Le Chili en 1859

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LE
CHILI EN 1859



I. — DEVELOPPEMENT DE LA SOCIETE CHILIENNE.


Lorsqu’on apprit en Europe, vers la fin de l’année dernière, que des troubles sérieux venaient d’éclater au Chili, un sentiment de tristesse se répandit parmi les hommes qui observent d’assez haut les faits politiques pour en saisir L’ensemble et comprendre la solidarité qui existe entre les nations. Depuis plusieurs années, on n’avait reçu du Chili que des nouvelles favorables en ce qui touche le gouvernement, la sécurité publique, le progrès intellectuel, le commerce, les finances, le crédit ; on se plaisait à considérer ce pays comme une république modèle, appelée à donner l’exemple aux états voisins et à former quelque jour une fédération hispano-américaine, sans laquelle les races latines du Nouveau-Monde résisteront difficilement à l’ambition des États-Unis. Cette bonne impression, il faut le reconnaître, vient de recevoir une atteinte grave. La crise récente n’a été révélée à l’Europe que par des lambeaux de. correspondances, des nouvelles succinctes, incohérentes, passant d’un journal à l’autre sans examen, et ajoutant quelquefois par malveillance une teinte sinistre à ce que les faits ont d’affligeant par eux-mêmes. Il est donc bon de rappeler à l’ancien monde qu’entre toutes les colonies espagnoles émancipées, le Chili conserve une place à part ; on va voir qu’il n’a pas été atteint dans les sources de sa prospérité, et que la surexcitation politique dont il souffre en ce moment n’est pas d’un caractère inquiétant pour l’avenir.

On sait ce qu’ont été les anciennes colonies espagnoles. Le commerce était monopolisé au profit de la métropole, l’industrie locale prohibée ; on entravait les rapports avec les étrangers autant que possible. La population indigène était vouée à l’exploitation la plus rude. Des cadets de famille ou des aventuriers sans consistance venaient d’Europe avec le ferme dessein de s’enrichir lestement par le travail des mines, le seul qui fût permis. Si par exception quelques familles témoignaient le désir de s’établir dans le pays, elles obtenaient aisément la concession d’une large étendue de terre et le droit de s’attacher des travailleurs indigènes par une sorte de servage ; mais on leur interdisait les fonctions administratives, pour engourdir jusqu’aux velléités d’indépendance. Le clergé, chargé exclusivement de l’enseignement, avait pour mot d’ordre d’empêcher tout mouvement intellectuel : il était au niveau d’une pareille tâche. La vigilance et les rigueurs de l’inquisition n’empêchèrent pourtant pas l’entrée furtive des écrits philosophiques ; on accueillit avec avidité les bruits suscités par l’affranchissement des Anglo-Américains et par la révolution française. Un mystérieux travail se fit dans les esprits et dès qu’il y eut des chances de succès, on vit surgir une population enthousiaste pour demander et conquérir l’indépendance.

Le système antérieur laissait en présence dans les colonies émancipées, d’une part des multitudes ignorantes, cupides, à demi sauvages, aussi indifférentes qu’étrangères aux notions politiques, et de l’autre des familles qui formaient des aristocraties naturelles par leur origine et leurs richesses. Comment constituer de pareilles populations ? On constata bientôt qu’il était aussi impossible d’importer des princes européens pour en faire des monarques, comme l’aurait voulu Saint-Martin, que d’inaugurer des dictatures viagères, comme le désirait Bolivar. On improvisa donc des républiques avec des réminiscences du Contrat social et l’exemple du régime anglo-américain. On oubliait cette seule chose, que pour constituer des démocraties il faut des peuples. Ce point de départ explique les désordres dont les républiques latines du Nouveau-Monde ont donné et donnent encore trop souvent le triste spectacle.

Le Chili n’a pas échappé d’une manière absolue à cette fatalité d’origine, mais on en a moins souffert qu’ailleurs. La classe besoigneuse y était rare et disséminée ; le clergé avait aisément prise sur elle. Le patronat des familles de sang-bleu était doux et généralement respecté. Ces familles d’ailleurs étant nombreuses relativement à la population, leur rapprochement instinctif suffisait pour former un parti conservateur assez fort pour prévenir les grandes catastrophes. Peut-être y avait-il parmi cette élite de la société chilienne beaucoup de gens qui regrettaient la calme somnolence de l’ancien régime ; mais la domination espagnole était évidemment ruinée ; le parti conservateur se mit en devoir de lui succéder. Dès les premiers temps de l’indépendance, il eut la bonne pensée de créer un centre d’instruction supérieure où pussent se former les citoyens appelés à servir leur pays. Telle fut l’origine de l’Institut national de Santiago, dont l’influence sur le développement intellectuel et politique du Chili est remarquable.

