Le Chevalier de Saint-Georges/42

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H.-L. Delloye (IVp. 11-25).

XVII.

La rue de l’Oratoire.

Oh ! mon âme est déjà remplie de ce malheur, et l’excès de sa douleur m’accablera.
(Les Deux gentilshommes de Vérone, acte III, scène I.))

De son côté, Maurice s’était vu enlevé de ce même cercle dans lequel sa présence avait jeté un trouble si inattendu…

Abandonnant Agathe aux soins de Mme de Langey, qui l’avait emmenée dans sa voiture, M. de Boullogne avait reconduit Maurice dans la sienne jusqu’à son hôtel, situé près des Feuillans. Là, il l’avait renfermé lui-même dans sa chambre ; les dispositions du jeune marquis ne lui ayant semblé que trop fougueuses, malgré tout le soin qu’il avait pris de les combattre.

M. de Boullogne ne se trompait pas ; en dépit de la supériorité du chevalier, Maurice de Langey appelait de tous ses vœux le moment de cette rencontre…

Comme il arrive toujours après une violente émotion, la soirée de la marquise n’avait pas tardé à produire sur lui l’effet d’une hallucination confuse. Il ne lui en demeurait qu’une sorte de perception lourde ; il entrevoyait comme à travers un brouillard les principaux traits de cette soirée : le mulâtre, son regard pétrifié, l’habit rouge qu’il portait, la bague d’Agathe qu’il avait au doigt…

Il s’était jeté quelques secondes sur son lit, mais sans pouvoir trouver le sommeil, l’image de Saint-Georges et celle d’Agathe passant et repassant comme deux ombres sardoniques devant ses yeux.

Résolu de voir Mlle de La Haye, il se leva ; la chambre où l’avait enfermé M. de Boullogne donnait sur la cour. Il avait vu le suisse la traverser précipitamment à cause de la pluie, mais il avait eu le temps de l’appeler. Le brave homme s’était approché du mur comme Blondel de la tour du roi Richard.

— Trois louis pour toi si tu m’ouvres ! lui avait crié Maurice, en ayant soin d’assourdir le plus possible l’éclat de sa voix.

Il n’y a pas de suisse, fût-ce celui d’un contrôleur général, qui résiste à l’appât de trois louis. Le jeune homme eut bientôt franchi la grille de l’hôtel Boullogne.

Depuis l’aventure du bal de l’Opéra, il avait jugé prudent de placer Agathe dans une maison qui pût dépayser les recherches… La vieille gouvernante de sa mère en possédait une dans la rue de l’Oratoire. En attendant que son mariage eût lieu, le marquis pensa que cet asile conviendrait à Mlle de La Haye. La jeune fille se trouvait de la sorte à peu de distance du Palais-Royal, dont le gain de son procès allait lui ouvrir les portes. Bien qu’elle éprouvât peu de déplaisir à quitter le quai d’Anjou, Agathe avait tressailli en s’éveillant un matin sous la protection d’une gouvernante dans ce nouvel appartement. Les murailles de l’église de l’Oratoire y jetaient durant le jour une ombre froide et sévère ; il passait à peine quelques carrosses par la rue… La sollicitude que Maurice avait apportée dans toutes les démarches qui concernaient la poursuite du procès d’Agathe, la demande récente de sa main qu’il venait d’adresser à son oncle, armateur à Saint-Malo, lui firent une loi d’accepter l’offre du jeune homme. Nous avons dit déjà que la pureté de ses intentions était écrite sur le front de Maurice en caractères si visibles que l’assiduité de sa cour ne pouvait en compromettre l’objet. Au rebours des jeunes roués dont Paris fourmillait en ce temps plus qu’en tout autre, Maurice possédait une grande loyauté de principes vis-à-vis des femmes ; la passion prenait racine chez lui comme dans une âme vierge… Tyrannique dans ses moindres volontés, parce que son enfance n’avait jamais été contrariée en quoi que ce fût, le créole en était venu à souffrir silencieusement les lenteurs et les tristesses de cet amour, comme un esclave qui s’humilie devant l’immuable loi du maître. Mlle de La Haye exerçait sur son esprit un tel pouvoir que lui-même avait résilié tout pouvoir entre ses mains.

Ce sacrifice de sa nature fait par le jeune homme à la sincérité de son amour, l’avait-il avancé dans l’esprit d’Agathe ? avait-il développé chez elle un germe de tendresse ou d’admiration ? C’est ce dont il était cependant permis à Maurice lui-même de douter.

