Le Chevalier du Couëdic

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LE CHEVALIER
DU COUËDIC.


Nos armées navales se firent en général peu d’honneur sous le règne de Louis xv. Sous ce règne, on vit pour la première fois une escadre française s’enfuir avec une telle précipitation à la seule vue de l’ennemi, qu’elle ne prit même pas le temps d’en reconnaître les forces. À défaut des conseils de guerre que la cour n’osa pas faire sévir, l’opinion publique tira de cette lâcheté une vengeance toute nationale, toute française : elle baptisa cette journée du nom de bataille de M. de Conflans. Au bout de peu d’années, à l’époque de la guerre d’Amérique, nos escadres n’en reparurent pas avec moins d’éclat dans une carrière quelques instans désertée de la gloire.

La guerre commença par un combat honorable à la marine française, celui de la frégate la Belle-Poule, commandée par M. de la Clochetterie, contre la frégate anglaise l’Aréthuse : cet heureux augure ne se démentit plus. Les eaux de la Delaware, les parages des Antilles, ceux de la Manche, furent tour à tour témoins de nos succès. Au combat d’Ouessant, la France lutta avec des forces égales et des avantages indécis contre la marine anglaise, alors enhardie par trente années de victoires, enorgueillie d’une domination non contestée ; la précision et l’habileté de nos manœuvres étonnèrent ces vieux ennemis. Aux Antilles, le comte de Guichen, le 18 avril, le 16 et le 19 mai de l’année 1780, remporta coup sur coup trois avantages importans sur l’amiral anglais Rodney, homme de mer brave, opiniâtre, entreprenant. Les escadres anglaise et française se rencontrèrent encore sur bien d’autres champs de bataille. Rarement, jamais peut-être, de plus nombreux vaisseaux, de plus habiles marins ne se trouvèrent en présence, et ne débattirent par le fer et le plomb de plus grands intérêts : il s’agissait de l’émancipation de l’Amérique, de la liberté de tout un monde. Jamais non plus le pavillon national ne parut sur les mers avec plus d’éclat qu’en ce moment, remis qu’il était aux mains de d’Orvilliers, de d’Estaing, de Latouche-Tréville, de Lamothe-Piquet, de Suffren, de Guichen, de Bougainville, savans navigateurs, intrépides amiraux.

Au milieu des évènemens variés de cette grande lutte, au milieu de tant de grandes et sanglantes batailles rangées, le combat isolé de deux frégates n’en captiva pas moins, pendant quelques instans, toute l’attention de la France et de l’Angleterre. Les noms des deux officiers, peu avancés en grade, qui les commandaient, vinrent s’écrire tout à coup parmi tous ces grands et illustres noms que nous venons de citer.

Au mois d’octobre 1779, les escadres combinées de la France et de l’Espagne étaient rentrées dans la rade de Brest. L’été s’était passé en longues évolutions exécutées en présence de l’ennemi. La flotte anglaise, de son côté, avait cherché un refuge à Plymouth. Deux frégates, l’une anglaise et l’autre française, chacune accompagnée d’un cutter, continuaient seules à croiser dans la Manche ; la première de ces frégates s’appelait le Quebec, la seconde la Surveillante, et toutes deux avaient semblable mission. La Surveillante avait ordre d’observer et de suivre les mouvemens d’une flotte anglaise de six vaisseaux, dont le départ de Plymouth était annoncé comme très prochain ; la frégate anglaise, se tenant sur les côtes de Bretagne, avait des instructions analogues à remplir à l’égard des vaisseaux espagnols et français. Les bâtimens légers étaient destinés à porter, soit en France, soit en Angleterre, la nouvelle de la croisière. Le cutter anglais avait nom le Rambler, le cutter français l’Expédition.

Le Quebec était une belle frégate de vingt-six canons de douze en batteries, de dix pièces de six sur les gaillards, et de deux cent soixante-dix hommes d’équipage ; il était commandé par sir George Farmer. Cet officier, âgé de 42 ans, et du grade de lieutenant de vaisseau, avait long-temps servi aux Indes orientales, et s’y était fort distingué. Un zèle et une ardeur infatigables, des actions hardies, plusieurs combats auxquels il avait pris part, avaient à diverses reprises attiré sur lui l’attention de ses chefs et celle de l’Amirauté. À l’ouverture de la campagne, il avait été appelé au commandement d’un vaisseau de ligne : ce poste était au-dessus de son grade : il ne l’avait pas moins échangé, après de vives sollicitations, contre le commandement du Quebec, qu’il avait trouvé préférable. La mission de ce bâtiment destiné à croiser loin de l’escadre, à agir isolément, lui avait paru plus propre à fournir, à celui qui le commanderait, des occasions de se distinguer. Il avait en outre obtenu de l’Amirauté le privilège de choisir son équipage parmi des matelots ayant déjà servi sous ses ordres ; autre faveur non moins précieuse. De ceux-ci il s’en était volontairement présenté trois ou quatre fois plus que besoin n’était ; aussi George Farmer, choisissant parmi tant de candidats, avait pu se faire un équipage d’élite, plein de confiance en lui-même et en son capitaine. À bord du Quebec, depuis le dernier mousse jusqu’au commandant, aucun homme n’aurait osé concevoir, encore moins exprimer le moindre doute sur l’issue d’un combat avec un bâtiment français de force égale, ou de force supérieure. Capitaine, officiers et matelots en attendaient l’occasion avec une impatience extrême, moindre chez eux tous cependant qu’en Farmer ; un grand désir d’aventures, de gloire et de périls, formait comme le fond de ce brave officier.

