Le Chevalier du Coeur saignant

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Le Chevalier du Coeur saignant
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 692-734).
LE CHEVALIER
DU CŒUR SAIGNANT




…… Nature here shews art
That through thy bosom makes me see the heart.

(Shakspeare, A Midsummer-night’s Dream.)


En 1844, dès que je m’étais senti délivré des longs apprentissages qui sont comme la préface de la vie, j’avais pris mon vol, et naturellement j’étais accouru en Italie. Cette année-là, l’hiver se prolongeait outre mesure; le printemps, retardé dans quelque bleu pays d’Orient, ne se hâtait pas de débarquer en Europe ; les montagnes coiffées de neige apparaissaient au loin comme les blanches gardiennes de l’horizon, et l’aigre vent nord-est soufflait sur Venise en rafales aiguës. On ne sortait qu’en manteau, les femmes s’encapuchonnaient dans leurs mantes de soie, les gondoles étaient toutes encore couvertes de leur felze, et cependant nous étions en plein mois de mai. Néanmoins je courais sans relâche, dans les palais, les musées, les églises, et je poussais le courage jusqu’à déjeuner en plein air devant le café Florian, afin de pouvoir émietter mon pain aux pigeons de Saint-Marc, qui venaient picorer à mes pieds. J’avais trop d’admiration à dépenser pour être arrêté par les rigueurs de la température, et un matin, au soleil levant, malgré les grands hélas de mon hôtelier, je partis pour aller visiter les Murazzi et l’île de Chioggia. Manœuvrée par quatre gaillards vigoureux, ma gondole glissait sur les eaux avec ce mouvement si régulièrement doux qu’il paraît insensible, et qu’il a fait dire au président Des Brosses : « Il n’y a pas dans le monde une voiture comparable aux gondoles pour la commodité et l’agrément.» Nous suivions les ondulations du chenal, indiqué par des faisceaux de pieux peints aux couleurs autrichiennes et enfoncés de distance en distance; sur l’un d’eux, une petite chapelle ouvrait sa porte à deux battans et laissait voir une image de la Vierge vêtue de clinquant, devant laquelle brûlait une lampe. Tout à l’entour, des barques étaient arrêtées, et des pêcheurs, tête nue, agenouillés contre les plats-bords, priaient en invoquant Notre-Dame des Lagunes. Je livre ce sujet aux peintres, car c’est un des plus beaux motifs de tableau que j’aie jamais vus.

Cependant le vent, qui était assez calme lorsque j’avais quitté Venise, fraîchissait peu à peu; nous avions eu quelque peine à franchir la passe de Malamocco, les gondoliers regardaient avec inquiétude du côté du nord; les chevaux blancs dont parlent les Anglais commençaient à galoper sur la lagune, et lorsque je mis pied à terre à Palestrina, où je m’arrêtai pour visiter les Murazzi, il soufflait ce que les matelots appellent une bonne brise carabinée.

Tout le monde connaît les Murazzi, cette immense digue en pierres d’Istrie, longue de cinq mille deux cent vingt-sept mètres, qui coûta quarante ans de travaux et vingt millions de francs à la sérénissime république, et que construisit Bernard Zendrini, vers le milieu du siècle dernier, pour protéger Venise contre les menaces incessantes de l’Adriatique; je n’en dirai donc rien. Dans la lagune, la mer n’était qu’agitée; mais de l’autre côté des Murazzi, sur le rivage, elle était furieuse. Les vagues tumultueuses déferlaient avec violence et déroulaient leurs volutes retentissantes jusqu’au pied des murailles. Quelques vieux matelots, assis sur un escalier taillé dans la pierre, absorbés par ce bruit monotone et terrible, semblaient rêver à des choses mystérieuses qui donnaient à leurs visages une étrange expression, où la résignation se mêlait à la colère. Je me plaçai près d’eux, regardant ce qu’ils regardaient et me rappelant qu’au temps de mon enfance ma mère me faisait toujours terminer ma prière du soir par ces mots : « Seigneur, ayez pitié des pauvres marins, » lorsque, levant les yeux et tournant la tête, j’aperçus deux hommes debout sur les Murazzi. L’un d’eux était jeune, assez singulièrement vêtu d’un costume de velours noir, où éclatait la blancheur d’un jabot en dentelles ; une abondante chevelure brune et bouclée entourait son visage, extraordinairement pâle, qu’animaient des yeux pleins d’étincelles; il était fort grand, et, le regard fixé sur la mer, se tenait dans une pose théâtrale qui attira mon attention. L’autre était un vieillard, humble d’attitude, un peu courbé, et d’une physionomie banale extrêmement douce. Le jeune homme murmurait à demi-voix des paroles que je ne pouvais entendre, son compagnon se penchait vers lui et lui parlait avec des airs de supplication qu’il ne paraissait pas remarquer. Tout à coup, levant la main du côté du sud, il s’écria, en pur toscan, d’une voix si haute qu’elle domina le bruit des flots : — Aboyez, aboyez, chiens de la mer! souffle, vent du nord! O vagues, soulevez-vous! grandissez comme des montagnes, et allez là-bas, dans le canal d’Otrante; dévorez les rivages, descellez les remparts, montez jusqu’à la maison où grimpe un jasmin vert; emportez-la, cette maison maudite, et avec elle emportez la femme parjure et l’ami déloyal !

— Par saint Pantaléon ! il est fou, dit un matelot. Il restait la tête nue, les cheveux fouettés par le vent, l’œil en feu, la lèvre entr’ouverte, le visage contracté, semblable à une statue de la malédiction. Le vieillard le tirait par le bras comme pour l’emmener; il le repoussa durement, et, ayant porté la main à son cœur, il la secoua de nouveau vers le sud en s’écriant : — Qu’il retombe sur toi, le sang de mon cœur, qui saigne et saignera jusqu’à la mort! qu’il te fasse une tache au visage, et que chacun s’éloigne en voyant sur toi le signe de la trahison !

Il eut alors une sorte de spasme et s’affaissa sur lui-même. Deux matelots et moi, nous courûmes à lui et nous aidâmes son compagnon à le transporter dans une locanda voisine. Le vieillard était consterné et s’empressait autour de lui avec mille soins attentifs; il lui baignait les tempes, lui frappait dans les mains et ne cessait de répéter : — Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier! m’entendez-vous? — Puis, se tournant vers moi : C’est mon maître, me disait-il; je l’ai porté tout petit dans mes bras; quel malheur! — Et il se reprenait à crier : Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier !

Il rouvrit enfin les paupières, se remit peu à peu, et à une question que je lui adressai, il répondit en dirigeant son regard vers moi: — Je vous remercie, monsieur, je vais bien maintenant, je regrette la peine que vous avez prise; mais j’ai besoin de repos, et si vous le permettez, je resterai seul avec Giovanni.

Je saluai sans insister, et je rejoignis ma gondole. Les gondoliers refusèrent net de continuer la route, alléguant que c’était folie de vouloir gagner Chioggia par un temps pareil. J’étais très jeune, je l’ai dit; de plus j’étais Parisien, fort novice encore en matière de voyage, et je doutais de peu de chose à cette heureuse époque. Je priai, je menaçai, enfin je fis tant et si bien que les gondoliers consentirent à reprendre leurs rames après avoir juré, par le grand chien de la madone, que cela était impossible, et après s’être mutuellement dit, en guise d’encouragement, qu’ils avaient la peste dans le ventre.

Cela n’alla pas trop mal jusqu’au bout des Murazzi; mais quand il fallut traverser cet étroit bras de mer qu’on nomme la bouche de Chioggia, les choses prirent une assez mauvaise tournure. Un des hommes tomba à la mer, d’où nous eûmes grand’peine à le repêcher; une vague embarqua dans la gondole et nous mouilla jusqu’aux os; les gondoliers n’eurent que le temps de virer de bord et d’aller chercher un refuge le long des Murazzi, derrière lesquels on entendait les mugissemens de la tempête. La brise soufflait, j’étais trempé, je grelottais et j’avais beau faire le bon compagnon; comme Panurge, je n’en regrettais pas moins mon expédition. Nous revenions sur notre voie, mais nous avions vent debout, et il fallut aux gondoliers un travail de deux heures pour me ramener à Palestrina. Je courus à la locanda, où j’avais laissé le chevalier: je lui racontai mon aventure en deux mots, et m’excusai de venir troubler sa solitude. Il était tout à fait remis, et me fit les honneurs de ce pauvre cabaret avec une bonne grâce très avenante.

— Quel temps! m’écriai-je.

— Vent de tramontane, malheur en mer! répliqua-t-il. Aussi vrai que je me nomme Fabio, il y aura plus d’une femme de Chioggia qui portera un bonnet noir!

Giovanni était assis derrière lui et semblait le surveiller avec une sollicitude empressée, comme une mère surveille son enfant. On avait allumé, dans une vaste cheminée à manteau, un grand feu devant lequel je tournais lentement en essayant de me sécher avec quelque méthode.

Tout en causant, je regardais Fabio. La régularité et la beauté de ses traits étaient remarquables; une longue barbe noire encadrant son visage rendait sa pâleur plus mate encore et pour ainsi dire plus profonde; l’œil, absolument noir, avait dans le regard quelque chose d’indécis et de flottant qui ôtait à la physionomie le caractère accentué que la fermeté des lignes semblait lui donner. Il parlait purement le français, causait d’une voix dolente avec assez d’esprit, et déjà depuis une demi-heure nous étions en conversation agréable, lorsque l’hôte apporta une brassée de bois vert qu’il jeta dans l’âtre, et qui éteignit le feu à moitié. Un coup de vent s’engouffra dans la cheminée, une épaisse fumée en sortit et vint piquer nos yeux. Je ne sais quelle réminiscence du collège traversa ma mémoire; j’étais frais émoulu bachelier, tout gonflé encore de grec et de latin, et, me tournant vers le chevalier Fabio, je lui dis en souriant :

Lacrymoso non sine fumo,
Udos cum foliis ramos urente camino,


ainsi que l’écrit Horace dans son voyage à Brindes.

Je n’avais pas achevé ces malheureuses paroles que je le vis se renverser en arrière avec une indéfinissable expression de douleur. Il porta la main à sa poitrine, comme déjà je l’avais vu faire, et, la montrant à Giovanni, il s’écria presque en pleurant : — Tu vois, Giovanni, elle est rouge; le sang coule toujours. Chacun connaît mon malheur, puisque les étrangers y font allusion !

Il se leva, saisit le bras de Giovanni et l’entraîna vers un escalier qui montait à l’étage supérieur. Au moment de mettre le pied sur la première marche, Giovanni se retourna vers moi et me dit avec un accent de reproche : — Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait? Pourquoi lui avez-vous parlé de Brindisi?

Je restai confondu. J’avoue que j’ignorais à cette époque que le Brundusium d’Horace était devenu le Brindisi du canal d’Otrante; mais quand même je l’aurais su, je n’eusse pas mieux compris pourquoi cette innocente citation avait produit tant de mal.

L’hôte parut quelques instans après, venant de la part de Fabio me dire qu’il me priait de l’excuser, qu’il se sentait souffrant, et qu’il allait essayer de dormir.

— Mais qu’a-t-il donc? demandai-je.

— Eh ! qui le sait? Le grand diable d’enfer lui aura soufflé de trop près dans la cervelle! me répondit l’hôte, et d’un geste significatif il se frappa le front.

Le soir, le vent calmé ayant rendu la lagune praticable, je pus repartir, et le canon du stationnaire autrichien avait depuis longtemps annoncé la retraite, lorsque je rentrai à Venise.

Pendant les jours qui suivirent ces événemens, sentant une vive curiosité éveillée en moi, j’essayai de rejoindre Fabio, mais en vain. Une seule fois je l’aperçus au Canareggio, comme il entrait au palais Labia, la tête penchée, plus pâle encore, s’il est possible, et appuyé sur le bras de Giovanni, qui, me voyant de loin, pressa le pas pour m’éviter. J’en parlai à diverses personnes; nul ne le connaissait, et je restai sans pouvoir éclaircir l’étrange scène dont j’avais été le témoin. Les mille intérêts du voyage et par-dessus tout l’insouciance de la jeunesse effacèrent peu à peu ce souvenir, mais sans réussir à le faire disparaître. Dans mes instans de repos, je pensais souvent au chevalier, aux paroles singulières que je lui avais entendu prononcer, et aux sollicitudes inquiètes de son vieux domestique.

Cependant j’avais quitté Venise avec ce serrement de cœur que connaissent tous ceux qui l’ont habitée, et vers la fin du mois d’août j’arrivai à Florence. Au lieu de me loger à l’auberge, j’étais descendu chez un vieil ami de ma famille, le docteur D..., que j’avais connu pendant mon enfance. Le docteur avait longtemps séjourné à Paris; ancien élève de Blanche, d’Esquirol et de Ferrus, il était le plus remarquable aliéniste d’Italie, et dès qu’un homme de la péninsule avait le cerveau dérangé, on l’envoyait chez lui. Il demeurait près du Poggio-Imperiale, dans une vaste villa où il avait établi sa maison d’aliénés avec tout le comfortable et toutes les améliorations de la science moderne. J’usais largement de son hospitalité, mais je ne le voyais guère qu’à l’heure des repas; il s’occupait tout le jour aux soins que réclamaient ses malades, et moi-même je passais mes journées à visiter Florence. Nous dînions à cinq heures, selon l’usage presque général des Florentins, qui veulent se ménager le temps d’aller avant la nuit se promener aux Cascine. Chaque jour, après le dîner, nous profitions des dernières heures de lumière pour faire quelques courses dans les environs. Généralement le but de notre promenade était Torre ciel Gallo, cette vieille tour carrée que connaissent bien les voyageurs, et où la tradition affirme que Galilée observait les astres. Nous arrivions là pas à pas, tout en fumant, par un petit chemin bordé de haies d’églantiers, derrière lesquelles on aperçoit la verdure dorée des vignes mêlée au pâle feuillage des oliviers. La vieille femme qui habite près de la tour nous en remettait la clé; nous traversions l’étroit jardin que gardent deux vieux cyprès, puis le cloître à trois côtés, et, ayant poussé la porte, nous montions l’escalier effondré, dont une marche brisée est remplacée par un chapiteau antique. Parvenus à la plate-forme carrée, où un coq de tôle grince au gré du vent sur sa tringle de fer, nous nous arrêtions, et le plus souvent sans parler, nous restions absorbés dans la contemplation du spectacle qui se déroulait sous nos yeux. Florence, avec le Dôme, Saint-Laurent, Santa-Croce et le palais ducal, nous apparaissait, vêtue d’ombre violette, derrière une petite colline toute ruisselante de figuiers. L’Arno, comme un large ruban d’argent, côtoyait la sombre verdure des Cascine. Les montagnes de l’ouest, au-delà desquelles on pressentait la mer, frangeaient l’horizon vermeil de leurs lignes sérieuses, et détachaient dans la clarté la silhouette noire des hauts pins-parasols qui ressemblaient de loin à des sentinelles perdues surveillant la campagne. Un grand calme lumineux et plein de silence planait autour de nous; les émotions intimes et profondes que seule peut donner la nature nous pénétraient, et, comme me le disait une fois le docteur en souriant, nous nous sentions les prêtres de Cybèle, la grande déesse.

Un soir que nous venions de partir pour notre promenade ordinaire et que déjà nous étions engagés dans le petit chemin, nous entendîmes courir derrière nous; une voix essoufflée appelait le docteur : nous nous retournâmes, et chacun comprendra mon étonnement lorsque je reconnus Giovanni.