Jamais ce mot si doux je vous aime ! ne s’était fait jour en effet à travers les lèvres émues d’Agathe ; jamais une larme n’avait débordé de sa noire paupière en le regardant partir… Maurice ne pouvait se dissimuler qu’il était plutôt un frère qu’un amant aux yeux de Mlle de La Haye ; elle lui répondait avec trop de sang-froid pour qu’il pût se croire l’âme de ses rêves. Les difficultés journalières que sa passion surmontait lui rendirent bientôt sa première impatience ; il lui sembla que l’indifférence d’Agathe ne saurait tenir contre la demande formelle de sa main. Il ne hasarda cette démarche que sur l’assurance d’un régiment que M. de Boullogne et sa mère ne tardèrent pas, comme on l’a vu, à lui obtenir.

L’ineffable dignité empreinte aux moindres mouvemens d’Agathe avait percé jusque dans le sourire avec lequel elle accueillit la proposition de mariage faite par Maurice… En cet instant elle fut belle comme le jeune homme ne l’avait peut-être jamais vue ; vous eussiez dit un ange résolu à ne point troubler le bonheur d’une autre âme… Pourtant si Maurice eût mis sa main sur son cœur, il aurait vu que ce cœur ne battait pas, c’était la résignation et non l’amour qui dominait dans l’acceptation muette d’Agathe… L’orgueil ne soupçonne jamais les secrets ravages du cœur… Maurice se crut aimé à dater de ce jour ; son visage n’était-il pas la seule ombre que l’âme d’Agathe eût réfléchie ?

Nul autre que lui n’avait approché Mlle de La Haye… C’était une incomparable image bien propre à lui faire oublier le monde. Quand il la perdait de vue, il lui semblait qu’un nuage pesait sur ses yeux ; il ne retrouvait la joie qu’en causant avec elle de mille projets et de mille choses. Dédaigneux à l’excès, comme on a pu s’en convaincre, il l’aimait avec la sollicitude d’une âme exclusive, il ne lui semblait pas que le regard d’un homme pût se lever sur elle sans la flétrir…

Ces quelques mots sur l’adoration aveugle du créole aideront peut-être le lecteur à se faire une idée de sa colère lorsqu’il découvrit, à la soirée de la marquise, les audacieuses intelligences de Saint-Georges… Le moment était venu pour Maurice d’interroger Agathe. Après cette découverte, dans une organisation comme la sienne, le doute ne pouvait durer ; il fallait qu’il en sortît violemment… D’ailleurs il devait se battre le lendemain ; cette seule pensée lui fit prendre le chemin de la rue de l’Oratoire…

Il y trouva la jeune fille triste et inquiète ; elle ne s’était pas couchée. Mme de Langey venait de la reconduire, elle lisait un livre à son prie-Dieu… Il était entré, l’avait saluée d’un air sombre et froid, et n’avait pas tardé à l’accabler de paroles dures, jalouses. N’était-ce pas pour elle qu’il avait insulté ce fier mulâtre, ce spadassin redouté ? Pourquoi lui avoir donné sa bague ? En quel lieu ? en quelle rencontre ? À chaque parole sortie de la bouche d’Agathe pour sa justification, Maurice, qui l’écoutait avidement, avait peine à contenir sa haine. Agathe, en avouant Saint-Georges pour son libérateur et en se plaisant à l’excuser, attisait imprudemment l’incendie…

— Lui, votre libérateur ! lui, ce mulâtre ! s’était écrié Maurice… voilà donc le secret de votre admiration pour cet homme ; voilà pourquoi vous me taisiez les suites de votre aventure ! il était écrit que ce démon, vomi par l’enfer, se dresserait partout devant moi. Oh ! malheur à lui, je le tuerai, fût-ce par fraude ; dussé-je en garder un éternel remords !

— Tuez-moi donc, marquis, murmura à son oreille une voix sourde qui glaça le sang au cœur de Maurice ; achevez ce que des misérables ont commencé !

Agathe s’évanouit, elle venait de voir Saint-Georges pousser la porte de sa chambre comme l’eût fait un fantôme… ses mains serraient encore le bâton avec lequel il venait de lutter contre ses lâches agresseurs… le sang tachait ses habits…

— Que venez-vous faire ici, monsieur, lui cria Maurice en reculant sous l’empire du même vertige qui avait saisi la jeune fille…… parlez, que vous a-t-on fait ? Il y a du sang à votre dentelle, aurait-on voulu vous assassiner dans la rue ?

