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Le Chevalier de Saint-Georges/33

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H.-L. Delloye (3 - Parisp. 121-130).

VIII.

Servante et mère.

Ecce ancilla Domini ;
Fiat mihi secundum verbum tuum

(L’Angelus.)

Rentré chez lui (minuit sonnait alors à sa pendule de Baillon), il congédia son digne heiduque, qui tombait de fatigue et de sommeil. Ce que Saint-Georges avait à faire à cette heure-là ne devait être vu de personne…

Après avoir allumé lui-même un bougeoir en porcelaine, le chevalier se dirigea vers cette porte, dont, par un mouvement naturel de curiosité, Joseph Platon avait voulu tourner la serrure dès le premier jour de son installation.

Là une négresse, agenouillée, priait devant un petit tableau représentant Madeleine aux pieds de Jésus…

Au bruit que firent les pas de Saint-Georges, elle détourna la tête.

Ses cheveux, grisonnans par place, s’échappaient en mèches confuses du mouchoir créole qui les enveloppait ; elle laissa voir dans ce demi-mouvement une larme suspendue à sa paupière.

— Enfin ! s’écria-t-elle en se jetant à son cou, c’est lui !

Elle l’embrassa de nouveau, et, se livrant à des transports de joie insensés, elle courut baiser aussi le tableau de la Madeleine.

— Tu as tardé bien longtemps !

Elle le débarrassa de son ceinturon de chasse, de son couteau, de ses boucles ; elle essuya la poussière de ses dentelles, passa la main sur son front et le contempla avec toute la tendresse de son amour !

— Que tu étais beau ! comme ils ont dû t’envier !

— Le duc de Chartres m’a fait capitaine de ses chasses : tu avais bien deviné en me faisant les cartes l’autre soir. Je crois à ta science, Noëmi !

— Comme à mon amour, n’est-ce pas ? Pendant tout le jour je suis restée là… vois-tu… seule devant la Madeleine. Je la conjurais de te préserver de tout mal !

Elle reprit :

— Capitaine des chasses ! c’est donc une bien belle chose !

Saint-Georges sourit : il tendit sa main ornée de bagues à sa mère ; elle approcha le bougeoir pour mieux les examiner.

— Celle-là ? dit-elle.

— C’est un saphir.

— Il a l’éclat de ces charmans petits colibris que tu m’apportais autrefois à Saint-Domingue. Autrefois ! ajouta avec tristesse Noëmi.

— Et cette autre, continua la négresse, comment la nommes-tu ?

— Une opale.

— Ah ! je sais… Elle est un peu terne, elle me ressemble… L’autre jour elle brillait bien plus à ton doigt.

— Tu trouves ?

— Certainement, reprit-elle, et c’est signe de malheur quand une opale se ternit. Vois mon livre noir. Mon Dieu ! cela me fait peur !

— Et quel malheur, Noëmi, pourrait menacer un homme devant qui le sort lui-même s’humilie ? Songes-tu, Noëmi, que je puis encore monter plus haut ; que je puis retourner un jour libre et riche à Saint-Domingue ?

L’œil cave de Noëmi s’illumina d’un rayonnement de bonheur.

— Oui, à Saint-Domingue, Noëmi ; à Saint-Domingue, d’où tu partis esclave et où tu pourras rentrer maîtresse ; à Saint-Domingue, où je deviendrai à mon tour roi et seigneur !

— Et où je pourrai te nommer mon fils comme autrefois, dit-elle avec un soupir……

— Bonne Noëmi !

— Dis plutôt, Saint-Georges, malheureuse Noëmi ! Là-bas du moins lorsque tu étais enfant, je te portais sur mes bras à travers les champs de maïs ; là-bas j’avais pour moi le soleil et ton sourire ; tu m’appelais ma mère, et j’accourais la joie dans les yeux ! Lorsque le jour naissant colorait la cime de nos arbres, c’était moi qui écoutais le premier bégaiement de ta douce voix, moi qui le soir te berçais encore sur mes genoux pour t’endormir ! Ne te souvient-il plus de ces belles branches chargées d’oranges ou de mangues que je t’apportais chaque dimanche lorsque tu côtoyais les belles eaux bleues de l’Ester ! Alors pas d’étrangers ou d’importuns entre nous, tu ne me renvoyais pas, Saint-Georges ; tu ne me disais pas de me cacher ! Non, quand nous revenions tous deux, tu me laissais passer fière de toi devant les cabanes, l’horizon était alors embrasé de vapeurs rouges, et tu me le montrais du doigt en me disant : « vois donc, mère, comme le bon Dieu est beau !