— Pardonnez-moi de venir vous troubler, dit-il au docteur; mais M. Le chevalier se plaint beaucoup depuis quelques instans : il est retombé dans sa mélancolie, et je redoute une crise.

— Cela n’aurait rien d’étonnant, répondit le docteur, le temps est à l’orage. J’y vais. Excusez-moi, ajouta-t-il, un de mes malades me réclame ; je tâcherai d’aller vous rejoindre.

— Non, lui dis-je, je vous accompagnerai, car il est fort possible que je trouve aujourd’hui le mot d’une énigme qui me préoccupe depuis longtemps.

Le docteur passa, sans répondre, son bras sous le mien ; nous revînmes à la maison, nous traversâmes le parc qui entourait la villa, et nous arrivâmes devant un petit pavillon isolé, abrité sous des pins d’Italie et précédé d’un parterre où s’épanouissaient de magnifiques roses rouges. Au bruit de notre approche, la porte s’ouvrit et Fabio parut, se dirigeant vers nous. Il me reconnut et me salua d’un triste sourire ; puis, marchant avec rapidité vers le docteur, il lui prit la main et lui dit : — Docteur ! docteur ! vos soins seront inutiles ; j’allais mieux depuis quelques jours, mais ma blessure s’est rouverte ; voyez, les roses étaient blanches hier, aujourd’hui elles sont rouges ; j’étais fatigué, je me suis endormi près d’elles, et elles ont pris la couleur de mon sang qui s’écoule.

— Nous allons voir cela, dit le docteur, et il rentra dans le pavillon avec Fabio. Il en sortit quelques instans après ; Fabio paraissait plus tranquille. Nous fûmes régulièrement présentés l’un à l’autre ; mais ma curiosité, réveillée par cette nouvelle rencontre, ne devait pas être satisfaite ce jour-là, car le docteur ne tarda pas à m’emmener sous prétexte que le malade avait besoin de repos.

Je racontai au docteur, dès que je fus seul avec lui, les scènes dont Fabio m’avait rendu le témoin, et je le priai de me dire l’histoire de cet étrange garçon.

— Liez-vous avec lui, me répondit le docteur ; cela vous sera facile, car il est très sociable. Si vous étiez médecin, l’étude de ce jeune homme aurait pour vous un intérêt précieux ; il est l’exemple d’une de ces maladies mystérieuses que la physiologie constate sans trop pouvoir parvenir à les expliquer ; il est jeune, solide, sain, et cependant il souffre d’une blessure qu’il voit, qu’il touche, et qui n’a jamais existé que dans son imagination. Ses peines morales sont devenues pour lui une douleur physique ; c’est un de ces renversemens de facultés auxquels les aliénés sont si fréquemment sujets. Chez lui, le sentiment s’est tourné en sensation, et dans toute sa vie d’ailleurs il en a toujours été ainsi ; il a vu ce qu’il éprouvait, ses inquiétudes ont pris un corps et se sont faites des êtres animés qui l’ont obsédé jusqu’à le réduire à ce douloureux état où la raison oscillante a perdu sa direction. Il est possible qu’il soit fou, il est possible qu’il ne le soit pas ; moi-même je n’en sais rien. Certains hommes sont doués parfois de facultés spéciales que nous appelons surnaturelles, parce que nous ne les comprenons pas ; est-il un de ces hommes-là ? je l’ignore. En tout cas, sachez le faire causer et amenez-le à vous raconter ses aventures; elles sont fort simples au fond malgré leur étrangeté extérieure, et il saura mieux vous les dire que moi.

Je suivis ce conseil; j’oubliai pendant quelque temps Fra-Angelico et Andrea del Sarto pour ne plus m’occuper que de Fabio; je passais une partie de mes journées avec lui; le vieux Giovanni lui-même semblait m’avoir pris en amitié. Je me mis en frais de coquetteries sans cesse renouvelées avec Fabio, et je fais grâce au lecteur de toute la diplomatie que je déployai pour arriver à mériter sa confiance. Un matin enfin, sous les arbres de la villa, il me fit le récit suivant :

— Je suis, me dit-il, le chevalier Fabio Macsarpi des comtes Caprileone; j’ai un nom qui fut toujours dignement porté en Italie, un grand patrimoine, une instruction que beaucoup trouveraient suffisante, et je serais heureux si je ne me savais atteint d’une maladie qui est peut-être incurable. Le monde est fait de telle sorte qu’il ne croit qu’à ce qu’il voit et qu’il traite de fous ceux qui ressentent des impressions qui lui sont étrangères. J’étais fils unique, et l’année même où je naquis, mon père et ma mère furent emportés par la mort; je n’avais plus d’autres parens qu’une tante qui habitait la petite ville de Brindisi, et mon aïeul maternel, qui prit soin de moi. J’ai entendu dire bien des choses sur ce vieillard qui, pendant sa jeunesse, fut lié avec les principaux illuminés de son époque. J’avais cinq ans lorsqu’il mourut, et je me rappelle confusément, et non sans un certain sentiment de terreur, cet homme à cheveux blancs assis dans un vaste fauteuil de cuir, près d’une table chargée de livres pleins de figures extraordinaires qu’il feuilletait sans cesse. Il était fort doux pour moi, souriait de ma pétulance, et restait quelquefois des heures entières à me contempler en murmurant tout bas des mots que je ne comprenais pas. On m’a raconté que, lorsque, abattu par l’âge, il sentit la vie lui échapper, il me prit dans ses bras, me passa la main sur les yeux avec des gestes étranges, prononça sur moi de mystérieuses paroles dont nul ne put expliquer le sens, et que, me remettant à son secrétaire Giovanni, il lui fit jurer de ne jamais me quitter.

— Par la lampe de Trismégiste! par le manteau d’Apollonius! par le bâton des patriarches ! lui dit-il, il est doué du don de voir; il sera ton maître comme j’ai été le tien. Veille sur lui, il est le dernier de ceux qui savent, et si un malheur le frappait, notre race, qui vient de la vieille Écosse, disparaîtrait tout entière.

De ce jour, j’eus pour me servir et diriger mon enfance un esclave intelligent, attentif et dévoué comme on n’en rencontre guère que dans les contes des Mille et une Nuits. Ce vieux Giovanni, que vous connaissez, fut pour moi un être spécial, une sorte de créature intermédiaire entre le précepteur, le domestique et la mère. Il surveilla ma première instruction avec une perspicacité remarquable, et lorsque j’eus seize ans, il me conduisit à l’université de Pise, où je devais terminer mes études. Ah ! ce fut là mon bon temps, ma grande gaieté, ma vraie jeunesse! Pour le voyageur qui passe et s’en va, Pise est une ville éteinte, que nul ne visiterait si elle n’avait son dôme, sa tour penchée et son Campo-Santo : c’est Pisa morta, comme l’on dit; mais pour nous qui la connaissions jusque dans ses recoins les plus retirés, qui savions ses ressources les plus secrètes, c’était une ville indulgente, pleine de francs plaisirs et de joies faciles.

Je m’étais lié intimement avec un jeune homme de mon âge, un Bergamasque nommé Lélio, qui négligeait fort les cours d’histoire et de théologie, pour se livrer avec emportement à l’étude de la sculpture. Sa petite chambre était un véritable atelier plein de maquettes commencées et de moulages d’après l’antique. C’est moi qui d’ordinaire lui servais de modèle. Nous passions nos journées ensemble, causant, rêvant, faisant des projets d’avenir, dévorant la vie par avance, et nous jurant, hélas! une amitié que rien ne briserait jamais. Pendant les congés de Pâques et du carnaval, nous allions à Florence suivis de Giovanni, et là Lélio employait son temps à la galerie des Offices, étudiant les Luca della Robbia, admirant les Michel-Ange et copiant la Niobé. Notre vie était douce, notre affection sincère et notre espérance commune. Je vous le répète, ces courtes années furent les seuls bons momens de mon existence, et cependant dès cette époque le sentiment égoïste qui plus tard devait faire monter tant de larmes de mon cœur à mes yeux me tourmentait déjà. Mon affection pour Lélio avait une forme exclusive et jalouse que souvent j’ai poussée jusqu’à l’injustice. Je ne pouvais supporter sans révolte la facilité bienveillante de ses relations avec les autres; je l’aurais voulu tout à moi, et lorsque je le voyais rechercher nos camarades, se plaire avec eux et partager gaiement leurs parties de plaisir, je le boudais, je me plaignais, j’avais toujours d’excellentes raisons pour refuser de le suivre et pour trouver mille défauts à ses nouveaux amis. Il riait de ce qu’il appelait ma tyrannie, me grondait doucement de mes exigences, finissait par me céder, car il était fort bon, et me disait parfois : — Je ne voudrais pas être la femme que tu aimeras, car, fùt-elle Diane elle-même, tu sauras t’arranger de façon à souffrir par elle et à la rendre malheureuse ! — Prédiction méritée, et dont l’avenir n’a que trop prouvé la justesse !

Deux fois par an, au 1er janvier et le jour de la Sainte-Ursule, j’écrivais à ma tante pour lui souhaiter une bonne année et sa fête. Elle me répondait des lettres charmantes : « Je me fais bien vieille, me disait-elle, et je compte que dès que vous aurez terminé vos études, vous viendrez passer quelque temps près de moi. » Le moment de dire enfin adieu à tous les maîtres et à toutes les leçons approchait rapidement, car j’étais doué d’une facilité merveilleuse et d’une mémoire dont je n’ai jamais rencontré l’égale. Il me suffisait de lire un livre pour le savoir, de regarder un tableau pour le connaître dans chacun de ses détails, d’entendre un raisonnement pour ne l’oublier jamais; mais mon goût dominant m’entraînait vers la musique, et chose curieuse pour un Italien, vers la musique allemande. Beethoven, Hummel, Spohr, me causaient des joies infinies; j’aimais surtout Weber, dont l’harmonie rêveuse et parfois indécise emportait mon âme vers des régions qu’elle aurait toujours voulu habiter. Bien souvent, lorsque Lélio fatigué de sa journée venait s’asseoir chez moi, j’ai passé des soirées entières et quelquefois des nuits à jouer les partitions de ces dieux de la musique. Ma nature se développait inquiète, chercheuse, impressionnable à l’excès, curieuse de connaître et d’approfondir. Mes camarades m’aimaient tout en me redoutant un peu et m’appelaient le visionnaire. Je reçus ce surnom dans une circonstance particulière qui mérite de vous être rapportée, car elle vous fera bien comprendre le genre de douleur dont j’ai tant souffert depuis et dont je souffre encore. Un de mes amis était fort troublé depuis quelques jours sur le sort de sa mère, qui souffrait à Brescia d’une maladie grave. Un matin, en sortant du cours, je m’arrêtai tout à coup, saisi et immobilisé par une vision qui s’empara de mon être entier : je vis, aussi distinctement que je vous vois à cette heure, la mère de mon ami se soulever sur son lit et rendre l’âme en criant le nom de son fils. Je courus à mon camarade : — Ta mère vient de mourir, lui dis-je, et je lui racontai l’impérieuse hallucination qui s’était emparée de moi. On me railla, on réconforta le pauvre garçon, que ma conviction ébranlait, on l’empêcha de partir, et trois jours après une lettre lui annonça que sa mère était morte en prononçant son nom au jour et à l’heure même où je l’avais dit. Cette aventure lit grand bruit; on en parla à Giovanni, qui se contenta de répondre ces paroles que nul ne comprit : — Je le savais; c’est bien simple, il a été doué par le mourant! De ce jour, je remarquai que Giovanni me respectait comme une sorte d’être surnaturel et armé d’une puissance inconnue aux autres hommes.

Cependant mes vingt ans venaient de sonner; mes diplômes reçus mettaient fin à mes études; j’étais homme, et je me préparai à aller rejoindre ma tante à Brindisi. Je fis mes adieux à Lélio, qui partait pour Rome afin de donner la dernière perfection à son talent, déjà remarquable; nous nous promîmes de nous écrire, de nous revoir le plus promptement possible, et nous jurâmes de ne jamais nous oublier. Je m’embarquai à Livourne, et quarante-huit heures après j’étais à Naples. J’y restai plusieurs jours, ayant eu soin d’expédier Giovanni en avant avec les bagages, et me réservant de traverser la Fouille à petites journées, sur un cheval que j’avais amené de Pise et que j’aimais beaucoup. J’étais tort triste; on eût dit qu’arrêté au bord de la vie, je n’osais en franchir le seuil dans la crainte de malheurs que je prévoyais sans pouvoir les préciser. Le bruit de Naples, une des villes les plus tumultueuses du monde, me fatiguait et me faisait amèrement regretter le calme de Pise et la chère amitié de Lélio. Une sourde angoisse m’énervait, et rien, ni plaisirs ni promenades, ne parvenait à m’en délivrer. Un soir que je me sentais plus triste encore que de coutume, j’entrai, pour essayer de me distraire, au théâtre San-Carlo, où l’on jouait le Barbier de Séville. Je me plaçai dans cette sorte de couloir qui sépare le parterre des loges du rez-de-chaussée, et debout je me mis à contempler le spectacle, fort indifférent du reste aux choses qui m’entouraient. Loin de changer le cours de mes idées sombres, cette musique entraînante et joyeuse semblait au contraire les rendre plus noires encore, et pendant que les notes sémillantes éclataient dans l’orchestre, ma mémoire, par un effet de contre-point singulier, chantait les lamentations de l’andante de la symphonie en la de Beethoven. Une indicible émotion m’avait envahi; mon cœur serré battait à l’étroit dans ma poitrine, et j’allais fuir cette gaieté qui redoublait ma mélancolie, lorsque j’entendis derrière moi un éclat de rire si franc, si sonore et si pur, que je retournai la tête. Dans une loge, près de moi, j’aperçus une femme charmante.

L’emploi de Bartholo était tenu par un vieil acteur très aimé du public napolitain, et qui jouait avec une abondance de gestes comiques fort divertissante; à chacune de ses grimaces, à chacune de ses pantalonnades, et elles étaient nombreuses, la jeune femme se renversait en arrière, et riait d’un beau rire qui bondissait dans sa gorge comme des grelots d’argent. A ses côtés, un vieillard à cheveux blancs souriait avec une expression indulgente et paternelle. Je m’assis sur une banquette libre, et je me pris à regarder cette femme avec une persistance obstinée dont je ne fus pas maître. Elle était vraiment fort belle. Grasse et fraîche, bien à point, si j’ose dire, elle se détachait en blanc sur l’obscurité, et semblait rayonner de je ne sais quelle flamme intérieure qui s’échappait par ses grands yeux d’un bleu nocturne; ses lèvres charnues laissaient voir des dents éblouissantes, et son cou solide portait sans fléchir le poids d’une énorme chevelure. Elle s’amusait naïvement et avec une franchise qui faisait plaisir à voir; le rire jaillissait de ses lèvres comme une volée d’oiseaux qui s’échappent d’une cage allègrement et en battant de l’aile. Trois ou quatre fois elle dirigea ses yeux de mon côté, et, dominée peut-être par la fixité impérative de mon regard, elle les arrêta sur moi. Son compagnon se pencha vers elle, me désigna d’un insaisissable signe de tête, et lui murmura quelques paroles à l’oreille : elle me considéra attentivement et devint sérieuse, je me sentis rougir; mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’elle éclatait de rire de plus belle en voyant Bartholo se précipiter dans les bras du barbier pour fuir les menaces du comte déguisé en soldat.