Lorsque le temps fut venu de donner une constitution régulière au Chili, — c’était vers 1829, — les théoriciens inconsidérés, poussés en avant par le souffle de l’opinion, eurent l’avantage au sein du congrès, et y firent prévaloir les principes de la démocratie absolue. Ce nouveau régime n’était pas en harmonie avec les élémens dont la nation était composée : l’expérience ne lui fut pas favorable. Le désordre amena la guerre civile, et comme d’ordinaire le parti conservateur reprit l’ascendant. Les vainqueurs reçurent vers cette époque le sobriquet populaire qui leur est resté, pelucones (les perruques), allusion aux tendances rétrogrades dont on les soupçonnait. La vérité est que la plupart d’entre eux tenaient en honneur les traditions, quelquefois même les préjugés de l’ancien monde espagnol. Sans être les adversaires systématiques du progrès, la nouveauté leur était suspecte, surtout en ce qui concerne le régime des terres et cette espèce de patronat féodal qu’ils conservent sur leurs colons. L’éducation qu’ils avaient reçue les avait rarement mis en état de discerner par eux-mêmes la part qu’il faut faire aux tendances de l’époque et à la condition spéciale des sociétés sud-américaines. Aussi ne formaient-ils pas un de ces partis politiques qui savent nettement ce qu’ils veulent et marchent par leur propre impulsion vers un but déterminé. Ils ont dès lors pris l’habitude de se laisser guider et de mettre tout ce qu’ils ont de crédit au service des chefs en possession de leur confiance.

Cette disposition des pelucones a fait le salut du Chili en les sauvant eux-mêmes. Il y avait alors pour les guider des esprits d’une rare sagacité, de véritables hommes d’état, qui comprirent que le Chili avait besoin d’une sorte de noviciat républicain, que s’il était urgent de résister aux excès démagogiques, il fallait aussi, dans l’intérêt de la classe supérieure, opposer un obstacle aux abus de sa prépondérance. Cette pensée politique a inspiré la constitution de 1833, qui, tout en restant républicaine et démocratique, tend à fortifier le pouvoir présidentiel comme une garantie de sécurité publique et comme un organe modérateur entre les élémens extrêmes et disparates dont la population chilienne est composée.

On fait honneur de cette constitution à Diego Portalès, quoiqu’il n’en soit pas le seul auteur, et son nom est resté attaché à la politique qui en découle. L’illustre citoyen, auquel la reconnaissance publique a élevé une statue, tomba en 1837 victime d’une sédition militaire. Lorsqu’on rapporta son corps labouré par les baïonnettes, il y eut dans le public une commotion d’horreur contre l’esprit de révolte, les ambitions, le militarisme, fléau des républiques. Ce sentiment profita à la présidence suivante, celle du général Bulnès. Ce fut une période d’apaisement et de progrès pacifique, dont le pays a gardé bon souvenir. Le général avait pour principal ministre un jeune homme, M. Manuel Montt, précédemment directeur de l’Institut national, après y avoir rempli avec distinction la chaire de droit romain.

Malgré le silence des factions, la vie intellectuelle n’était pas suspendue ; bien au contraire. M. Montt, qui devait sa célébrité et sa fortune politique au professorat, restait plein de zèle pour l’instruction publique. L’Institut national, qu’on avait réorganisé sur de larges bases en réunissant aux hommes distingués du pays des professeurs appelés d’Europe, devint un foyer d’élaboration pour les idées progressives. L’esprit chilien est naturellement réfléchi, pénétrant, plus porté à l’exercice du raisonnement et de la parole qu’aux sciences d’observation. Les cours de littérature, de législation, de droit public, d’économie politique, étaient les plus suivis. En compulsant les Anales de la Universidad, publiées mensuellement, je trouve que les thèses ou lectures publiques que les jeunes auditeurs ont usage de faire roulent de préférence sur la science sociale, par exemple l’organisation du pouvoir municipal, les limites du pouvoir judiciaire, le jury, la nécessité de l’éducation populaire. À cette école se formait une jeunesse ardente, appelée, comme héritière des familles principales, à coopérer plus tard à l’administration. Les esprits s’imprégnaient ainsi d’idées nobles et justes sans doute, à les considérer d’une manière abstraite : on oubliait seulement que les peuples naissans ont besoin de la tutelle du pouvoir, et qu’un certain apprentissage est nécessaire pour l’exercice des libertés publiques. La nouvelle de la révolution de 1848, tombant au milieu de ces élémens, les mit en incandescence. L’époque de la réélection présidentielle approchait ; c’était une occasion pour les jeunes progressistes d’introduire leur idéal dans le domaine de la réalité. De leur côté, les pelucones sentaient plus que jamais le besoin d’une direction habile et énergique. Ils ne pouvaient mieux choisir que le premier ministre du général Bulnès. Grâce à leur appui, M. Montt fut nommé président de la république.