La Surveillante était absolument de même force que le Quebec en hommes et en canons ; un Breton, le chevalier Du Couëdic, en était le capitaine. Lieutenant de vaisseau dans la marine royale, âgé de quarante ans, au service depuis 1756, cet officier jouissait alors d’une expérience consommée. Des combats, des désastres, des naufrages, avaient mis à plus d’une épreuve la fermeté de son ame ; il avait même eu à lutter contre la peste, car il se trouvait dans l’escadre de Dubois de Lamothe qui fut fort maltraitée par ce fléau. Depuis le commencement de la guerre, Du Couëdic commandait la Surveillante. Il avait assisté à la bataille d’Ouessant. Dans une croisière après ce combat, il s’était emparé, malgré son opiniâtre résistance, d’un corsaire anglais, le Spit-Fire, dont l’artillerie consistait en vingt caronades de dix-huit ; moyen de destruction employé alors pour la première fois par les Anglais, et terrible en ce qu’il permet de faire avec peu de monde un feu meurtrier. Le chevalier Du Couëdic était doué d’un extérieur agréable, d’un caractère facile ; ses manières étaient prévenantes, sa conversation pleine de charmes. Comme George Farmer, lui aussi avait pu choisir ses matelots dans le grand nombre de ceux qui s’étaient volontairement présentés pour servir sous ses ordres ; son équipage en était devenu comme une famille. Le nom de chacun des membres de cette grande famille lui était connu ; il n’en était pas un seul à qui il ne put parler, dans ce rude langage celtique, si harmonieux pourtant aux oreilles bretonnes, de son village, de son vieux père, de sa jeune sœur, de sa belle fiancée. Les officiers dont il était l’ami, qui ne l’en honoraient pas moins, ne l’en respectaient pas moins comme chef. De ceux-ci, tous s’en remettaient à lui en pleine sécurité du soin de leurs intérêts et de leur fortune militaire. En ce moment même, il n’était bruit sur l’escadre que d’un trait qui venait de lui faire grand honneur aux yeux de toute la marine. À la fin de la campagne qui venait de s’achever, une maladie épidémique ayant fait de grands progrès sur la plupart des vaisseaux, il arriva que plusieurs d’entre eux éprouvèrent de grandes difficultés à manœuvrer ; le comte d’Orvilliers enjoignit aux commandans des frégates de donner une portion de leurs équipages aux vaisseaux les plus maltraités par la maladie. Aucun de ceux-ci n’hésita à se débarrasser de ses marins les plus mauvais ou les plus mal portans. Du Couëdic seul eut la générosité de choisir, pour s’en séparer, les cinquante matelots les meilleurs et les plus robustes de son équipage. Ces hommes venaient de lui être remplacés depuis peu de jours par des marins de nouvelle levée, novices à la mer ; le sacrifice n’était donc point encore réparé. Ainsi, zélé pour le bien du service, pour la gloire de la marine française, Du Couëdic ne l’était pas moins pour sa propre gloire. Présidant à la construction de la Surveillante, appuyé un jour au bordage de la frégate, et l’un de ses amis survenant, il lui avait dit en caressant le navire de la main : « Voilà ce qui doit devenir pour moi un char de triomphe ou bien un cercueil. »

George Farmer et Du Couëdic étaient donc à peu près du même âge : ils commandaient des bâtimens de force égale ; leurs équipages, également d’élite, étaient animés d’une ardeur semblable. Tous deux inspiraient une confiance sans bornes à leurs chefs et à leurs subordonnés. En un mot, le même hasard qui amenait dans la même arène ces deux adversaires vraiment dignes l’un de l’autre, leur mettaient en main des armes rigoureusement, et, pour ainsi dire, scrupuleusement égales.

À la pointe du jour, le 6 octobre, les deux frégates se trouvèrent en vue. Le vent venait de l’est, petit frais ; la mer était belle. Les signaux d’usage, faits à trois lieues de distance, leur apprirent qu’elles étaient ennemies. Chacune arbore son pavillon et l’assure par un coup de canon ; puis, pour avoir le temps de se préparer à l’action, les deux commandans font aussitôt diminuer de voiles. On abat les cloisons intermédiaires des batteries ; on prépare la poudre, les boulets, la mitraille, les armes de toutes sortes ; commandans, officiers, chirurgiens, matelots, sont à leur poste. Le silence devient solennel, religieux, à peine interrompu de temps à autre par la voix brève et forte de l’officier de quart.

À bord du Quebec, George Farmer se multiplie. Il parcourt à diverses reprises les rangs de ses matelots ; il leur rappelle leurs exploits dans les mers de l’Inde, les exhorte à ne pas dégénérer ; il leur promet des récompenses. Rien n’est négligé par lui de ce qui peut soutenir et enflammer le courage de ses braves compagnons.

À bord de la Surveillante, au moment où tous les préparatifs du combat sont terminés, l’aumônier, sur l’invitation de Du Couëdic, se présente sur le pont. Pour se faire mieux entendre, il monte sur l’affût d’un canon. Puis, de cette chaire d’espèce nouvelle, il adresse quelques paroles d’exhortation aux marins qui se pressent autour de lui le front découvert. Il les encourage à soutenir vaillamment l’honneur de la France ; il leur rappelle que leur vie est dans la main de Dieu, que pour eux ils n’ont autre chose à songer qu’à faire leur devoir en gens d’honneur. Il ajoute que des siècles de pénitence ne valent pas la mort du combat pour se présenter au tribunal suprême. Officiers et matelots, après l’avoir écouté en silence, font le signe de la croix quand il a cessé de parler. Chacun retourne à son poste ; seulement quelques marins demeurent encore auprès du prêtre pour se recommander à ses prières ; d’autres déposent entre ses mains quelques parties de leurs épargnes, afin de faire dire des messes pour eux en cas de malheur. De semblables soins avaient aussi préoccupé Du Couëdic. Il n’en était plus à faire ses dispositions testamentaires. L’une de ses sœurs, religieuse à Quimperlé, avait reçu de lui 600 livres à employer en aumônes ou en messes à son intention dans le cas où il eût succombé pendant sa campagne. Dans ce cas, douze pauvres de la même ville devaient aussi être habillés de la tête aux pieds le jour de la fête de son patron : un autre dépôt était destiné à cet usage.

À onze heures, les deux frégates étant à portée, la Surveillante commence le feu. Le Quebec n’y répond pas, il marche comme si de rien n’était, arrive à demi-portée et ne fait feu qu’en cet instant. Du Couëdic imite cette manœuvre, serre le vent, puis à portée de mitraille et de mousqueterie, riposte de toute sa bordée. Le feu continue dès-lors de part et d’autre avec une égale vivacité ; les frégates, toutes deux au vent, sont sur deux lignes parallèles, et se combattent par leur travers.

On combat ainsi pendant une heure ; les boulets emportent les files entières, les vaisseaux en sont criblés, quelques voiles flottent en lambeaux. Mais des deux côtés les pertes sont égales ; entre tous deux le succès demeure indécis.

George Farmer imagine alors de se laisser dépasser par la Surveillante. Il manœuvre pour l’enfiler de la poupe à la proue. Mais cette intention est devinée par son adversaire. La Surveillante se présente déjà par son travers au Quebec quand celui-ci a achevé son évolution, et lui rend sur-le-champ et coup pour coup la bordée qu’elle en reçoit, tant a été rapide sa propre manœuvre.

