Le Chevalier de Saint-Georges/15

La bibliothèque libre.


H.-L. Delloye (1p. 163-179).

XV.

Événemens.

C’est moi-même….. ouvrez, ouvrez !
(Le coureur de nuit, Quevedo, p. 13.)


On parla de choses diverses à ce souper, auquel assistèrent non-seulement les conviés, mais la ménagerie de la marquise, renforcée de plusieurs maîtres d’agrémens pour M. Maurice.

Depuis que Saint-Georges était devenu le page de Poppo et le compagnon de Maurice, la toilette du fils de Mme  de Langey avait subi une transformation dont il est de notre devoir de parler.

M. le marquis de Langey dont peu à peu Mme  de Langey avait composé la maison, se voyait entouré déjà de toutes les folles vanités qu’exigeait son titre aux yeux de sa mère. Dès huit heures du matin, on le lavait et on le poudrait à blanc ; on lui mettait une bourse, un habit à panier et de grandes manchettes ; il portait l’épée au côté et le chapeau sous le bras.

Le petit marquis de six ans se tenait déjà rogue et fier devant son assiette ; on lui avait appris à s’asseoir et à se lever avec dignité, il faisait la révérence presque aussi bien que Poppo.

Pour Saint-Georges il restait debout derrière la chaise de Maurice, ne soufflant pas, prêt au moindre signe à lui échanger son assiette ; il remplissait à ce souper l’office de moulin, office curieux dont nous vous entretiendrons tout à l’heure.

Autant vous eussiez ressenti de pitié à voir la tête enfantine de Maurice victime d’une mode qui la défigurait, saupoudrée à blanc, gâtée à force de rouleaux et de plâtrage, autant votre œil se fût arrêté avec intérêt sur la nature ingénument belle de Saint-Georges.

Le maintien du mulâtre était à la fois tranquille et fier ; ses formes, aussi parfaites que celles d’un vrai lutteur phrygien, se dessinaient en relief sur le cèdre et sur l’acap qui boisaient la salle ; la blancheur éblouissante de ses dents, le feu de son œil et une certaine mélancolie noble et douce lui donnaient l’air de l’un de ces jeunes princes noirs que l’on voit apparaître dans les contes arabes, les cheveux relevés en tresses sur le sommet de la tête et arrêtés par des tours en diamans.

Le costume du mulâtre était en effet particulier : Saint-Georges ne portait pas la livrée des autres noirs, Mme  de Langey ne l’y avait pas assujetti.

Non, à son turban de grosses perles, à sa veste de damas lilas rayé d’argent, à ses pendans d’oreilles et à ses bas galamment pailletés, on reconnaissait plutôt le nègre de fantaisie que le noir laquais, le noir esclave.

Et de fait, au milieu de toutes ces faces épatées, de ces misérables valets noirs, tortus, gauches, rabougris, la nature vigoureuse du mulâtre devait se faire jour et produire l’effet d’une véritable exception.

Suivant un usage commun encore à ce jour aux blancs des Barbades, la fraîcheur de la salle où le souper était servi, son humidité vaporeuse et sensuelle était entretenue par des ventilateurs d’un nouveau genre, sorte de moulins mettant en action l’eau parfumée d’une pompe retombant en pluie froide et glacée sur le parquet. Des nègres richement vêtus posaient ces moulins près des convives. Saint-Georges avait la direction et le soin de celui de Maurice. Le petit marquis prenait un malin plaisir à ce rafraîchissement perpétuel qui faisait voler de temps à autre la poudre de son collet dans les yeux de son maître à danser.

Cet homme faisait partie de la meute de professeurs recrutés par M. Joseph Platon dans Saint-Marc et le Port-au-Prince pour l’éducation de M. le marquis Maurice. Il devait l’instruire à prendre de bonne heure du tabac avec grâce, à parler gras, ce qui était alors le suprême bon ton, à donner un coup d’œil subtil à ses basques, à observer la troisième position et à saluer avec grâce. Comme il se rouillait dans Saint-Marc en fait d’éducations distinguées, il avait sauté en l’air à l’idée de diriger celle d’un marquis.

En observant de près Saint-Georges, le digne maître à danser, génie fort impartial, regretta beaucoup de ne pas l’avoir pour élève. Le pied et la jambe du mulâtre lui parurent irréprochables ; au souper même il ne put leur refuser son approbation, et il s’écria en frappant Saint-Georges sur les mollets d’un coup assez fouetté de sa serviette :

— Voilà un jaune fort bien fait !

