Le Chevalier de Saint-Georges/30

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H.-L. Delloye (3 - Parisp. 69-87).

V.

Sainte-Assise.

Au plus écloppé des époux
À peine Vénus fut livrée,
Que, de son outrage ulcérée,
Elle dit tout bas : « vengeons-nous ! »
Un dieu plaisait à l’immortelle,
C’était Mars, le dieu de sa cour
Qui, parlant le mieux bagatelle,
Badinait le moins en amour.
Voir et vaincre était sa coutume.
Il vainquit : ce dieu des guerriers
Offrit pour sopha des lauriers
Quand Vulcain n’offrait qu’une enclume.
(Vers du temps.)

Ce château royal dont les ailes blanches se déploient comme celles d’un cygne, c’est Sainte-Assise.

Le jour s’est levé serein, la feuille des bouleaux tremble au vent, la senteur des foins coupés embaume l’air.

Deux routes diverses mènent au château : la Seine d’abord, puis le chemin sablé, dont les cailloux irisés des feux du soleil ressemblent à de l’or.

Les fanfares sonnent au loin, quittées et reprises par les piqueurs, qui veulent seulement se tenir en haleine. On n’entrera en chasse qu’à une heure ; le duc d’Orléans est attendu pour déjeuner.

De joyeux petits garçons sont échelonnés sur la route ; ils agitent leurs chapeaux du plus loin qu’ils aperçoivent un carrosse. Greuze n’est pas de la chasse ; sans cela vous le verriez déjà, son fusil d’un côté et son chien Plutarque de l’autre, crayonnant du haut de ce tertre de gazon les roses figures des villageois.

Mme de Montesson se retrouve assise dans le même fauteuil sur le bras duquel, il y a quelques années, se penchait si amoureusement M. de Valence quand le duc d’Orléans en entra et crut bonnement que M. de Valence demandait à Mme de Montesson sa propre nièce !

Devant ce fauteuil est un beau jeune homme en habit de chasse des plus galans et des mieux coupés : — c’est Saint-Georges.

Mme de Montesson a de la grâce ; c’est une physionomie de cour. Elle se lève, elle se rassied comme on ne se lève plus et l’on ne se rassied plus maintenant qu’il n’y a pas de cour. Elle est plâtrée, fardée et crêpée d’un puff au sentiment ; c’est la mode. Des yeux d’un bleu velouté, ombragés de longs cils, donneraient une étrange douceur à son visage si ses lèvres minces et pincées n’inspiraient pas certaine défiance de son caractère. Ce qui domine chez elle, c’est l’impérieux besoin d’être approuvée ; il lui faut l’admiration. Elle aime peu les femmes, ces nuages passagers jetés devant son soleil. La société des peintres des musiciens et des poètes lui plaît : elle ignore que ces gens ne louent que ceux qu’ils ne peuvent craindre. Sa voix a un charme particulier : elle n’est ni trop élevée ni trop douce ; seulement c’est une voix de comédienne, et malheur aux femmes qui jouent la comédie ! la voix et le plumage leur en restent. Elle est artiste comme Mme de Maintenon a été dévote, avec un orgueil indicible de protection et pour parler au besoin une langue que son mari n’entende pas. C’est une femme d’esprit, parfaitement née pour jouer de petits proverbes et aimer convenablement : au lieu de cette sphère tempérée, elle a choisi le goût des exagérations ; elle s’est lancée dans la passion à grand éclat ; elle porte, à l’instar de la Clairon, son éventail, en poignard à son côté. Cependant vous la voyez passer de l’amour le plus violent aux refroidissemens de cœur les moins prévus ; le régne de ses amans a autant de durée que celui d’un chanteur à l’Opéra.

Une chose lui plaît surtout dans Saint-Georges, c’est qu’il l’occupe. Il n’a jamais deux jours de suite le même habit, le même nœud, la même boîte ; il a des aventures, il conte bien ; il fait des menuets, il les danse, il les oublie ! Il possède encore d’autres qualités qu’elle n’avoue pas, mais que les femmes devinent et que les hommes envient. Dans ce siècle d’amans blasés, ruinés, ridés à vingt ans, il a le singulier mérite d’arriver jeune, de n’avoir point le titre de roué dès son berceau. C’est un fruit jaune et doré par le soleil des tropiques : la marquise permet qu’on l’admire comme les pommes du jardin des Hespérides ; mais elle réserve son courroux à celle qui serait assez imprudente pour le vouloir dérober.

