Le Chevalier de Saint-Georges/50

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H.-L. Delloye (IVp. 111-116).

XXV.

Le couvent.

Si en quelque séjour,
Soit en bois, soit en prée,
Ou soit sur la vesprée,
Sans cesse mon cœur sent
Le regret d’un absent.
(Marie Stuart..)

Votre écusson, vos gens, votre livrée,
Tout retraçait une image adorée.
(Voltaire, l’Enfant prodigue.)

Deux personnes causaient sous un berceau écarté formant un des angles du jardin de l’Assomption.

L’une était une jeune fille en robe blanche, dont les beaux cheveux dépoudrés recevaient alors un nouvel éclat des pâles rayons du soleil couchant qui se projetaient à travers les feuilles ; elle tenait en main un long cahier de musique, ce qui lui donnait l’air d’un de ces beaux anges qu’on voit figurer dans la sainte Cécile de Raphaël.

L’autre, entièrement vêtue de deuil, suivant les lois les plus rigoureuses de l’étiquette, était une femme déjà sur le retour de l’âge, mais dont la figure conservait encore des traces irrécusables de noblesse et de beauté.

La plus jeune gardait un silence pensif, comme si elle eût craint que les regards pénétrans de sa compagne ne surprissent les plus secrètes pensées de son âme. On lisait la douleur jusque dans sa seule attitude et dans la façon distraite dont elle tournait les pages de son cahier…

— Vous souffrez, Agathe, lui dit son amie, et peut-être ma conversation d’hier…

— Je vous avouerai, ma tante, que les souvenirs qu’elle m’a rappelés m’empêchent de goûter le charme de cette retraite… Malgré moi, l’image du chevalier m’y poursuit ; ce que vous m’en avez dit redouble encore ma tristesse… Oui, vous avez raison, il doit ignorer ce sacrifice ; cet amour était un crime, je le sens ; je ne dois plus songer qu’à l’oublier, et vos bons conseils m’affermiront sans doute dans cette résolution

— J’aime à vous voir raisonner ainsi, petite… Cet asile est du moins un port assuré contre les écueils. Ma situation présente vous apprend elle-même la fragilité des choses humaines… Que je me félicite de me voir près de vous, ma nièce ! ouvrez-moi votre cœur, vous ne vous repentirez pas d’y avoir versé vos chagrins. J’ai vécu plus que vous, Agathe, et je sais à quels retours cruels nous expose l’irréflexion.

— Le portrait que vous m’avez fait du chevalier, ma chère tante, ne m’a que trop fait comprendre les périls dans lesquels m’eût engagée cet amour. Un homme vain, léger, qui se fait un jeu de séduire, et qui n’eût pas tardé, m’avez-vous dit, à se glorifier de ma faiblesse… Ah ! ce n’est pas sous ces traits que je me représentais le chevalier !

— N’en doutez pas, Agathe, ce zèle qu’il a mis à vous protéger, ce respect affecté dont il a fait parade devant vous, tout cela n’était qu’un calcul adroit, sous lequel le chevalier masquait ses desseins ; il avait d’ailleurs des engagemens…

— J’ignore le monde, ma tante, et ce que c’est que tromper… Je ne puis encore me persuader pourtant que ce fût un mensonge que cette voix m’adressant de douces paroles, au sortir de ce gouffre, dans lequel je pouvais demeurer à tout jamais engloutie ! Au milieu même de ce silence religieux qui m’entoure, je me retrouve crédule à mes moindres souvenirs. Je le vois encore m’arrachant à cette compagnie hideuse ; je crois sentir la pression de son bras. À peine mes lèvres ont-elles échangé quelques mots avec celles du chevalier, et cependant, faut-il vous le dire, je sens que je l’aime… Si vous l’aviez vu comme moi accourir la nuit, pâle et meurtri, dans ma maison, cet homme qui m’avait sauvée ! Si vous l’aviez vu essuyer les arrogances de Maurice, rester noble et calme devant ce jeune homme, sans même brandir son épée ! Comme il y avait de tristesse dans ce regard qu’il m’a adressé, quelle générosité touchante et douce dans ce silence qu’il s’est imposé vis-à-vis de moi ! Quant à ce que vous appelez sa fausseté, il est sans doute du petit nombre de ces hommes si séduisans au dehors que l’on méconnaît leur cœur… À son tour peut-être il a été pris comme un de ces héros de frivolité envers lesquels les femmes elles-mêmes ne se piquent pas de constance. Soyez-en certaine, ma tante, si le chevalier eût rencontré dans sa vie un amour profond, dévoué, inaltérable, cet amour l’eût dominé, il eût rougi de ne pas s’en montrer digne ! Tel était le mien, mon Dieu ! Mais je ne dois plus m’occuper de lui, peut-être d’ailleurs m’a-t-il déjà oubliée !