Après les singes, dont les femmes du dix-huitième siècle raffolèrent, parce que leur couleur fauve tranchait adroitement dans leurs boudoirs ou leurs portraits avec leur teint de lis et de roses, la mode, cette grande conseillère, leur avait insinué les nègres comme un contraste habile à leur blancheur. Le petit noir l’emporta bientôt sur l’épagneul, la perruche ou la levrette ; il donnait la patte aussi bien qu’un angora. Né dans l’esclavage, il devait se montrer doux et soumis. Bientôt la folie du jour inventa pour eux mille caprices : les tailleurs remontèrent à Paul Veronèse pour les habiller ; le pinceau des peintres de Louis XV les représenta escaladant les genoux des belles marquises, chiffonnant de leurs mains d’ébène les broderies des duchesses. De l’antichambre, ils sautèrent bien vite dans le salon ; leurs mutineries, que l’on eût châtiées à Saint-Domingue par la perte d’une oreille, semblaient en France un attrait de plus ; au lieu du fouet d’un nègre commandeur retombant à coups pressés sur leurs épaules, c’était la main caressante d’une comtesse ou d’une fille d’opéra qu’ils sentaient glisser sur leurs durs cheveux de laine. De la sorte et au milieu même de l’esclavage, il y eut deux peuples chez le peuple noir, le nègre esclave et le nègre bouffon ; le nègre des Antilles, saisi, fustigé à la moindre faute, et le nègre parisien, heureux, impuni, buvant le sucre dans la tasse d’or de sa maîtresse, pendant que son frère engraissait de ses sueurs le champ africain d’où ce sucre était tiré !

Le goût du siècle, plus qu’un sentiment d’humanité et de compassion, avait donc amené de la part de la marquise cette distinction dans le costume de Saint-Georges. Le plus beau de tous les enfans mulâtres de l’Artibonite, le plus fort, le plus adroit lui avait paru digne d’être excepté de la classe vulgaire des noirs ; ces exemples-là se rencontraient alors fréquemment, témoin Zamore, le nègre de Mme  Dubarry, et Scipion, l’enfant gâté de la duchesse d’Orléans[1].

Dans son esprit, Mme  de Langey devait donc trouver Saint-Georges très-honoré, très-heureux.

Mais Saint-Georges était mulâtre, Saint-Georges avait sucé dès l’enfance, avec le lait de Noëmi, cette haine distinctive de la race safranée contre la race noire ; il pouvait se croire comme tous les mulâtres, d’une caste intermédiaire. Cette sorte d’égalité factice, pour les leçons et les jeux, établie à certaines heures du jour entre Maurice et lui l’étonnait à peine ; il y avait dans cette âme jeune je ne sais quel levain de noblesse et d’ambition qui fermentait.

Ainsi, bien qu’il ne fût guère entré au service de la marquise de Langey que pour son singe, le mulâtre avait vite compris qu’il ne tiendrait qu’à lui de devenir bientôt l’ami, plus encore que l’émule de Maurice, tant la supériorité de l’âge et de la force lui donnait d’audace, tant il avait hâte de se signaler chez Mme de Langey par quelque fait à son avantage, un fait pour lequel la marquise, cette fée nouvelle, radieuse, qu’il admirait de toute la force de son âme, lui dît : « Saint-Georges, merci ! »

Ainsi encore se résolut-il à passer par tous les caprices méchans de Poppo, afin d’arriver par là plus sûrement à l’amitié de Maurice. Cette amitié, il la voulait voir fleurir et se développer chez Maurice à l’aide de son dévouement absolu pour Mme  de Langey. Le premier sentiment que le mulâtre ressentit pour cet enfant plus jeune que lui, ce fut un sentiment de compassion mêlée de respect : Maurice était né chétif, Saint-Georges était vigoureux. Le mulâtre n’avait jamais aimé jusque-là que Noëmi ; encore dans cet amour entrait-il un grand orgueil de protection. Les mains jointes devant le fouet de Platon, souvent Saint-Georges avait empêché sa mère d’être inhumainement battue ; il l’avait sauvée dans plus d’une rencontre de sa colère, apaisant le gérant par l’offre de sa chasse ou un tour merveilleux dont il le rendait spectateur. Eh bien, chose étrange ! cette même protection dont le mulâtre couvrait Noëmi, être faible, abandonné, il sentit que la nature de l’enfant la réclamait ; que cette nature, frêle et délicate, aurait besoin de la sienne. Il s’attacha vite à Maurice pour cette raison, l’idée ne pouvant lui venir encore que le fouet n’était que suspendu sur sa tête et qu’en cas de faute, Maurice lui-même ne pouvait l’en exempter !