À trente ans, Saint-Georges est dans toute la vigueur de sa beauté ; la science des armes a presque doublé sa grâce ; il a des délicatesses inouïes de pose et regarde en parlant son pied, dont il est très-vain. Nous avons dit qu’il porte ses bagues hautes et grandes : c’est qu’à la jointure du doigt et à l’ongle, il sait bien que l’on reconnaît le sang mulâtre. Curieux d’étoffes de couleur tranchée, il affectionne surtout l’habit rouge, comme on voit encore le nègre de nos jours rechercher la cravate blanche. La laine de ses cheveux crépus a disparu sous la poudre, cette mode de nos pères qui les faisait jeunes si longtemps. C’est l’habit des chasses de la maison d’Orléans qui ce jour-là dessine ses plis sur ses hanches ; il a laissé dans un des coins du salon le fusil que lui a donné le prince de Conti, arme charmante, qui vaut bien deux cents louis.

Sur le bois capricieusement ciselé, la main du sculpteur a évidé deux hures de sanglier admirables : les narines gonflées soufflent la rage et la fatigue, les yeux sont en diamans.

— Asseyez-vous près de moi, chevalier ; vous aurez le temps d’être debout aujourd’hui à cette chasse.

Elle ajouta :

— C’est bien à vous de les avoir précédés de si bon matin, et je vous en remercie.

— Vous savez, marquise, qu’en fait de rendez-vous, ma réputation est celle d’un homme exact.

— C’est donc pour cela, monsieur, que vous avez passé votre soirée à la Société des Amateurs. Ne cherchez pas à nier, j’avais envoyé Dauphin constater votre présence

— Nous fêtions tous Chabanon, qui est, vous le savez, un de nos coryphées les plus illustres. Il lui fallait bien un peu de musique pour le remonter, ce pauvre garçon ! Le voilà reçu de l’Académie !

— Il aura du mal à rétablir l’harmonie dans ce corps savant, pour peu qu’il veuille s’en donner la peine.

— Cela ne veut-il pas dire que M. de La Harpe est en froid avec Mme de Genlis ?

— Nullement, à telle enseigne qu’il lui a baisé hier la main, devant moi, au Palais-Royal.

— Baiser de Judas !

— Un académicien ?

— Pourquoi pas ? tout comme un autre ! Tenez, moi, je l’ai vu au Vauxhall avec Mlle Cléophile.

— Cléophile ! qu’est-ce que cela ?

— Une impure, comme ils disent, à laquelle il fait des vers. C’est pour elle que le duc de Lauraguais a brûlé sa berline bleue…

— Comment cela ?

— Vous ignorez peut-être que le comte de Lauraguais a une maison à cent pas du Bourg-la-Reine ? Il y invita la Cléophile et quelques autres femmes dont j’ai oublié le nom… À la nuit tombante, la vestale Cléophile, qui avait sans doute autre chose à faire dans son temple de la rue Saint-Lazare, où elle demeure, insista pour se retirer. Le duc ne voulut pas. On était à table, et le vin échauffait la tête des convives : « Non, vous ne partirez pas, Cléophile, dit-il

d’un air de Chactas ; vous ne partirez pas. Voyez ma voiture, elle est brûlée ! » Il avait fait, ma foi, comme il avait dit.

— J’imagine, Saint-Georges, que je n’aurai pas besoin de brûler celle qui doit vous ramener à Paris… Vous me restez, n’est-ce pas ?

— Quand monseigneur lui-même l’ordonnerait, c’est impossible ; il y a quelqu’un qui m’attend ce soir à Paris…

— Une femme ?

— Un homme.

— C’est un duel ?

— Vous avez deviné ; mais celui-là ne sera pas dangereux.

— Et c’est vous qui vous battez ?

— Moi-même…

— L’adversaire ?

— Un jeune homme de vingt-deux ans. Il faut que je vous dise son histoire. Vous saurez qu’hier je l’ai rencontré chez Mme Bertholet, aimable femme qui joue de la harpe à merveille :

« — Vous êtes monsieur de Saint-Georges ? me dit-il en me saisissant le bras sous le réverbère de la rue.