Et comme Saint-Georges ne répondit pas :

— Vous ne pensez point, j’espère, reprit le jeune homme en le fixant, que ce fussent des gens apostés par moi ? Soyez tranquille, quoique vous soyez mulâtre, tout marquis que je suis, je vous promets de vous rendre raison…

« Mais encore un coup, continua-t-il en s’apercevant de l’évanouissement d’Agathe, quel hasard infernal vous ramène ici, et qu’avez-vous à me dire ?

— J’ai à vous dire, marquis de Langey, que vous vous êtes conduit ce soir avec moi comme le dernier de vos domestiques —, j’ai à vous dire que je vous donne deux jours pour vous préparer à paraître devant moi et devant Dieu !…

L’accent lugubre de Saint-Georges, sa chevelure en désordre, l’air égaré avec lequel il entrait à cette heure de nuit dans la chambre d’Agathe, comme si la main de quelque magicien damné l’y eût introduit, tout imprimait à cette scène un caractère inouï de solennité… Maurice sentit son cœur tellement oppressé par le poids de ces paroles qu’il n’y répondit que par un cri intraduisible de rage… L’état d’Agathe avivait encore sa colère : pâle, inanimée, la jeune fille avait laissé tomber sa tête sur le coussin d’un large sopha…

Saint-Georges venait alors de s’en approcher, il avait débouché un flacon de sels et le lui présentait, quand Maurice écarta son bras violemment.

— Hors d’ici, mulâtre, ne sais-tu pas que ton seul contact est un outrage ?

» Que viens-tu faire ici ? reprit-il ; tu n’as sur cet ange aucun droit… C’est une fable que cette attaque nocturne dont tu parles… Qui t’a révélé cette demeure ? Qu’as-tu besoin de m’y venir insulter, puisque le premier je t’ai craché l’insulte au visage ?

— Dieu m’est témoin, marquis, répondit Saint-Georges avec lenteur, que ce n’est pas moi qui ai provoqué ce combat, vous étiez dans le délire… Pourtant si vous voulez me faire des excuses devant quelques officiers du prince, je m’en contenterai, dit-il en abaissant la voix avec émotion.

— Des excuses à un valet ! des excuses ! Veux-tu, chevalier, que j’éveille un des hommes d’écurie de cette maison ? il t’adressera les siennes… Encore une fois… hors d’ici ! et songe que je puis appeler… Ne te souviens-tu donc plus que tu m’obéissais à Saint-Domingue ?

— Il est heureux pour vous que cette jeune fille évanouie n’entende pas, elle vous croirait, Maurice, le dernier et le plus lâche de tous les hommes. Vous êtes né bon et généreux cependant, c’est votre mère qui vous a perdu ; votre mère, qui vous a soufflé la méchanceté et l’orgueil !

— Misérable ! il ne te suffit pas de m’insulter, il faut que tu insultes ma mère ! Voici mon épée ; tire la tienne à ton tour ! En garde ! spadassin, défends-toi !

Maurice avait fondu l’épée haute sur le mulâtre…

Saint-Georges esquiva le coup et fit observer froidement à Maurice qu’on lui avait pris son épée dans cette attaque dont il avait failli être victime… Ses yeux noirs avaient grandi de moitié ; ils lançaient l’éclair du fond de leur orbite ardent et cave ; deux larmes de rage et de honte coulaient parallèlement de ses joues. La contrainte qu’il s’imposait devait être horrible ; on eût dit un lion contenant sa force… Devant la faiblesse de cet adversaire, il eût rougi de tenter même un effort.

— Enfant, reprit-il, cesse de vaines menaces. Tu eusses mieux fait de te souvenir, ingrat. Un coup d’œil jeté en arrière sur ta vie t’aurait empêché de te perdre; car maintenant te voilà perdu… À ton tour, Maurice, ne te souvient-il plus de Saint-Domingue ? Rappelle-toi notre amitié, nos jeux. Jamais ton regard vint-il alors insulter à ma misère ? Jamais une parole dure tombée de tes lèvres vint-elle attrister. ma joie ? Est-il besoin de te redire nos courses par les allées de la Rose, nos promenades sur les flots du Cap, d’où nous voyions la lune répandre ses teintes veloutées sur les grands mornes ? Seul alors auprès de toi, je ramais paisiblement sous la tente étoilée de ce beau ciel ; en voyant cette riche nature, je ne croyais pas qu’il pût exister un autre monde…… Hélas ! cependant, Maurice, il en existe un où les souvenirs ne sont qu’un mot, où l’amitié n’est qu’un rêve ! Dès que ce monde a posé sur votre poitrine son pied orgueilleux, il faut lui obéir ; et c’est ce que tu as fait… Un mot, un regard de toi m’eût fait tressaillir d’ivresse, tu as préféré ne pas me tendre la main ; que dis-je, Maurice, tu m’as insulté, honni ! À l’heure où je parle, ce monde implacable veut que je lave dans ton sang la honte de cette injure. Quel est donc ce vent cruel qui a déraciné de ton cœur toute mémoire ; quelle est cette douloureuse fatalité qui vient armer nos deux bras ? Il y a pourtant des nuits où je te voyais apparaître à moi doux et serein comme l’espérance…… Dis par quelle incroyable magie je te retrouve le front haut et menaçant ?

