunée ; — faisant poser les moines pour ses tableaux, — esquissant les splendides paysans, les hautes cimes nageant dans les flots de cette lumière italienne toute d’or, d’azur, de saphyr et de rose, les troupeaux suspendus aux flancs des rochers avec leurs pâtres nonchalamment endormis sous les buissons, au chant des cigales, — s’extasiant devant les perspectives sans bornes, les aurores, les levers de soleil éblouissants, les bois suspendus sur les abîmes, la neige des torrents, les lacs endormis dans les corbeilles des vallées, les nuages glissant sur la moire de leurs eaux, — puis, le soir, s’agenouillant devant quelque Madone couronnée de fleurs dans sa corniche rustique, ou dans quelque chapelle recueillie au sein d’un cloître.


Le 17 septembre 1861, il laisse un moment sa palette et ses pinceaux pour offrir sa main à une noble fille de Florence, Dlle Catherine Manucci-Benincasa.

Le marquis Manucci-Benincasa, père de Madame Falardeau, compte parmi les gloires de sa famille, une des plus grandes saintes de l’Église, sainte Catherine de Sienne.

Sous le premier empire, il servit longtemps dans l’armée française, en qualité de capitaine d’état-major de Napoléon 1er, et fut décoré sur le champ de bataille de Bautzen.

Madame Falardeau perdit, très jeune, son père et sa mère (descendante des comtes Rossi) et fut confiée à la tutelle d’un oncle, jusqu’au jour où elle est entrée sous le toit de notre heureux compatriote.

Il ne manquait plus pour compléter le bonheur du Chevalier Falardeau que de revoir sa patrie, et de venir embrasser sa famille et ses amis.

Il a quitté Florence pour le Canada, le 23 avril dernier, et par une heureuse coïncidence, c’est le matin même de notre fête nationale qu’il mettait pied à terre à Québec.

Ici s’arrête notre tâche.


Nous ne dirons pas l’accueil chaleureux, les patriotiques encouragements qu’il a reçus parmi nous.

L’écho de la voix publique retentit encore à notre oreille.

Nous citerons seulement la charmante pièce de vers que lui a adressée notre jeune poète, L. H. Fréchette. C’est une des plus heureuses inspirations de sa muse.

Ainsi, des rives de l’Arno et des bords du Saint-Laurent, la peinture et la poésie canadiennes se sont donné la main.

Quand l’aigle, fatigué de planer dans la nue,
A compté les soleils dans son vol triomphant,
Il revient se poser sur la montagne nue
Qui tressaille d’orgueil en voyant son enfant.

Peintre, tu nous reviens, comme en sa course immense
L’aigle qui disparaît dans son sublime essor,
Puis retourne un instant au lieu de sa naissance,
Pour s’élancer au ciel et disparaître encor.
Arrivé tout à coup des sphères immortelles

Où, sans craindre leur feu, tes pieds se sont posés,
Tu resplendis encore et l’on voit sur tes ailes
La poudre des soleils que ton vol a rasée.


Un jour, jeune inconnu, sentant dans ta poitrine
Une ardente étincelle, une flamme divine
       Te mordre au cœur et te brûler,
Tu dis : Exilons-nous ! quittons ces froides plages !
Il me faut le soleil, la foudre et les nuages :
       Je suis aigle, je puis voler I

Et tu partis… longtemps la foule indifférente
N’avait, même des yeux, suivi ta course errante
       Dans l’immense espace de l’air,
Quand, de ses mille voix, l’antique Renommée
       À ta patrie encore aimée
       Jeta ton nom comme un éclair.

Enfin, après avoir médité le vieux monde,
Tu reviens parmi nous sur les ailes de l’onde
       Tout brillant de gloire et d’honneur,
Et joyeux de pouvoir, après seize ans d’absence.

Revoir le lieu de ta naissance
Dont l’aspect fait battre ton cœur.