Les élections de 1851 avaient surexcité les passions politiques au plus haut point. Le progressisme inconsidéré faisait éclore un socialisme destructeur. Une insurrection éclata d’une manière formidable sur plusieurs points du territoire. Le jeune président osa confier le commandement de l’armée à son prédécesseur. Le général Bulnès, déjà connu par de beaux faits d’armes, abattit bientôt l’insurrection par un coup décisif ; puis, rentrant dans la vie privée, il donna à l’Amérique du Sud un exemple bien nouveau et dont elle avait grand besoin, celui d’un chef victorieux abaissant son épée devant une magistrature civile.

Le pouvoir restait sans contestation aux mains de M. Montt ; mais le fardeau était lourd à porter. Après une révolution avortée, les vainqueurs sont plus difficiles à discipliner que les vaincus. Parmi les pelucones, chacun s’honorait de conserver les traditions de Portalès, mais chacun aussi les interprétait à sa manière. Pour le plus grand nombre, c’était tout simplement le pouvoir exécutif mis à la discrétion de la classe prépondérante ; pour quelques autres, au nombre desquels se trouvait sans doute M. Montt, cette espèce de veto attribué au président devait être non-seulement le moyen de préserver les intérêts légitimes du parti conservateur, mais encore un frein pour préserver les pelucones de ces penchans rétrogrades qui les auraient conduits à leur perte. Pour faire diversion aux controverses irritantes, M. Montt annonça une phase de travaux administratifs, de progrès efficaces auxquels les citoyens de toute classe devaient s’intéresser. Son principal auxiliaire dans cette tâche fut son ancien collègue et successeur dans la direction de l’Institut, M. Antonio Varas, homme d’état qui, par son ardeur au milieu des luttes politiques, a souvent irrité ses adversaires, mais dont aucun Chilien, ami ou ennemi, n’a jamais mis en doute les hautes capacités. Nous allons voir comment a été exécuté le programme de 1851.

La base de tous les travaux administratifs, le premier outil du progrès, c’est une bonne statistique de la population. À cet égard, le Chili avait beaucoup à désirer. Les dénombremens antérieurs, faits sans méthode et sans beaucoup de soin, ne fournissaient que des indications approximatives. Dès la seconde année de sa présidence, M. Montt se fit allouer par le congrès un crédit de 150,000 fr. pour exécuter un recensement sur une vaste échelle, avec les précautions usitées dans les pays éclairés, où l’on tient à l’exactitude des renseignemens. Un décret du 25 février 1854 fixa le 29 avril suivant comme le jour où l’opération devait être effectuée simultanément dans toute l’étendue de la république. Les tableaux à remplir devaient indiquer pour chaque individu le sexe, l’âge, l’état civil, la profession ou industrie, le degré d’instruction, la nationalité des habitans d’origine étrangère, et même les non-valeurs résultant des incapacités physiques. Cette enquête donna lieu à une vaste publication de format atlantique, mise au jour l’’année dernière seulement, dont le mérite est incontestable comme l’utilité : c’est le plus complet et le meilleur des documens de ce genre publiés dans l’Amérique du Sud ; il y a sans doute plusieurs pays européens qui n’en possèdent pas de semblables.

Le chiffre de population révélé par le cens de 1854 est 1,439,120. Ce résultat a quelque peu désenchanté les Chiliens, qui se représentaient leur pays comme beaucoup plus peuplé. On entend dire parmi eux que les opérations ont été exécutées par un jour de pluie abondante, une espèce de déluge, qui a contrarié les investigations des commissaires, et qu’on est resté au-dessous de la réalité. Le recensement triennal de 1857 a donné le chiffre de 1,558,319. C’est une augmentation de 8 1/3 pour 100, ce qui est considérable pour une période de trois années. Les relevés statistiques dressés en 1844 accusaient une population de 1,083,801 habitans seulement. En prenant pour base ces chiffres, assez incertains malheureusement, on calcule au Chili que le doublement de la population doit s’effecteur en moyenne dans le cours d’une trentaine d’années[1]. Il ne faudrait pas prendre à la lettre cette appréciation : il est dans la nature des calculs de ce genre d’être incessamment modifiés par des redressemens d’erreurs ou des éventualités imprévues. Toutefois on est autorisé à dire en thèse générale que la société chilienne est dans une phase de croissance rapide, signe incontestable de la prospérité publique ; les faits qu’on y observe ne s’éloignent pas beaucoup des phénomènes de reproduction observés aux États-Unis.