— Puisque tu oses, mulâtre, évoquer devant moi les ombres des premiers jours, je veux bien t’apprendre le secret de ma haine. Tu as reporté les regards en arrière, je ferai comme toi, je te rappellerai le passé. Qu’étais-tu, réponds, dans cette colonie où s’écoula mon enfance ? Un produit du sol, un esclave condamné à la loi d’une éternelle humiliation. Prends cette glace et compare nos deux visages. La blancheur de ma peau te dit assez que je suis ton maître ; la couleur de la tienne, que tu n’es que mon sujet. Je suis noble, moi qui te parle ; toi tu n’es qu’une marchandise que les capitaines des navires français s’en vont chercher en Guinée. À Saint-Domingue, il doit t’en souvenir, il y avait pourtant entre nous quelque distance. Tu étais debout, Saint-Georges, pendant que j’étais assis ; tu étais le mulâtre no 143, soumis au fouet du nègre commandeur ; à Saint-Domingue, chevalier, tu pouvais valoir quinze cents livres !… Ma mère ne m’a pas dit qu’elle t’ait jamais rencontré dans la maison du gouverneur ; ici je l’ai rencontré, moi, dans le palais d’une reine de France, à son royal clavecin ! Incroyable honte ! Quand je me suis abaissé, pour complaire à Mme de Langey ma mère, jusqu’au rôle de solliciteur chez les d’Orléans, qui ai-je trouvé de nouveau sur mon chemin ? Toi ! son ancien valet, toi qui l’as emporté sur moi pour cette place de capitaine des chasses…… Chaque lieu où je pose le pied conserve l’empreinte du tien ; ce que je rêve, tu le rêves aussi ; l’édifice que je construis, tu l’abats. Dis maintenant qui est le maître et qui est l’esclave ! À mon tour, mulâtre, n’ai-je pas le droit de sentir en moi l’aiguillon de la révolte ?

— Vous oubliez, Maurice, que nous avons reçu le même baptême. Un prêtre m’a dit alors que la religion chrétienne était un symbole d’égalité. Vous avez un blason, je n’en ai pas ; mais est-ce ma faute à moi si, par ce temps de lassitude, où la nouveauté occupe seule, où le merveilleux et l’inusité triomphent, ces hommes ont couru vers moi les bras ouverts ? Ils ne se sont point appuyés comme vous, pour m’écarter, sur un inflexible orgueil ; plus généreux que vous, ils m’ont suivi dans la lutte où je marchais pareil à l’un de ces gladiateurs antiques qu’encourageait le regard des empereurs. Après tout, marquis, pensez-vous que cette main qui joue avec une épée ne puisse au besoin devenir celle d’un serviteur du pays ? pensez-vous que cet homme que vous avez rencontré au clavecin de la reine à Trianon ne puisse la défendre si on l’attaquait un jour ?

— Pour défendre la reine de France, il faut être noble, monsieur ; et qui êtes-vous, vous qui osez en parler, sinon l’ami et le confident du duc de Chartres ?

Saint-Georges baissa les yeux ; de toutes les injures qui avaient pu labourer son cœur durant ce morne dialogue, celle-ci était la plus vive et la plus saignante.

Il se hâta de reprendre :

— Mais qu’est-ce que ma vie futile près de celle que vous prescrit votre naissance ? Je ne suis rien, Maurice, je ne puis vous faire ombrage. Vous avez un régiment, et je n’en ai point ; vous allez épouser Mlle Agathe de La Haye, pour laquelle j’eusse donné ma vie avec bonheur ! Moi je n’ai pas de nom, moi je ne suis point aimé ; vous voyez, Maurice, que vous êtes le plus heureux !