Nous avons dit que Saint-Georges s’était soumis aux malignités de Poppo ; mais, en vérité, ce digne animal n’était-il pas, après M. le marquis Maurice, le premier de la maison ?

Poppo était un assez laid sapajou, affublé pour l’ordinaire d’un immense chapeau d’Espagnol à plumes bleues et jaunes, comme en dut porter autrefois Pizarre. L’emploi de Saint-Georges était de lui mettre du rouge sur les pommettes, de peigner sa barbe et de lui présenter sur un cristal une appétissante guirlande de goyaves et de fruits cristallisés au sucre candi. Le caractère de Poppo était loin d’être commode : si on lui servait le punch ou le tafia trop chaud ou trop froid, il le rejetait insolemment à la figure de son page, accompagnant ce geste d’une foule de grimaces et de contorsions qui le faisaient ressembler à un vieux Caffre. Deux rangées de dents, aussi aiguës que celles d’un crocodile, donnaient peu d’envie de se jouer à Poppo, qui prenait en outre un singulier plaisir à rejeter sans cesse sur la veste brodée du mulâtre les gouttes de sauce, les morceaux de graisse et de pâtes confites dont M. Printemps, pour complaire à la marquise, le bourrait quotidiennement.

Entre tous les convives, celui qui avait donné le plus de mal à Saint-Georges pendant tout ce repas, c’était Poppo ; il l’ajustait malignement de ses doigts velus et lui lançait, pour le faire venir à lui, des noisettes, des pépins d’orange et autres projectiles. Comme on avait trouvé bon de lui laisser suspendre à son cou le tambour de M. Maurice, il frappa dessus à la fin du souper avec un si horrible vacarme que la marquise fit signe au mulâtre de lui arracher le tambour. Saint-Georges s’empressa d’obéir ; mais, à l’instant même, l’odieux Poppo, dont le museau devint d’un rouge cramoisi, le gratifia d’un coup de ses ongles sur le cou, si bien que le sang en jaillit sur ses dentelles.

Il y eut un cri, un cri étouffé ; mais ce qui surprit les convives et les força presque à s’entre-regarder entre eux, c’est que le mulâtre ne semblait pas avoir poussé ce cri. Il se tenait paisible, bien que le sang coulât sous sa veste avec abondance. La colère du singe son maître grondait encore comme un tonnerre souterrain entre ses mâchoires serrées…

— Ce cher agneau ! dit la marquise en se retournant vers sa bête favorite et en lançant à Saint-Georges un coup d’œil irrité, il abhorre la contradiction !

— En ce cas, il ne faut jamais l’agacer, poursuivit le maître de latin, d’autant qu’il n’est pas orang-outang, simius satyrus, comme dit Linnée, et Tulpius après lui. L’orang-outang de M. Buffon, que j’ai vu, eut un jour une indigestion de fraises d’un accès de colère rentrée ; il est donc périlleux…

— De laisser cette fenêtre ouverte… monsieur le professeur. Le voisinage des maringouins nous va mal ; voilà sans doute ce que vous vouliez dire. Saint-Georges, fermez-la.

Jusque-là personne, hormis le mulâtre, n’avait pris garde à cette fenêtre… Dans la nuit produite au dehors par l’enlacement confus et sombre des campêches qui la bordaient et qui formaient un cordon serré vers cet angle de la case, scintillaient deux yeux tournés vers Saint-Georges, deux yeux dont le rayon ne le quittait pas. Quand le sang s’était échappé violemment des veines de son cou, ce n’était pas le mulâtre qui avait poussé ce cri étouffé, c’était cette figure immobile appuyée sur ses deux bras à la hauteur de cette fenêtre. Rien ne l’y détachait en saillie apparente, son teint noir et ses cheveux de même couleur s’y confondant avec l’obscurité dure et bleuâtre des fonds. Le regard de cette tête, regard brillant, animé, avait suivi Saint-Georges dans ses moindres mouvemens quand il avait présenté l’aiguière d’or au jeune marquis, quand il lui avait servi de moulin, quand le maître à danser de M. Maurice lui avait fait compliment de sa bonne mine, enfin quand Poppo s’était jeté sur lui de façon si incongrue.