Une chose remarquable dans l’examen des documens que j’ai sous les yeux est le grand nombre des enfans comparativement à celui des adultes depuis la naissance jusqu’à quinze ans. La proportion, qui est de 33 pour 100 dans huit des principaux états de l’Europe, dépasse 42 pour 100 au Chili. Il est assez naturel que les premiers âges soient plus largement représentés dans une société où circule une sève jeune et vivace ; mais il ne suffit pas, pour l’accroissement des populations, que la fécondité y soit surexcitée par les progrès du bien-être matériel ; il faut encore que ces petits êtres venant au monde soient conservés et convenablement développés. Or, jusqu’en ces derniers temps, la mortalité des enfans au Chili a dépassé de beaucoup les proportions ordinaires. À quoi attribuer ce triste résultat dans un pays renommé pour sa salubrité, où les travailleurs fournissent les plus curieux exemples de force musculaire, où les centenaires[2] sont relativement plus nombreux que partout ailleurs ? La mortalité anormale du premier âge ne peut être expliquée que par l’ignorance et l’incurie au sein des basses classes qu’on a si longtemps négligées. Le remède a ce fléau, c’est d’élever le niveau de la moralité au moyen de l’éducation publique. Une noble émulation existe à cet égard parmi les hommes d’état du Chili. On y comprend surtout l’urgence des sacrifices pour l’instruction primaire, qui protège immédiatement l’enfance en lui offrant l’école pour asile, et qui prépare pour l’avenir des chefs de famille plus intelligens, plus accessibles à l’idée du devoir.

On est arrivé jusqu’en 1853 sans avoir aucun renseignement positif sur l’état de l’instruction populaire. La première enquête a été dirigée par le ministre d’alors, M. Silvestre Ochagavia, et j’aime à retrouver dans son rapport l’accent d’une véritable sympathie pour ces pauvres délaissés qu’il s’agit de soustraire à la servitude et aux périls de l’ignorance. L’éducation primaire est distribuée au Chili par des écoles fiscales, municipales, particulières ou conventuelles ; on ne paie que dans les établissemens particuliers, et non pas même dans tous : l’admission dans les trois autres catégories est gratuite. Avant 1853, le nombre des écoles de toute espèce était de 521, dont 362 pour les garçons, avec 17,553 élèves, et 159 fréquentées par 5,603 petites filles. Le total des enfans répartis dans les diverses écoles primaires était donc seulement de 23,156, et le nombre de ceux qui recevaient l’éducation gratuite dans les classes subventionnées par l’état et les municipalités ne dépassait pas 14,415. Plus du tiers de ces enfans n’en étaient encore qu’à l’épellation syllabique ; les autres lisaient couramment et écrivaient un peu. Environ 7,000 élèves commençaient à s’élever jusqu’aux notions du catéchisme, de la grammaire castillane et de l’arithmétique.

Les progrès de l’instruction primaire sous l’administration de M. Montt sont un des traits qui servent le mieux à la caractériser. Si les écoles municipales, particulières et conventuelles ont plutôt perdu que profité depuis sept ans, en revanche les écoles soutenues par le fisc et surveillées par l’état ont passé du nombre de 165, avec moins de 9,000 élèves, au chiffre de 454, avec 22, 349 élèves. L’augmentation du nombre des classes pour les filles est particulièrement remarquable. En somme, les écoles d’espèces diverses consacrées à l’éducation populaire sont fréquentées en ce moment par 35,000 enfans des deux sexes, sans compter quelques salles d’asile dans lesquelles on donne un certain commencement d’instruction primaire. On a installé en outre des écoles régimentaires dans la plupart des corps de l’armée et des écoles du soir pour les adultes de la classe civile ; celles-ci sont déjà au nombre de 23, et fréquentées par 991 ouvriers.

En même temps qu’on multipliait les écoles, on faisait des efforts sérieux pour rehausser le niveau de l’instruction. On a fondé deux écoles normales pour les instituteurs et institutrices qui se vouent à l’enseignement du peuple. La première réunit 104 jeunes gens, dont 21, déjà pourvus de leur diplôme, vont exercer leur honorable profession dans les diverses parties de la république. L’école normale des femmes, dont l’installation est insuffisante, n’a pas encore donné ses fruits. Un service d’inspection a été organisé : les visiteurs qui parcourent actuellement les provinces veillent à l’emploi des meilleures méthodes, à la bonne tenue des classes, et transmettent leurs rapports au ministre. On tâche aussi d’élargir le programme des études. Dans la plupart des chefs-lieux de département, l’instruction primaire comprend le dessin linéaire, la géographie et des notions sur l’histoire du Chili. Partout on familiarise les enfans avec le système métrique décimal français, qui a été récemment adopté, et qui sera bientôt la seule règle admise dans les transactions. Dans les écoles où le nombre des élèves dépasse 50, on adjoint au maître un répétiteur payé par l’état. À partir de l’année dernière, le ministre de l’instruction publique fait composer et imprimer à ses frais de petits livres élémentaires destinés à former dans les centres ruraux des bibliothèques populaires, qui sont au nombre de 37 déjà. On envoie aussi de Santiago des livres de classe pour être vendus à bas prix aux enfans qui ont des ressources de famille, et donnés aux enfans pauvres.