— La vie du chevalier, reprit Mme de Montesson en essayant de déguiser elle-même l’altération de sa voix, est une vie romanesque dont il n’y a que les jeunes filles qui puissent s’éprendre. Vous n’avez vu que sa fortune présente, Agathe, vous ignorez encore si cet homme brillant aujourd’hui ne sera pas délaissé demain. La faveur, enfant, tient à peu de chose ; il est, croyez-le bien, des momens d’affreuse amertume où l’on s’aperçoit que tout vous fuit, où le souvenir des jours passés vous brise et vous tue… Alors on se réveille dans une solitude comme celle-ci, par exemple ; on s’y réveille seule, sans amis et sans flatteurs. C’est là une douleur contre laquelle on doit demander aide et protection à Dieu !

— Et ce sont ces inévitables tristesses, ma tante, que j’eusse voulu du moins adoucir au chevalier ! Quand il m’aurait vue penchée sur son front, écoutant ses peines, ses confidences intimes, il eût reconnu du moins ce qu’était une femme qui se donne à vous tout entière, une amie généreuse qui vient aux jours où manquent les amis !

— On ne cicatrise point, Agathe, les blessures que nous font les envieux. Toute autre vie devient languissante pour qui a vécu dans les enivremens de la cour. Mais tu ne sais pas cela, toi qui renonces jeune à ce monde ingrat ; tu ne peux comprendre ce qu’il y a de terrible dans une semblable séparation !

En parlant ainsi, le visage de Mme de Montesson témoignait assez de ses orgueilleux regrets. Il eût été facile à toute autre qu’à sa nièce de lire sur son front la contrariété mortelle qu’elle éprouvait de sa seule renonciation aux honneurs et à ces formules de déférence employées vis-à-vis des seules princesses du sang. Le vieux duc d’Orléans venait de mourir, et le roi avait fait formelle défense à la marquise de draper et de mettre ses gens en deuil. C’était pourtant là l’unique motif qui la déterminait à passer l’année de son veuvage au couvent de l’Assomption.

La cloche venait de sonner… La marquise, qui voulait sans doute distraire Agathe, la conduisit à un parloir dont elle avait fait dorer les grilles. Elle lui montra l’ameublement, les écussons peints, les portières de velours. La seule grille était un grand ridicule, car une grille noire, observe judicieusement Mme de Genlis[1], convenait mieux à sa situation de veuve qu’une grille dorée. Tous ses gens avaient l’ordre de lui donner de l’altesse ; les sœurs ne la nommaient que Mme veuve d’Orléans. Retirée dans ce lieu, elle y recevait tous les respects dus à une princesse. Mme de Montesson croyait ainsi se venger des résistances de la cour, qui multipliait les contestations au sujet de son douaire et de son titre d’épouse. Elle ne recevait guère que M. de Valence, son neveu, et M. Poupard, curé de Saint-Eustache, celui qui lui avait donné autrefois la bénédiction nuptiale. En revanche elle se faisait voir aux petits bourgeois en grand deuil de cour les jours de fêtes et dimanches.

Le hasard qui avait rapproché la tante et la nièce avait, on le voit, peuplé leurs deux cœurs de chagrins bien différens. Chez la marquise, c’était le regret d’une position à laquelle, il faut le dire, elle s’était élevée par une habileté soutenue ; chez Agathe, c’était l’effroi de la vie mondaine, dans laquelle la pauvre enfant avait débuté par une tempête.

Au milieu de ces vaniteuses protestations de cour, Mme de Montesson pensait-elle encore au chevalier ; c’est ce qu’il était difficile de croire… Une chose plus certaine, c’est que sachant Agathe si près d’elle, la marquise s’était bien gardée d’écrire à Saint-Georges le lieu de sa retraite et de l’inviter à la visiter. La fin subite du duc d’Orléans avait fait crouler d’ailleurs l’édifice de sa fortune, et sous les débris de cet édifice elle eût à peine trouvé quelques cendres d’un feu mal éteint.

  1. Mémoires, tome 3.