Quand le spectacle fut terminé, je courus sous le péristyle; elle me frôla en passant, et, montant dans une voiture, elle laissa retomber son châle, comme si elle eût voulu me montrer d’un seul geste toute la splendeur de sa beauté. — Ah! m’écriai-je en moi-même, si tu étais Rosine et si j’étais Lindor, je saurais bien t’arracher à ton vieux Bartholo !

Je retournai plusieurs jours de suite au théâtre, mais en vain; je ne devais pas la revoir à Naples. Je partis pour Brindisi, l’esprit fort préoccupé de cette inconnue. Pendant les lentes journées de voyage à travers la Pouille, qui est bien le plus affreux pays de la terre, je pensais à elle, et il me semblait toujours entendre son rire joyeux éclater à mon oreille. Seul, à cheval, sur les routes poudreuses, je chantais les airs du Barbier de Séville, et je regrettais l’apparition de cette femme comme on regrette une espérance entrevue.

A Bari, où j’arrivai après une marche de dix heures et sur mon cheval fatigué, je descendis à l’auberge du Cygne d’azur ; il y avait devant la porte une chaise de poste attelée et prête à partir. En passant sous le porche, je l’aperçus, elle, la femme du théâtre San-Carlo, donnant le bras à son vieux compagnon ; ils se dirigeaient vers la voiture. Je restai pétrifié; que faire? rester ou les suivre à tout prix, n’importe où, jusqu’au bout du monde? Le vieillard laissa glisser de mon côté un sourire narquois; elle m’avait reconnu, et, voyant la perplexité qui devait se lire sur mon visage, elle leva doucement les épaules. Que signifiait ce geste? de la pitié, de l’impatience? Je ne pus me l’expliquer. Elle monta dans la chaise de poste, et, me voyant toujours immobile, indécis et comme anéanti, elle éclata de ce rire argentin dont le souvenir sonnait si haut dans ma mémoire. Je me sauvai, sans oser la regarder encore, et j’entendis la voiture qui s’éloignait au grand trot. Je dormis mal; je me reprochai durement ma couardise; j’aurais dû la suivre, la rejoindre, lui parler; j’aurais dû!... J’employai ma nuit à mettre des infinitifs à la suite du conditionnel passé, qui est le temps des amoureux, ainsi que me le disait un grammairien. Je ne m’en dédis pas, j’étais amoureux, et lorsque j’arrivai enfin à Brindisi, un lundi matin, l’image de la belle rieuse remplissait mon âme.

Quoique ma tante ne m’eût jamais vu, elle m’accueillit comme si elle me retrouvait après une longue absence. C’était une petite vieille proprette, tatillonne, alerte, spirituelle et moqueuse; elle racontait volontiers qu’elle avait été fort jolie autrefois, et qu’elle ne s’était pas mariée parce que son père n’avait jamais voulu permettre qu’elle épousât un officier du roi Joachim; — ce qui est fort heureux, ajoutait-elle, car il n’y a pas au monde d’état plus doux que celui de vieille fille. — Elle n’avait jamais eu qu’une vraie passion, à l’en croire, celle de la lecture. Sa maison regorgeait de livres; pour donner pâture à ce besoin d’étude qui la dévorait, elle avait appris cinq ou six langues, et entre autres le grec et le latin, qu’elle savait à en remontrer à tous les membres de l’académie d’Herculanum. Rien n’était plus étrange que de l’entendre chanter les strophes d’Eschyle et les odes d’Horace dont elle avait composé la musique elle-même. Lorsqu’elle mourut, nous trouvâmes dans ses papiers une belle épitaphe en vers latins qu’elle destinait à son tombeau.

Le soir de mon arrivée, elle me regarda assez longtemps en silence, et, me frappant amicalement d’un petit coup d’éventail sur le front, elle dit avec un gros soupir: — Allons! celui-ci est bien de la famille, et si je ne me trompe, son cœur lui fera faire plus d’une sottise.

Elle m’avait installé dans un corps de logis séparé, où j’avais un grand appartement pour moi et un plus petit pour Giovanni. Je sortais peu, je lisais beaucoup, gagné sans doute par la passion de ma tante, et j’allais quelquefois me promener à cheval sur les bords de la mer. Que faire à Brindisi, pauvre petite ville de tournure espagnole, sans ressources, pleine de moines et grise d’ennui? — Bah! me disais-je, six mois seront bien vite passés!

Le dimanche qui suivit mon arrivée, ma tante entra chez moi vers dix heures du matin. J’étais en train de relire, pour la vingtième fois peut-être, l’Odyssée, qui est mon livre de prédilection. — Allons donc, paresseux! me dit-elle; croyez-vous être ici dans un pays de mécréans? Et la messe! Il ferait beau voir que vous n’y vinssiez pas; je n’ai pas envie d’être excommuniée pour vos beaux yeux. Allons vite, donnez-moi le bras; Giovanni portera mon livre, et partons! — Nous allâmes à l’église, et, le service terminé, je tournais un pilier pour prendre de l’eau bénite, lorsque, de l’autre côté du même pilier, et tendant sa main vers la coquille de marbre, je vis l’inconnue apparaître. Je retins un cri, je lui offris ma main mouillée; elle y posa le doigt, me remercia d’un sourire, et passa en échangeant un salut muet avec ma tante; puis elle s’éloigna et se retourna deux fois pour me voir, pendant que je restais à la contempler.

— Vous connaissez Annunziata Spadicelli? me dit ma tante lorsque nous fûmes dehors. — Je la rencontre aujourd’hui pour la troisième fois.

— Prenez garde, répliqua-t-elle, le nombre trois est un nombre cabalistique; le diable pourrait bien se mêler de vos affaires.

Dès que je fus rentré à la maison, je donnai mes ordres à Giovanni, et au bout d’une heure je savais que la Spadicelli, comme chacun la nommait, habitait une maison de campagne sur les bords de la mer, à un quart de lieue de la ville, près de la route d’Ostuni.

Je ne tenais pas en place. Dès que je pus décemment me débarrasser de ma tante après le déjeuner, je partis. Elle se mit à rire en me voyant ouvrir la porte, et me cria: — Consultez les augures, mon cher neveu, comme doit le faire tout bon général avant de livrer bataille! Je n’eus garde de répondre, et je me lançai sur la route d’Ostuni. J’aperçus bientôt une assez belle maison toute vêtue d’un jasmin grimpé sur des treillages. Un large et ombreux jardin sans clôture l’entourait. Je me glissai sous les arbres, faisant mes pas légers et retenant mon souffle. Au premier étage, devant une fenêtre ouverte, s’avançait un balcon où je vis Annunziata. Elle était debout, garantie par un tendelet contre les rayons du soleil, appuyée sur la rampe, immobile, l’œil perdu vers l’horizon, grande, pâle, enviable et merveilleuse à voir. Je me rappelai les circonstances dans lesquelles je l’avais aperçue pour la première fois, et, laissant monter dans ma voix l’émotion qui m’agitait le cœur, je me mis à chanter la sérénade du Barbier de Séville.

Aux premières notes, Annunziata eut un geste de surprise et presque d’effroi; puis elle dirigea ses regards de mon côté et chercha à pénétrer l’ombre des arbres. Je me montrai tout à coup, et je la saluai enjoignant les mains vers elle. Un sourire que je n’oublierai de ma vie éclaira son visage, elle regarda lentement autour d’elle, et, rabaissant les yeux vers moi, elle laissa tomber un bouquet qu’elle tenait à la main. — Rosine, criai-je en continuant mon rôle, par ta beauté qui m’éblouit, je te jure que demain ne se lèvera pas sans que je t’aie rapporté ton bouquet, dussent tous les Bartholos de la terre me le clouer au cœur à coups de couteau !

Elle mit un doigt sur ses lèvres, et je me sauvai en courant, plus heureux qu’un archange. Lorsque je revins dans ma chambre, j’étais fou d’orgueil et de joie; l’amour m’illuminait, une force mystérieuse était descendue en moi : j’aurais soulevé le monde. Je restai longtemps comme en extase, emporté dans des rêves plus bleus que le paradis. Je repris pied à la vie réelle en voyant mon Homère étalé sur la table. Il était ouvert au douzième livre de l’Odyssée, et une main inconnue avait souligné au crayon les trois vers suivans : « Celui qui, poussé par son imprudence, écoutera la voix des sirènes ne verra plus sa femme ni ses petits enfans qui l’attendent. » — O ma tante, dis-je à voix basse, si cet avertissement vient de vous, il vient trop tard; ma destinée est là, et quelle qu’elle doive être, j’y marcherai!

Le dîner fut silencieux, trop de choses bouillonnaient en moi pour que j’eusse quelque plaisir à parler. Après m’avoir doucement raillé sur mon peu d’appétit, ma tante respecta mon silence, et, le repas terminé, se mit à tricoter, pendant que je m’enfonçais dans un fauteuil pour mieux suivre mes rêves. Parfois j’apercevais les yeux de ma tante qui me regardaient furtivement avec une expression ironique et inquiète; j’essayais alors de dire quelques mots, mais je retombais vite dans ma taciturnité songeuse. Tout à coup ma tante, répondant avec une étrange perspicacité aux pensées qui m’agitaient, et paraissant continuer une conversation commencée, dit, sans quitter son ouvrage :

— Du reste, le vieux Spadicelli est un brave homme: il aime sa femme comme si elle était sa fille; mais ce qu’il aime encore plus qu’elle, ce sont les coquillages, dont il est fou. Dans le temps de ma jeunesse, c’était un fort beau cavalier, agréable, tout à fait empressé auprès des femmes, et il aurait fait un grand chemin à la cour, s’il n’eût été exilé dans ses terres vers 1815, pour avoir servi le roi Joachim. L’ennui et le désœuvrement l’ont rendu maniaque, ce qui est fâcheux, car il avait de l’esprit. Il était déjà bien vieux quand il épousa Nunziata, il y a de cela une dizaine d’années, et de toutes les folies qu’il a faites celle-là est la plus dangereuse. Je la comprends du reste, et il y a longtemps que je lui ai donné l’absolution de ce gros péché d’imprudence. Il était difficile en effet de voir une créature plus charmante qu’Annunziata; elle venait d’avoir dix-sept ans, et l’on aurait vainement parcouru les Calabres et la Fouille pour trouver son égale. Le pauvre Spadicelli l’adorait, il tremblait devant elle comme un moine devant la madone, et le sot s’imaginait que la bonté remplace la jeunesse et que l’amour filial suffit aux jeunes filles. Je crois qu’il est revenu de ces belles illusions; maintenant il aime les coquilles, et il prétend qu’elles sont moins trompeuses que les femmes.

À ces mots, je me sentis un tressaillement au cœur; j’étais déjà jaloux, et tâchant de prendre un air désintéressé, je répondis : — Est-ce que de mauvais bruits ont couru sur le compte de la Spadicelli? Dans une petite ville comme celle-ci, il me paraît très difficile qu’une femme ait une conduite légère sans que chacun ne le sache à l’instant même.

Ma tante me regarda malignement par-dessus ses besicles. — Mon neveu, reprit-elle, faites-moi l’amitié de ramasser mon peloton de laine qui a roulé sous votre fauteuil; une vieille fille comme moi ne pense qu’à son salut et ne sait rien des cancans du voisinage. A dix heures, je souhaitai le bonsoir à ma tante en lui baisant la main, selon notre usage journalier; elle retint ma main dans la sienne et me dit : — Bonne nuit, mon neveu ; fermez bien vos fenêtres afin d’éviter l’air de la mer; il est dangereux pour les jeunes gens quand il fait clair de lune.

Je rentrai chez moi; je tournais sans repos dans ma chambre; j’écoutais les heures sonner aux églises; le temps avait des ailes de plomb.

— Et si le treillage se brise sous mon poids?... me dis-je tout à coup. Eh bien! tant mieux! En me voyant au jour couché sans vie sous son balcon, elle comprendra combien je l’aimais!

A minuit moins un quart, je partis. Non, jamais, jamais, dussé-je vivre les éternités de Brahma, je n’oublierai cette nuit sereine et puissante. Je me suis plaint depuis, j’ai accusé Dieu, j’ai maudit mes jours, j’ai eu tort, car, malgré les souffrances qui m’ont accablé, j’ai eu là une de ces minutes comme nul être humain n’a pu en rencontrer !

J’arrivai au jardin; il était couvert d’ombre, les senteurs du jasmin m’enveloppaient de parfum, la lune éclatante semblait glisser sous les nuages; j’entendais le murmure adouci de la mer, une brise insensible chantait à travers les arbres. Ah ! tout était beau, plein de promesse et d’espérance !

J’approchai de la maison; le cœur me battait haut dans la poitrine, je vous le jure ; je crus distinguer une forme indécise à la fenêtre; je saisis le treillage, j’y mis le pied, et je montai dans la verdure. Quelque lézard effrayé sortit de son trou et silla à travers les feuilles. À ce bruit, je m’arrêtai comme foudroyé; des cercles d’or tournaient devant mes yeux, mes oreilles tintaient, et je me sentis plus débile qu’un enfant nouveau-né. Je repris lentement mon ascension; arrivé près du balcon, j’étendais le bras pour en atteindre la rampe, lorsqu’une main me saisit en m’attirant vers elle, et j’entendis une voix qui me disait tout bas : — Pauvre petit! tu risques de te rompre le cou!

Ce fut là toute la séduction, et de cet instant une vie nouvelle commença pour moi. Ah! que cette pauvre ville de Brindisi me parut un séjour charmant! Je ne pensais plus à la quitter; je ne regrettais plus Pise, j’aimais les railleries de ma tante, qui paraissait en savoir beaucoup plus long qu’elle n’en disait, et je m’étais accoutumé à l’absence de Lélio. Je lui écrivais cependant; mais, je dois l’avouer, ce n’était pas pour m’informer, de sa santé et de ses progrès que je lui envoyais de longues lettres : c’était afin de lui parler de ma vie, de lui raconter le bonheur qui me débordait et m’eût étouffé sans les épanchemens de la confidence. Il me répondait régulièrement. « Tu aimes, me disait-il dans une de ses lettres, et moi je travaille; j’ai entendu dire que le travail et l’amour réunis donnaient toujours le bonheur : ensemble nous ferions donc un homme heureux! » J’étais heureux par moi seul, je vous assure, et je ne désirais ni l’étude, ni même l’amitié pour compléter mon sort.

J’avais organisé ma vie; j’en cachais à tous, et de mon mieux, l’intérêt capital. Les principaux jeunes gens de la ville s’étaient promptement groupés autour de moi; je les recevais une fois par semaine, le mercredi soir. On jouait, on causait, on faisait de la musique, et j’étais arrivé à être assez maître de mes émotions pour ne laisser paraître aucun trouble sur mon visage lorsqu’on parlait d’Annunziata. Je la voyais officiellement chez elle à ses soirées et quelquefois dans le jour, car, à ma prière, ma tante m’avait présenté à Spadicelli, qui m’avait fait cet accueil franc et sincère des Italiens de vieille race; mais ce n’était pas le soleil qui éclairait mon bonheur. Redoutant pour lui les curiosités désœuvrées d’une petite ville, je l’avais confié aux nuits mystérieuses qui le protégeaient de leur ombre et de leur silence.