L’enseignement secondaire est en bonne voie. Indépendamment d’un grand collège annexé, sous le titre de section préparatoire, à l’Institut national de Santiago, établissement où la bifurcation des études paraît être pratiquée comme chez nous, et qui compte près de 700 élèves, dont les deux tiers sont externes, il y a dans les provinces 14 lycées ou écoles supérieures subventionnées par l’état, et 50 pensions particulières pour les deux sexes. En résumé, 3,877 jeunes garçons, y compris 260 séminaristes, et 1,843 jeunes filles reçoivent l’éducation destinée aux familles aisées, et c’est une proportion dépassant de beaucoup les faits existans dans la plupart des pays européens.

On se préoccupe aussi de l’éducation professionnelle. Il y a à Santiago une école pratique des arts et métiers, dotée pour recevoir cent élèves et dirigée par d’habiles ingénieurs venus d’Europe. Dans la région minière, à Copiapo, une école des mines, pourvue d’un beau laboratoire de chimie, compte déjà une cinquantaine d’élèves malgré la fièvre révolutionnaire qui a sévi particulièrement dans cette province. On a construit un édifice convenable, on achète de meilleurs instrumens pour un observatoire astronomique qui publie en ce moment, et pour la première fois sans doute dans l’Amérique du Sud, un recueil d’observations célestes de 1853 à 1855. Un musée national, consacré particulièrement aux collections d’histoire naturelle, s’enrichit par des échanges avec les musées étrangers. Il faut aussi mentionner comme point de départ un conservatoire de musique et une école des beaux-arts dont les élèves reçoivent un encouragement de 50 francs par mois, lorsqu’ils ont eu trois fois de suite la première place dans les concours.

Le foyer de cette émulation, le centre lumineux, c’est l’Institut national. Cet établissement, organisé à peu près comme notre Collège de France, correspond à nos facultés universitaires pour l’enseignement supérieur ; mais il devient une espèce d’académie libre par la confraternité intellectuelle qui subsiste entre les hommes éminens qui y ont professé. Les cours ont été suivis l’année dernière par 206 jeunes gens de seize à vingt-huit ans, tous externes. Le cadre de l’enseignement est large et très varié : il y a des classes pour toutes les divisions de la science des lois, pour le droit naturel et international, l’économie politique, les sciences mathématiques, physiques ; on élargit en ce moment le cadre des études médicales. Le gouvernement est très attentif à combler les lacunes de ce programme : il y a en ce moment des crédits votés pour de nouvelles chaires où on enseignera l’agriculture théorique et pratique, l’exploitation des mines, la confection des ponts et chaussées. On songe aussi à créer une chaire de haute littérature, comme pour corriger l’âpreté de l’analyse scientifique, en accoutumant les esprits à la généralisation des idées. En même temps que les livres, on emprunte très volontiers à l’Europe des professeurs. L’Institut chilien est pour ainsi dire le trait d’union qui rattache la jeune république au mouvement intellectuel du vieux monde.

Quelques chiffres empruntés au budget vont marquer plus nettement encore le progrès des dernières années. En 1851, l’état dépensait pour l’instruction publique en général 840,900 francs, dont 63,500 francs seulement pour l’Institut national. Les dépenses correspondantes pour 1859 s’élèvent à 2,882,140 francs : la dotation de l’Institut est portée à 375,750 francs. La somme consacrée spécialement à l’enseignement du peuple est déjà de 1,503,655 francs, et un projet de loi soumis au congrès doit avoir pour effet d’augmenter largement cette subvention au moyen d’une taxe spéciale. En somme, le Chili, eu égard à sa population, qui est vingt-deux fois et demie inférieure à celle de la France, consacre trois fois plus d’argent que nous à l’instruction publique.