» — Lui-même.

» — Eh bien, monsieur, j’ai été insulté au spectacle par un bretteur fieffé, M. le chevalier de La Morlière…

» — Je le connais.

» — Le rendez-vous pris, je ne m’aperçois que d’une chose, monsieur, c’est que je ne sais pas me battre…

» — Et vous ayez tort ; le chevalier de La Morlière vous tuera.

» — Vous croyez ?

» — Il a des chances.

» — Moi, j’ai du courage.

» — Ce n’est pas assez ; mais c’est ce qui lui manque. Quand vous battez-vous ?

» — Demain, à sept heures.

» — Écoutez. Prenez-moi demain soir, à onze heures, au café des Arts : c’est là que se tient La Morlière… Je me charge du reste…

» — Je ne puis comprendre…

» — Faites ce que je vous dis, et surtout ne vous étonnez de rien. »

— Là-dessus nous nous quittons en nous donnant une poignée de main, et il m’attend…

— Ainsi ce n’est pas vous que menace ce duel ? tant mieux. Mais qu’allez-vous faire ?

— Je vous le dirai demain.

— Vous me promettez de ne pas vous battre ?

— Je vous le promets ; mais je ne laisserai pas tuer ce petit jeune homme par ce grand échalas de La Morlière. C’est le neveu de Mme Bertholet, une femme presque aussi bonne musicienne que vous.

— Et plus jolie que moi, je le crains.

— Vous vous calomniez, chère marquise…

— Vous avez là un couteau de chasse du meilleur goût.

— Vous, marquise, une robe garnie de plumes et de marcassites que la reine vous envierait. À propos, avons-nous ce soir concert ? Avec mon cheval, je serai à Paris en deux heures ; je n’ai donc besoin de partir qu’à neuf heures… Qui doit chanter ce soir ?

Mme Dugazon est malade.

— Je le sais.

— Vous savez toujours ce qu’elle fait ! Entre nous, je vous soupçonne bien d’avoir ce soir autre chose qu’un duel à arranger.

— Un mari à déranger peut-être ?

— Justement.

— Ce ne serait pas la première fois !

— Écoutez, Saint-Georges ; j’ai des frayeurs que vous trouverez frivoles. Que faites-vous éloigné de moi ? Je connais votre aversion pour les choses graves ; les infidélités courent Paris, Dieu veuille vous en garantir ! Je pense que je ne serai vraiment heureuse que lorsque je vous aurai près de moi. Ne m’en voulez pas : ma vie se passe à vous regretter ! Beaucoup de gens sont déchaînés contre moi : j’ai du courage contre leurs propos ; pourrai-je en avoir jamais contre votre oubli ? Regardez autour de vous ; que pouvez-vous souhaiter ? Le duc d’Orléans vous a déjà prouvé à quel point il m’obéit. Voulez-vous ne plus me quitter ; voulez-vous être l’égal de tous ces seigneurs dont la moitié vous redoute et vous envie ? Saint-Georges, je suis la fée, je vous protége ; parlez.

Il se contenta de la regarder avec des yeux où l’orgueil brillait comme une flamme ; nouveau miroir d’Archimède, son regard avait déjà brûlé bien des flottes ; avec ce regard, il n’avait pas besoin de demander, il obtenait. Son pouvoir magnétique plongea bientôt la marquise dans une de ces extases recueillies où toute l’histoire de l’amant qu’elle adorait se déroula. Elle le vit à son tour, comme un magicien des contes arabes, disposant de son cœur et de sa puissance, l’entraînant à sa suite à travers un monde inconnu ; géant radieux, il la présentait à l’Olympe des génies ; on y admirait ses talens, ses doigts mollement effilés pinçaient les cordes de la harpe…

Arrachée bientôt à ce voluptueux mensonge par la plus éclatante des fanfares, elle n’eut que le temps de se lever, d’apporter son épaule nue jusqu’aux lèvres de Saint-Georges, pour qu’il y posât ses lèvres, puis elle se mit à une petite table de laque où elle était censée peindre à l’eau des fleurs, d’après Van Spaendonck, son peintre, le peintre du cabinet du roi.