— Vous devriez travailler, me dit un jour ma tante; la jeunesse s’étiole dans l’oisiveté. Prenez Ovide, et ajoutez un commentaire à son Art d’aimer. C’est là sans doute une besogne qui vous plaira.

— O ma tante, lui dis-je en m’inclinant vers elle et presque à ses genoux, je vous en supplie, ne raillez pas le plus grand sentiment de mon cœur!

— Prends garde, cher fils de mon frère, me répondit-elle en passant la main dans mes cheveux, l’amour est comme le sphinx, il dévore ceux qui l’interrogent.

— Eh bien! qu’il me dévore! m’écriai-je. Je n’en ai pas moins trouvé le mot de son énigme, car je suis heureux.

De ce jour, ma tante ne fit jamais aucune allusion à mon amour pour Annunziata, et ses façons d’être prirent à mon égard quelque chose de maternel que je ne leur connaissais pas encore.

Je vous l’ai dit déjà et je ne saurais trop le répéter, Annunziata était charmante. Sa douceur, sa bonté, sa beauté, lui donnaient une puissance de séduction qui me pénétrait jusqu’au fond du cœur. J’aimais tout en elle, ses caprices d’enfant gâté, ses câlineries coquettes pour son vieux mari, son insouciance, tout enfin, jusqu’à sa gaieté, qui était une sorte de contre-sens avec ma nature portée plus que de raison aux mélancolies excessives. Quoique je fusse plus jeune qu’elle, je l’aimais comme on aime un enfant, avec l’abnégation d’une nourrice et l’indulgence d’une mère. Lorsque le soir, par les claires nuits d’été, nous allions ensemble nous promener sur les bords de l’Adriatique, et que, tout plein d’un grave bonheur, bercé par les bruits rêveurs de la mer, je restais silencieux, en proie à un sentiment si profond qu’il m’en paraissait triste, et que, demeurant absorbé dans mes pensées, dont j’espérais trouver l’écho en elle, je la voyais se baisser vers le sable, ramasser deux coquilles égarées dont elle faisait des castagnettes, et se mettre à danser un saltarello sur le rivage, je ne m’indignais pas de la trouver si peu en harmonie avec moi; non, j’admirais sa grâce, je me réjouissais de son plaisir, et je la trouvais plus belle encore. Et de quoi me serais-je plaint? N’était-ce pas son beau rire qui le premier m’avait séduit? Au reste, tout le monde l’aimait, tout le monde la gâtait, et son mari plus que les autres. Quand son vieux Tonino, comme elle l’appelait, était de noire humeur ou souffrait, elle lui racontait tant de folies que le pauvre homme finissait par recouvrer quelque gaieté. — Attends, Tonino de mon âme, lui disait-elle avec ces cajoleries familières aux femmes italiennes, je vais t’apporter tes boîtes de colimaçons; il n’y a que cela qui puisse te distraire.

Ne croyez pas cependant qu’elle le traitât avec irrévérence : loin de là, elle l’aimait et le respectait; mais son affection avait cette forme d’insouciance, et le vieil époux semblait joyeux d’être raillé par sa jeune femme, qu’il chérissait avec une complaisance qui parfois me troublait un peu.

Un jour j’étais entré chez lui avec Annunziata pendant qu’il rangeait et numérotait de nouvelles coquilles qu’il venait de recevoir d’Angleterre. C’est à peine s’il répondait à nos paroles; ses mains tremblaient et ses yeux pétillaient de joie en développant le coton et le papier-joseph qui entouraient les précieux coquillages.

— Ah ! dit-il en dépliant un petit paquet soigneusement cacheté, voilà encore un pleurotomaria quoyana, mais comme toujours il est fossile : il existe cependant à l’état vivant quelque part, j’en suis certain; mais j’ai eu beau le faire chercher partout, indiquer la mer des Antilles comme sa patrie probable, jamais on n’a pu le trouver. On le découvrira plus tard; hélas! je suis trop vieux pour avoir le bonheur de le tenir un jour dans mes mains.

En s’approchant pour mieux voir l’objet des regrets du vieillard, Annunziata frôla la table, et de sa robe renversa une coquille de forme étrange et hérissée d’appendices semblables à des pattes de crabe. — Ah! mon Dieu! s’écria Spadicelli en se précipitant vers la coquille pour la ramasser, et examinant avec anxiété si la chute ne l’avait pas brisée, c’est le spondylus regius, un spécimen peut-être unique au monde; heureusement il n’a rien de cassé.

Annunziata se mit à rire.

— Ne riez pas, reprit le vieillard d’un ton de reproche, ceci est mon plaisir, et il n’a rien de dangereux. Emmenez-la, Fabio, je vous en prie; avec ses grandes jupes et ses falbalas, elle va faire quelque nouveau malheur. Je vous la confie. Quand vous serez près d’elle, empêchez-la de venir me troubler. C’est une enfant terrible. — Vois comme il est bon ! me dit Annunziata quand nous fûmes seuls. Cette bonté me faisait bien monter quelque rouge au visage; mais Annunziata riait si fort et si bien de mes scrupules, que je finissais par ne plus écouter leurs conseils. — Eh ! après tout, pensais-je, puisque les circonstances et les hommes semblent s’entendre pour protéger mon amour, pourquoi donc ne m’y abandonnerais-je pas sans contrainte, et serais-je plus sévère que le sort?

Je n’étais pas plus sévère que le sort, mais j’étais injuste pour les joies qu’il m’envoyait, car souvent je me les troublais moi-même. J’avais été jaloux de l’amitié, jugez si je devais l’être de l’amour. Quelque ombrageux pourtant que fût mon caractère, rien dans Annunziata ne pouvait l’inquiéter; sa vie était transparente comme ces ruisseaux d’eau vive qui laissent apercevoir le gravier de leur lit. Seul j’en constituais l’intérêt et la préoccupation. Cela aurait dû suffire à me rendre tout à fait heureux; je l’étais aussi, mais non sans un certain effort. Maître du temps présent, qui m’appartenait tout entier, il m’arriva souvent dans mes rêveries de me retourner vers le passé, et de me sentir envahi par des doutes déchirans en pensant que le cœur d’Annunziata avait peut-être tressailli jadis à des tendresses où j’étais étranger. Singulière contradiction d’un esprit maladif ! On eût dit que ma nature, ingénieuse à souffrir de toute chose, avait besoin d’un contre-poids douloureux pour rétablir son équilibre ébranlé par le bonheur! La pensée d’Annunziata ne me quittait pas; je marchais avec elle vers les pays rayonnans qu’elle m’avait ouverts, et parfois, au milieu des rêves éperdus où m’emportaient des espérances que promettait la réalité, je m’arrêtais tout à coup. — A-t-elle eu des amans? me disais-je. Tout mon bonheur présent disparaissait alors, d’insupportables angoisses m’affaiblissaient, et je m’absorbais dans de grands chagrins que les gaietés de ma chère maîtresse ne réussissaient pas toujours à faire évanouir.

Mille bruits, échos des commérages ordinaires aux petites villes, m’avaient souvent fait bondir le cœur. Plusieurs fois j’avais tenté en vain d’interroger ma tante, qui, selon sa coutume, était restée ironiquement muette, et j’avais beau me dire que nul droit ne m’appartenait sur un passé où je n’existais pas encore: je ne m’en agitais pas moins.

— Tu n’as jamais aimé que moi, n’est-ce pas? m’écriai-je un jour en saisissant les mains d’Annunziata.

— En doutes-tu, cher Fabio? me répondit-elle.

Mes regards la dévoraient, et, malgré la joyeuse placidité de son visage, il me sembla voir dans ses yeux des ombres railleuses qui passaient en ricanant, ombres que j’évoquais pour mon malheur, et qui bientôt allaient prendre un corps réel, visible et presque palpable pour me pousser vers l’abîme où je devais m’engloutir. Depuis plus d’une année, je vivais ainsi dans des joies puissantes qu’assombrissaient parfois mes dangereuses rêveries, lorsque le jour anniversaire de la mort de mon grand-père arriva. Selon l’usage constant de notre famille, je fis célébrer une messe commémorative, et j’assistai au service avec ma tante, Giovanni et toute notre maison, la famiglia, comme nous disons en Italie. Après l’office, Giovanni, marchant près de moi, me raconta de nouveau les circonstances qui avaient accompagné la mort du bon vieillard. Pour la première fois je me pris à réfléchir avec angoisse à cette puissance mystérieuse dont parlait Giovanni; pour la première fois je ne la considérai pas comme une fable inventée à plaisir afin d’amuser mon enfance, et je restai rêveur, agité par mille idées confuses dont je ne pouvais dégager une résolution.

— Qu’en pensez-vous? dis-je à ma tante après lui avoir soumis les doutes qui m’obsédaient.

— Je pense, me répondit-elle avec une expression sérieuse et presque solennelle que je ne lui aurais pas soupçonnée, je pense que toute faculté extra-humaine est un danger pour celui qui la possède. S’il est vrai que vous soyez doué de cette puissance redoutable, contentez-vous de le savoir, et n’en usez jamais. Éloignez toute tentation de votre âme, et, puisque vous pouvez, sachez, sous peine d’irrémédiables malheurs, être assez fort pour vous contraindre à ne jamais vouloir. Mon neveu, prenez garde à la boîte de Pandore !

Le lendemain, par une nuit de printemps toute pleine d’étoiles, alanguie par les premières chaleurs et rayonnante des clartés de la lune, j’étais près d’Annunziata; jamais sa gaieté ne m’avait paru plus vive, plus franche, plus entraînante. La tête penchée sur l’oreiller, elle dormait de ce beau sommeil de l’enfance heureuse; le calme de son âme semblait descendu sur ses traits, et donnait à son visage une sérénité que je ne me lassais pas d’admirer. En proie à une indéfinissable émotion, je la contemplais, et pour mon malheur je me demandai de nouveau et impérieusement quels étaient les secrets de cet être qui s’était si entièrement donné à moi. — Par quelle malédiction impie, me disais-je, ne peut-on pénétrer jusqu’aux fibres les plus profondes du cœur de ceux qu’on aime, afin de tout aimer en eux, leurs fautes, leurs remords, leurs crimes, s’ils en ont commis, leurs espérances et leurs regrets? Pourquoi l’âme ne transparaît-elle pas à travers le corps? Pourquoi ne puis-je voir par moi-même, et suis-je forcé de croire à des paroles dont le dernier mot ne sera peut-être jamais prononcé? Est-ce bien moi qui le premier, est-ce moi qui le plus fort du moins ai fait battre ce cœur où je voudrais vivre seul? Où est-elle, cette vérité implacablement exacte que je voudrais savoir, et comment la connaître? Je me rappelais ce que ma tante m’avait dit lorsque j’avais rencontré Annunziata à l’église, et je sentis une intolérable curiosité qui montait en moi. Elle me dévorait, et semblait me dire, pour m’exciter plus violemment encore : « Que peux-tu redouter? N’es-tu pas sûr de son amour? » Je luttais cependant contre l’envahissement de cette passion malsaine devant laquelle s’anéantissait ma volonté; j’avais beau écouter la voix de ma conscience, qui me redisait, comme un écho des conseils de ma tante : « Sache te contraindre à ne jamais vouloir; » ma probité me criait : « De quel droit veux-tu connaître ce qu’on a eu peut-être raison de te cacher? » Ce fut en vain, mes doutes et un invincible besoin de savoir m’avaient vaincu, j’appelai à mon aide le pouvoir occulte dont j’avais été doué aux jours de mon enfance, et, palliant ma lâcheté de cet odieux raisonnement qui a fait commettre tant de sottises, sans jamais les rendre excusables, je me dis : C’est plus fort que moi!

La nuit était splendide; par la croisée ouverte, la lune lumineuse éclairait la chambre, et je regardais Annunziata blanche sous ses rayons. De son visage, où mon regard était fixé, je rabattis mes yeux sur son cœur, et, raidissant tout mon être dans un de ces accès de volonté qui font les hommes de génie ou les fous, je voulus voir. Je vous le jure, ce que je vais vous dire, je l’ai vu, vu de mes yeux, vu comme je vois maintenant ces arbres au-dessus de ma tête! Et maudite soit ma puissance, car de cet instant mes malheurs ont commencé !

Je le vis, ce cœur, dont l’inconnu me désespérait; d’un seul coup il étala ses mystères à mes yeux, et dans ses profondeurs j’aperçus trois hommes couchés comme des morts sur les tables d’un amphithéâtre. Ils étaient étendus sur le dos, pâles, les yeux fermés, sans mouvement, et moi-même, moi, le Fabio qui vous parle, j’étais devant eux, debout, plein de vie et de jeunesse, le sourire aux lèvres et rayonnant d’une beauté que je ne me connaissais pas. Je crus à une hallucination, je fermai les yeux; je regardai Annunziata, elle dormait toujours calme et charmante; je regardai son cœur, je revis les trois hommes, et j’étais près d’eux. Ce fut affreux, c’était à devenir fou !

Suffoqué par ses souvenirs, Fabio, interrompant son récit, laissa tomber son front et sanglota longtemps. Je lui pris la main, j’essayai quelques mots de consolation ; mais il releva vivement la tète, et tournant vers moi son visage mouillé de larmes : — Ah! s’écria-t-il. Dieu m’est témoin qu’à cet instant, en présence de cette révélation, je me crus le plus malheureux des hommes; ne pas être seul dans ce cœur adoré, ne pas l’avoir éveillé aux sentimens d’amour qui soulevaient ma vie, savoir qu’il avait battu pour d’autres que pour moi, reconstruire un passé exécrable, se figurer, en l’exagérant peut-être, un bonheur qu’on n’a pas donné, chasser en vain des images perfides qui reviennent sans cesse, c’est là un supplice horrible : eh bien! ce n’est rien, croyez-moi, en comparaison du malheur que la destinée me réservait. Pourtant je ne prévoyais rien alors: je me plaignais, je pleurais sur moi, et je maudissais le ciel, en regardant toujours et invinciblement ce cœur où dormaient les trois hommes. Le premier était un prêtre; couvert de sa soutane comme d’un linceul, il semblait disparu dans l’ombre; le second avait l’insignifiante beauté de ces jeunes gens médiocres qui savent répéter les bons mots d’autrui, et s’empressent autour des femmes avec des façons d’être dont l’élégance excuse à peine la banalité; le troisième était terrible à voir : huit trous sanglans ouvraient sa poitrine nue, et l’on eût dit que les derniers frémissemens d’une vie violente l’agitaient encore. De celui-là, je ne pouvais détacher mon regard. Par une bizarrerie étrange que je vous livre sans oser l’expliquer, ce double de mon être, cet autre moi-même, ce sosie de Fabio qui vivait dans ce cœur en face de ces morts, gardait son sourire, sa gaieté, son éclat de bonheur pendant que je sentais, moi, mes larmes couler, mon front suer d’épouvante, et mes traits se contracter de douleur. Au fur et à mesure que je contemplais avec une âpre avidité cet homme couvert de sang, je voyais une vie insensible d’abord, puis plus accentuée, revenir en lui. Il ouvrit les yeux, respira longuement, sembla se rendormir, et tout à coup, sous l’intensité de mon regard, se redressa d’un bond, me montrant sa haute stature, son œ.il ferme et son visage animé d’une résolution grave comme la mort. À ce moment, mon être dédoublé, si vivant tout à l’heure, sembla s’évanouir, et ne m’offrit plus qu’une image nuageuse à demi effacée. Annunziata s’agitait. Je regardai son visage; un pli douloureux déformait sa bouche et rapprochait ses sourcils; je compris qu’elle rêvait à cet homme, et, la poussant avec violence : — Mais réveillez-vous donc! lui criai-je.