Malheureusement dans les pays vastes, où une population insuffisante est disséminée, les sacrifices qu’on fait pour l’enseignement ne donnent que des fruits tardifs ; quelles que soient les libéralités et l’impatience des administrateurs, le bienfait profite à peine aux enfans isolés dans les campagnes. Le cens de 1854 accusait au Chili 152,494 individus des deux sexes sachant lire et écrire, et 194,048 sachant lire seulement. En tenant compte des progrès accomplis depuis cette époque, on peut porter à 400,000 le nombre des individus qui ne sont pas complètement illettrés. Ce n’est encore que le quart de la population totale, ou, si l’on veut, le tiers, déduction faite des enfans au-dessous de sept ans.

Le recensement de la population chilienne présente le classement des habitans par état et profession, d’une manière générale d’abord, et ensuite dans chaque localité de la république : c’est un travail des plus curieux, et j’ai regretté bien des fois que la France, malgré les dépenses qu’elle fait pour la statistique, ne possédât pas un document analogue. Qui connaîtrait avec précision la manière dont se groupent les habitans d’un pays, leurs occupations et leurs ressources habituelles ; on s’étonnerait de voir clair dans les réalités de la politique, de comprendre ces agitations, ces accidens sociaux qui nous semblent si souvent inexplicables.

La partie active de la population chilienne, c’est-à-dire les individus âgés de dix-huit à soixante-cinq ans, et exerçant une profession quelconque, donne actuellement le nombre de 630,000, dont 400,000 environ du sexe masculin[3]. Sous le titre d’agriculteurs sont compris, au nombre d’environ 115,000, tous ceux qui s’occupent d’une façon permanente de l’exploitation des terres en qualité de propriétaires, fermiers ou inquilinos (espèce de colons partiaires) ; comme auxiliaires pour les travaux rustiques, il y a un groupe de 146,000 individus sous le nom de peones, journaliers, hommes de peine ; la domesticité privée n’occupe pas plus de 30,000 personnes des deux sexes. Les commerçans proprement dits sont au nombre de 12,000. On s’étonne que l’industrie vitale du pays, celle des mines, emploie à peine 20,000 personnes. Les petits métiers qui pourvoient au besoin de chaque instant, les maçons, charpentiers, forgerons, muletiers, tailleurs, cordonniers, chapeliers, etc., formeraient bien un groupe de 50,000 industriels. Dans la partie laborieuse de la population féminine, les gros chiffres sont fournis, suivant l’usage, par les fileuses, lingères, couturières, blanchisseuses. Je trouve, en nombres ronds, 300 avocats, 140 médecins, 800 artistes musiciens, un millier de professeurs des deux sexes. Ce qui me frappe surtout, c’est le très petit nombre des prêtres, des militaires et des fonctionnaires publics, comparativement à la France[4]. Quant à la mendicité, elle n’est mentionnée sur les cadres que par une sorte de coquetterie nationale et pour montrer qu’elle n’existe pas.

On peut voir par ce qui précède qu’il n’y a, à proprement parler, que deux industries au Chili : l’exploitation de la terre cultivable et celle des mines d’argent et de cuivre. Un autre élément de richesse a été récemment découvert, la houille, qui paraît exister en abondance et en bonne qualité en plusieurs endroits ; mais ce genre d’industrie ne se développera que quand le combustible sera demandé en assez grande quantité pour que les capitalistes ne reculent plus devant les énormes frais d’installation que ces établissemens exigent. Des documens remontant à une dizaine d’années, et qui ne répondent déjà plus aux faits actuels, suffisent néanmoins pour donner une idée de la distribution de la propriété foncière au Chili. Les fonds de terre soumis au prélèvement de la dîme étaient au nombre de 32,822, et le revenu net imposable déclaré par les propriétaires, mais très inférieur à la réalité, dépassait 37 millions de francs ; les propriétés bâties dans les villes étaient au nombre d’environ 16,000, avec un revenu avoué de 25 millions de francs. Les choses se sont bien améliorées depuis cette époque, et la preuve, c’est l’énorme augmentation du prix des terres et des loyers d’habitation, surtout dans la région centrale qui s’étend entre Valparaiso et Santiago, et quant au revenu actuel des propriétaires, on se rapprocherait probablement de la vérité en triplant les chiffres mentionnés plus haut.

Les trois provinces du nord (ce sont au Chili celles qui sont chaudes et arides) sont à peu près incultes : c’est aux mines d’argent et de cuivre qu’elles doivent leur importance. Les indices géologiques donnent à penser que les veines exploitées ne sont qu’une parcelle des trésors enfouis dans ces déserts. Cet inconnu exerce sur les esprits une incessante fascination ; mais le manque absolu d’eau, la rareté des routes praticables, la nécessité de faire venir des vivres à grands frais des autres provinces, rendent les conditions de l’existence si difficiles que la population ouvrière ne peut pas se développer. C’est cependant sur ce point que les capitalistes ont déployé le plus d’intelligence et d’énergie productive ; ils suivent très attentivement les progrès de la science ou de l’industrie applicables à leurs spécialités, et on verra plus loin que leurs efforts n’ont pas été sans succès.