Ce mouvement ayant rapproché les deux frégates, leur feu devient plus vif et plus efficace  ; leurs ponts à toutes deux sont incessamment balayés par les boulets ou la mitraille. La Beutynaie, premier lieutenant de la Surveillante, a le bras droit emporté par un boulet. Le chevalier de Lostange, second lieutenant, a l’œil gauche et une partie de la joue arrachés par un éclat de bois ; à peine pansé, il remonte à son poste. Du Couëdic reçoit deux balles à la tête sans quitter le sien ; un moment après, une troisième balle le frappe au bas-ventre. Un officier auxiliaire, Penquière, est tué raide ; on le voit, dans les dernières convulsions de son agonie, faire de vains efforts pour exécuter un ordre qu’il courait accomplir lorsqu’il a été frappé. Les morts encombrent le pont, l’ambulance se remplit de blessés. Déjà les manœuvres commencent à devenir plus languissantes, faute de bras, lorsque tout à coup de grands cris de joie s’élèvent à bord du Quebec. Un boulet ayant coupé la drisse du pavillon français, les Anglais avaient cru qu’on l’amenait tandis qu’il ne faisait que tomber à l’eau ; mais le second pilote de la Surveillante, Le Mancq (c’est avec un indicible bonheur que nous écrivons ce nom jusqu’à présent demeuré obscur), s’apercevant de ce qui se passe, se saisit d’un autre pavillon ; il s’élance aux haubans d’artimon, et de là le déploie, l’agite en tous sens dans les airs, avec des cris répétés de vive le roi ! Pendant quelques instans, boulets, mitrailles, balles de fusils, du pont du Quebec, ne sont plus dirigés que sur un seul homme. De son poste périlleux, l’intrépide pilote n’en pousse pas moins son cri de guerre. C’est seulement lorsqu’un autre pavillon a été arboré de nouveau à la poupe qu’il redescend, et il redescend sans la moindre blessure, sans la plus légère égratignure. Au milieu de ses plus sanglans caprices, le hasard des batailles s’était plu à respecter ce magnifique dévouement. Le combat, ralenti par cet incident, se ranime aussitôt avec une nouvelle énergie : les canons, les pierriers, les grenades, les fusils, les pistolets même deviennent de plus en plus meurtriers, car les deux navires se serrent de plus en plus et paraissent au moment de se prendre corps à corps. De temps à autre les refouloirs anglais et français se touchent et se confondent. Les deux adversaires, enflammés par la résistance réciproque et inattendue qu’ils ont rencontrée, n’en conservent pas moins un calme, un sang-froid imperturbable. Leurs ordres sont exécutés par leurs équipages avec une ardeur qui n’est nullement encore refroidie.

À deux lieues, et à l’ouest, les deux cutters, qui s’étaient rencontrés, se livraient un combat non moins acharné que celui de leurs frégates respectives. Trente hommes et le second lieutenant, M. Le Prince, avaient été tués à bord de l’Expédition. La perte du Rambler était à peu près égale.

À une heure et demie, les deux frégates étant encore dans la position que nous venons de décrire, un terrible craquement, un bruit effrayant qui se fait entendre à bord de la Surveillante, domine un moment les explosions du canon et de la mousqueterie. Les trois mats du bâtiment français tombent à la fois ; le beaupré seul reste debout, mais avec ses gréemens en lambeaux flottant au hasard. Cependant, comme c’est du côté opposé à celui où l’on se bat qu’est tombée la mâture, le combat peut continuer, pendant qu’une portion de l’équipage français, s’élevant sur ces débris, achève avec la hache l’œuvre commencée par le boulet. Mâts, cordages et voiles sont coupés, rejetés en dehors du navire ; il apparaît nu et rasé comme un ponton. Les tronçons de ces mâts, qui tout-à-l’heure touchaient presque aux nuages, ne s’élèvent plus qu’à quelques pieds du pont. Délivrée de ce fardeau, dont le poids a été sur le point de la faire chavirer, la Surveillante reprend son équilibre ; mais à peine y est-elle arrivée, à peine l’a-t-elle repris de nouveau, qu’à son tour le Quebec voit tomber ses trois mâts. On dirait que la fortune s’est proposé de demeurer jusqu’au bout égale, impartiale entre les deux adversaires qui se trouvent aux prises. Toutefois, comme les mâts du Quebec tombent du côté opposé à ceux de la Surveillante, ils embarrassent le côté où l’on se bat. C’est au milieu de cordages, de manœuvres hachées, de poutres brisées, de voiles en lambeaux, que l’équipage anglais se trouve obligé de combattre, tout en essayant de se débarrasser de ces obstacles.

Du Couëdic comprend que ce moment peut être décisif. Il ordonne l’abordage. Ce qui reste de matelots encore debout, encore en état de manier le sabre ou l’écouvillon, est divisé en deux bandes : les uns continuent le service des pièces et de la mousqueterie ; les autres, rangés sur le pont, reçoivent la hache, le sabre et les pistolets d’abordage. Ces derniers grimpent aussitôt sur le beaupré, garnissent les saillies de l’avant du vaisseau, et n’attendent plus qu’un dernier signal pour se précipiter au milieu des Anglais. À leur tête sont trois jeunes gardes de la marine, tous trois neveux de Du Couëdic. De son poste de combat il fait deux ou trois pas vers eux, et, leur adressant la parole : « Allons, jeunes gens, leur dit-il gaiement, voilà le moment de songer à l’honneur de la famille. » Tous vont s’élancer…

En ce moment une épaisse fumée, entremêlée de quelques jets de flamme, sort des flancs du Quebec et tourbillonne sur le pont. Le feu s’étend avec une telle rapidité de l’arrière à l’avant de la frégate, que la chaleur s’en fait sentir à bord de la Surveillante ; elle-même s’enflamme par son beaupré. Au même instant les blessés qui encombrent la cale s’écrient que le navire fait eau de toutes parts, qu’il s’enfonce rapidement. Du Couëdic fait jouer deux pompes restées intactes ; on met en place quelques avirons de galères, pour essayer de s’éloigner du Quebec, qui ne peut tarder à sauter. Les gardes de la marine s’élancent, à la tête d’un petit nombre de matelots, sur le beaupré qui brûle, et s’efforcent d’en abattre à coups de hache les parties enflammées ; travail difficile et périlleux, car il faut, pour l’exécuter, se tenir suspendu au-dessus des flammes qui dévorent de plus en plus rapidement le Quebec. Une horrible fumée, au milieu de laquelle éclatent des grenades, des obus, des artifices de toutes sortes, des armes toutes chargées, entoure les deux frégates d’une effrayante obscurité. Il n’en faut pas moins lutter contre l’eau et le feu ; ils menacent également. Du sein de ces périls divers, incertain de son propre salut et de celui de son équipage, Du Couëdic ne laisse pas que de s’occuper encore du salut des braves et loyaux ennemis qu’il vient de combattre. Un seul canot restait à bord ; il ordonne de le mettre à l’eau pour l’envoyer à sir George Farmer. On pousse ce canot, on le traîne hors du bord ; mais le manque de bras contrariant la manœuvre, il se crève en heurtant contre un canon de la batterie, accident qui le fait couler à fond aussitôt qu’il touche l’eau. C’est donc en vain que les Anglais, renonçant à l’espoir d’éteindre le feu, ne pouvant plus combattre, demandent, implorent du secours à grands cris ; l’équipage français n’a plus aucun moyen de leur en porter.

