Aller au contenu

Le Chevalier de Maison-Rouge/47

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XLVII

Prêtre et bourreau



E n sortant du tribunal, la reine avait été ramenée à la Conciergerie.

Arrivée dans sa chambre, elle avait pris des ciseaux, avait coupé ses longs et beaux cheveux, devenus plus beaux de l’absence de la poudre, abolie depuis un an ; elle les avait enfermés dans un papier ; puis elle avait écrit sur le papier : À partager entre mon fils et ma fille.

Alors elle s’était assise, ou plutôt elle était tombée sur une chaise, et, brisée de fatigue,— l’interrogatoire avait duré dix-huit heures,— elle s’était endormie.

À sept heures, le bruit du paravent que l’on dérangeait la réveilla en sursaut ; elle se retourna et vit un homme qui lui était complètement inconnu.

— Que me veut-on ? demanda-t-elle.

L’homme s’approcha d’elle, et, la saluant aussi poliment que si elle n’eût pas été reine :

— Je m’appelle Sanson, dit-il.

La reine frissonna légèrement et se leva. Ce nom seul en disait plus qu’un long discours.

— Vous venez de bien bonne heure, monsieur, dit-elle ; ne pourriez-vous pas retarder un peu ?

— Non, madame, répliqua Sanson ; j’ai ordre de venir.

Ces paroles dites, il fit encore un pas vers la reine. Tout dans cet homme, et dans ce moment, était expressif et terrible.

— Ah ! je comprends, dit la prisonnière, vous voulez me couper les cheveux ?

— C’est nécessaire, madame, répondit l’exécuteur.

— Je le savais, monsieur, dit la reine, et j’ai voulu vous épargner cette peine. Mes cheveux sont là, sur cette table.

Sanson suivit la direction de la main de la reine.

— Seulement, continua-t-elle, je voudrais qu’ils fussent remis ce soir à mes enfants.

— Madame, dit Sanson, ce soin ne me regarde pas.

— Cependant, j’avais cru…

— Je n’ai à moi, reprit l’exécuteur, que la dépouille des… personnes… leurs habits, leurs bijoux, et encore lorsqu’elles me les donnent formellement ; autrement tout cela va à la Salpêtrière, et appartient aux pauvres des hôpitaux ; un arrêté du comité de Salut public a réglé les choses ainsi.

— Mais enfin, monsieur, demanda en insistant Marie-Antoinette, puis-je compter que mes cheveux seront remis à mes enfants ?

Sanson resta muet.

— Je me charge de l’essayer, dit Gilbert.

La prisonnière jeta au gendarme un regard d’ineffable reconnaissance.

— Maintenant, dit Sanson, je venais pour vous couper les cheveux ; mais, puisque cette besogne est faite, je puis, si vous le désirez, vous laisser un instant seule.

— Je vous en prie, monsieur, dit la reine ; car j’ai besoin de me recueillir et de prier.

Sanson s’inclina et sortit.

Alors la reine se trouva seule, car Gilbert n’avait fait que passer la tête pour prononcer les paroles que nous avons dites.

Tandis que la condamnée s’agenouillait sur une chaise plus basse que les autres, et qui lui servait de prie-Dieu, une scène non moins terrible que celle que nous venons de raconter se passait dans le presbytère de la petite église Saint-Landry, dans la Cité.


Quand tout à coup on heurta violemment à la porte du presbytère.

Le curé de cette paroisse venait de se lever ; sa vieille gouvernante dressait son modeste déjeuner, quand tout à coup on heurta violemment à la porte du presbytère.

Même chez un prêtre de nos jours, une visite imprévue annonce toujours un événement : il s’agit d’un baptême, d’un mariage in extremis ou d’une confession suprême ; mais, à cette époque, la visite d’un étranger pouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. À cette époque, en effet, le prêtre n’était plus le mandataire de Dieu, et il devait rendre ses comptes aux hommes.

Cependant l’abbé Girard était du nombre de ceux qui devaient le moins craindre, car il avait prêté serment à la Constitution : en lui la conscience et la probité avaient parlé plus haut que l’amour-propre et l’esprit religieux. Sans doute, l’abbé Girard admettait la possibilité d’un progrès dans le gouvernement et regrettait tant d’abus commis au nom du pouvoir divin ; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté la fraternité du régime républicain.

— Allez voir, dame Jacinthe, dit-il ; allez voir qui vient heurter à notre porte de si bon matin ; et, si par hasard, ce n’est point un service pressé qu’on vient me demander, dites que j’ai été mandé ce matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m’y rendre dans un instant.

Dame Jacinthe s’appelait autrefois dame Madeleine ; mais elle avait accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l’abbé Girard avait accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.

Sur l’invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d’entrée : elle tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d’une douce et honnête physionomie, se présenta.

— M. l’abbé Girard ? dit-il.

Jacinthe examina les habits en désordre, la barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu : tout cela lui sembla de mauvais augure.

— Citoyen, dit-elle, il n’y a point ici de monsieur ni d’abbé.

— Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de Saint-Landry.

Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot madame, qu’on n’eût point adressé à une impératrice ; cependant elle répondit :

— On ne peut le voir, citoyen ; il dit son bréviaire.

— En ce cas, j’attendrai, répliqua le jeune homme.

— Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persistance redonnait les mauvaises idées qu’elle avait ressenties tout d’abord, vous attendrez inutilement, citoyen ; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à l’instant même.

Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu’il était, devint livide.

— C’est donc vrai ! murmura-t-il.

Puis, tout haut :

— Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m’amène près du citoyen Girard.