Elle ouvrit ses yeux, encore effrayés; dans son cœur, l’homme retomba comme foudroyé, et moi-même j’y reparus plus jeune et plus beau que jamais.

— Ah! mon Fabio, me dit-elle, merci; je faisais un rêve affreux! Nulle prudence ne me retint; j’avais perdu la direction de mon âme.

— Va, lui dis-je, je le connais, ton rêve : il a huit balles dans la poitrine; c’est quelque bandit que tu as aimé. Comment les nommes-tu, ceux qui habitent ton souvenir et auxquels tu penses même auprès de moi? Je sais tout, je les ai vus; tais-toi, ne mens pas, le premier est un prêtre !

Les trois hommes se levèrent ensemble dans son cœur et entourérent mon image, devenue menaçante. Annunziata fit un effort pour sourire; mais son pauvre visage se décomposa, elle éclata en sanglots, et, se cachant la tête sur mon épaule, elle me cria à voix basse ces deux vers d’une chanson sicilienne :

Dans leurs tombeaux, dans leurs tombeaux,
Laisse les morts dormir en paix!

Lorsqu’au point du jour je quittai Annunziata, j’étais brisé. Le monstre des jalousies rétrospectives avait mordu mon cœur; je maudissais la vie, qui m’avait jeté trop tard sur la route de celle que j’aimais; je haïssais le monde, qui n’avait pas respecté pour moi seul cette fleur de pureté que j’aurais voulu être le premier à cueillir; j’évoquais des fantômes pour me battre avec eux; j’accusais Annunziata des crimes que, sans me connaître, elle avait commis contre moi; toute part d’elle qu’elle avait pu donner à d’autres me semblait un vol dont j’étais la victime. Sur cette route douloureuse où j’avais mis le pied par imprudence, je voulais aller jusqu’au bout, dussé-je y déchirer ma tendresse, et quand une lueur de ma raison presque éteinte me montrait l’odieuse injustice de mes reproches, je levais les épaules et je m’écriais : Qu’importe, puisque je souffre?

Au déjeuner, je vis ma tante ; elle n’eut pas de peine à lire sur mon visage bouleversé de quelle douleur j’étais atteint. Une oppression inexprimable étouffait dans ma poitrine ma respiration impuissante, et mes paupières brûlantes enflammaient mes yeux.

— O mon cher Fabio, me dit ma tante, veille sur toi ; il faut être le divin Ulysse inspiré par Minerve pour pouvoir interroger les morts sans être tué par eux. L’amour est un lac paisible ; pourquoi cherches-tu les tempêtes, puisque tu n’as point autour du cœur l’as triplex dont parle Horace? Tu défiais le sphinx! Pauvre petit, c’est aujourd’hui seulement qu’il t’a posé son énigme; sauras-tu la deviner?

— Mais qui donc êtes-vous, m’écriai-je avec surprise, pour deviner si bien ce qui m’agite?

— Je suis de la famille, répliqua-t-elle. Après quelques secondes de silence, elle ajouta : Te voilà troublé jusqu’à la moelle des os parce que tu as été secoué par les flots de Charybde; prends garde à Scylla, elle t’enlèvera peut-être ton meilleur compagnon.

Je lui demandai l’explication de cette phrase, que je ne comprenais pas; mais elle refusa de répondre, et je ne pus rien tirer de cette étrange personne, qui savait toutes choses et pouvait rester impénétrable.

Dès que je le pus, je courus chez Annunziata; elle était sortie pour accomplir je ne sais lequel de ces devoirs religieux dont on est littéralement accablé dans les petites villes du royaume de Naples. Je montai auprès d’Antonio Spadicelli, afin d’avoir au moins le prétexte d’attendre. Il m’expliqua longuement, et avec une complaisance qu’en d’autres momens j’aurais peut-être appréciée, les mérites de la pholadomya papyvacea, qui ne se trouve qu’aux mers de la Nouvelle-Zélande, et l’extrême rareté du conus adamsonii, qui habite l’Océan-Indien. Je répondais par des monosyllabes aux démonstrations enthousiastes du vieux collectionneur, et je rongeais mon frein comme un cheval entravé qui entend la bataille.

Annunziata arriva enfin ; mon premier regard fut pour son cœur ; les trois hommes s’y remuaient lentement avec des gestes pénibles, et mon image altérée portait la trace des désolations qui me ravageaient moi-même.

— Tu souffres, cher Fabio, me dit-elle dès que nous eûmes laissé Spadicelli à ses coquilles. Tu souffres, pauvre être à qui je ne voudrais donner que de la vie et du bonheur ! cher enfant, pourquoi ta pensée vient-elle réveiller ceux que mon souvenir avait désappris ? pourquoi ne te suffit-il plus d’être heureux ? Eh ! pouvais-je deviner, moi, qu’à côté et en dehors de ma tendresse tu trouverais tant de mal pour toi dans les recoins oubliés de mon cœur ? N’est-ce donc pas toi, toi seul, qui m’as appris à aimer ? Ne suis-je pas née par toi ? Qu’importe ce passé maudit ? le présent n’est-il pas à nous, et n’avons-nous pas l’avenir ? Ah ! si je t’avais rencontré plus tôt sur mon chemin, j’aurais toujours vécu de ta tendresse, pour elle, seule, et notre vie n’eût été qu’un long amour sans tache et sans remords.

Son visage si gai d’habitude, ses yeux où brillaient toutes les joies de la jeunesse, étaient baignés de larmes. J’eus honte de moi, je ne me pardonnais pas d’infliger à cette créature innocente tant d’injustes douleurs, et, tombant à ses pieds, je lui jurai de calmer mon trouble, de ne jamais lui reparler de ces lamentables souvenirs : sermens arrachés par l’émotion, et que tout mon cœur démentait à l’instant même où ils s’échappaient de mes lèvres avec mes sanglots ! Hélas ! c’en était fait ; une curiosité insatiable torturait mon être ; j’avais, pour ainsi dire, soif de nouvelles souffrances, et je savourais mes chagrins jusqu’à l’ivresse. J’avais beau lutter contre moi-même, appeler à mon secours toutes mes forces encore saines : j’étais toujours vaincu, et je restais épuisé des combats que mon âme se livrait à elle-même. Les images terribles que j’avais vues me poursuivaient et me persécutaient comme une meute aboyante. C’est la nuit, la nuit surtout, que je les voyais apparaître évoquées par un lâche besoin de souffrir davantage. Alors je me livrais à elles ; elles entraient en moi, bouleversaient ma raison et me racontaient un passé dont je me désespérais. Que de fois, perdu dans l’obscurité, face à face avec les fantômes, la tête enfouie dans l’oreiller humide de mes larmes, ne me suis-je pas dit : Pourquoi ne pas mourir ? — Et pourtant j’étais heureux, oui, j’étais heureux, car j’adorais Annunziata, et je sentais que j’étais aimé par elle. N’allez pas croire que les tortures que je m’infligeais eussent diminué mon amour ; non pas, elles l’avaient augmenté. Ma nature douloureuse à l’excès, merveilleusement propre à se forger des maux imaginaires, avait trouvé là son chemin naturel ; elle se jeta avec emportement sur cette pâture dangereuse, et plus je me faisais souffrir par Annunziata, plus je l’aimais.

Je tenais assez bien la promesse que je lui avais faite de ne point la tourmenter de mes inquiétudes ; mais, comme l’on dit, le diable n’y perdait rien, et ma pâleur devait exprimer souvent ce qui bouleversait mon âme. J’écrivais à Lélio, je lui racontais mes angoisses, qu’il ne comprenait guère. « Es-tu fou ? me répondait-il. Pourquoi vas-tu, sur des murailles décrépites, décrocher de vieilles armes rouillées dont tu te frappes à plaisir ? La vie est en avant et non pas en arrière. J’ai pour maîtresse une Transteverine de bonne humeur ; le dimanche, quand elle danse à la villa Borghèse avec quelque beau bouvier de la campagne de Rome, je suis content de son plaisir ; je ne lui demande pas qui elle a aimé ; je sais qu’elle m’aime, je lui en suis reconnaissant, et je me laisse bonnement être heureux. Fais comme moi et renferme dans leur sépulcre tous ces morts inutiles que tu en as tirés ! » Le conseil était bon à suivre ; mais qui a jamais suivi un conseil quand le cœur est affolé comme une boussole brisée ?

Malgré ma ferme volonté de respecter chez Annunziata les souvenirs que mon implacable folie ranimait dans son cœur, j’étais devenu dur et tracassier avec elle. La pauvre enfant avait perdu sa joyeuse insouciance ; quand mon regard attristé se fixait sur elle, elle se troublait, détournait la tête, et dans son cœur je pouvais voir les morts prêts à revivre.

— Ah ! s’écria-t-elle une fois en mettant sa main sur mes yeux, tu y penses encore, tu y penses toujours ! Ne comprends-tu donc pas que c’est toi qui les réveilles malgré moi, ceux qui dormaient d’un sommeil éternel ? C’est toi qui les évoques par tes inquiétudes constantes, c’est toi qui leur donnes une existence nouvelle, c’est toi qui les forces à me troubler encore ; je me reproche ces faiblesses détestables comme si elles étaient des trahisons contre toi, je me sens coupable de tes douleurs, et Dieu sait cependant que je t’appartiens tout entière, sans réserve. Crois-moi, laisse en paix ceux qui ne sont plus. mon Fabio, tu joues avec ton bonheur, tu joues avec le mien, et peut-être regretteras-tu amèrement plus tard d’avoir, sans courage, empoisonné notre vie, qui pouvait être si belle !

Elle avait raison. Je pleurais à ses genoux, j’affirmais de nouveaux sermens ; mais dès que j’étais loin d’elle, les fantômes reprenaient ma pauvre âme et l’emportaient dans les ténèbres. J’en étais arrivé à cet état aigu où une crise devient imminente : elle éclata. Un jour, j’avais été chez Annunziata plus tôt que de coutume; elle était dans sa chambre, occupée à ces mille petits soins de détail dont les femmes excellent à tromper le temps. Elle rangeait des chiffons et s’ingéniait à ses toilettes d’hiver, car la saison déjà avancée promettait des froids prochains. Au milieu de rubans et de fichus, un coffret à bijoux était ouvert sur la table. Je le pris machinalement, et, tout en causant avec Annunziata, je me mis à examiner les objets qu’il contenait. Je passais les bagues à mon doigt, je faisais sonner les longues boucles d’oreille, j’entourais mes bras avec les colliers, j’alignais les broches à côté des bracelets, fort innocemment du reste et sans songer à mal. En levant les yeux vers Annunziata, je lus sur son visage une vague expression d’inquiétude qui suffit à me troubler. Un afflux de sang gonfla mon cœur, et je sentis les pensées mauvaises qui bourdonnaient en moi. J’avisai une bague fort simple dont le chaton en cornaline blanche portait l’éternelle et sotte devise des amoureux : Sempre.

— Qui vous a donné cela? dis-je à Annunziata.

— Ah! tu es sans pitié, cria-t-elle en courant vers moi. — Et m’arrachant la bague, elle la jeta dans la cheminée, où brillait une grande flamme; puis, prenant deux ou trois autres bijoux, elle les lança au feu.

Je ne fis pas un geste pour l’arrêter, je ne me baissai même pas pour sauver les bijoux qui se perdaient au milieu des charbons ardens, et je ne trouvai en moi aucune reconnaissance pour ce sacrifice. Loin de là, pour la première fois peut-être, je me sentis gagné par la colère. Je regardai vers son cœur : le prêtre et le jeune homme lançaient sur moi des yeux irrités, l’homme sanglant dormait. À cette vue, tout un réquisitoire de ressentiment se formula dans ma pensée, et je dis à Annunziata avec une dure ironie : — Ne vous fâchez pas, mon enfant; ce sacrifice expiatoire a moins de mérite que vous ne pensez. La banalité de ces souvenirs que vous avez si courageusement détruits ôte toute valeur à votre action; ceux qui ont la poitrine sanglante savent bien que vous gardez avec soin et en secret tout ce qui peut les rappeler à votre mémoire.

— Vous êtes cruel, Fabio, me répondit Annunziata. Il est des circonstances où l’oubli des morts est un crime; ce crime, je l’ai déjà commis pour vous, et je suis prête à en commettre d’autres, si votre repos l’exige. Aussi bien il faut en finir avec ces tortures que vous nous infligez. Écoutez donc ma vie : vous saurez du moins de quoi vous souffrez, et dans quelle juste proportion vous pouvez souffrir.

Elle me raconta tout alors; je l’écoutais les yeux baissés, car, pendant qu’elle parlait, j’avais vu les morts de son cœur se redresser et reprendre vie à mesure qu’elle disait leur histoire. Le premier, le prêtre, c’était la séduction dans ce qu’elle a de plus coupable, hélas! et de si commun au milieu de nos villes d’Italie; c’était l’abus de confiance, la trahison du devoir; c’était le berger volant les brebis du troupeau dont il a la garde; c’était un souvenir plein d’amertume et presque de dégoût. Le second, le jeune homme, ç’avait été l’abandon de soi-même, où mènent l’ennui, la solitude, la nonchalance des petites villes : l’idéal qui vit dans le cœur de toutes les jeunes femmes avait entouré ce pauvre homme d’une auréole menteuse; la désillusion ne tarda point à arriver, et avec elle un insurmontable éloignement pour cet être suffisant et nul, sorte de Narcisse infatué, qui n’aimait que lui dans toutes les femmes auxquelles il adressait ses hommages.

— Le dernier, reprit Annunziata, il m’a aimée, et je l’ai aimé; je l’avoue sans honte et sans orgueil, son amour a racheté ma vie, et a mis en moi des sentimens puissans qui font aujourd’hui la force de ma tendresse pour vous, Fabio. Il avait rêvé pour notre patrie la vie honorable des peuples libres, il m’avait associée à ses espérances, et j’eus le courage de le voir partir pour la bataille suprême sans verser une larme et en le bénissant comme le futur libérateur d’une nation entière. Il fut vaincu en face du détroit de Messine. Blessé, emprisonné, gardé à vue dans les prisons de Reggio, il se sauva, je ne sais comment. Pour me revoir, il traversa les Calabres et la Basilicate, vêtu en paysan et chassant devant lui un attelage de bœufs. Il arriva ici un soir, dans quel état, grand Dieu!... Je le vis, et le lendemain je ne sais quel mendiant maudit l’avait trahi, vendu, livré à la police. On le mena au pied des remparts et on le fusilla; il tomba en mêlant mon nom aux dernières prières qu’il récitait, il tomba sur le dos, les yeux au ciel, comme un brave qu’il avait été. Oui, celui-là, je l’ai aimé; oui, de lui, j’ai gardé un souvenir, et je vais te le montrer; jette-le au feu, si tu l’oses!

Elle ouvrit rapidement son prie-Dieu, en tira un coffret de bois noir qu’elle me tendit, et se renversa contre un fauteuil en se voilant le visage. Le coffret contenait une chemise noire de sang et ouverte de huit trous. J’aurais voulu que la terre m’engloutit, tant j’étais honteux. Je fermai le coffre où reposait cette relique sacrée, je le replaçai dans le prie-Dieu, et m’agenouillant devant Annunziata : — Pardonne-moi, lui dis-je en lui baisant les mains.