Le chevalier avait saisi son fusil de chasse et se disposait à sortir, quand il se trouva vis-à-vis de M. Nollot, qui était venu par le yacht du duc d’Orléans.

— Voilà monseigneur ! cria Nollot. Oh ! nous sommes venus vite, allegro, allegramente !

Le chevalier siffla l’un des piqueurs, il s’en fit suivre, et laissant M. Nollot remplir sans doute un message du duc près de la marquise de Montesson, il rejoignit les arrivans à la descente de leur yacht doré, jolie barque rivale de celle de Marie-Antoinette, lorsque cette princesse faisait le trajet de Paris à Fontainebleau, dans sa grossesse.

Au même instant, plusieurs voitures, entre lesquelles ont pouvait distinguer celle du contrôleur général des finances, M. de Boullogne, tournèrent le flanc de la grande allée…

Le duc d’Orléans, malgré son embonpoint, était revêtu de l’uniforme de ses chasses, dont les agrafes le gênaient beaucoup en raison de la chaleur ; il donnait le bras à M. le comte de Vaudreuil, possesseur lui-même de Gennevilliers, propriété pittoresque renfermant de fort beaux cantons de chasse. Mmes de Blot, de Coigny et de Genlis suivaient avec des ombrelles, qui envoyaient à leur visage de fraîches découpures.

— Te voilà, Saint-Georges, dit le duc ; sais-tu où est Leleu (c’était le maître d’hôtel) ? — J’espère qu’il y a du vin à la glace et du Lunel empaillé. Dis aux piqueurs de boire un coup et de ne plus m’étourdir de leur fanfare… Tu nous as précédé à cheval, je sais cela. Vaudreuil, vous l’avez vu avec son heiduque, n’est-ce pas ?

Le salon était déjà rempli de monde lorsque Saint-Georges y entra. Il y avait là de charmantes amazones, n’attendant que le signal de la chasse et demandant à courir déjà les routes boisées de Sénart. Leurs jokeis, attentifs et taciturnes, promenaient en dehors sur la pelouse leurs chevaux, envoyés de la veille à Sainte-Assise. Parmi les hommes, le chevalier ne tarda pas à reconnaître M. de Ségur, M. de Bonnard, M. de Durfort ; les uns se récriant déjà sur la vue de cette délicieuse habitation, d’autres admirant les divers albums, les dessins et les tapisseries de la marquise laissés sur les entre-deux en bois de rose avec une certaine prétention d’oubli.

Dès que Saint-Georges parut, un murmure auquel tous les cercles l’avaient depuis longtemps accoutumé circula dans le salon ; il le reconnut, et l’expression d’une joie indicible rayonna sur sa brune physionomie. Les femmes, en le voyant, avaient l’air de se réfugier sous l’éventail comme pour se communiquer mutuellement un secret ; les hommes les plus distingués en fait de noblesse ou d’esprit lui tendaient la main ; il était devenu en un clin d’œil le point de mire de cette assemblée.

Cependant, ainsi qu’il arrive toujours dans les premiers momens qui suivent une installation, il se fit bientôt le plus glacial silence. Chacun s’interrogeait du regard et avait l’air de se rendre compte intérieurement de sa propre valeur ; les plus philosophes avaient pris le parti d’admirer tout ce que ferait Mme de Montesson ; les moins résignés attendaient avec impatience que la cloche du déjeuner de chasse tintât.

Entre toutes ces femmes si jalouses de se faire voir, il y en avait une à laquelle M. de Vannes semblait servir d’écuyer d’honneur, bien que par son air et son maintien arrogant elle eût pu se faire place. Appuyée au bras de M. de Vannes, on l’avait vue considérer à peine la décoration des jardins avec son lorgnon, donner quelques ordres à ses valets pour le soir, toiser un instant la compagnie, et se plonger, plutôt que s’asseoir, dans une duchesse à côté de Mme de Blot.

— Vous trouvez-vous mal, madame, lui avait demandé Mme de Blot, qui se croyait toujours à deux doigts de la mort et portait sans cesse un flacon d’eau de Luce à la campagne.

— Pas le moins du monde, madame de Blot, avait sèchement répondu Mme de Langey, suffoquée de ce que son interlocutrice ne l’avait pas appelée madame la marquise.