Pendant le combat, George Farmer avait été blessé deux fois par des balles ; il venait de l’être plus grièvement encore par la chute de la mâture. Après s’être long-temps flatté de devenir maître du feu, voyant ses efforts inutiles, il avait pris le parti de faire passer une partie de son équipage à bord de la Surveillante. Un canot, mis à la mer avant le combat, et demeuré sain et sauf, lui donnait quelque facilité pour cette opération. Il ordonna à son premier lieutenant, sir John Roberts, de prendre le commandement de cette embarcation ; mais un noble débat s’élève entre eux au sujet de cet ordre. Roberts avait eu un bras cassé, et comme cette blessure était moins grave que celle de Farmer, il sollicitait ce dernier de s’embarquer lui-même à bord du canot, et de le laisser, lui Roberts, sur la frégate. Le capitaine est obligé d’avoir recours à son autorité pour amener la fin de cette discussion. Le lieutenant Roberts descend donc dans le canot avec une partie de l’équipage. Mais à peine ce canot a-t-il débordé le navire, que, surchargé de passagers, il s’engloutit avec ceux qui le montaient ; à peine quelques-uns de ces derniers se soutiennent-ils encore sur l’eau, à chaque instant sur le point de disparaître. À cette vue, des cris terribles s’élèvent à bord du Quebec. Chacun n’a plus de salut à attendre que de soi-même ; les uns se précipitent à la nage, d’autres se lient à des planches, à des cages à poules, à des futailles vides, sur lesquelles ils espèrent flotter quelques instans de plus à la surface des vagues. La flamme continue de pétiller, ses progrès deviennent d’instant en instant plus rapides. Resté presque seul sur le pont, George Farmer, qui vient de voir disparaître le dernier espoir de salut de son valeureux équipage, peut déjà calculer dans combien de minutes l’abîme s’ouvrira sous ses pieds.

Les cutters avaient aperçu un canot qui, du Quebec, se dirigeait vers la Surveillante ; ils avaient aperçu la flamme et la fumée qui entouraient la frégate anglaise, et à cette vue, comme d’un commun accord suspendant le combat, ils s’étaient dirigés vers les frégates. L’Expédition essaya de mettre un canot à la mer, espérant qu’il arriverait avant elle à la Surveillante ; mais il fallut renoncer à cette ressource : le canot, criblé de boulets, ne pouvait tenir la mer ; le cutter lui-même ne pouvait avancer qu’à force de rames, car son gréement était haché, fracassé, sa mâture ébranlée, ses voiles en lambeaux. Les mêmes raisons obligeaient le Rambler à une manœuvre semblable. La houle, l’agitation des vagues, le manque de bras, les clouaient, pour ainsi dire, en place. Parmi les Anglais balottés par les vagues autour du Quebec, quelques-uns seront-ils vus par le Rambler ? arrivera-t-il à temps ? L’Expédition arrivera-t-elle à temps pour aider la Surveillante à échapper à la masse enflammée dont la prochaine explosion la menace ?

Long-temps, en effet, les avirons de galère, faute de bras pour les manier, n’agirent à bord de la Surveillante que d’une manière insensible. Des Anglais sauvés à la nage du Quebec vinrent pourtant aider à cette manœuvre, car ce bâtiment, naguère ennemi, était devenu leur seule planche de salut dans ce grand naufrage. Mais leurs bras épuisés n’étaient que d’un faible secours. C’est en vain que la sueur et le sang se mêlent à grands flots aux fronts de ceux qui se sont saisis de ces rudes avirons : le résultat qu’ils produisent est presque nul. Poussé par le vent, le Quebec ne quitte pas la Surveillante ; il marche aussi vite qu’elle dans la même direction ; ses flammes, qui se déploient au souffle de l’air, lui tiennent lieu de voilure. Long-temps il demeure entravé sous le beaupré de la Surveillante. Celle-ci prend feu une seconde fois ; et, comme si ce n’était pas assez de tant de dangers, l’équipage français se trouve exposé à de meurtrières mitraillades ; les canons chargés du Quebec partent seuls, et balaient le pont de la Surveillante de l’avant à l’arrière. Hasard étrange ! deux matelots anglais sont tués par des armes qu’eux-mêmes avaient peut-être chargées. Un léger changement dans la direction du vent tendant en ce moment à dégager le Quebec du beaupré de la Surveillante, Du Couëdic, qui s’en aperçoit, ordonne de suspendre le jeu des avirons ; puis aussitôt que la frégate française est dépassée par la frégate ennemie, il met de nouveau les avirons en mouvement, les faisant agir cette fois en sens opposé. Il voulait faire avancer la Surveillante, non plus la faire reculer, car cette seconde manœuvre était plus propre à l’éloigner rapidement du Quebec. Elle semblait avoir réussi, lorsque tout à coup le Quebec, changeant lui aussi de direction, suit le mouvement de la frégate française qu’il range à bord opposé, et dont il se rapproche tellement, qu’à bord de la Surveillante le goudron fond à la chaleur de la flamme, que les planches se disjoignent, et que la frégate paraît sur le point de s’enflammer tout entière. On pare à cet accident à l’aide des pompes. Le Quebec n’en demeure pas moins côte à côte de la frégate française qu’il ne paraît plus devoir abandonner. À ce spectacle qui lui donne la certitude de l’inutilité de ses efforts, l’équipage de la Surveillante demeure consterné. Français et Anglais suspendent leurs travaux, et attachent leurs yeux, dans une terrible anxiété, sur ce vaisseau dont ils ne peuvent se dégager. Mais Du Couëdic, qui a conservé tout le calme de son esprit, trouve enfin la raison qui empêche les navires de se séparer : c’étaient quelques débris de mâture accrochés à la fois à tous deux ; il les fait couper, et dès-lors la Surveillante put continuer de s’éloigner du Quebec, quoique bien lentement d’abord. Il lui fallut plus d’une heure pour parcourir un espace de moins de quarante toises.

Entouré d’une épaisse fumée, le Quebec flottait alors au gré du vent et des flots. Des grenades, des artifices éclatant çà et là sur le pont, retombaient ensuite comme une pluie enflammée ; de temps en temps partaient encore quelques armes chargées ; le combat semblait continuer. À travers les sabords, la flamme promenait sur les flancs du navire ses langues ardentes et destructives ; elle s’élançait encore par les écoutilles, en jets larges, rougeâtres, étincelant d’un sinistre éclat. Sur le pont, les blessés se laissaient aller à de douloureuses lamentations, à de terribles imprécations. Les uns, se suspendant aux manœuvres, aux flancs du navire, évitaient le feu quelques instans, mais c’était pour s’aller incessamment engloutir dans les flots ; d’autres, s’étant immédiatement jetés à la nage, essayaient de gagner la Surveillante, mais la fatigue et la faiblesse les retenaient dans le voisinage du Quebec, On en voyait encore qui, réfugiés sur des planches arrachées au navire, étaient le jouet des vagues et du vent. Le pétillement de la flamme, les craquemens des bordages, les bouillonnemens de l’eau en lutte avec le feu dans les flancs entr’ouverts du Quebec, tout cela se confondait en un bruit terrible. Tout à coup un sifflement plus étrange encore domine tout ce bruit : le Quebec est abattu sur le côté ; un jet de feu, plus large, plus ardent, plus étincelant que tous les autres, se fait jour à travers le pont qu’il brise. La frégate brille un seul instant au milieu d’une sombre obscurité, et bientôt elle est enlevée toute entière, brisée, dispersée ; elle a disparu au milieu d’une effroyable explosion. De tout le navire on n’aperçoit plus que quelques débris flottant çà et là autour du gouffre qu’a creusé l’explosion, et que les vagues frémissantes viennent envahir de nouveau.