— Il eût été assez généreux pour te pardonner, pauvre enfant malade, me dit-elle, et je te pardonne en mémoire de lui!

O misère de moi ! à l’instant même où, reconnaissant mes torts, j’en rougissais et m’inclinais devant Annunziata, je sentais la jalousie me déchirer de ses ongles les plus aigus; j’oubliais le prêtre et le jeune homme, et j’acharnais ma colère contre ce proscrit ensanglanté, car je comprenais que lui seul avait été aimé, et que son souvenir était le plus vivant. Je frémissais à la pensée de ce rival posthume; j’aurais voulu ranimer réellement ce mort, jouer ma vie contre la sienne dans un combat sans merci, et, en présence de la haine aveugle qui me dévorait, je me trouvais généreux jusqu’à la magnanimité d’avoir rendu à Annunziata le coffre noir et la chose affreuse qu’il renfermait.

Je sortis la tête en feu; au lieu de rentrer à Brindisi, je marchai devant moi, au hasard. C’était une de ces journées de l’équinoxe d’automne si terribles sur les bords de l’Adriatique; j’allais, les cheveux au vent, parlant tout haut, illuminé d’une lucidité absurde qui éclairait le passé, et me laissait me débattre contre un avenir que je sentais confusément ruiné par ma folie. Parfois je m’arrêtais, pensant à Annunziata. Elle pleure, me disais-je; puis je repartais, plus emporté, plus injuste encore, en m’écriant : Et moi! et moi donc! n’ai-je pas plus de douleurs que je n’en puis porter? — Combien de temps marchai-je ainsi? Je l’ignore ! La nuit était venue lorsque j’arrivai à un pauvre village de matelots; je me reposai dans une osteria, j’avais la fièvre, le sifflement de mes artères m’étourdissait, et ma tête vide me semblait lourde à porter comme un monde. Je revins par le rivage. Des rafales de pluie aigres et pénétrantes m’enveloppaient; les flots, soulevés par le vent de tramontane, s’abattaient jusque sur mes pieds. Je marchais enivré de ma souffrance et plein d’une volupté amère qui m’enorgueillissait. — Je partirai, me disais-je, je la fuirai, je ne la verrai plus; qu’elle vive avec ses souvenirs, puisque je n’ai pu réussir à les chasser de son cœur!... Où irai-je?... Qu’importe? le monde est grand; mais je l’aurai usé sous mes pieds avant d’avoir épuisé mes peines. Elle ne comprend pas ce que j’éprouve, elle ne voit pas que ce malheur qui m’accable est le plus grand qu’un homme puisse subir, et que la bataille contre d’insaisissables fantômes est le pire de tous les combats. Elle me trouve injuste et méchant; tant mieux! qu’elle m’oublie! Je veux tuer mon amour; je ne veux plus la voir, et je ne la verrai plus !

A quelque distance du rivage, j’aperçus une lumière à travers les arbres; je reconnus la maison d’Annunziata, j’y courus, je fis notre signal habituel, et j’attendis. Elle vint m’ouvrir, pâle et blanche comme une apparition. — Ah! cher Fabio, me dit-elle en se jetant à mon cou, j’avais peur de ne plus te revoir!

Le lendemain, lorsque, dans ma chambre à Brindisi, je me réveillai tard après un lourd sommeil que m’avaient valu les émotions et les fatigues du jour précédent, j’aperçus ma tante assise à mon chevet. Du doigt, elle me montra mes vêtemens souillés de sable et encore humides ; — Quel métier de loup-garou faites-vous donc, mon cher neveu ? Quand le vent de tramontane souffle pendant l’équinoxe, il faut rester chez soi tranquillement, au coin du feu, et ne point courir sur les bords de la mer comme une âme en peine poursuivie par le diable. Du reste, il se mêle beaucoup trop de vos affaires, comme je vous l’avais prédit. Prenez garde, vous vous consumez dans des douleurs stériles, dont vous développez lâchement le germe qui était en vous, au lieu de l’étouffer. Gardez vos forces pour l’avenir, il vous réserve peut-être un malheur réel qui ne sera que le châtiment de votre faiblesse égoïste.

— Mais dites-moi donc ce que vous prévoyez, ce que vous savez ! lui criai-je avec emportement ; éclairez-moi, si vous m’aimez, et ne parlez pas toujours par indéchiffrables énigmes.

— On est toujours puni des tourmens immérités qu’on inflige aux innocens, me répondit ma tante, et souvent c’est l’amitié qui venge l’amour opprimé.

À ces mots, elle me quitta, et je restai plus indécis que jamais, indécis sur mon sort, mais non sur ma résolution, car je la sentais en moi qui me poussait invinciblement vers le mal. « Je joue avec notre bonheur ! » me disais-je souvent en me répétant les paroles d’Annunziata, et néanmoins je n’avais plus qu’une idée, une seule, devenue impérieuse et fixe, qui me soufflait ses conseils détestables : je voulais exiger d’Annunziata qu’elle me remît le coffret, et je voulais le détruire. Après ce dernier sacrifice, je me croyais assuré de trouver le repos. « La vie de son passé sera close, me disais-je, et je pourrai enfin vivre heureux. » Le sentiment de honte qui m’avait forcé à respecter cette sainte dépouille d’un mort me paraissait à cette heure une absurde faiblesse. « A quoi bon ces souvenirs et ces regrets ? pensais-je. Ne dois-je pas lui suffire ? » Sot et coupable que j’étais ! j’ai compris plus tard qu’en déchirant son cœur j’y avais brisé mon image.

Je l’obtins un jour, ce sacrifice impie que je regardais comme indispensable à mon bonheur. Je vous fais grâce des mille subterfuges déloyaux que je mis en œuvre pour en arriver là, et de la scène douloureuse que mon exigence fit naître entre Annunziata et moi. Lorsqu’elle me vit en possession de ce coffre où reposait cette relique que je voulais anéantir, lorsqu’elle me vit le jeter au feu et le regarder brûler avec une sorte de joie farouche, elle leva les yeux vers le ciel, et, paraissant parler à un être invisible : — Grâce pour nous deux ! dit-elle.

L’homme était toujours couché dans son cœur ; il n’avait pas fait un geste, n’avait même pas soulevé ses paupières, mais deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues. A cet aspect, une incommensurable pitié me saisit, le remords m’accabla, et je me sauvai, battu par ces contradictions violentes qui me ballottaient de leurs tempètes. J’étais oppressé comme si je venais de commettre un meurtre. Hélas ! ce meurtre, je l’avais commis, mais c’était sur moi, sur moi seul : je venais de me suicider dans Annunziata. Lorsque je la revis, lorsque je regardai dans son cœur, je fus effrayé d’y voir mon image si changée, que j’eus peine à la reconnaître ; une pâleur glaciale flétrissait mes traits, des éclairs de méchanceté brillaient dans mes yeux, un pli d’ironie déformait durement mes lèvres, et des lignes maladives, qui ressemblaient aux rides d’une vieillesse anticipée, altéraient mon visage. Ce n’était plus ce beau Fabio que j’avais vu, au premier jour, illuminé d’une jeunesse éclatante, marcher allègrement, comme un héros légendaire, dans ce cœur où il régnait en maître ; c’était un pauvre bomme épuisé, honteux, et qu’on souffrait là par pitié, comme un esclave qu’on ne veut pas chasser encore.

Dix-huit mois s’étaient passés dans cette tourmente, qu’apaisèrent parfois des embellies de courte durée. Cette crise fut la dernière : Annunziata et moi, nous étions à bout de forces, et par une sorte d’accord tacite, un armistice fut conclu entre ses souvenirs et moi ; mais le mal que j’avais fait était irréparable, et de ce jour, quelque illusion que j’essayasse de me faire pour me tromper moi-même, je compris vaguement que j’étais perdu. Nous eûmes encore de calmes instans et des heures de tendresse, je ne le nie pas ; mais l’amour avec son abnégation, son entraînement fiévreux, son absolu bonheur, avait fui loin de nous. Nous nous aimions plutôt parce que nous devions nous aimer que parce que nous nous aimions. Ceci n’est point une mièvrerie ni un de ces concetti qu’on a si souvent reprochés aux Italiens, c’est la vérité. Malgré les éclairs de gaieté qui parfois me rappelaient l’Annunziata des anciens jours, elle était restée triste et comme alourdie sous le poids des chagrins que j’avais accumulés sur elle ; elle était constamment inquiète et en réserve vis-à-vis de moi ; une appréhension indécise la tenait en suspens ; on eût dit qu’elle ne se sentait pas en sûreté, et quelque douce qu’elle fût d’habitude à mon égard, elle semblait me traiter comme on traite un chien fidèle, mais qui déjà vous a mordu.

Nous vivions donc en repos, sinon heureux ; nos deux existences se côtoyaient maintenant sans se heurter, mais elles ne se mêlaient plus dans cette intime et large communion d’autrefois. Autant par lassitude que par raison, j’en étais arrivé à ne plus regarder au cœur d’Annunziata, et dans nos conversations nous évitions avec soin de toucher un de ces points douloureux qui eussent fait éclater de nouveaux orages entre nous.

Sur ces entrefaites, ma tante tomba malade ; sa constitution, faible et ruinée par l’âge, fut une proie facile pour le mal, et je compris bientôt que j’allais avoir à me séparer de la vieille amie qui avait si tendrement accueilli ma jeunesse. La mort ne la surprit pas, et elle se prépara au dernier combat avec une fermeté que j’admirais. — Du jour où j’ai compris la vie, me disait-elle, j’ai été prête à mourir.

Ses forces diminuaient rapidement; elle accepta les offices suprêmes de la religion avec ce calme impassible et légèrement ironique qu’elle mettait en toute chose, et un soir, à la clarté vacillante des bougies, je vis distinctement que la vie allait se retirer d’elle; j’avais peine à contenir mes larmes. — Ne pleurez pas, me dit-elle. Salomon, qui fut un grand sage, a eu raison de dire : « J’ai trouvé que les morts étaient plus heureux que les vivans, et que le plus heureux est celui qui n’est jamais né, » et j’ai bien peur, mon pauvre neveu, que vous ne soyez bientôt de son avis.

Cette prophétie d’un malheur prochain que ma tante m’avait déjà faite, et qu’elle renouvelait à son lit de mort, me causa une indicible émotion, car je croyais avoir bu déjà tout ce que la vie contient d’amertume. Je l’interrogeai d’une voix douce, mais en évoquant toute la force de ma volonté pour me rendre maître de cette âme affaiblie.

— Prépare-toi courageusement, reprit ma tante; bientôt tu apprécieras le poids des douleurs réelles. Tu crois que tu as souffert? Tu te trompes, tu souffriras! Le sort se vengera de toi, et je vois venir de loin celui qui doit exercer sa vengeance.

— Mais quel est-il? par le ciel! répondez-moi, lui dis-je en la saisissant dans mes bras.

Elle prononça un nom, mais si bas et d’une voix si faible que je ne sentis à mon oreille qu’un souffle insensible; lorsque je me retournai vers elle pour l’interroger de nouveau, elle était morte.

J’aimais beaucoup ma tante; elle avait eu pour moi, malgré ses singularités, des bontés secourables qui me l’avaient rendue chère; mais je vous jure qu’en ce moment ce n’était pas le regret de sa mort qui m’accablait, c’était le désespoir égoïste de n’avoir pas entendu ce nom murmuré par elle, et qui peut-être contenait tout mon avenir. Que n’aurais-je pas donné pour ranimer la pauvre femme pendant une minute seulement, et pour lui arracher ce secret dont l’ignorance me laissait désarmé en présence de la vie!

Pendant les jours pénibles qui suivirent cet événement, Annunziata m’entoura d’une tendresse touchante, et je pus me croire revenu aux instans les meilleurs de notre liaison. Ma tristesse, qui se doublait de mon inquiétude, avait avivé en elle ces instincts de sœur de charité qui dorment au cœur de toutes les femmes et s’éveillent vite au contact de la douleur d’autrui. Son amour avait revêtu quelque chose de maternel qui assouplissait les fibres de mon âme, effaçait mes chagrins et m’enhardissait à espérer. Je n’avais plus guère de raison valable pour prolonger mon séjour à Brindisi, mais les prétextes ne me manquaient pas : héritage à recueillir, propriétés à administrer, besoin de repos après de vives émotions, j’invoquai tour à tour ces différens motifs pour expliquer aux autres ma retraite dans une ennuyeuse petite ville de province. Du reste, on ne me demandait rien; les biens de ma tante ajoutés à ma fortune faisaient de moi le plus important propriétaire de la terre d’Otrante; j’étais devenu une sorte de petit personnage à Brindisi; les fantaisies d’un homme riche sont toujours respectées, et mes soirées du mercredi étaient assidûment fréquentées par les jeunes gens de la ville.

Ma tante était morte depuis quelques mois déjà, lorsque j’eus une joie véritable en recevant une lettre de Lélio. « Ouvre tes bras bien grands, m’écrivait-il, car voilà que je t’arrive. Mes études sont terminées, je sais mon métier; il s’agit, à cette heure, de faire de l’art. J’ai besoin de retraite, la campagne de Rome est trop belle, les Romaines sont trop faciles, et la vie est trop chère dans la ville éternelle. As-tu là-bas un grenier, une grange, une masure ou un palais dont je puisse faire un atelier? J’ai hâte d’être au travail, seul, près de toi, loin du bruit; je ne veux revenir à Rome qu’avec une œuvre faite; je rêve à une Judith de haute tournure; un jour que tu seras mal peigné, tu poseras pour la tête d’Holopherne! »

Je fis jeter bas quelques cloisons, ouvrir des jours dans une maison que je possédais aux portes de la ville, et lorsque, trois semaines après sa lettre, Lélio arriva, il trouva un atelier convenable prêt à le recevoir. Nous reprîmes notre bonne vie en commun ainsi que par le passé, mangeant ensemble, causant à cœur ouvert, nous racontant nos pensées les plus secrètes, parlant des jours de notre première jeunesse et conjuguant le verbe se souvenir, qui est peut-être le plus attrayant de tous. Lélio avait une nature absolument opposée à la mienne, et c’est pour cela sans doute que je l’aimais; l’homme est, à son insu même, toujours poussé à se compléter, et par cette raison il recherche plus souvent son contraire que son semblable. Il n’avait aucun de mes troubles, car son insouciance naturelle entretenait chez lui une constante égalité d’humeur; il ne regrettait pas le passé, savait toujours s’accommoder du présent et ne s’inquiétait jamais de l’avenir. Il avait dans l’esprit une gaieté résistante et un fonds de drôlerie qu’avait développé encore son existence mêlée aux artistes et à tous les indépendans de la vie. Il plut beaucoup à Annunziata, et le vieux Spadicelli le trouva charmant.

— Chevalier, quand ces deux fous feront trop de bruit ensemble, me dit-il en me montrant sa femme et Lélio, venez me voir, je vous apprendrai la conchyliologie, ce vous sera une bonne ressource pour vos vieux jours. Je le remerciai en riant, et je me promis bien de ne point abuser de l’invitation. Ravivée par la présence de Lélio, Annunziata avait repris sa gaieté; ils riaient tous les deux à cœur-joie, et se moquaient souvent de mes airs moroses. S’ils étaient heureux, je l’étais aussi entre ces deux êtres qui sont ce que j’ai le plus aimé. Ces tourmens du passé d’Annunziata, qui m’avaient tant fait souffrir, s’étaient calmés peu à peu, et ne m’apparaissaient plus maintenant que comme un trouble indécis dont je me rendrais facilement maître. La période aiguë était éteinte pour jamais, il ne m’en restait qu’un retentissement vague qui était plutôt de la mélancolie que du chagrin.