Et, tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu’à la chambre de l’abbé.

Celui-ci, en l’apercevant, poussa une exclamation de surprise.

— Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j’ai à vous entretenir d’une chose très grave ; permettez que nous soyons seuls.

Le vieux prêtre savait par expérience comment s’expriment les grandes douleurs. Il lut une passion tout entière sur la figure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.

— Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il.

Le jeune homme suivit des yeux avec impatience la gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de son maître, hésitait à se retirer ; puis, lorsque, enfin, elle eut refermé la porte :

— Monsieur le curé, dit l’inconnu, vous allez me demander tout d’abord qui je suis. Je vais vous le dire ; je suis un homme proscrit ; je suis un homme condamné à mort, qui ne vit qu’à force d’audace ; je suis le chevalier de Maison-Rouge.

L’abbé fit un soubresaut d’effroi sur son grand fauteuil.

— Oh ! ne craignez rien, reprit le chevalier ; nul ne m’a vu entrer ici, et ceux mêmes qui m’auraient vu ne me reconnaîtraient pas ; j’ai beaucoup changé depuis deux mois.

— Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen ? demanda le curé.

— Vous allez ce matin à la Conciergerie, n’est-ce pas ?

— Oui, j’y suis mandé par le concierge.

— Savez-vous pourquoi ?

— Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné, peut-être.

— Vous l’avez dit : oui, une personne condamnée vous attend.

Le vieux prêtre regarda le chevalier avec étonnement.

— Mais savez-vous quelle est cette personne ? reprit Maison-Rouge.

— Non… je ne sais.

— Eh bien, cette personne, c’est la reine !

L’abbé poussa un cri de douleur.

— La reine ? Oh ! mon Dieu !

— Oui, monsieur, la reine ! Je me suis informé pour savoir quel était le prêtre qu’on devait lui donner. J’ai appris que c’était vous, et j’accours.

— Que voulez-vous de moi ? demanda le prêtre effrayé de l’accent fébrile du chevalier.

— Je veux… je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous prier, vous supplier.

— De quoi donc ?

— De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.

— Oh ! mais vous êtes fou ! s’écria l’abbé ; mais vous me perdez ! mais vous vous perdez vous-même !

— Ne craignez rien.

— La pauvre femme est condamnée et c’en est fait d’elle.

— Je le sais ; ce n’est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir, c’est… Mais, écoutez-moi, mon père, vous ne m’écoutez pas.

— Je ne vous écoute pas, parce que vous me demandez une chose impossible ; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme en démence, dit le vieillard ; je ne vous écoute pas, parce que vous m’épouvantez.

— Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer lui-même ; mon père, croyez-moi, j’ai toute ma raison. La reine est perdue, je le sais ; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une seconde seulement, et cela me sauvera la vie ; si je ne la vois pas, je me tue, et, comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à la fois le corps et l’âme.

— Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me demandez le sacrifice de ma vie, songez-y ; tout vieux que je suis, mon existence est encore nécessaire à bien des malheureux ; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devant de la mort, c’est commettre un suicide.

— Ne me refusez pas, mon père, répliqua le chevalier ; écoutez, il vous faut un desservant, un acolyte : prenez-moi, emmenez-moi avec vous.

Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commençait à fléchir.

— Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes devoirs ; j’ai juré la Constitution, je l’ai jurée du fond du cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reine coupable ; j’accepterais de mourir si ma mort pouvait être utile à mon prochain ; mais je ne veux pas manquer à mon devoir.

— Mais, s’écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète ; quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine ; tenez, sur cet Évangile, tenez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Conciergerie pour l’empêcher de mourir.

— Alors, que voulez-vous donc ? demanda le vieillard ému par cet accent de désespoir que l’on n’imite point.

— Écoutez, dit le chevalier, dont l’âme semblait venir chercher un passage sur ses lèvres, elle fut ma bienfaitrice ; elle a pour moi quelque attachement ! me voir, à sa dernière heure, sera, j’en suis sûr, une consolation pour elle.

— C’est tout ce que vous voulez ? demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.

— Absolument tout.

— Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée ?

— Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s’il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j’espère qu’elle vivra, si j’y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation éternelle.

— Non ! non ! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l’esprit de qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d’une semblable imprudence.

— Écoutez, mon père, dit le chevalier avec l’accent d’une profonde douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens et charitables ; pas une amère parole, pas une menace n’est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente, cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur, cependant je suis armé ; voyez, j’ai un poignard.

Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa main tremblante. Le curé s’éloigna vivement.

— Ne craignez rien, dit le chevalier avec un triste sourire ; d’autres, vous sachant si fidèle observateur de votre parole, eussent arraché un serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, les mains jointes, le front sur le carreau : faites que je la voie un seul moment ; et tenez, voici pour votre garantie.

Et il tira de sa poche un billet qu’il présenta à l’abbé Girard ; celui-ci le déplia et lut ces mots :

« Moi, René, chevalier de Maison-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur, que j’ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à m’emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances. En foi de quoi, j’ai signé,

« Maison-Rouge. »

— C’est bien, dit le prêtre ; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas d’imprudence ; ce n’est point assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de la vôtre.

— Oh ! ne songeons pas à cela, dit le chevalier ; vous consentez ?

— Il le faut bien, puisque vous le voulez absolument. Vous m’attendrez en bas, et, lorsqu’elle passera dans le greffe, alors, vous la verrez…

Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant de respect et d’ardeur qu’il eût baisé le crucifix.

— Oh ! murmura le chevalier, elle mourra du moins comme une reine, et la main du bourreau ne la touchera point !