Mme la comtesse de Blot aurait pu répondre pour sa justification qu’elle ne connaissait pas Mme de Langey. En revanche Mme de Montesson, sa bonne amie, s’en vint droit à elle et la remercia d’être venue à Sainte-Assise.

— Pour une nouvelle débarquée d’Angleterre, vous êtes bien courageuse, bonne amie ; c’est une persécution, une destinée ! je n’ai pu répondre à aucune de vos lettres, monseigneur en est témoin.

— Oh ! pour cela oui ! madame la marquise, dit le duc d’Orléans en insérant, sans respect aucun, dans la jolie petite tabatière du chevalier de Bonnard de gros doigts rouges qui parvinrent à en extraire une prise digne des naseaux d’un Suisse… — Nous sommes très-occupés au Palais.

— Et vous êtes venue avec M. le contrôleur général, ma bonne amie ?

— Oui, bonne amie ; il est là, dans cette embrasure le voyez-vous ? Il cause avec MM. de la Borde et Boulin.

— Et votre fils ?

— Je l’attends ; il a dû partir à cheval ce matin même. Il m’a promis d’être exact.

— Savez-vous qu’il y a un siècle que je ne l’ai vu ! Que devient-il donc ? Est-il amoureux ? Ou bien nous bouderait-il ?

— Si peu, bonne amie, que je viens vous solliciter pour lui… Oui, M. de Yannes vous le dira, on remarque qu’il est triste… préoccupé… enfin il m’inquiète ! Un travail, une habitude, un emploi lui conviendrait, et je ne doute pas que vous, bonne amie

— Comment donc ! mais j’en parlerai à monseigneur ; je lui en parlerai, je vous le promets, bonne amie.

— C’est qu’alors il faudrait, bonne amie, lui en parler aujourd’hui. Songez que le moment est favorable, M. de Saint-Didier vient de mourir, et l’on parle de donner sa place de capitaine des chasses à M. de Périgny, que le prince, vous ne l’ignorez pas, protége…

— Mais que je n’aime pas, moi, bonne amie, parce qu’il est ennuyeux… Ainsi, soyez sûre…

— J’ai le brevet en blanc, reprit-elle ; les titres de mon fils s’y trouvent énumérés il est marquis de Langey, aussi noble, je pense, que M. de Saint-Denis, capitaine des levrettes de la chambre du comte d’Artois, et que M. de Courville, capitaine des chasses de l’apanage. — M. de Courville n’est que baron, bonne amie !

— On nous observe ; vous mettrez le placet sous ce vase de vieux Sèvres. M. de Vannes, je vous fais mes complimens, votre habit est merveilleux.

Et Mme de Montesson, pressée de finir, passa bien vite à un second colloque avec une autre de ses bonnes amies.

Il convient de dire ici par quel singulier enchaînement de circonstances la liaison de Mme de Montesson et de Mme de Langey s’était formée ou rompue.

La mort subite du premier mari de la marquise de Montesson ne lui avait pas laissé le temps d’expérimenter son caractère, l’union des époux n’avait duré que vingt-quatre heures. Le lit de l’hymen était devenu pour M. de Montesson le lit de la mort. Mme de Langey (alors Mlle de Fleury), l’amie ou plutôt la compagne favorite de Mme de Montesson, à peine en âge d’être mariée, se vit brusquement entraînée, trois jours après la mort de M. de Montesson, par un de ses oncles, pour aller épouser en Bretagne M. le marquis de Langey, qui l’emmena un mois après dans les îles.