La région agricole présente une superficie évaluée à 12 millions d’hectares ; mais en raison des aspérités de terrains on réduit à 8 millions d’hectares l’étendue des terres favorables à la culture. On compterait peut-être dans cette partie centrale 20,000 fonds, mais de dimensions très inégales. Autour des domaines immenses, patrimoines des anciennes familles, se trouvent de petits champs exploités par des propriétaires de fraîche date, avec leurs femmes et leurs enfans pour auxiliaires : c’est la classe moyenne qui surgit, fait nouveau et considérable. Un indice pour évaluer le nombre des familles riches me paraît être fourni par celui des mayordomos ou intendans, qui dépasse 4,000.

L’agriculture chilienne est en voie de transformation, et ses progrès depuis dix ans sont remarquables. Les besoins d’alimens créés en Californie et en Australie par l’affluence des chercheurs d’or, gent assez vorace de sa nature, ont été un encouragement puissant ; les productions ordinaires du pays, le blé, le seigle, l’orge, le maïs, les haricots, et surtout le bétail qu’on élève sur une grande échelle, ont donné pendant quelque temps des résultats dont les propriétaires ont été quelque peu éblouis ; cet écoulement facile et à très haut prix ne pouvait pas toujours durer, et peut-être n’a-t-on pas assez prévu le retour inévitable à un état normal. Il est assez remarquable que le prix des denrées alimentaires reste fort élevé dans un pays pour lequel la nature a été très libérale. Les exportations extraordinaires des dernières années y sont pour quelque chose ; mais la vraie cause du phénomène est la cherté de la main-d’œuvre, qui résulte de la rareté des bras. L’effectif des travailleurs agricoles peut être évalué à 400,000n y compris même les enfans qu’on peut utiliser, et si je compare ce chiffre à l’étendue des terres cultivables, qui est de 8 millions d’hectares, j’entrevois seulement un travailleur par 20 hectares. Avec un personnel aussi restreint, il faut que les propriétaires s’en tiennent à la culture extensive, qui exige peu de bras et laisse travailler la nature, mais qui rend fort peu. La production ainsi limitée suffit à peine à la consommation intérieure et aux demandes de l’étranger. La rareté relative de la marchandise fait les hauts prix.

En constatant que le travail manuel est très largement rétribué au Chili, il est pénible d’ajouter que cela ne profite pas beaucoup aux classes ouvrières. Sous la domination espagnole, le prolétariat colonial était voué à un abrutissement systématique : les mauvaises habitudes persistent longtemps au sein des classes incultes ; ce n’est qu’en ces derniers temps qu’on a essayé de réagir vigoureusement par l’éducation ; les résultats ne seront bien sensibles qu’avec des générations nouvelles. Pour le moment, l’esprit d’ordre et de prévoyance, le sentiment de la dignité civique ne se sont encore manifestés que faiblement. On dirait même que parmi les peones de la campagne, les ouvriers des mines et les portefaix des villes, la certitude d’avoir du travail à volonté fait évanouir toute idée d’épargne. Enclins à la dissipation et au jeu, ils perdent en une soirée le gain de plusieurs jours. Le ménage reste misérable malgré les forts salaires. La malpropreté de l’ameublement et du costume, l’irrégularité dans le régime alimentaire causent cette mortalité de l’enfance, qui ralentit l’essor de la population.

Pour remédier à l’insuffisance des bras, il y a une louable émulation entre le gouvernement et les riches propriétaires. Ceux-ci ont commencé, depuis quelque temps, à introduire des machines agricoles. Le vieil araire du midi de l’Europe disparaît peu à peu devant la charrue anglaise ou nord-américaine. On essaie de semer, de récolter avec des machines européennes. On voit se condenser au-dessus des cultures la noire fumée des locomobiles. On a même essayé des défrichemens à la vapeur, et l’arrachage des souches d’arbres au moyen de l’excavator des États-Unis. Un tel spectacle tient du prodige pour celui qui sait ce qu’était le Chili il y a dix ans et ce qu’est encore aujourd’hui le reste de l’Amérique du Sud. La routine incurable des paysans, la rareté des mécaniciens capables de conduire et de réparer les appareils, surtout l’apprentissage économique que le cultivateur doit faire pour équilibrer les frais qu’exige la machine avec les services qu’elle peut rendre, sont de grands obstacles aux innovations de ce genre : nous en avons fait l’épreuve en France. Je ne saurais dire si les propriétaires chiliens ont beaucoup à se louer de leur tentative : ils y persistent néanmoins avec un désintéressement qui leur fait honneur, et dont ils seront, je l’espère, récompensés un jour.