— Tant que je ne vous ai trouvé que sur le chemin de mon ambition, monsieur, j’ai pu supporter l’injustice d’une telle rencontre. Que la noblesse de France en soit venue à méconnaître aujourd’hui tout ce qu’il y a de pur et de loyal dans son sang, cela se conçoit. La cour sort à peine des intrigues ténébreuses d’un règne qui encombrait les places de ses créatures. La vérité pas plus que le mérite ne franchit les grilles de Versailles. On veut des courtisans, ce sont des Bretons, des Vendéens qu’il faudrait. D’autre part on tient à s’étourdir, on joue auprès de l’abîme. Vous êtes né pour ce siècle-ci, monsieur ; vous dansez, vous faites des armes à ravir ! Peu m’importe la place que vous choisirez désormais à la cour, je l’abandonne, je me jette dans l’armée. Mais je vous rencontre sur le passage de mon amour, et nul ne doit toucher à cet amour, si ce n’est celui qui toucherait à mon visage ! Auriez-vous pensé d’aventure que cette jeune fille vous aimât ? Pour ceci, monsieur, ce serait trop de témérité. Permis à vous d’étonner et de séduire des vertus vulgaires ; mais par ces jours de bouleversement et de mélange inouï, c’est aux femmes à ne pas prostituer leurs caresses et à redresser les torts de cette époque perdue !

— Je n’ai point dit, marquis, que cette jeune fille m’aimât. Je me trouve heureux de lui avoir rendu un service ; tout ce que je regrette, c’est de n’être point mort après cela !

— L’aimeriez-vous ? murmura Maurice en se rapprochant de lui avec une incroyable expression de menace et d’ironie…

— Eh bien, oui, je l’aime ! répondit-il en levant au ciel un regard humide où se peignait une tristesse désespérée : je l’aime, parce qu’elle ne m’a point repoussé comme vous, cette femme que, comme vous, j’avais sauvée ! Elle n’a point détourné de moi son regard, ainsi que vous faites en ce moment ; elle ne m’a point rappelé avec d’amères paroles que je n’étais pas de sa couleur ! Cette bague, Maurice, elle me l’a présentée avec la joie sur le front, comme une messagère céleste qui descendrait d’un nuage… Oh ! je l’aime, je l’aime, mais d’un amour respectueux et saint que je n’ai jamais ressenti que devant des anges ! Je l’aime, et vous allez l’épouser ; je l’aime, et il n’y aura pas de jour où vous ne m’insultiez désormais en sa présence !

Saint-Georges avait laissé retomber sa tête sur sa main… Agathe entr’ouvrit alors ses yeux, qui brillaient d’un éclat extraordinaire… La molle blancheur de son front et de ses épaules lui donnaient l’air d’un beau cygne qui se réveille… Elle avait entendu ces paroles de Saint-Georges remplies d’une héroïque abnégation : l’esclave lui faisait mépriser le maître. Il lui prit une irrésistible fantaisie de contempler les traits de Saint-Georges : ils étaient empreints de je ne sais quel rayonnement céleste et doux, comme si dans cet entretien sublime avec Maurice, il eût épanché goutte à goutte toutes les larmes de son âme…

C’est aux femmes seules, aux femmes jeunes et vraies, dans toute la rigueur de ce mot, qu’il appartient de comprendre la supériorité de certaines natures… Chaque mot de Saint-Georges résonnait encore à l’oreille d’Agathe comme le gémissement métallique que rendrait la harpe… Elle rencontra et elle évita tour à tour la puissance connue de son regard ; et tendant la main à Maurice, elle se dirigea sur son bras vers l’appartement voisin, au seuil duquel apparut la vieille gouvernante… Dans le mélancolique coup d’œil qu’elle laissa tomber sur le chevalier, il y avait tout l’enchantement d’un adieu, mais d’un adieu céleste comme dut l’être celui de Madeleine d’Égypte s’acheminant vers les grands sables du désert…

Lorsqu’elle fut rentrée chez elle :

— Monsieur, reprit Maurice, qui avait épié impatiemment ce long regard, l’insulte a été grave, nous ne pouvons éviter une rencontre… Je ne vous ferai point d’excuses, quoique j’aie peut-être dépassé avec vous toute mesure… Ce matin même je m’en vais écrire à mes témoins. Seulement vous savez que c’est aujourd’hui la Saint-Louis ; je dois aller à Versailles pour remercier le roi et passer en revue mon régiment. Si vous voulez le permettre, la rencontre n’aura lieu que demain soir ?

— À demain soir, répondit le chevalier.

Ils descendirent tous deux l’escalier sans se parler, puis ils se séparèrent en se saluant froidement.

Il faisait petit jour, et chaque maison de la rue Saint-Honoré était déjà pavoisée de grands drapeaux semés de larges fleurs de lis.