Mme de Montesson avait donc perdu à la fois son mari et son amie. Ce second coup lui fut plus sensible ; elle aimait beaucoup Mlle de Fleury, qui le lui rendait. Quand elles se trouvèrent veuves toutes deux, toutes deux enchaînées par un lien plus ou moins puissant, mais toutes deux ayant le même intérêt à ne pas le voir se rompre, au lieu de se rapprocher et de s’entendre, elles se brouillèrent mutuellement. Mme de Langey, affermée par contrat à un contrôleur général, Mme de Langey, belle encore et singulièrement suivie, se révolta de la prééminence altière des charmes de Mme de Montesson ; c’était une place qui, dans sa pensée, lui fût revenue de droit si, au lieu de se faire créole, elle fût demeurée Parisienne. Leur commerce devint plus froid Mme de Montesson ne se trouva pas assez confiante en l’amour du prince, ou plutôt en ses habitudes, pour ne point concevoir une alarme sérieuse des grâces nonchalantes de la créole. M. de Boullogne[1] ne venait que fort rarement au Palais-Royal, et seulement par bienséance pour quelques-uns de ses habitués qu’il estimait plus que le maître. Mme de Langey, depuis son retour de Saint-Domingue, y avait paru quatre à cinq fois. Sans le désir formel de M. de Boullogne, qui attachait un grand prix à la signature de ce brevet, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, Mme de Langey ne se serait point appuyée de ses souvenirs vis-à-vis de la marquise, près laquelle elle avait plâtré d’Angleterre un raccommodement par lettres.

En ce moment, pour qu’on ne pût soupçonner la solliciteuse dans la bonne amie, elle se rassit en promenant çà et là sur les divers groupes qui s’étaient formés dans ce salon selon son regard d’impératrice…

Tout d’un coup, elle saisit le bras de M. de Vannes, qui causait avec le comte de Vaudreuil. Elle venait de voir Saint-Georges.

Et en vérité elle ne le reconnut pas, tant l’intervalle des années avait éloigné de son esprit le souvenir de l’enfant mulâtre

Étonnée seulement de voir dans le salon d’un prince royal un homme de cette couleur, la créole dit à M. de Vannes :

— Quel est-ce valet ? un piqueur de M. le duc, sans doute ?

— Silence ! reprit à voix basse M. de Vannes, cet homme est le chevalier de Saint-Georges, l’amant de Mme de Montesson !

La marquise de Langey partit d’un sublime éclat de rire, que ses voisins ne manquèrent pas d’attribuer à quelque saillie de M. de Vannes… Le capitaine craignit sans doute que Saint-Georges s’en aperçût, bien qu’il fût alors assez loin de la marquise de Langey, car il s’empressa d’étaler devant elle plusieurs dessins qui la contraignirent à baisser les yeux pour les regarder.

Quant à Saint-Georges, adossé contre une des colonnes de ce salon circulaire, il semblait encore foudroyé de cette apparition imprévue…

Dix-huit ans complets s’étaient écoulés depuis la fuite du mulâtre ; dix-huit ans qui l’avaient tous porté comme autant de flots complaisans à ce faîte d’orgueil. La blessure cruelle faite à son cœur par la créole était fermée, celle qu’avait subi sa dignité d’homme se rouvrait… À la vue de cette femme, pour laquelle il eût rampé à Saint-Domingue et qu’il retrouvait à cette heure comme par une permission tacite de Dieu, l’audace de son triomphe le grandit : il sentit son cœur agité de mille sentimens divers, c’était de la haine, de la fureur et, faut-il le dire ? un amour dans lequel bouillonnait surtout la vengeance. Comme ces éclairs, serpens de feu qui sillonnent l’horizon, tous les ressentimens de son enfance se déroulèrent peu à peu et vinrent éclairer son âme. Oui, c’était bien là cette marquise de Langey qu’il avait connue si fière et si hautaine à la Rose, cette dure maîtresse pour laquelle son cœur avait battu, cette impitoyable reine qui l’avait marqué de son fouet au visage ! En l’entendant nommer, il sentit battre le sang à sa joue… Son cœur lui parût prêt à s’élancer hors de sa poitrine, tant la haine le soulevait ! Par un mouvement machinal et que comprendront tous ceux qui ont souffert de toute la répression de leur colère, il tomba bientôt sous l’empire d’un abattement profond.

Car, en le voyant si beau, si heureux, si accueilli, Mme de Langey n’avait pas même fait un pas ; elle ne lui avait adressé ni parole ni sourire ; c’était le marbre de cette femme, non son âme qu’il retrouvait !

Et elle avait ri de ce rire-sardonique et insolent de certaines femmes, de ce rire qui est la plus lâche des insultes ; parce qu’il s’abrite sous la faiblesse et la fausseté !