En ce moment, à quarante toises à peine du Quebec, la Surveillante fut couverte des débris enflammés lancés en l’air. La double impulsion des vagues repoussées du lieu où s’est faite l’explosion, puis revenant combler l’abîme entrouvert, la fait chanceler, vaciller quelques instans. Ébranlée dans toutes ses jointures, elle menace de se briser, pour ainsi dire de se dissoudre ; l’équipage en demeure troublé, jusqu’à ce que la voix du capitaine le rappelle à la manœuvre. On rejette à la mer les débris du Quebec. On abandonne les avirons de galère devenus inutiles au moins pour le moment, afin d’avoir un plus grand nombre de bras aux pompes. Les cloisons sont abattues ; des puits sont creusés ; de nombreux seaux, portés de main en main, vont rendre à la mer l’eau qu’ils puisent à la cale : l’eau cesse de monter, devient stationnaire, et enfin commence même à diminuer, quoique d’abord d’une façon peu sensible. L’espoir, qui renaît au fond des cœurs, n’en donne pas moins une vigueur nouvelle aux bras engourdis, épuisés. Allégée de ce qu’elle renfermait de pesant, en partie vidée de l’eau qui la remplissait, la frégate s’élève de plus en plus au-dessus du niveau de la mer ; sa ligne de flottaison, presque la même qu’avant le combat, permet d’apercevoir à découvert d’innombrables trous de boulet, ses glorieuses blessures. De l’étoupe, des planches, des plaques de cuivre, habilement et activement employées, bouchent bientôt le plus grand nombre de ces voies d’eau. À six heures la frégate ne fait presque plus d’eau de nulle part ; mais le moindre choc des vagues, si le vent venait à les soulever, ne l’en ferait pas moins couler aussitôt.

De l’équipage de la Surveillante, comme de la Surveillante elle-même, il ne restait, pour ainsi dire, plus que quelques sanglans débris. Des deux cent soixante-dix hommes qui le formaient, cent cinquante étaient morts ou mourans ; soixante étaient déjà mutilés, ou devaient le devenir par suite d’amputations ; une soixantaine d’hommes environ, dont vingt-cinq avaient des blessures plus ou moins graves, restaient seuls debout. Sans le secours d’une quarantaine d’Anglais, échappés à la nage du Quebec, ou recueillis sur ses débris flottans, il eût été impossible à la frégate de lutter, faute de bras, contre ce double danger, de couler ou de sauter, qu’elle venait de surmonter. Des Anglais recueillis à bord, plusieurs étaient aussi grièvement blessés. L’eau entrée dans le navire avait forcé d’évacuer la cale, les batteries, le poste des chirurgiens : morts, blessés et hommes encore valides gisaient pêle-mêle sur le pont. Épuisé de fatigue, entouré de quelques officiers sanglans, mutilés, Du Couëdic était encore à son poste de combat. Il annonce qu’il veut parler. Ceux des matelots qui peuvent marcher se hâtent d’accourir autour de lui ; les blessés eux-mêmes font quelques pas, ou du moins se soulèvent péniblement, pour perdre le moins possible de ce qu’il va dire ; tous prêtent une oreille attentive, un silence religieux s’établit. Du Couëdic commence par adresser au reste de ses braves matelots des éloges bien mérités sans doute, sur le zèle, la bravoure, l’obéissance, le sang-froid dans le péril dont ils ont donné tant de preuves dans le courant de la journée. Les matelots anglais reçoivent de sa bouche le même tribut d’éloges. Il ajoute que « c’est leur arrivée à bord de la Surveillante, l’énergie qu’ils ont déployée, qui ont fait le salut de la frégate ; que sans eux elle coulait nécessairement, faute de bras pour la manœuvrer ; que, d’un autre côté, leur pavillon national, qu’ils avaient si vaillamment défendu, flottait encore au haut de leur frégate lorsqu’elle a sauté ; que loin de sa pensée est l’orgueil de croire que George Farmer eût jamais amené devant lui ce pavillon ; qu’en conséquence il ne saurait voir en eux des prisonniers de guerre, mais des naufragés arrachés à un désastre imminent ; qu’ils ne sont point des captifs, des vaincus au milieu d’un équipage ennemi ; qu’ils doivent se croire au contraire au milieu d’amis, de libérateurs, plus heureux de les avoir arrachés aux périls qui les menaçaient qu’ils ne sauraient l’être eux-mêmes d’y avoir échappé. » Les matelots français, dignes d’entendre ce langage, se montrent animés des sentimens que leur capitaine vient d’exprimer, ils tendent la main aux Anglais, ils les serrent dans leurs bras. Ils mettent à la disposition des nouveau-venus ce qu’ils ont de vivres et de vêtemens, car de ceux-ci le plus grand nombre était nu, ou à peu près nu.

La Surveillante ne courant plus de danger imminent, Du Couëdic céda enfin aux instances de se laisser panser qu’on lui faisait depuis long-temps ; la perte de son sang, qui depuis plusieurs heures coulait par trois blessures, l’avait affaibli jusqu’à l’épuisement. Un seul officier de l’état-major, Dufresneau, n’était pas grièvement blessé : c’est à lui que fut remis le commandement de la frégate. Il fit route vers l’extrémité ouest de la Bretagne.

Les deux cutters, nous l’avons dit, avaient cessé de combattre, afin de porter secours aux frégates. L’Expédition se trouva bientôt à l’endroit où avait sauté le Quebec, et où surnageaient encore un certain nombre de matelots anglais. Guidée par leurs cris, car l’obscurité était survenue, l’Expédition parvint à en sauver huit, parmi lesquels se trouvait le premier lieutenant, John Roberts. En dépit d’une fracture au bras droit, il s’était soutenu sur l’eau plusieurs heures. Cruellement maltraitée dans son combat avec le Rambler, l’Expédition, se dirigeant sur un fanal placé à l’arrière de la Surveillante, parvint pourtant à rallier cette dernière. On décida qu’elle essaierait de lui donner la remorque ; des cordages furent passés à cet effet de l’un à l’autre navire, manœuvre qui les tint quelques instans dans un voisinage très rapproché. Les Anglais de la Surveillante et ceux de l’Expédition en profitèrent pour entrer en conversation. C’était à qui ferait résonner le plus vite et le plus fort les noms de ses amis, pour s’assurer s’ils se trouvaient parmi les survivans. De joyeux houras accueillaient çà et là quelques noms ; le plus grand nombre était suivi d’un morne silence.