Mais, entraîné par ton génie,
Ô noble fiancé des arts,
Demain tu quittes la Patrie
Pour le vieux pays des Césars.
Tu retournes au champ fertile
Où croît le laurier de Virgile,
Où dort le luth d’Alighiéri.
Florence, la fille artistique,
Réclame ton pinceau magique,
Que ses grands maîtres ont mûri.

Va ! quitte nos climats de neige !
Pour toi trop sombre est notre ciel ;
Il te faut le ciel du Corrège,
Le ciel où vécut Raphaël ;
Il te faut le ciel d’Italie,
Ses bois tout remplis d’harmonie,
Ses chants, ses fugues, ses zéphyrs.
Il te faut ses blondes campagnes,
Ses vals, ses fleuves, ses montagnes,
Ses chefs-d’œuvre, ses souvenirs.

Poursuis ta mission divine,
Illustre fils du Saint-Laurent,
Et que ta gloire t’illumine
De son rayon le plus brillant !
Abandonne encor ta Patrie
Puisque le laurier du génie
A couronné ton noble front !
Pars ! et nos rives étonnées
En contemplant tes destinées
Avec orgueil te nommeront !

Au moment de dire adieu à nos lecteurs, nous allions commettre un impardonnable oubli, et manquer à un devoir essentiel du biographe en omettant de tracer le portrait de notre héros.

Le Chevalier Falardeau est de taille moyenne, d’une charpente un peu osseuse ; et paraît doué d’une organisation que le travail et les maladies, au lieu d’user, semblent avoir trempée comme l’acier. À l’énergie de ses traits, on voit qu’il est prêt à supporter encore longtemps les balafres de la fortune. Son menton un peu proéminent et le développement du bas de sa figure accusent de la fermeté dans le caractère.

Son œil, légèrement enfoncé sous l’orbite, est plein d’éclairs, et reflète l’intelligence et l’inspiration.

On dirait qu’un rayon du ciel éclatant de sa nouvelle patrie s’y repose encore. Sous le costume de son ordre, il a toute la désinvolture, tout le chic militaire du soldat français ; et il en a, en même temps, toute l’aisance et l’amabilité.

Il y a toujours un sourire, prêt à s’envoler, sur le coin de sa lèvre.

Nous admirons beaucoup son talent ; mais il est une chose en lui que nous admirons plus encore : c’est sa modestie et la simplicité de ses manières.

La prospérité a souvent plus d’écueils que l’infortune.

Il a été fort contre le bonheur.

À Florence, sa vie est régulière comme celle d’un religieux.

Dès le matin, il est à son atelier. C’est un sanctuaire où personne n’est admis aux heures de travail.

De trois heures à six, il reçoit. L’accueil aimable, la grâce parfaite avec lesquels il fait les honneurs de son foyer, l’entourent d’un nombreux cercle d’amis, et ont fait de Florence, depuis plusieurs années, le rendez-vous de tous les voyageurs canadiens.

Si jamais la fantaisie vous prend de traverser l’océan et de faire votre tour d’Italie, n’oubliez pas d’aller frapper au No 1325, Via dé Bardi.

Le Chevalier vous recevra à bras ouverts, avec cette cordialité, cette bonhomie toute canadienne qui vous rappelleront le parfum de la patrie.

Si vous êtes artiste ou connaisseur, vous aimerez à étudier et à admirer sa belle collection de tableaux.

Il ne nous a pas été donné de voir le fameux St. Jérôme de M. Falardeau ; mais d’après celles de ses peintures que nous avons eu occasion d’apprécier, il nous semble que son talent a plus de charme que de fierté, de finesse et d’élégance que de vigueur, de délicatesse exquise et de sentiment que d’énergie.

Il excelle dans la perfection du fini, dans la poésie de l’exécution.

Ses miniatures sont d’une vérité de ton, d’une pureté de lignes, d’une transparence, d’une fraîcheur, d’une harmonie de style, et souvent d’une naïveté ravissantes.