« Ah ! malheureux jour, continua-t-elle, que le jour où tu m’as quittée ! malheureux jour que celui où je te retrouve sans pouvoir te dire : « Mon fils, viens dans mes bras ! »

Elle ne pleurait plus, mais au lieu de larmes il y avait dans son regard une étonnante fixité ; même après qu’elle eut parlé, ses lèvres murmurèrent des sons……

— Vous ne comptez donc pour rien, Noëmi, le bonheur d’avoir échappé à l’esclavage ? Regretteriez-vous ces horribles jours où, le teint bronzé par le soleil, vous rentriez en silence pendant que la voix aigre du commandeur roulait d’échos en échos par la savane ? Que désirez-vous ? Parlez.

— Rien que ton bonheur, répondit-elle, et de retourner un jour là-bas avec toi.

— Je vous le promets, ma mère !

— Tu as dit : « Ma mère ! » Tu as consenti à m’appeler de ce nom ! Ah ! dis-moi donc aussi que tu me permettras quelquefois de voir les belles dames qui viennent te rendre visite et que je pourrai entrer à toute heure du jour dans ta chambre et m’enorgueillir de toi ! Tu as dit : « Ma mère ! » ah ! ta pauvre servante est bien heureuse !

— J’avais ordonné que l’on mît des fleurs à ces grillages, pourquoi ne l’a-t-on point fait ? Les gens qui montent chez moi par cet escalier dérobé peuvent vous voir…

— C’est moi qui n’ai pas voulu, Saint-Georges, parce que je vous vois, moi… à travers ce grillage… lorsque vous descendez. C’est un instant de plus de bonheur ! Et j’en ai si peu !

Cette fois Noëmi ne put contenir ses sanglots. L’infortunée ployait sous le poids de ce sacrifice journalier. L’attente mortelle de cette longue journée l’avait terrassée ; elle étouffait. La négresse poussa la fenêtre de sa petite chambre, et elle regarda le ciel.

L’orage de la soirée avait à peine rafraîchi l’atmosphère, encore chargée d’électricité. De gros nuages noirs traversaient pesamment le ciel comme autant de phoques au ventre allongé ; les murs de l’hôtel et les jardins étaient drapés d’ombres.

— Ce ne sont pas là, dit-elle, nos belles nuits de Saint-Domingue !

Elle pencha sa tête sur sa main amaigrie et regarda ce ciel, où ne scintillait pas une étoile.

— Hier, dit-elle à Saint-Georges en lui indiquant du doigt le côté du sud, il y en avait une là-haut…… Elle m’a souri pendant ton sommeil et m’a dit de douces choses. Aujourd’hui je ne la vois plus !

Saint-Georges poussa la porte et prit un petit carton dans une des armoires de l’antichambre.

— Voici quelques objets de toilette qui vous feront plaisir, je l’espère du moins, Noëmi. Lorsque vous irez le dimanche à Saint-Roch, je veux que vous les mettiez. Je vous verrai ici vous habiller devant ce miroir ; ici… entendez-vous ?

— Bien vrai ? Ces parures me deviendront donc précieuses ? Dieu ! les belles dentelles ! que j’en serai fière !

— Platon, j’aime à le croire, a grand soin de vous, ma mère. Il vous a laissé les clés de l’office pendant mon absence ?

— C’est vrai ; mais vous n’étiez pas là, je n’ai rien mangé. Je ne suis heureuse que lorsque je vous touche et que je vous vois. N’ayez pas peur, allez, Platon ne m’a pas encore reconnue, moi, je suis si changée ! Votre fuite cruelle m’a fait tant de mal ! — Il me croit votre servante, continua Noëmi, ne la suis-je pas ?

Saint-Georges baissa les yeux.

— Voilà deux ans, reprit-elle, que je loge sous le même toit que mon fils. Répondez, Saint-Georges, ai-je trahi votre secret, ai-je osé dire que j’étaîs de Saint-Domingue et que vous étiez mon fils ? Cependant, Saint-Georges, vous n’avez peut-être pas tant à rougir de votre mère… Peut-être n’est-il pas loin ce jour où vous me redirez ce nom sacré à genoux !

Il la regarda comme on regarde une femme dans le délire… Une fierté douce animait les yeux de la négresse ; on eût dit qu’elle recouvrait un peu de soleil.