Mille périls menaçaient encore la Surveillante et l’Expédition. Bordages, courbes et baux de la frégate avaient été mis en pièces par le combat ; les voies d’eau, imparfaitement fermées, pouvaient se rouvrir d’un moment à l’autre, et il n’y avait plus de pompes en état de servir : les seules épargnées par le feu de l’ennemi se trouvaient maintenant hors de service par l’emploi forcé qui en avait été fait. Des canons gisaient sur leurs affûts brisés, d’autres roulaient çà et là ; les armes à feu, fusils, pierriers, pistolets, étaient détériorés, et n’auraient pu d’ailleurs servir, faute de poudre : en éteignant le feu, on en avait noyé le peu qui n’avait pas été consommé dans le combat. En cas d’attaque d’un ennemi, l’équipage en eût été réduit au sabre, à la hache, aux poignards. Le moindre corsaire, le plus misérable bateau pêcheur, à l’aide de quelques fusils, d’un ou deux pierriers, aurait donc triomphé facilement de la frégate et du cutter, à peu près aussi maltraité qu’elle ? Tout était devenu à craindre, et le vent, et la mer, et le plus faible ennemi. Que d’angoisses, que d’anxiétés au cœur de Du Couëdic ! Elles le déchiraient plus douloureusement que la sonde et le trépan aux mains des chirurgiens.

L’heure arriva de la prière du soir, prière à laquelle on ne manquait jamais alors sur les vaisseaux de guerre ; en ce moment, sur le pont couvert de morts, de mourans et de blessés, au milieu de tant de périls, pour ces hommes que quelques poignées d’étoupe défendaient seules contre l’abîme, elle dut avoir plus de solennité que de coutume. Anglais et Français l’écoutèrent avec un égal recueillement. Lorsqu’elle fut terminée, l’équipage, debout ou couché sur le pont, laissa de nouveau errer des yeux inquiets sur l’immensité, prêtant l’oreille au moindre bruit, guettant l’apparition de la plus faible lumière. Long-temps la lueur phosphorescente des flots fut la seule clarté qui se fit voir ; long-temps le sifflement des vents, le bruissement monotone de la vague aux flancs du navire, furent les seuls bruits qui se firent entendre. Mais tout à coup, de l’avant de la frégate, un cri s’élève : « Terre ! terre ! » C’était l’île d’Ouessant, alors à cinq lieues au sud, qu’annonçait un faible point lumineux. Peu d’instans après on vit se diriger vers la frégate grand nombre de bateaux pêcheurs qui, ayant appris le matin, par le bruit du canon, le combat qui se livrait, croisaient depuis lors à quelques lieues de la côte. Au point du jour, ils entouraient la frégate par centaines.

Dix de ces bateaux, les meilleurs et les plus forts, choisis par Dufresneau, furent employés à donner la remorque à la Surveillante, et à l’Expédition qui en avait elle-même presque autant besoin. Le convoi fut dirigé vers la rade de Camaret. Là arriva aussi, presque en même temps, une corvette expédiée la veille par le commandant de la marine, que les signaux de la côte avaient instruit de l’état de détresse d’un bâtiment français. La corvette était amplement pourvue de matériaux, d’ouvriers et d’outils pour les réparations urgentes ; elle portait en outre suffisante quantité de charpie et de médicamens de toutes sortes pour les blessés. Le commandant de la flotte combinée, le comte d’Orvilliers, envoyait de son côté une centaine de chaloupes, espagnoles et françaises, qui devaient se mettre aux ordres du capitaine de la Surveillante. Ces embarcations entouraient et serraient de si près la frégate, qu’il fallut prendre les précautions les plus sévères pour éviter tout abordage : le moindre choc pouvait lui devenir fatal, en raison de son état de délabrement. Les ingénieurs crurent toutefois possible, après quelques instans de délibération, de l’amener sans de graves accidens jusque dans les bassins de Brest, où elle devait être complètement refondue. Apprenant le résultat de cette délibération, les matelots espagnols et français, qui montaient les chaloupes, réclamèrent aussitôt à grands cris la permission de monter à bord. Ils voulaient procurer à l’équipage de la Surveillante quelques instans d’un repos bien mérité, en le suppléant dans son travail ; ils voulaient surtout avoir l’honneur de manœuvrer une frégate qui avait si vaillamment combattu. Cette demande était de celles qui ne peuvent être refusées ; on fit donc monter à bord des matelots espagnols et français en nombre égal : ce furent eux qui levèrent l’ancre. À l’égard des chaloupes qui devaient donner la remorque même procédé fut suivi : divisées en plusieurs rangs, on eut soin de mettre dans chaque rang un même nombre de chaloupes espagnoles et françaises, cédant d’ailleurs la droite, comme place d’honneur, à la nation alliée. Ces chaloupes au nombre de cent étaient placées sur dix rangs. Précédée par toutes ces embarcations ramant en cadence, la Surveillante quitta la rade de Camaret, pour se diriger vers le port de Brest. Soixante-dix vaisseaux de ligne, espagnols et français, sans compter quantité de frégates, de bâtimens légers, tous ornés, en poupe et en proue, des pavillons des deux nations alliées, couvraient en ce moment la vaste rade de cette ville ; spectacle vraiment magnifique.

De ces vaisseaux de bruyantes acclamations s’élevaient incessamment pour saluer le passage de la Surveillante, tandis qu’elle-même, désemparée, noircie par la poudre et le feu, rouge de sang, s’acheminait vers le port, emportant dans ses flancs son brave capitaine mortellement blessé. Le soleil d’automne qui éclairait tout cela, rappelant les magnificences de l’été et faisant déjà pressentir les tristesses de l’hiver, se trouvait lui-même en merveilleuse harmonie avec ce qu’il y avait tout à la fois dans cette scène d’éclatant et de lugubre.

À midi, la frégate, se trouvant à l’entrée du port, fut tout aussitôt entourée d’une foule de curieux, accourus sur des embarcations, et sollicitant la permission de monter à bord. La crainte que leurs visites, et l’encombrement qui devait s’ensuivre, n’importunassent les blessés, la fit refuser. Le comte Duchaffaut, commandant de la marine ; le comte d’Orvilliers, commandant les flottes combinées ; M. Gaze de la Bove, intendant de la province, furent seuls admis. La même exception s’étendit ensuite à quelques personnes de la cour, que le désir de jouir du beau spectacle des flottes réunies avait attirées à Brest : c’étaient M. le duc de Fitz-James, Mme la princesse d’Hénin, Mme la duchesse de Lauzun. Toutefois au moment de monter à bord, il s’en fallut de peu que ces deux dames n’y renonçassent à la vue des larges taches de sang, des blessés tout sanglans, des débris humains qui couvraient encore le pont, elles demeurèrent indécises, troublées, ne sachant trop que faire : le cœur leur manquait pour aller plus loin. Mais les respectueuses invitations des marins, le désir de visiter ce vaisseau devenu célèbre ainsi que son capitaine, triomphèrent bientôt de cette première impression ; elles montèrent à bord. Leur visite s’étendit en détail du pont jusqu’à la cale. Elles se firent rendre minutieusement compte de tous les évènemens du combat, prodiguant aux blessés des éloges, des secours, des consolations. Un mot d’un de ces derniers mérite d’être rapporté : après plusieurs autres questions, Mme la duchesse de Lauzun lui dit : — « Mais on prétend que le pavillon du Quebec était cloué à son grand mat, qu’en conséquence il ne pouvait l’amener ; cela est-il vrai ? » — « Je l’ignore, madame ; mais ce que je sais, c’est que le nôtre était cloué dans le cœur de notre capitaine. » La visite de ces dames, de ces officiers généraux de la marine, alors personnages importans et célèbres, parut faire à Du Couëdic un plaisir qu’il ne chercha point à dissimuler. Il se montrait au contraire tout joyeux des témoignages de la sympathique admiration que tous se plaisaient à lui témoigner. « Ah ! mesdames, répétait-il plusieurs fois, ah ! messieurs, que je me trouve heureux et fier du bon accueil que vous voulez bien faire à ma pauvre frégate ! »

