Le Chevalier de Saint-Georges/48

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H.-L. Delloye (IVp. 85-91).

XXIII.

Agathe.

Ainsi dans ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes !


(Ronsard, Épitaphe de Marie.)

M. de Boullogne rejoignit Maurice la joie sur le front ; il se jeta dans ses bras et l’inonda de larmes abondantes.

Il semblait que ce fils si cher vint de lui être rendu par un céleste bienfait.

— Dans quelques secondes, lui dit-il, tu vas recevoir de tes témoins l’assurance de cet accommodement. J’avais méconnu la générosité du chevalier c’est un noble cœur, Maurice ; toute haine doit cesser entre vous deux.

— Toute haine, mon père ? J’y consens de bon cœur si cet esclave ne vient plus désormais me prendre ma part de soleil, si je ne dois plus subir le spectacle de sa fierté. Vous l’avez donc vu ? reprit-il ; le hasard vous l’a fait sans doute rencontrer ?

— Je sors de chez lui, Maurice ; ce n’est point au hasard que j’ai confié le soin de ce que j’avais de plus cher.

— Vous êtes allé chez lui ? reprit le jeune homme avec un mouvement de dépit. Vous ne l’avez pas supplié, du moins ? vous n’avez pas eu recours à sa pitié ?

— Je lui ai fait comprendre qu’un duel ne pouvait rien réparer entre vous deux. Il a déclaré d’abord qu’il voulait se battre avec toi… mes raisons l’ont convaincu…

— Et moi, mon père, pour que ce duel eût lieu, j’eusse donné de bon cœur ma vie et mon sang ! il aurait du moins effacé entre Agathe et moi l’image de cet homme, que je ne vois s’y dresser qu’avec épouvante ! Oui, je dois vous le dire, mon père, je crains que cet esclave, malgré la noblesse de sentimens que vous voulez bien lui supposer, ne trame encore dans l’ombre quelque perfidie contre mon bonheur… je crains que, ne s’étant pas mesuré avec moi…

— Que peux-tu craindre ? N’est-ce pas ce soir que des liens éternels vont t’unir à Mlle de La Haye ? Elle va donc enfin se voir accomplie, Maurice, cette union, qui tout à l’heure encore éveillait en moi des pensées d’alarme et de péril ! Nous autres vieillards, nous appréhendons plus que vous autres l’issue d’un combat…

— Celui-ci, mon père, eût été du moins glorieux pour votre fils, il l’eût placé haut dans le cœur d’Agathe !… Moi d’ailleurs qui suis jeune et qui n’ai un régiment que d’hier…

— Pour servir le roi, Maurice, il faut réserver son sang. Tu es jeune, cela est vrai, mais la bravoure tient lieu de science militaire. Cette épée, tu ne l’emploieras jamais mieux que contre les ennemis de l’État.

— Je vous remercie de votre sollicitude, mon père. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’apprécie la bonté de votre cœur ; vous qui m’avez adopté, oh ! vous étiez digne d’être mon père !

Le jeune homme serra les mains du vieillard, et leurs embrassemens se confondirent. L’accablement douloureux de M. de Boullogne reprit toutefois bientôt le dessus à cette question de Maurice :

— Où est ma mère ?

Le contrôleur général avait découvert les intrigues de Mme de Langey. Il ne pouvait plus douter des manœuvres odieuses de cette femme, mais il ignorait par quel imprévu retour de vengeance elle venait de lui être à tout jamais enlevée. Il répondit :

Mme de Langey ne tardera pas à te venir chercher, Maurice. Elle s’habille sans doute pour la cérémonie, car c’est à sept heures que le digne archevêque de Narbonne, l’ami de notre famille, a promis de vous marier dans la chapelle de la Vierge, à l’Oratoire… Une chaise de poste est préparée ; tu conduis de là ta femme en Dauphiné. Je vais, moi, prévenir Mlle de La Haye de l’heureuse issue de cette affaire… son anxiété doit être vive ; car, je n’en doute plus, elle t’aime !

— Puissiez-vous dire vrai ! reprit Maurice ; moi aussi je l’aime, et elle ne peut l’ignorer ! C’est à vous, mon père, que je vais donc devoir mon bonheur !… à vous, que je voudrais voir toujours heureux !…

— Le bonheur, dit lentement le vieillard, est une récompense, Maurice… À ceux qui ont une fois démérité de la Providence, le ciel est impitoyable et demeure fermé. Viens, que je t’embrasse encore une fois, mon enfant !

La seule conscience des torts de Mme de Langey et la nécessité de son abandon rendirent cette dernière étreinte du vieillard encore plus vive. M. de Boullogne se disposait à sortir quand la porte donna passage à MM. de Vannes et La Morlière, les deux témoins du marquis.

— Monsieur le contrôleur général nous a précédés, dit La Morlière ; il vous a sans doute appris, monsieur le marquis, l’étrange dénoûment de ce duel ?

Étrange est le mot, murmura M. de Vannes.