C’était le regard de Noëmi !

Le regard d’une mère a le privilège céleste d’intervenir en tout lieu où souffre son fils ; l’œil de la négresse retenait une larme, car son fils, c’était sa vie ! Comme un chien aimant, elle eût alors léché sa blessure si elle eût pu se montrer sans inconvenance au milieu de ce monde indifférent ; elle eût serré de ses deux mains convulsives la gorge de ce misérable singe ! Elle était venue là à tâtons, dans l’obscurité, pour jouir de son fils sans qu’il la vît, pour suivre chacun de ses mouvemens et l’admirer. Saint-George couchait depuis quelques jours seulement aux communs de la grande case, Noëmi ne l’avait entrevu que furtivement ; elle ne s’en était point saturée, il lui manquait ! Elle avait eu soin de dire aux autres négresses qu’elle allait rentrer chez elle, et là, dans le recoin le plus obscur, isolée de toute distraction, rêveuse, contemplative, elle se livra d’abord à une joie d’enfant en examinant les dorures de son costume, ses joues luisantes, ses yeux plus vifs au feu de ces mille lumières. La négresse n’eût pas aspiré avec plus de charme, pendant la chaleur, la brise rafraîchissante du cocotier que le frémissement léger du pas de Saint-Georges sur ces nattes : sa surveillance ne le quittait pas.

Son grand désespoir, c’était qu’il ne la vît, qu’il ne se troublât et qu’il ne brisât dans son service quelque flacon dès qu’il l’aurait vue. L’envie de quitter cet appui de fenêtre la tourmentait ; elle l’abandonnait un instant, puis y revenait bien vite. L’abeille, pompant le suc de sa ruche, l’aile émue et frémissante, éprouve moins de bonheur que n’en éprouvait Noëmi à se délecter des mouvemens de son fils. En le comparant à Maurice, énervé dès son jeune âge, elle ressentait en elle mille aiguillons secrets d’orgueil, les mères de cette couleur puisant toute leur sécurité en l’avenir dans la conformation physique de l’objet de leur tendresse.

Quand Saint-Georges, pour obéir à Mme  de Langey, s’en vint fermer la fenêtre, Noëmi avait disparu ; il ne la vit pas s’enfuir en faisant sur sa poitrine un signe de croix…

Mme  de Langey, placée entre M. d’Esparbac et M. de Bongars, n’avait pas admis de femmes à ce souper. Les hommes qui l’entouraient murmuraient en vain autour d’elle mille complimens appris par cœur ; en vain ne manquait-il même à certains d’entre eux ni esprit ni belles manières, Mme  de Langey gardait vis-à-vis de ce cercle une altitude indolente, se laissant changer d’assiettes sans les salir, broutant quelques feuilles de son beau et large bouquet qui le disputait aux ananas à gerbes pourprées par ses mille nuances, et n’écoutant pas plus les sornettes de ces messieurs que les traités de morale des professeurs de Maurice.

Cependant M. de Bongars était gouverneur de la colonie, M. d’Esparbac était intendant et avait du goût, et M. de Vannes faisait de petits vers pour se consoler des rigueurs du biribi.

M. Gachard, le financier, possédait à son doigt une crapaudine de cinq cents louis, le galon de ses laquais était plus large ; il osa raconter qu’il dormait fastueusement dans un lit doré sous un ciel de glaces et qu’il consommait six cents nègre. Ceci lui valut un coup d’œil…

Une certaine dignité froide ayant cependant remplacé bientôt la première gaité du vin, une partie de la société dut songer à la retraite. Le silence de la plaine était devenu profond, la nuit assez noire, le sol éclairé seulement par les scarabées traînant leurs corps étincelans sur les sables. Des exhalaisons dévorantes, s’élevant du sein des marais, corrompaient alors les parfums de l’acacia ; la terre haletait de chaleur et de fatigue. Si la fièvre de l’industrie n’eût point secoué, à la table même de Mme  de Langey, ces lourdes natures, ses convives fussent demeurés pour la plupart ; mais dans peu ces corps assoupis se remuèrent. Le pas des chevaux et la voix des laquais retentirent bientôt sous la galerie ; la marquise jeta à ses hôtes un bonsoir majestueux du haut de son balcon, et ils partirent fendant l’air pour se créer eux-mêmes un vent factice. L’habitation de la Rose reprit son calme.