La ville entière fut en mouvement quand Du Couëdic débarqua pour être transporté dans sa maison. Les officiers du régiment d’Austrasie se présentèrent aussitôt en corps pour lui offrir leurs félicitations ; il en fut de même des autorités civiles. La porte de son appartement fut pendant plusieurs jours assaillie d’une foule de visiteurs, dont les médecins et les chirurgiens eurent souvent bien de la peine à repousser l’empressement. Au dehors, les manifestations de l’opinion publique ne furent pas moins flatteuses pour l’équipage et le commandant de la Surveillante, moins unanimes, moins spontanées. Le comte de Durfort, lieutenant-général, gouverneur de Saint-Malo, écrivait à Du Couëdic : « La nation, monsieur, vous doit de l’admiration ; le roi aussi, et de plus de l’amitié. Henri iv n’était-il pas l’ami des braves de son temps ? » C’était deviner les sentimens de Louis xvi ; imitant le noble exemple de son aïeul, le roi fit écrire en son nom à Du Couëdic pour le féliciter de sa belle conduite. Le ministre ajoutait de sa main : « Ne vous occupez, monsieur, que de votre santé ; jouissez de la gloire que vous avez acquise. Le roi veut avoir de vos nouvelles. » Eu égard à l’époque où tout cela arrivait, certes il devait y avoir dans ces témoignages unanimes d’intérêt et d’admiration quelque chose de flatteur et d’enivrant. Mais ce qui se passa à Quimperlé, ville natale de Du Couëdic, au sujet de son combat et de ses blessures, le toucha peut-être plus vivement encore, du moins nous aimons à le croire. Sur le bruit de l’évènement, le conseil municipal s’assembla au son des cloches, pour délibérer sur ce qu’il était à propos de faire ; et là, le maire remontra à la communauté « que la gloire acquise par le chevalier Du Couëdic faisait un honneur infini à la Bretagne, et particulièrement à la ville de Quimperlé, comme ayant l’avantage de lui avoir donné le jour ; que la France entière prenait part à sa gloire et à son accident. » — Il se hâta de conclure « qu’il serait à propos de lui faire sur le tout, et au nom de la communauté, un compliment d’autant plus flatteur qu’il serait général et unanime. » Nous avons cité les propres expressions de cette délibération, inscrite dans les registres municipaux sous la date du 17 septembre 1779.

Des grâces de tout genre furent promptement accordées par la cour aux officiers et à l’équipage de la Surveillante, et réparties ainsi qu’il suit : Du Couëdic, le grade de capitaine de vaisseau ; la Beutynaie, la croix de Saint-Louis et une pension de mille francs ; le chevalier de Lostange, la croix de Saint-Louis et une pension de trois cents francs ; Dufresneau, officier auxiliaire, le grade de lieutenant de frégate dans la marine royale, et peu après celui de capitaine de brûlot ; Vauthier, officier auxiliaire, ce même grade de lieutenant de frégate, plus une gratification de deux mille quatre cents francs pour aller aux eaux se rétablir de ses blessures ; puis enfin le vicomte de Roquefeuil, commandant le cutter, la croix de Saint-Louis. Le brave Le Mancq ne fut point, ne devait point être oublié : il obtint une médaille qui s’attachait avec le même ruban que la croix de Saint-Louis, et où se trouvait gravé le récit de sa belle action ; et de plus une pension assez considérable. D’autres récompenses encore, et en grand nombre, furent accordées au reste de l’équipage, dans la proportion des services rendus par chacun. Les blessés, les matelots qui s’étaient distingués, les veuves et les enfans de ceux qui avaient péri, trouvaient dans Du Couëdic un protecteur infatigable ; il ne pouvait se lasser de les recommander au commandant de la marine. Quelquefois, emporté par son zèle, il faisait même écrire directement au ministre, M. de Sartine, en son propre nom ; et s’émerveillant aussitôt de ce crédit subit, de cette importance improvisée, il se prenait à dire, avec une gaîté pleine d’une naïve bonhomie : « Eh bien ! messieurs, qui vous l’aurait dit ? voilà le chevalier Du Couëdic, cinq ou sixième cadet, devenu un homme à protection ! » Malgré tant d’autres soins et de soucis, il se préoccupait souvent encore du sort des matelots anglais. La décision de les considérer comme naufragés, qu’il avait cru devoir prendre à leur égard, ayant été confirmée par le ministre, il en témoigna une vive satisfaction, aussi vive que si la chose lui eût été personnelle.

La douceur de ces émotions n’en était pas moins impuissante à reculer pour Du Couëdic le dénouement fatal. Les blessures de la tête avaient été assez promptement guéries ; celle du bas-ventre ne fit qu’empirer de jour en jour. Après avoir traversé les intestins, la balle s’était logée dans les reins, d’où ne purent l’extirper les mains des plus habiles chirurgiens : là s’était formé un dépôt considérable, qui devait, en crevant, terminer la vie du blessé. L’annonce de ce résultat ne surprit ni ne troubla Du Couëdic. Il se hâta pourtant de se confesser, reçut les sacremens de l’église, et, sans efforts, sans convulsions, sans délire, rendit l’ame le 7 janvier 1780, prêt à comparaître devant le Dieu de sa croyance, le front aussi calme qu’en face des Anglais, qu’à l’abordage du Quebec.

D’après les ordres du roi, un monument funèbre fut élevé à Brest à la mémoire de Du Couëdic, dans l’église paroissiale de Saint-Louis. Ce monument consistait en un tombeau surmonté d’une pyramide de marbre noir. Le tout, placé au pied de l’une des colonnes du chœur, derrière le maître-autel, ne faisait qu’une saillie d’environ six pouces sur la face de cette colonne ; l’aspect de ce tombeau ne manquait toutefois, en dépit de cette extrême simplicité, ni de grâce, ni de dignité. Le combat de la Surveillante, les blessures et la mort de Du Couëdic, étaient racontés dans une courte inscription placée sur la face extérieure de la pyramide ; l’inscription mentionnait en outre la douleur du roi en apprenant la mort de ce vaillant officier, et les ordres qu’il avait donnés d’en honorer et d’en perpétuer le souvenir par ce monument. Le sommet de la pyramide était surmonté d’un écusson aux armes de Du Couëdic ; au-dessous de l’écusson, on lisait ces mots : « Jeunes élèves de la marine, admirez et imitez l’exemple du brave Du Couëdic, premier lieutenant des gardes de la marine. » Emporté, comme tant d’autres, par nos orages révolutionnaires, ce monument fut relevé à la première aurore d’ordre et de stabilité qu’on vit se lever sur la France. Il faut le chercher dans le lieu le plus silencieux, le plus retiré de la vaste église où il est placé, là même où viennent souvent prier, agenouillées auprès de quelques statues de saints, des femmes du peuple, ou pour mieux dire de marins, en brûlant aux pieds de ces statues de petits cierges ou des chandelles. Comme le lieu est sombre et obscur, il arrive souvent que c’est à cette lumière qu’on lit la courte inscription que nous avons rappelée ainsi que le nom de Du Couëdic. Mais ces pieuses pratiques, mais tout cet entourage se trouvent complètement en harmonie avec les impressions que font naître le lieu et le monument qu’on a devant les yeux. Ce théâtre convient à la mâle et simple figure du pauvre gentilhomme breton, telle du moins que l’imagination aime à se la représenter.