Encore une fois, c’est bien elle !…

Le temps, respect inouï ! n’avait pas encore déformé sa taille et son visage : elle était belle, plus belle que Mme de Montesson ; son teint, sa bouche, ses yeux, n’avaient rien perdu de leur éclat. En la voyant, on ne pouvait s’empêcher de se dire :

« Le comte de Saint-Germain vend-il en effet le secret de ne point vieillir ? »

Ses épaules, dégagées des plis d’une calèche rose, avaient conservé leurs belles lignes veloutées ; son front, mollement bombé comme celui de la Diane antique, n’avait pas même une ride. Comme en ce temps-là l’usage des parfums était une véritable loi, il s’exhalait de tous ses atours je ne sais quelle fraîcheur asiatique, on la pressentait comme un bouquet. Le grand goût de sa toilette, l’esprit merveilleux de ses plus légers détails, la maintenaient au rang des belles créoles à la mode que les habitudes indolentes des îles ont garanties des outrages de la fatigue.

Mme de Langey, trop adroite pour ne pas prévoir la fin de son règne dans les salons, s’était fait une étude de combattre savamment chaque impression ennemie de sa beauté ; l’amour lui avait paru surtout un dangereux hôte. L’amour extrême, l’amour vrai, cet amour qui emplit l’urne du cœur à lui en faire dépasser les bords, n’était jamais apparu à Mme de Langey que comme une ombre fictive, mensonge d’insensé ou de poète. Sous l’inaltérable sérénité de son bonheur on voyait percer cette négation de tout ce qui est sentiment, amour, vérité ! C’est ce que dans le monde on nomme la femme heureuse.

Qu’était-elle devenue depuis ces tièdes soirées de la Rose ? par quels arrangemens, je ne dirai pas par quels amours, avait-elle promené sa vie ? C’est ce qu’elle seule savait et ce qu’à coup sûr M. de Boullogne, son maître et seigneur par contrat, ignorait complètement…

Alors seulement Saint-Georges aussi se ressouvint, alors son front, un instant courbé sous l’orage intérieur de ses pensées, rayonna d’un vif éclair En voyant M. de Boullogne s’avancer avec une galanterie de vieille cour et offrir le bras à la marquise, que suivait M. de Vannes, il se prit à penser que d’un coup d’œil, d’un mot, il pourrait faire crouler cet échafaudage d’orgueil et se venger de cette pâle coupable…

Il fut tiré de ces idées par la cloche du déjeuner qui venait de retentir…

Ce déjeuner devait précéder la chasse.

  1. Nous croyons devoir placer ici sous les yeux de nos lecteurs la titulalure de M. de Boullogne, dont nous avons cru ne pas devoir écrire le nom dans le cours de ce récit avec son orthographe ordinaire, sa prononciation nous ayant paru disgracieuse :

    Messire Jean-Nicolas de Boulongne, d’abord conseiller du roi en son parlement de Metz et intendant de ses finances, ensuite Contrôleur Général des finances de Sa Majesté et Grand Trésorier de l’Ordre du Saint-Esprit, Membre Honoraire de l’académie royale de Peinture et de Sculpture en 1759, etc., etc.

    Il avait épousé Charlotte de Beaufort, fille de Charles de Beaufort, l’un des plus riches fermiers généraux de S. M., et il en eut pour enfans légitimes :

    1o Jean de Boulongne, comte de Nogent, marié en 1753 à la fille du garde des sceaux messire Esprit-Charles Feydeau, seigneur de Brou, dans le Perche, etc., etc.

    2o Marguerite de Boulongne, mariée en 1737 à messire Gaspard-Henri Caze de La Bove, intendant de la généralité d’Auch, maître des requêtes de l’Hôtel du roi, etc., etc.

    3o Louise-Élisabeth de Boulongne, mariée en 1736 à Paul, marquis de L’Hôpital et de Château-Neuf-sur-Cher, chevalier des Ordres du roi, son ambassadeur en Russie, lieutenant général de ses armées, premier écuyer de Madame, etc., etc.

    4o Jeanne-Edmée de Boulongne, comtesse de Hallincourt et Dromesnil, veuve en 1749.

    5o Marie-Edmée de Boulongne, mariée en 1746 à Armand, marquis de Béthune, chevalier des Ordres du roi, mestre de camp général de la cavalerie de France, etc., etc.