Le poids de cette chaleur accablante ne tarda pas cependant à se faire sentir à la marquise. La fatigue du souper l’avait clouée, pour ainsi dire, dans la galerie ; l’œil machinalement tourné vers Maurice, elle le contemplait légèrement assoupi auprès de Saint-Georges. Le désordre du souper régnait encore, çà et là des verres encore pleins, des glacières d’argent dont la grésille extérieure se fondait. Armé d’un large éventail de feuilles, Saint-Georges écartait les moustiques du front de Maurice.

Tout d’un coup il y eut, au milieu de ce silence, une clameur aiguë, lamentable… Elle éclata d’abord, puis elle s’éteignit sourdement articulée comme une voix humaine dans la peur. Cette voix étrange réveilla l’enfant ; la marquise s’aperçut alors seulement que Poppo avait disparu.

On sonna la cloche, on battit même, à le crever, l’innocent tambour de Poppo ; rien ne parut. Mme  de Langey, très-alarmée pour son singe, dit à Saint-Georges de la suivre en s’armant de son fusil. Tous deux, ils descendirent au centre des jardins de la Rose. La marquise avait mis son masque de gaze. En passant sous un dôme majestueux de palmistes, il lui sembla que le vent avait fraîchi et qu’il agitait leurs panaches. Mme  de Langey pensa que Poppo s’était absenté pour courir le bord de l’Ester, où il se livrait parfois à quelque pêche nocturne et frauduleuse. Le ciel en ce moment recouvrait sa robe d’azur, des couples d’anolis familiers se poursuivaient sur les herbes, étalant à la lune, qui ressortait des nuages, leurs belles écailles dorées. La marquise n’entendait plus aucun bruit ; Saint-Georges, couvrant ses oreilles de la paume de ses mains, écoutait avec impatience le cri du grillon troublant seul ces solitudes. Tout d’un coup, la crosse de son fusil, avec lequel il écartait les ronces parasites, heurta quelque chose d’agile et de furtif qui se déroula devant lui en poussant un sifflement ; c’était une couleuvre qui remonta bien vite au tronc noueux d’un mapou et se blottit dans ses cavités.

Au-dessous de l’arbre le singe était étendu, râlant encore ; le sang coulait à gouttes rares de son mufle rose, un sang presque verdâtre, coagulé déjà sous les piqûres de la couleuvre pourpre…

Avide, comme tous ses pareils, de détruire la nichée des oiseaux et de jeter leurs œufs à terre, Poppo s’était suspendu par sa queue aux fortes branches du mapou ; mais arrivé au gîte ténébreux de la couleuvre, elle l’avait piqué de façon à lui faire perdre l’équilibre. Le corps du pauvre singe, contusionné par l’affreuse chute qu’il venait de faire de l’une des branches du mapou, avait été reçu, pour comble d’infortune, par des bayaondes à crête aiguë : de là ces cris furieux et cette agonie du désespéré Poppo. Le singe se mourait autant de sa chute que du gonflement mortel de sa piqûre.

Toutefois ce ne fut pas ce spectacle qui fit ployer sous elle les genoux de la marquise ; — non, — mais une autre vue, vue soudaine, impérieuse ; Mme  de Langey venait de reconnaître le mapou sur lequel le nom de Tio-Blas était écrit.

Dans toute autre circonstance, elle eût songé à secourir Poppo ; cette fois, poussée par un pressentiment qui lui faisait redouter un autre danger, elle s’approcha hardiment de l’arbre dont la masse gigantesque vit éclairer bientôt son feuiller sous la torche de bois-chandelle que le mulâtre avait prise avec lui, et qu’il alluma à l’aide de sa pierre à fusil et de quelques feuilles sèches.

Au-dessous du nom de Tio-Blas, Mme  de Langey put lire un autre nom tout récemment entaillé sur l’écorce et dont la dernière lettre n’était pas encore formée ; c’était le sien : Caroline !

Des pas lourds retentissaient en ce moment vers cette partie isolée du parc : Saint-Georges, secouant sa torche sur les buissons et les frappant par intervalles de son fusil, semblait vouloir préserver Mme  de Langey de la piqûre venimeuse de tout reptile, quand, par un geste habile qui se fit autour de lui, il se sentit arracher la torche d’entre ses mains.