Dans les premiers temps de l’arrivée de Lélio, il me parlait sans cesse d’Annunziata, et Annunziata me parlait toujours de Lélio; insensiblement ils ne me parlèrent plus l’un de l’autre. Je pensai que leur curiosité mutuelle était satisfaite; je ne donnai aucune importance à cette observation, et nous continuâmes à vivre comme trois camarades unis de la plus loyale amitié. J’avais été désespéré du passé, ce sentiment bâtard avait dévoré toutes mes forces de jalousie; il était donc naturel que je ne fusse pas jaloux de l’avenir; du reste, j’avais en Lélio une confiance absolue, et j’étais persuadé qu’il serait le premier à m’avertir de l’état de son cœur, si jamais il devait le trouver inquiétant pour mon repos. Fûmes-nous heureux ainsi longtemps? Oui, plusieurs semaines; mais cette époque s’est écoulée si vite que je n’en ai rien conservé dans la mémoire. Ce fut comme une trêve entre deux batailles, et dans la dernière je devais être tout à fait vaincu.

Sans qu’aucune circonstance appréciable eût changé nos relations, elles n’étaient cependant plus les mêmes, et lorsque nous nous trouvions réunis tous les trois, il y avait entre nous un malaise indéfinissable que je ne remarquais pas, et dont je ne me suis rendu compte que plus tard, en reprenant ma triste histoire dans tous ses détails. Annunziata et Lélio paraissaient souvent embarrassés lorsque j’arrivais inopinément auprès d’eux; dans leurs rapports isolés vis-à-vis de moi, il y avait quelque chose qui n’était pas naturel : Annunziata semblait de nouveau avoir perdu sa gaieté; parfois je la trouvais rêveuse, impatiente à mes questions et contrariée par mille niaiseries qu’elle eût dédaignées jadis; parfois aussi elle me faisait jurer que je l’aimais toujours, comme si elle eût voulu se rassurer contre elle-même. J’attribuai ces irrégularités nerveuses aux troubles profonds dont je l’avais accablée par mes reproches, et je ne remarquai pas que de son côté Lélio restait souvent silencieux près de moi et absorbé dans des pensées qu’il ne me communiquait plus. Sans m’éviter, il avait moins de plaisir à me voir, et souvent il allait sur le bord de l’Adriatique faire seul des promenades qu’autrefois nous faisions toujours ensemble. Quelquefois le soir il parlait, sur un ton général, de sentimens qui sont plus forts que la volonté, de combats inégaux d’où l’on sort toujours vaincu, d’événemens fatalement imposés par la destinée. Je l’écoutais sans savoir où il voulait en venir. Annunziata l’approuvait d’un signe de tête, et nous retombions dans le silence. Je sentais bien instinctivement que je vivais dans une atmosphère troublée, mais, dans mon aveugle confiance, je ne comprenais rien aux sentimens qui agitaient Lélio; je ne devais pas tarder à comprendre.

Un jour, un mercredi, j’étais chez Annunziata, dont la tristesse devenait de plus en plus visible; je commençais à m’inquiéter de son état, et je la contemplais étendue sur un canapé, presque insensible à ma présence, l’œil égaré vers le ciel dans une rêverie profonde. Après quelques paroles insignifiantes échangées entre nous, elle retomba dans son mutisme, emportée par une pensée où je sentais que je n’étais pour rien. Son attitude m’étonna, et pour la première fois depuis bien longtemps je rabaissai mes yeux vers son cœur. Il n’y avait plus trois morts, il y en avait quatre, et j’étais le quatrième!... Devant eux, devant nous, hélas! un Lélio splendide se tenait d’un air de triomphe. Je me jetai sur Annunziata. — Tu aimes Lélio! lui criai-je.

Elle se cacha la tête dans les mains avec un mouvement d’effroi, puis, découvrant son visage et dirigeant sur moi des regards où je pus lire un implacable sentiment de révolte : — Vas-tu recommencer tes folies? me dit-elle; n’est-ce point assez de m’avoir abreuvée d’amertume jusqu’à l’agonie avec tes cauchemars du passé? Laisse-moi donc enfin vivre en paix ! Si jamais j’aime Lélio, je te le dirai.

Pendant qu’elle parlait, je me voyais dans son cœur; mon image décrépite et ridée comme celle d’un centenaire essayait de se soulever et se tourmentait pour se mettre debout; elle y réussit, et, tout en trébuchant, elle se dirigea vers Lélio, qu’elle voulut saisir à la gorge; mais il n’eut qu’à la toucher du doigt, et elle retomba immobile à côté des autres morts, qui silencieusement éclatèrent de rire.

— Mais je le vois, lui dis-je, je le vois, celui que tu aimes, et moi je suis étendu sans vie à tes pieds!

— Eh! que m’importe ce que tu vois, méchant fou, qui prends tes hallucinations pour des vérités? me répondit-elle avec colère. Crois-moi, Fabio, ta route est mauvaise, car à force de faire souffrir les autres on finit par ne plus mériter de pitié.

Je courus chez Lélio. — Toute parole est grave à cette heure entre nous, lui dis-je. Je suis ton meilleur et ton plus vieil ami; nous avons vécu côte à côte, comme deux frères; nous avons mêlé nos cœurs, je t’ai donné les secrets de ma vie, je sens que l’amitié qui nous lie tient aux fibres les plus précieuses de mon être. J’ai en toi une confiance que rien n’ébranlera; ta parole sera pour moi l’or pur de la vérité; réponds-moi avec franchise : aimes-tu Annunziata?

Au lieu de me répondre oui ou non, comme je l’espérais, Lélio s’emporta. Il s’indigna d’être soupçonné par moi, qui, disait-il, devais savoir mieux que tout autre qu’il était incapable de trahir un ami; du reste, il s’affligeait de ma question plus encore qu’il ne s’en étonnait, car depuis longtemps il avait remarqué en moi un caractère soupçonneux jusqu’à l’injustice et inquiet jusqu’à la maladie. Il avoua qu’il trouvait Annunziata charmante, mais seulement à titre de bon camarade; pour elle il avait une sérieuse affection fraternelle, mais point d’amour, et c’était être fou que d’oser jeter entre nous des défiances injurieuses. J’abrège, car le cœur me manque; à la fin, ce fut moi qui me disculpai.

Quand je repense à tout cela, je ne comprends rien à ma sottise; l’évidence m’aveuglait donc, car je ne voyais rien; je m’appuyais pour me combattre moi-même sur l’amour d’Annunziata, qui n’existait plus, et sur l’amitié prête à toute trahison de Lélio. Leurs mensonges étaient plus forts que ma vérité; dans cet instant, je faisais plus que de douter de moi, je n’y croyais plus, et je sacrifiais tout au besoin d’avoir encore foi en mon bonheur.

C’était un mercredi, je vous l’ai dit; le soir j’avais une nombreuse réunion chez moi, car on devait y lire un poème libéral récemment imprimé à Turin, et dont un exemplaire avait pu arriver à Brindisi malgré la surveillance de la police napolitaine, qui s’imagine encore que l’on fait des révolutions avec des livres. La lecture commença, et chacun s’accommoda pour l’entendre à son aise. Bercé par la cadence monotone des vers, qui faisait comme une basse continue à la voix de mes pensées, je laissai mon esprit m’entraîner hors de la sphère étroite où j’étais enfermé. J’entendais, mais je n’écoutais plus. Que m’importaient du reste à ce moment le sort de l’Italie et celui du monde? Nul intérêt n’était assez puissant pour lutter contre celui qui me tenait en éveil. Je pensais à Annunziata et à Lélio; ma confiance s’ébranlait peu à peu, ma vision m’apparaissait de plus en plus nette, et de sa lumière éclatante me montrait mon amour raillé, mon amitié trahie et mon bonheur perdu. Une voix intérieure qui ressemblait à celle de ma tante me répétait : — Je te l’avais bien dit, et ce nom que tu n’as pas entendu, c’était celui de Lélio. — Je faisais mille projets insensés qui se détruisaient l’un par l’autre; je cherchais une lueur pour me conduire, et je ne voyais que la nuit. Vers onze heures et demie, pendant un repos, Lélio se leva et se dirigea vers la porte. — Tu t’en vas, lui criai-je avec un battement de cœur qui retentit jusque dans ma gorge, car un doute terrible venait de passer en moi.

— Oui, me répondit-il avec tranquillité, je suis un peu souffrant, et je vais me coucher; j’ai aussi à travailler demain, et je veux être de bonne heure à mon atelier. Bonsoir! — Et il sortit.

La lecture recommença; je crus que j’allais mourir; je regardais fixement une lampe placée près de moi, brûlant mes yeux à sa clarté, écoutant le tintement de mes oreilles, n’ayant plus une idée saine dans la tête, et sentant en moi un tel affaissement qu’il me semblait que toutes les molécules de mon être se désagrégeaient. Tout à coup je me levai, je sortis, nul ne le remarqua.

La nuit était sereine, belle et semblable à cette nuit bénie où pour la première fois j’étais monté dans les parfums jusqu’au balcon d’Annunziata. Je courus vers la maison, j’arrivai au jardin; sous l’ombre des arbres je me glissai, m’arrêtant parfois, secoué par les tumultes de mon cœur. Aux fenêtres, nulle lumière; j’entendis des pas qui criaient dans le sable, un homme passa devant moi et tâta le treillage là même où jadis j’avais posé le pied. Je courus à lui; je reconnus Lélio.

— O frère, lui criai-je, que vas-tu faire?

Je le saisis par la main, mais, se retournant vers moi, il me frappa en pleine poitrine avec un ciseau de sculpteur; je jetai un cri pendant qu’il s’élevait à travers le jasmin et qu’en haut du balcon Annunziata lui tendait les bras.

Par un phénomène encore inexpliqué pour moi, je me retrouvai dans mon fauteuil, dans mon salon, au milieu des jeunes gens que j’avais quittés, et qui, à mon cri, s’empressaient autour de moi.

— Qu’avez-vous? qu’est-ce donc ? qu’a-t-il ? pourquoi criez-vous?

— Là-bas, répondis-je, dans le jardin! au cœur, il m’a blessé au cœur, la lame est entrée bien avant, et voilà mon sang qui coule !

Les uns me regardèrent avec étonnement, d’autres se mirent à rire.

— Quelle est cette plaisanterie? me disaient-ils. Quel jardin? quelle blessure ? Vous ne nous avez pas quittés; on lisait à haute voix, vous étiez là, assis où vous êtes, nous vous avons tous vu; vous n’avez pas fait un geste, vous regardiez devant vous; tout à coup vous avez poussé un grand cri, et alors nous vous avons entouré.

— Ah ! m’écriai-je, ils se sont donné le mot pour protéger la trahison! — Et je tombai évanoui.

Quand je revins à moi, Giovanni était à mon chevet, et un médecin s’évertuait à me donner des soins. Il me questionna; je lui répondis que dans la rue un homme m’avait blessé au cœur; il découvrit rapidement ma poitrine, et levant vers moi des yeux surpris : — Mais je ne vois rien, dit-il. — Celui-là est-il aussi du complot? me disais-je, en lui donnant de nouvelles explications.

— Ah ! reprit-il avec un sourire, vos amis étaient chez vous ; on aura peut-être un peu bu à l’indépendance italienne; cela n’est pas sain pour les gens nerveux. Dormez bien, chevalier, demain il n’y paraîtra plus.

Il partit; le misérable me croyait ivre; j’étais exaspéré. Quand je portais la main à mon cœur, je la voyais rouge; j’étais bien certain d’avoir été frappé. Ce médecin avait cependant ordonné je ne sais quelle drogue que je pris; je m’endormis profondément, de ce sommeil frère de la mort que vous savez, et il était plus de midi lorsque le lendemain je me réveillai. Malgré Giovanni, qui invoquait ma faiblesse et voulait me retenir, malgré ma blessure qui me brûlait la poitrine, je courus à l’appartement de Lélio : on me dit qu’il était sorti depuis le matin; j’allai à son atelier, on me répondit qu’il n’y avait pas paru depuis la veille. Chacune de ces réponses me remuait d’une angoisse plus profonde, et cependant pouvais-je souffrir davantage? quel doute restait-il dans mon âme? La veille, au milieu de cette nuit maudite, n’avais-je pas vu la trahison dans toute son horreur, et l’amitié ne m’avait-elle pas frappé d’une main sacrilège? Je courais; les gens qui passaient près de moi me regardaient et disaient : Il est fou!... Non, je n’étais pas fou! non, car ma raison, éclairée par une lucidité merveilleuse, me découvrait la profondeur du gouffre où je roulais; non, je n’étais qu’un pauvre être qui succombe sous l’écroulement de sa vie tout entière! J’arrivai chez Annunziata; je la cherchai, elle n’y était pas; je furetais comme une louve qui a perdu ses petits, je donnais à peine aux domestiques le temps de me répondre, et il me semblait que tout le monde se moquait de moi. J’arrivai dans le cabinet de Spadicelli.

— Ah ! me dit-il avec un sourire qui me parut plein d’ironie, vous cherchez nos jeunes gens? Je viens de les voir tout à l’heure qui se promenaient dans le jardin.

Je ne fis qu’un bond; derrière un massif d’arbres, je les aperçus; Annunziata avait passé son bras sur l’épaule de Lélio et marchait près de lui. Au bruit de mes pas, ils se retournèrent. Annunziata vint vers moi avec résolution.

— J’aime Lélio, me dit-elle; prends ma main, chevalier, et soyons bons amis !

— Ah! lâche et misérable, criai-je à Lélio, c’est donc vrai? et voilà ce que valait ton amitié !

— Eh! que valait donc ton amour? reprit Annunziata.

— Cette nuit, Lélio, tu m’as frappé au cœur, ici, à cette même place, et ma vie s’en va par ma blessure. — Point de reproches, Fabio, me dit-il; n’accuse que toi-même; si tu viens ici porté par la colère et rêvant des vengeances, je suis prêt, il y a des épées chez toi, et le bord de la mer n’est pas loin!

Pendant qu’il me parlait, je regardais le cœur d’Annunziata; c’était la dernière fois que je devais le voir. Les morts, ces trois hommes que ma folie avait si souvent réveillés, s’étaient dressés debout dans une attitude des plus menaçantes, et ils entouraient l’image de Lélio comme pour la protéger contre moi. L’homme sanglant, les bras croisés sur la poitrine, l’œil armé d’une fixité hautaine et provoquante, semblait me dire : De quel droit oses-tu te plaindre aujourd’hui, toi qui nous as tant fait souffrir?... À cette vue, toute ma fureur tomba; je compris que j’étais irrémissiblement vaincu, que Lélio avait pour alliés tous les souvenirs dont j’avais flagellé Annunziata jusqu’au martyre; je compris que seul j’avais été l’instrument de ma perte, et que ce pauvre cœur ulcéré avait été forcé de chercher loin de moi un repos que je lui refusais. Trop tard je reconnaissais ma faute; Dieu m’avait donné un grand bonheur, je l’avais traîné dans les larmes stériles, et je l’avais détruit. Je fus sur le point de tomber aux pieds d’Annunziata et de lui demander pardon; un anéantissement douloureux m’affaiblissait, et me tournant vers Lélio :

— Et quand je te tuerais, frère de ma jeunesse, lui dis-je, quand j’aurais trempé mes mains dans ton sang, cela me rendrait-il son cœur? cela lui redonnerait-il un amour sans lequel je ne puis vivre? cela effacerait-il de ma mémoire cette nuit terrible où mon bonheur s’est écroulé? Les morts se vengent, ô Annunziata! Qu’ils dorment en paix maintenant; j’ai mérité mon sort!