— Après tout, reprit-elle, pourquoi me plaindre ? N’est-ce pas moi qui me suis dévouée à toi de plein gré ? Le ciel me récompensera. Ah ! le ciel est juste, lui qui aux hivers cruels fait succéder la tiède verdure, lui qui a dit à la mère du jeune mort d’Éphraïm : « Espérez ! »

— Noëmi, répondit Saint-Georges avec tristesse, n’accusez ici que les inflexibles lois des hommes. C’est le monde qui veut que je vous cèle à tous les yeux, non pas moi ! Je vous aime, ma mère, comme ce que j’ai de plus doux sous le ciel ; je vous aime comme l’oiseau aime son nid. Doutez-vous de mon amour, ma mère ? alors vous douteriez que Dieu me regarde en pitié ; que chaque soir, lorsque je vous retrouve, vous, mon hôtesse, mon cœur ne s’élance point au-devant du vôtre. Je vous ai enfouie comme un avare enfouit son or. Encore une fois, le temps viendra où devant ma voix, comme devant la baguette d’un magicien, ces murs tomberont pour vous laisser voir la mer et les rochers à pic où vous m’avez vu courir ! Par pitié seulement ne m’exposez pas à vous défendre, car, je le sens, le premier qui oserait insulter ma mère, oh ! celui-là serait aussi le dernier. Noëmi, je le tuerais !

Il s’était levé avec une énergique rapidité ; son poing fermé menaçait, l’écume couvrait ses lèvres… Noëmi crut voir cet ange qui lutta contre Jacob, elle courut à lui pour l’apaiser : les mères sont sublimes pour oublier ; Noemi fut touchée du mouvement de Saint-Georges, elle retrouva de douces paroles.

— Tu me reviendras, vois-tu. Tu me reviendras lorsqu’elles t’auront trompé, ces femmes qui t’aiment moins que moi ! Tu retrouveras mon cœur tout entier ; ma bouche et mes baisers fermeront les blessures qu’elles t’auront faites. Peut-être alors me vengeras-tu à leurs propres yeux, peut-être leur diras-tu : « C’est ma mère ! »

Elle parla de la sorte un quart d’heure encore, en interrompant ses phrases par des caresses…… Tout son corps tremblait dès qu’elle sentait le contact chéri de ce fils ; on eût dit qu’elle appréhendait de l’irriter par les démonstrations de sa tendresse. Quand il s’éloigna après l’avoir embrassée, elle se tint l’oreille longtemps collée contre sa porte, écoutant les derniers bruits de son coucher, les mains jointes, comme si elle eût adressé sa prière à Dieu…

Cela fait, elle se souvint qu’elle était servante et sortit elle-même à tâtons pour éteindre la lampe qui brûlait dans l’antichambre…

La vie de cette mère était devenue un sacrifice tel qu’il importe ici d’en relever les mérites.

Comme mère, la négresse habitait une petite chambre ornée d’un vieux meuble de Bergame et de quelques images de sainteté ; Saint-Georges n’entrait dans cette chambre que le soir ; elle le voyait une heure !

Comme servante, elle se tenait une partie du jour dans la cuisine. Là, elle recevait les provisions, soit des cuisines du duc d’Orléans, soit du marché où elle avait dû aller le matin. Joseph Platon mangeait avec elle, mais Saint-Georges ne mettait jamais le pied dans la cuisine.

Comme mère, elle pouvait dire mon fils à Saint-Georges pendant cette seule heure, comme servante et devant le monde, elle ne l’appelait jamais que monsieur le chevalier.

Tous ses plaisirs consistaient dans quelques giroflées sur sa fenêtre et des ajustemens de France, dont elle se bigarrait avec le mauvais goût qui préside le plus souvent à la toilette des négresses.

Si elle se promenait quelquefois au jardin du Palais-Royal, c’était pour s’asseoir timidement sur un banc de pierre, d’où elle pût apercevoir Saint-Georges éclairé par les girandoles de la galerie du duc d’Orléans.

Elle n’avait pas au monde une amie à qui elle pût dire sa douleur et son secret.

La fièvre la tenait la moitié de l’année au lit, et elle se voyait dépérir avant le temps.

Lorsqu’il venait chez son fils un grand seigneur, — Un homme à la mode, — une comédienne en titre, — Platon donnait à sa serrure un tour de clé, afin qu’elle ne pût voir ces bêtes infiniment curieuses.

Elle ne devait parler à qui que ce fût de la Rose et de Saint-Domingue ; il lui était enjoint de ne jamais prononcer le mot mulâtre.

À tous les tourmens présens de cette triste créature il fallait ajouter encore ceux de son passé.

Après le départ de son fils, elle n’avait vécu que pour cette idée, le rejoindre !

Elle avait trouvé passage sur un vaisseau, mais comment payer ce passage ? On l’avait chargée pendant la traversée des ouvrages les plus rudes et les plus abjects ; elle n’avait pas hésité.

L’idée favorite ou plutôt l’incroyable faiblesse du mulâtre étant de se faire passer à Paris pour un créole, il avait cru devoir éloigner de lui cette preuve importune de sa couleur. Il avait persuadé à sa mère que sa présence lui nuirait. Noëmi courba la tête avec soumission, mais comme elle venait de le dire à son fils, elle savait qu’elle pourrait la relever !