Ils lui rapportèrent alors les propres paroles de Saint-Georges… L’étonnement profond dans lequel la réponse du chevalier jeta le marquis se vit à peine dissipé par les protestations généreuses de M. de Boullogne, à qui l’injustice eût paru un crime en cet instant…

— Il est certain, reprit La Morlière, que M. de Saint-Georges a fait preuve en tout ceci d’une exquise générosité…

Générosité est le mot, murmura encore M. de Vannes.

— Il me reste, messieurs, à vous remercier tous deux, reprit Maurice, de la manière empressée avec laquelle vous avez bien voulu m’offrir vous-mêmes votre intervention en tout ceci… Vous ne quitterez pas, je l’espère, vos rôles de témoins, car vous m’avez bien promis d’assister à mon mariage… L’heure avance, permettez que je vous quitte…

— Nous nous retirons, dirent-ils : aussi bien voici une voiture qui entre ici dans la cour… Nous vous attendrons à l’Oratoire, près de l’autel de la Vierge…

Le marquis prit congé d’eux et de M. de Boullogne, qui les reconduisit lui-même dans son carrosse jusqu’à la façade de l’Oratoire, rue Saint-Honoré.

Pendant ce temps, un valet de pied de la marquise de Langey était monté chez Maurice ; il lui annonça que la voiture de Mme sa mère l’attendait.

Le marquis de Langey venait de revêtir son uniforme tout neuf de colonel de chevau-légers, et il avait fort bon air sous cet habit. En se regardant aux glaces de l’hôtel Boullogne, il songea qu’Agathe ferait un charmant effet en arrivant avec lui inspecter son régiment de Dauphiné. Maurice de Langey ne pouvait se dissimuler qu’il était l’un des privilégiés de M. le comte de Brienne, ministre de la guerre ; maître présomptueux de l’avenir, il se promettait bien de devenir un jour lieutenant général et grand’croix de l’ordre de Saint-Louis. Le seul nom de son père, le noble marquis de Langey, ne pouvait manquer de lui donner du relief et de l’ancrer dans l’armée. Il se voyait retiré, sur la fin de ses jours, dans quelque manoir de la Bretagne dont Agathe de La Haye deviendrait la châtelaine. Ces idées lui avaient fait oublier insensiblement son rival ; il se sentait renaître à la vie, à l’espérance !… En approchant de la voiture, il parut surpris de la trouver vide et de n’y point voir sa mère, la marquise de Langey.

— Elle a sans doute précédé monsieur le marquis à l’église, lui dit le valet de pied, car elle est sortie seule sur les trois heures, en nous disant de ne pas être inquiets, et qu’elle s’habillerait chez Mlle Agathe…

Quelque singulière que dût paraître cette explication au marquis, il s’en contenta et atteignit bien vite la porte de sa fiancée…

— Êtes-vous prête, Agathe ? s’écria l’heureux jeune homme en s’élançant dans la chambre… Vous le voyez, je vis !… je ne veux vivre que pour vous !…

Mais au lieu d’Agathe, il ne rencontra qu’un homme debout, le front appuyé dans ses deux mains sur le marbre même de la cheminée…

— Mon père ! s’écria-t-il, c’est vous !… seul ici !… Qu’est-il arrivé, mon Dieu ?…

M. de Boullogne lui présenta une lettre fermée d’un ample cachet noir.

— Morte ! poursuivit-il… oh ! cela n’est pas possible !…

— Morte ! pour vous du moins ! répondit le vieillard, oppressé par sa douleur.

Maurice lut la lettre, puis il retomba anéanti dans un fauteuil… Elle était ainsi conçue :

« Je vous fuis, Maurice, je vous fuis pour Dieu, le refuge des âmes faibles. Ne cherchez point à connaître le lieu de ma retraite, mes précautions pour vous la cacher sont bien prises. Adieu, soyez heureux comme vous le méritez ; c’est le vœu d’une femme qui se repentirait toute sa vie d’avoir pu un seul instant compromettre la félicité de la vôtre.

» Votre amie :
» Agathe de La Haye. »

Cette lettre avait plongé quelque temps le jeune homme dans une morne immobilité. Il se leva bientôt comme un furieux, parcourut l’appartement et appela vainement la gouvernante qu’il avait choisie lui-même pour Agathe ; elle avait fui. En se penchant à la fenêtre, il put voir l’église de l’Oratoire illuminée çà et là de quelques maigres clartés qui se faisaient jour à travers sa longue vitrine. La chaise de poste qui devait l’emmener avec Agathe était remisée sous les murs élevés servant de rempart à l’église. Maurice de Langey se jeta alors dans les bras de M. de Boullogne, qui le regardait avec angoisse…

— Je ne les rendrai pas témoins de ma honte et de ma rage, reprit-il… je partirai seul, mon père… seul pour mon régiment, vous l’entendez ? Je vous charge de consoler ma mère !

Et malgré les cris déchirans du vieillard, il s’élança de la chambre et se précipita dans la chaise, qui l’emporta.