Presque en même temps elle s’éteignit sous le pied d’un homme… Saint-Georges se retourna et vit, ainsi que Mme  de Langey, l’homme s’avancer vers le mapou aux faibles clartés de la lune. Ce nouveau venu regarda quelques secondes autour de lui, puis il siffla la couleuvre, à laquelle il présenta quelques fruits secs et un vase de laitage.

La couleuvre au collier de pourpre parut bientôt ; elle s’approcha de l’homme d’un air soumis et comme s’il se fût agi d’obéir à son roi et maître. Elle retirait son cou lorsqu’un coup de feu l’abattit.

— Bien tiré, Saint-Georges ! cria M. Joseph Platon, qui survenait essoufflé. Bien tiré ; mais votre mère Noëmi vous attend à la veillée… Est-ce un ibis vert que vous avez descendu, mon jeune ami ? Qu’est-ce enfin ? A-t-on retrouvé Poppo ?

Pour toute réponse, Saint-Georges, qui abaissait son fusil, fit voir à M. Joseph Platon le corps de Poppo et à peu de distance du singe la couleuvre pourpre formant sur l’herbe, à la lune, un vrai collier de rubis. Trouvant sans doute que les mânes de son perroquet étaient vengées, Platon poussa une exclamation de joie qu’heureusement Mme  de Langey n’entendit pas, tant elle prêtait une craintive attention aux mouvemens de l’homme qui venait de présenter le lait à la couleuvre… Cet homme avait ri d’un rire infernal lorsque la couleuvre était tombée.

— Caroline ! je vous retrouve, murmura-t-il en bondissant tout d’un coup aux côtés de la marquise, dont il arracha le masque de gaze.

— Tio-Blas ! dit-elle d’une voix presque éteinte par la frayeur.

— Moi-même, Caroline, j’ai à vous parler cette nuit…

— Cette nuit ?

— Dans une heure, Caroline. Demeurez dans votre chambre, j’irai.

La marquise le regarda, et elle eut peur ; elle lui fit de la tête un signe d’assentiment.

— Dans votre chambre, reprit-il.

— Dans ma chambre, Tio-Blas.

Il s’éloigna aussi rapidement qu’il était venu et ne tarda pas à franchir les raquettes les plus serrées. On eût dit que les paroles de cet homme singulier avaient cloué Mme  de Langey à la place même où elle venait de les entendre… Le mulâtre et Platon ne pouvaient rien comprendre à cette scène.

Cependant les laquais noirs de l’habitation arrivaient ; ils ramenèrent leur pâle maîtresse sur leurs bras. Finette fut la première à remarquer le désordre et l’abattement de son visage.

— Reposerai-je dans votre chambre comme j’ai coutume, madame ? demanda la mulâtresse à la marquise.

Elle soulevait en même temps le réseau bleu de la moustiquaire.

— Pas ce soir, Finette ; la veillée de Noëmi vous retiendrait à l’office, n’est-ce pas, si tel était mon bon plaisir ?

— Oh ! certainement, madame la marquise, et jusqu’à cinq heures encore !…

— Eh bien, Finette, vous pouvez aller à la veillée.

— Madame est bien bonne, et je la remercie de tout mon cœur. Mais comme madame est pâle !

— Tu crois, Finette ? dit Mme  de Langey en s’approchant de sa glace.

— La perte de Poppo est grande, reprit Finette ; mais aussi Poppo était bien gourmand. Je connais, madame, un capitaine anglais qui vous rapportera un ouistiti[2].

Dès que Finette fut sortie, Mme  de Langey, remise à peine de son trouble, visita de nouveau avec un grand soin les fenêtres que Finette avait fermées. Aucun pas ne retentissait vers cet endroit de la case, et, comme pour la rassurer, arrivait à travers les fraîches raies des persiennes la voix chevrotante des vieux nègres réunis autour de Noëmi à l’office.

Tout d’un coup la marquise poussa un cri étouffé et recula comme si la couleuvre pourpre se fût levée sous ses pieds…

Un homme, sortant sa tête de dessous les courtines en dentelles de sa toilette, se tenait debout et la regardait les bras croisés.

  1. Propre mère de Louis-Philippe.
  2. Le plus petit singe connu.