Nous avons pu admirer la réunion de ces brillantes qualités spécialement dans un des petits tableaux qu’il a exposés ici.


Nous voulons parler de la copie du beau portrait de Madame Lebrun d’après elle-même, maintenant en la possession de M. P. B. Casgrain.


Cette toile est enlevée avec une suavité d’expression, une chaleur de coloris, une richesse de carnation éblouissantes.


Il y a une limpidité dans ces yeux qui vous regardent, un charme dans cette bouche qui vous sourit, une souplesse et une légèreté dans ces cheveux bouclés et flottants, un abandon, un naturel dans les ondulations de ces draperies, qui rivalisent avec la perfection de l’original.


Pendant ses longues luttes contre les tristes réalités de la vie, qui absorbaient les grandes énergies de son être, on dirait que tous les sentiments suaves, les frais rayons, les douces pensées, si longtemps exilées de son âme, se sont réfugiées au bout de son pinceau.

Il y aurait dans l’analyse de ce phénomène toute une étude psychologique.

Puisse-t-il maintenant n’avoir plus à soutenir d’autres luttes que celles de son art !

Assez de malheurs ont troublé ses jours.

La douce compagne que le ciel lui a donnée, l’ange de son foyer, désormais le couvrira de ses ailes, l’abritera contre les orages de la vie, et n’écrira que des bonheurs sur les pages de son âme.

FIN
Monsieur le rédacteur

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Parmi toutes les impressions que je vais un jour tirer de mon voyage en Canada, le souvenir de tant de bontés dont j’ai été l’objet à Québec, sera bien une des choses qui me feront le plus vivement regretter la Patrie.

  J’ai l’honneur d’être

   Votre très-humble Serviteur

Antoine S. Falardeau
Québec 10 juillet 1862
  1. Archives de Québec.
  2. Ces lignes étaient écrites, lorsque les feuilles publiques sont venues nous annoncer sa mort. L’éloge de ce digne protecteur des jeunes talents doit trouver place dans la biographie d’un de ceux qu’il a su pressentir et encourager. “Il vient de mourir au Bic, dit le Canadien du 18 Juillet dernier, un homme que tout Québec a connu et apprécié pour ses belles qualités personnelles et sa générosité de cœur surtout. M. Archibald Campbell, notaire royal, et comme homme professionnel, un des plus employés et des plus appréciés de Québec pour son activité, sa compétence et son intégrité, vient de clore son utile et laborieuse carrière à l’âge de 72 ans.
    M. Campbell avait du goût pour les beaux arts et savait les protéger dans les autres. Plus d’un de nos jeunes compatriotes lui doivent leur avenir, et nulle nécessité ne s’est jamais fait connaître à lui sans en recevoir un soulagement. Il devinait pour ainsi dire les talents prédestinés, se tenait comme à l’affût des occasions de leur être utile ou de les lancer dans la carrière ; et nous pouvons citer, à ce sujet, plusieurs traits qui font le plus grand honneur à sa mémoire. Nous en avons recueilli de la bouche même d’étrangers à notre pays qui publiaient hautement ses nobles qualités.
  3. Une des plus anciennes et des plus célèbres familles de Florence.
  4. Musée de l’Italie.
  5. Un incident faillit alors changer l’admiration en défiance contre notre artiste.

    L’Angleterre offrait 2,000,000 de francs pour le St. Jérôme.

    Le bruit circula, pendant quelque temps, que cette copie était destinée à remplacer l’original.

    Heureusement que cette alarme n’eut pas de suite.