Trois grands tableaux du combat de la Surveillante et du Quebec furent exécutés, sur l’invitation du maréchal de Castries, par le chevalier de Rossel, officier de la marine royale, en même temps que peintre de marine distingué. L’un de ces tableaux fut placé dans la salle d’audience du roi ; le second fut donné par le ministre de la marine au chevalier de Lostange ; le troisième, envoyé de la part du roi lui-même à la veuve de Du Couëdic. On fit aussi de ce combat grand nombre de gravures, en France, en Angleterre, et jusqu’en Italie. Les arts font rarement défaut à la véritable gloire. Serait-ce pour cela que nous voyons d’ordinaire les grands généraux, les guerriers illustres, se plaire à protéger de leur puissante épée les arts et les artistes ? Toutefois à l’occasion de l’un de ces tableaux, ce fut au contraire l’artiste qui, de son pinceau, protégea noblement sinon le soldat lui-même, du moins la famille du soldat.

On était au plus fort des désordres et de l’exaltation révolutionnaire de 93. À Brest, dominait, régnait, avec toute la brutalité d’un pouvoir qui se prétend populaire, une horde de gens pour la plupart étrangers à la ville. Au nom du comité de salut public, sous le prétexte de chercher des émigrés, des prêtres, des conspirateurs ou des armes, était organisé tout un système de terreur, d’inquisition, de spoliation. Ceux que nous venons de dire envahissaient tour à tour les maisons qu’il leur plaisait d’appeler suspectes. Ils se précipitent un jour dans la maison de Du Couëdic ; ils brisent les meubles, enfoncent les armoires, démolissent à demi les murailles : ni émigré, ni prêtre, ni conspirateur, ni armes (et qui pis est peut-être), ni or, ni argent, ni argenterie ne se présentent. Leur rage ne fait que s’accroître de l’inutilité de leurs recherches. Les plus sales injures, les outrages les plus grossiers sont prodigués à Mme Du Couëdic. Bien plus : les furieux portent la main sur elle. Mais alors l’imminence du péril, l’horreur même de sa situation, lui rendent tout à coup force et courage ; elle échappe aux mains qui veulent la saisir, elle se réfugie au-dessous du tableau qui représente le combat de la Surveillante, et, le désignant du geste, s’écrie : « Voilà comme mon époux mourut pour la patrie. Sont-ce là les honneurs réservés à sa veuve ? » À la vue de ce tableau, où l’on aperçoit tout d’abord Du Couëdic trois fois blessé, debout parmi les morts et les mourans, intrépide et calme au milieu de la mitraille et des boulets ; à la vue de Mme Du Couëdic, pâle, échevelée, palpitante, belle encore, dont les yeux, à travers des pleurs de femmes, s’allument du sentiment de sa vive indignation, étincellent comme d’un rayon de la gloire de son mari ; à cette vue, disons-nous, les envahisseurs étonnés, émus, attendris, s’arrêtent, se jettent des regards confus où se peint leur indécision, et cédant bientôt à l’invitation de leur chef aussi troublé qu’eux-mêmes, ne tardent pas à se retirer, balbutiant à demi-voix quelques vagues excuses.

Aujourd’hui même le combat de la Surveillante n’est point encore oublié en Bretagne. Le patriotisme local, propre aux habitans de cette province, a conservé intact le souvenir de cette gloire, pour ainsi dire, de famille ; le spectacle de tous ces grands événemens qui, depuis quarante années, ont rempli le monde et occupe toutes les voix de la renommée, ne l’a point effacé de leur mémoire. À Quimperlé, ville natale de Du Couëdic, où bien des vieillards ont été ses contemporains, on se plaît encore, à l’heure même, à montrer la maison où il passait au sein de sa famille ses courts instans de loisir.

Cette maison n’est remarquable que par les souvenirs qu’elle rappelle et dont elle est comme remplie. On ne saurait rien imaginer de plus simple et de plus modeste. Elle n’a ouvert sa porte à aucune des recherches du luxe et de la civilisation moderne ; elle est demeurée telle qu’au temps de Du Couëdic. Il en est de même de la maison de Latour-d’Auvergne à Carhaix, de même de celle de Moreau à Morlaix. Nous nous rappelons encore avoir vu dans notre enfance, dans cette même ville de Morlaix, un jeu de boules, tenu par une marchande de crêpes, où M. de Guichen passait d’ordinaire ses après-midi. Ce fut là que le rencontra le courrier de la cour qui lui apportait le cordon bleu, seul cordon de cette couleur qui probablement ait été trouver en lieu semblable le personnage qu’il devait décorer, mais le seul aussi, peut-être, accordé en dehors de toutes considérations de naissance et de famille, et seulement au gain de trois batailles navales sur les Anglais. Au reste, cette simplicité des mœurs et des habitudes de famille se joignait fréquemment, chez les hommes éminens de la Bretagne, à une grande importance sociale, à une grande illustration historique ; on retrouve cette alliance chez presque tous les hommes célèbres qu’elle a produits, à partir de Duguesclin jusqu’à ce Du Couëdic dont nous venons de parler quelque peu longuement. La civilisation de cette province, toujours un peu en arrière de celle de la France, la langue qui lui était propre, l’absence de grandes industries, et en général de grandes fortunes, mille autres causes, mais plus que toutes, le caractère national, concouraient à ce résultat. C’est donc avec raison que M. de Chateaubriand a dit : « Les Bretons aiment la gloire, mais ils ne la recherchent qu’autant qu’elle consent à vivre à leurs foyers, comme un hôte obscur et complaisant, qui partage les goûts de la famille. » Dans ce peu de paroles, le grand poète a dit une vérité de tous les temps. Il l’a dite dans ce langage pittoresque et figuré, si merveilleusement approprié à l’éclat et au mouvement de sa pensée.

Ces Bretons des vieilles mœurs et des anciens jours n’avaient-ils pas mille fois raison ? La gloire la plus éclatante saurait-elle nous dédommager du sacrifice de nos liens de famille, de nos affections d’enfance, de nos plus simples plaisirs du foyer domestique ? Un peu d’amitié et de dévouement ne valent-ils pas mieux pour le bonheur que tout ce vain bruit de renommée que peut attacher à la suite d’un nom la plume, la tribune ou l’épée ?

Barchou de Penhoën.