Et, poussé par une force maîtresse de ma volonté, je pris Annunziata dans mes bras, je lui donnai un long baiser sur ces lèvres dont le souvenir me désespère encore, et je me sauvai sans retourner la tête. Au détour d’une allée, je les aperçus; Lélio pleurait, appuyé contre un arbre, et Annunziata lui parlait comme pour le consoler.

Un steamer, qui venait de Patras et se rendait à Trieste, était en relâche dans le port de Brindisi. J’y montai le soir même, et huit jours après j’étais à Vienne avec Giovanni. C’est alors que commença ma vie de voyage, vie pénible et lourde, car partout et toujours j’ai porté avec moi le fardeau de mes regrets, que rien n’a pu calmer. Je n’ai même pas la consolation ordinaire des désespérés qui accusent les autres de leurs malheurs et se posent en victimes du sort; non, car lorsque je suis de sang-froid, lorsque je me raconte impartialement mon histoire, je ne puis que frapper ma poitrine et dire en courbant la tête : C’est ma faute! oui, c’est ma faute, et Annunziata n’a fait qu’user de son droit en tuant dans son cœur celui qui ne cessait de la faire souffrir. C’était un cas de légitime défense, et lorsque je me plains, je suis hors de l’équité.

Ne vous imaginez pas cependant que je sois toujours aussi calme. J’aime Annunziata plus que jamais, et maintenant je hais Lélio. Des jalousies réelles et vivantes me déchirent. J’ai des angoisses vraies, qui ne sont point, comme celles d’autrefois, une pâture jetée aux besoins d’une imagination maladive. Parfois, dans certains mauvais jours, ma souffrance s’exaspère, la blessure de mon cœur se rouvre, le sang coule, ma volonté succombe, et ma pauvre tête éperdue rêve d’effroyables vengeances, car mon regard, doué d’une perspicacité maudite, traverse les espaces, franchit les distances, et alors je les vois tous les deux, elle et lui, heureux, tranquilles et délivrés enfin de ma présence. C’est elle, cette beauté si douloureusement regrettée, qui pose devant lui pour la statue de Judith. Lorsqu’il est fatigué de son travail, ils vont ensemble se promener sur le bord de la mer; elle l’appelle : « Mon Lélio chéri, » et il me semble que souvent ils rient de moi. La nuit, ah! c’est horrible! dans son cœur, je crois voir mon image, toujours morte et pleurant en songeant au passé. Parfois Lélio la regarde avec pitié; puis, se tournant vers Annunziata, il lui dit : « Je t’aime. » Dans ces heures-là, je pense à ma tante, qui me disait : « Garde tes forces pour l’avenir!... » Mais elles s’épuisent, mes forces, et mon malheur augmente tous les jours. Quand je me rappelle ces heures où j’invoquais la mort pour fuir les fantômes qui me poursuivaient, où je me croyais l’être le plus misérable de la terre, où je pleurais, où je levais à poing vers le ciel en maudissant la vie, je trouve que ces souvenirs ont une douceur reposante qui émousse les regrets acérés qui me déchirent, et je me dis alors : « Ah! c’était le bon temps! »

Pour guérir, j’ai tout mis en œuvre; j’ai montré ma blessure aux docteurs de l’Allemagne : ils n’y ont rien compris, et ils ont secoué la tête en se frappant le front d’un air railleur. Vos médecins de Paris sont très habiles et vos femmes sont charmantes; mais ni les uns ni les autres n’ont pu rien pour moi. Le soleil de l’Orient m’a laissé insensible; au milieu des ruines de Thèbes, je maudissais Lélio, et sur les colonnes des temples de Balbeck j’écrivais le nom d’Annunziata. Je suis revenu dans ma patrie plus désespéré peut-être que je ne l’avais quittée, toujours accompagné de mon vieux Giovanni, qui seul prend pitié de mon mal et voit cette blessure que les autres s’obstinent à nier. C’est par son conseil que j’ai consenti à faire une dernière épreuve et à me confier aux soins du docteur D... Celui-là du moins ne se rit pas de ma souffrance, il la traite avec la sérieuse attention qu’elle mérite, et je compte bien guérir entre ses mains, s’il plaît à Dieu, comme disent les musulmans!...

Tel fut le récit de Fabio. Il parut tirer quelque soulagement de cette longue confidence, car pendant plusieurs jours il fut calme et tout à fait apaisé. Je parlai de lui au docteur.

— C’est un halluciné, me répondit-il ; comme je vous le disais, il a substitué la sensation au sentiment, et ce qu’il a éprouvé, il croit l’avoir vu. C’est un cas assez rare, et qui m’intéresse vivement. Il a pris pour une blessure la commotion qu’il a ressentie au cœur en devinant, en voyant peut-être que cette femme le trompait. Il s’imagine que son sang coule ; je ne le contrarie pas ; je panse sérieusement cette prétendue plaie, je lui donne des drogues innocentes, je le rassure, je le console, je l’écoute : c’est tout ce que je peux faire pour lui.

— Croyez-vous pouvoir le guérir ? lui demandai-je.

— Mon cher enfant, répliqua-t-il, quand nous saurons ce que c’est que l’âme et où est le siège exact de ses maladies, je vous répondrai.

Je m’étais attaché à Fabio. Souvent il venait me voir ; nous sortions ensemble, et pendant nos promenades il ne me parlait que d’Annunziata. Je l’écoutais, et je tâchais de redonner un peu de courage à ce cœur endolori. Malgré les soins du docteur et mes exhortations, il eut bientôt une crise violente qui devait amener le tragique dénoûment de sa vie. Un matin il entra chez moi, comme il en avait pris l’habitude ; il était dans une agitation excessive ; au lieu de cette intense pâleur qui blêmissait habituellement son visage, je remarquai avec étonnement sur ses joues une rougeur fiévreuse ; il se promenait à grands pas dans ma chambre, et, sans même penser à me serrer la main, il m’adressa la parole en ces termes :

— Écoutez-moi. Ce que j’ai à vous dire est tellement étrange que j’ose à peine le raconter ; mais vous me croirez, vous pour qui je n’ai plus de secret et qui savez que je ne suis pas un menteur. Cette nuit, ma blessure saignait plus que de coutume ; j’avais beau la presser, le sang coulait toujours ; les images du passé m’obsédaient, je souffrais, je ne pouvais dormir. Je me suis levé, je suis sorti, je me suis assis dans le jardin, et, sous la pâle clarté de la lune qui brillait à travers les plus d’Italie, j’ai livré mon âme à mes rêves désespérans. Il y avait longtemps que j’étais ainsi, presque rasséréné par le charme silencieux de cette nuit nacrée, lorsque du fond d’une allée, au milieu de t’ombre, je vis venir vers moi une blanche apparition qui glissait au-dessus des herbes : c’était Annunziata, plus belle, plus puissante, plus adorée que jamais. Un air de pitié railleuse faisait sourire ses lèvres entr’ouvertes ; elle s’approcha de moi jusqu’à me toucher ; je n’eus pas peur, et je levai hardiment le front vers elle. — Que viens-tu faire ici, tourment de ma vie ? lui dis-je ; viens-tu contempler ton ouvrage et te réjouir des maux dont tu m’as accablé ?

— Oh ! Fabio ! me répondit-elle de cette voix harmonieuse que je crois toujours entendre, oh ! Fabio ! je sais que tu souffres, et je viens te secourir. Ton cœur est blessé, ton cœur saigne, et tu me maudis, pauvre enfant ! Donne-le-moi, ton cœur, et prends le mien en échange, car dans le mien il n’y a plus depuis longtemps que de la joie et du bonheur ; alors tu seras enfin heureux, et tu ne m’accuseras plus.

Elle se pencha sur mon épaule, me prit dans ses bras avec un mouvement doux et presque fluide, comme celui de l’eau qui presse le corps d’un nageur ; elle appuya ses lèvres sur les miennes, et je sentis monter vers moi son parfum qui m’enivrait jadis. Une émotion indicible me secouait ; j’éprouvai au cœur une douleur sans nom, je poussai un cri dont l’écho vibre encore dans mon oreille, et je perdis connaissance. J’étais entre les bras de Giovanni lorsque je rouvris les yeux, et, chose horrible à penser, dans ma poitrine, à la place de mon cœur, je sentais battre et je voyais vivre le cœur d’Annunziata. Je le voyais, ce cœur dont la contemplation avait ravagé mon âme, et dans ses profondeurs je me voyais moi-même étendu, raide et froid, à côté des autres morts, et je voyais Lélio plein d’allégresse et de beauté ; mais c’en est trop cette fois, et je veux en finir.

— Eh ! que voulez-vous donc faire ? lui demandai-je, tout stupéfait de cette incroyable révélation.

— Ce que je veux faire ? Écoutez-moi, reprit-il avec violence, je vais vous le dire ; aussi bien vous êtes mon ami, vous ne me trahirez pas, et quand Lélio sera mort, vous ne direz jamais que je suis son meurtrier. Je me venge, c’est mon droit ! C’est Lélio qui a conseillé à Annunziata cette cruauté sinistre, je le sais ; qu’il en soit puni ! Ce que je veux faire ? Je veux le tuer, et puisqu’il est là, en moi, dans ma poitrine, dans ce cœur dont je ne veux pas, je saurai l’y atteindre et l’y frapper ! Le premier couteau venu fera l’affaire, et je vous jure que je ne le manquerai pas !

— Mais, malheureux, vous vous tuerez ! lui criai-je.

— C’est impossible, me répondit-il, puisque ce cœur n’est pas le mien.

Que faire ? Je ne savais quels conseils salutaires donner à ce pauvre être, qui avait absolument perdu la tête. Je fis un effort pour m’associer à son idée : je lui dis que sa vengeance était certainement légitime, mais qu’il fallait bien réfléchir avant de l’exercer ; je lui prêchai le pardon des injures, et je lui montrai le danger et la honte d’un pareil crime. J’étais à bout d’argumens ; du reste il ne m’écoutait guère, et à toutes mes raisons il répondait : — Je le tuerai!

Je courus prévenir le docteur D..., qui donna des ordres sévères pour qu’on surveillât Fabio; il fit retirer les couteaux et tous les instrumens dont il eût pu se blesser. La journée et la nuit se passèrent tranquillement.

Le lendemain matin, Fabio se plaignit avec amertume des mesures qu’on avait prises à son égard, et déclara que son intention était de quitter la maison du docteur, puisqu’il y était traité comme un homme dangereux. Je passai une heure avec lui, marchant dans le jardin à ses côtés, tâchant de le calmer et de le faire revenir sur sa résolution. Il était fort paisible et évidemment maître de lui.

— Vous avez raison, me dit-il en me quittant; mon projet était coupable, et je n’y pense plus.

Le soir de ce jour, c’était le li octobre, je n’ai pas oublié la date, le docteur et moi nous nous préparions à sortir ; l’Angelus sonnait à un monastère voisin, je me le rappelle, lorsque Giovanni se précipita dans le salon :

— Vite! vite! cria-t-il. Il est mort!... Un coup de couteau ! Vite! Ah ! quel désastre !... Vite ! venez vite !...

Nous courûmes d’une haleine jusqu’au pavillon qu’habitait Fabio... Il n’était plus temps. Tout était fini. Nous trouvâmes le malheureux couché par terre, les bras en croix, les lèvres teintes d’une écume sanglante et la poitrine ouverte. Un long couteau de cuisine, tombé à ses côtés, indiquait assez comment il était mort. Il avait fallu une résolution terrible pour se tuer ainsi : le coup avait été porté droit, d’un seul jet; la lame avait pénétré entre la quatrième et la cinquième côte; le cœur était frappé, la mort avait dû être foudroyante.

Giovanni ne savait rien; il avait entendu le bruit du corps qui s’abattait, et il était accouru. On se rappela que, dans la journée, on avait vu Fabio rôder autour des cuisines. Avec cette adresse et cette dissimulation sans égales que les fous savent employer à l’accomplissement de leur projets, il avait sans doute dérobé un couteau pendant qu’on ne l’observait pas, et il s’en était servi pour se jeter hors de la vie en croyant frapper Lélio.

Il fut enterré à Monte-Olivetto avec toute la pompe qu’exigeaient son nom et sa fortune. Cet événement nous avait profondément attristés. Giovanni, inconsolable, tournait dans la maison comme un chien qui a perdu son maître; il attendait pour partir je ne sais quel papier important que l’insouciante lenteur des administrations italiennes ne se pressait pas de lui délivrer.

Huit jours après ce malheur, le docteur et moi nous finissions de déjeuner, et Giovanni, assis dans un coin, à une table, vérifiait des comptes, lorsqu’on apporta les journaux. Le docteur déplia la gazette officielle ; tout à coup il jeta un cri, et, me passant le journal : — Lisez, me dit-il ; n’est-ce pas à devenir fou aussi ?

Voici ce que je lus à haute voix, et avec une stupéfaction facile à comprendre :

« On nous écrit de Brindisi : « L’Italie vient de faire une perte cruelle. Hier, 4 octobre, au moment où l’Angélus sonnait, le jeune sculpteur Lélio, qui depuis plusieurs années s’était retiré dans notre petite ville, a été frappé de mort subite. Il venait de mettre la dernière main à la statue de Judith, pour laquelle la belle Mme A… S… avait consenti à lui servir de modèle, lorsqu’il s’est affaissé brusquement sur lui-même en portant la main à son cœur, comme s’il venait d’y recevoir un coup violent. Tous les secours de l’art ont été inutiles. Les médecins attribuent à la rupture d’un anévrisme cette mort que rien ne faisait pressentir, et qui a rempli de deuil notre population. »

En m’entendant lire, Giovanni s’était levé :

— Ah ! il est mort ! s’écria-t-il ; tant mieux ! Dieu m’épargne un crime, car je partais pour aller le tuer !


Peu de temps après, je revins en France ; ces événemens étaient restés ineffaçablement gravés dans mon souvenir, et lorsqu’en 1851 je débarquai à Brindisi, revenant du golfe de Lépante, je m’informai des Spadicelli. Le vieil Antonio était mort ; Annunziata, atteinte d’une maladie de langueur qu’on ne put m’expliquer, avait quitté le pays depuis longtemps et habitait la ville de Reggio.

Dernièrement je visitais la curieuse collection conchyliologique de M. F. de G… Le conservateur, me montrant un coquillage, me dit : — Voici notre dernière conquête ; c’est le pleurotomaria quoyana ; jusqu’à présent, on ne le connaissait qu’à l’état fossile : celui-ci est peut-être unique ; il vient de la mer des Antilles.

— Pauvre Spadicelli ! dis-je à demi-voix.

— Vous avez connu le comte Antonio Spadicelli, reprit le conservateur ; c’était un amateur fort éclairé. Voici un spondylus regius qui vient de sa collection ; c’est le plus beau spécimen que l’on connaisse en Europe.

Ces innocentes coquilles me remirent en mémoire les aventures de Fabio, et à cette heure que les principaux personnages de ce drame singulier sont morts, j’ai cru pouvoir le raconter sans inconvénient.


MAXIME DU CAMP.