  6. C’est à Québec, lieu de naissance de M. Falardeau, que cette copie devait être envoyée (Note de l’Artiste.)
  7. Voir l’Artiste, revue parisienne, 1er Février 1852. Dans une note qui précède la lettre de M. Bertani, ce journal apprécie la copie du St. Jérôme, peinte, dit-il, avec un sentiment tout à fait corrégien.
  8. NOI
    CARLO III DI BORBONE
    infante di spagna
    Per la Grazia di Dio
    DUCA
    di Parma Placenza e Stati annessi Gran

    Maestro del Reale Ordine del Merito Sotto il Titolo di

    San Ludovico.

    A tutti coloro che vedranno il presente Nostro Diploma salute. Volendo dare al Signor Antonio Sebastiano Falardeau un attestato di Sovrana Benevolenza, abbiamo determinato di nominario, siccome di certa scienza e colla pienezza della Nostra podesta Magistrale lo nominiamo a Cavaliere di Prima classe del Reale Nostro Ordine del Merito sotto il titolo di San Lodovico contutti i diritti, onorificenze e carichi inerenti in qualsiasi modo a siffato grado, ordinando a tutti gli ascritti al detto Nostro Real Ordine, non altrimenti che a tutti i Sudditti Nostri, di riconoscorio nella predetta sua qualita, tale essendo l’espresso Nostro volere. Confortiamo poi e preghiamo i Serenissimi Principi e gl’Incliti Governi, appo i quali gli accadra di trovarsi, a permettergli di godere degli effetti di questo grazioso Nostro privilegio col prestargli efficace protezione, e a provvedere che a lui non venga alcun danno o molestia, sicuri per parte Nostra di uguale benevolo contraccambio.

    In fede di che abbiamo soscritto di Nostro pugno il presente Diploma, che contrassegnato dal Nostro Gran Cancelliere verra munito del Suggello Magistrale.

    Dato a Parma nel giorno diciasette Gennajo dell’anno di Grazia mille ottocento cinquantadue, del Nostro Gran Maestrato il Quarto.

    CARLO.

    R. G. Canceli,

    Ferdinando Landi,
    F. Douglas Scotti,
    Com. Segret.

    (Traduction.)
    NOUS
    CHARLES III DE BOURBON
    infant d’espagne
    Par la grâce de Dieu
    DUC
    de Parme Plaisance et autres États annexés Grand Maître de l’Ordre Royal du Mérite sous le titre de Saint-Louis.

    À tous ceux qui Notre présent diplôme verront, salut. Voulant donner au seigneur Antoine Sébastien Falardeau un témoignage de souveraine bienveillance, nous avons déterminé de le nommer et sciemment, dans l’amplitude de Notre pouvoir suprême nous le nommons Chevalier de Première classe de Notre Royal Ordre du Mérite sous le titre de Saint-Louis, avec tous les droits, priviléges et charges inhérentes de quelque manière que ce soit à tel grade, ordonnant à tous les membres de Notre susdit Royal Ordre, ainsi qu’à tous Nos sujets de lui reconnaître la susdite qualité, telle est Notre volonté expresse.

    Confiant dans les sérénissimes Princes et les honorables gouvernements auprès desquels il aura occasion de se trouver, nous les prions de lui permettre de jouir des effets de ce Notre gracieux privilége, lui prêtant efficace protection, et de pourvoir à ce qu’il ne lui soit fait aucune violence ou dommage, les assurant en échange d’une égale bienveillance de Notre part.

    En foi de quoi nous avons signé de Notre main le présent diplôme, contresigné par Notre grand chancelier et muni du sceau de l’État.

    Donné à Parme le dix-sept Janvier de l’an de grâce mil huit cent cinquante-deux, de Notre Grande Maîtrise le Quatrième.

    (Signé)CHARLES,

    Le grand Chancelier,

    Ferdinand Landi,

    F. Douglas Scotti,

    Commandeur-Secrétaire.

  9. Cette Madone lui a porté bonheur ; ce fut aussi le premier tableau qu’il voulut copier à son arrivée à Florence. Une copie de cette Madone a été achetée par M. Louis Falardeau, parent du Chevalier.