Le gouvernement, de son côté, a essayé d’établir un courant d’émigration étrangère. Le résultat, sans être désavantageux, n’autorise pas de grandes espérances. La colonisation isolée et volontaire est assez difficile. Dans la région fertile et attrayante de la république, celle du centre, l’état n’a pas de terres qu’il puisse offrir comme appât, et le prix des terrains y est trop élevé pour que le cultivateur étranger ait la tentation d’en acquérir. Au sud de la république, dans une région très boisée dont la température rappelle le nord de l’Europe ou le far west américain, le gouvernement possède des terres qu’il donne ou vend à prix minime aux étrangers. Au moyen d’une agence d’immigration dont le siège est à Hambourg, on introduit chaque année un certain nombre de familles allemandes. Ainsi se sont formés divers centres de population dont le plus important, celui de Llanquihue, comprend déjà 244 familles avec 1,064 têtes. À ne considérer que l’intérêt de ces Européens, on pourrait dire que ce système réussit ; mais on commence à se demander au Chili s’il est profitable pour le présent et prudent pour l’avenir de grouper ainsi dans un coin du territoire des colons qui restent étrangère au pays par la race, la langue, le caractère, les mœurs, et qui en raison de leur isolement ne servent pas même à vulgariser les bonnes méthodes européennes. Ce rude problème de la colonisation est à l’étude en ce moment.

Des moyens plus indirects et souvent efficaces pour l’encouragement de l’agriculture n’ont pas été négligés. On prépare, depuis 1853, sous les auspices de M. Montt, et on commence à publier en ce moment un fort bel atlas topographique du Chili. Les plans relevés par un corps de géomètres sous la direction d’un habile géologue, M. Pissis, et gravés avec soin à Paris, indiquent la constitution du sol par des teintes diverses, les hauteurs, les communications, les grands domaines, les principales exploitations rustiques, les lavages d’or, les gisemens d’argent, de cuivre, de fer, les fourneaux métallurgiques. Deux cartes sont achevées, et avant peu d’années on possédera des relevés de ce genre pour toutes les provinces. Il y a aussi des projets pour dresser une statistique agricole. L’agriculture a surtout besoin de communications faciles : à cet égard, et malgré les aspérités du terrain, on a fait au Chili depuis dix ans beaucoup plus que dans aucune autre partie de l’Amérique méridionale. Les routes principales et la plupart des voies accessoires sont bien entretenues. On en est actuellement aux chemins de fer. Sans parler du rail-way de Caldera à Copiapo, créé pour le service des mines par l’industrie particulière et qui donne de beaux revenus, on construit en ce moment la voie principale, celle qui doit relier Valparaiso à la métropole sur un développement de 177 kilomètres. C’est la grosse affaire du pays et celle qui a le plus excité les passions politiques en ces derniers temps, comme je l’expliquerai plus loin. Une section de 49 kilomètres seulement de Valparaiso à Quillota est en exploitation, et cependant la plus grande partie du capital est absorbé. On s’étonne au Chili de ce résultat. Nous sommes d’humeur plus accommodante en Europe. Je serais fort embarrassé de citer une seule grande ligne en France et en Angleterre qui n’ait pas donné lieu à des mécomptes de ce genre. Pour en finir, le gouvernement a pris l’affaire en main. Un emprunt de 35 millions de francs, contracté à Londres à des conditions avantageuses, lui permet d’achever la voie principale, et de jeter une autre ligne de Santiago à Talca, du nord au sud, sur la crête des Andes.

On n’a pas négligé le crédit agricole, et c’est au moyen d’un bon régime hypothécaire qu’on espère le fonder. La loi, élaborée primitivement par M. Varas, est une combinaison ingénieuse des systèmes éprouvés en Europe. Entre la caisse chilienne et le trésor public, il n’y a pas solidarité ; seulement l’institution est gérée et surveillée par le gouvernement pour la garantie réciproque des créanciers et des emprunteurs. La caisse prend hypothèque sur les biens-fonds dont elle a constaté la valeur, et elle livre en retour, non de l’argent comme chez nous, mais des lettres de gage que le propriétaire emprunteur négocie à ses risques et périls. L’intérêt est fixé à 8 pour 100, et on y ajoute 2 pour 100 destinés à l’amortissement annuel et aux frais de gestion. Les coupures sont de 500 à 5,000 fr. À la fin de 1858, après trois ans seulement d’existence, les émissions de la caisse hypothécaire s’élevaient à 17,574,500 francs. Les titres se négociaient dans l’origine au cours de 89, ce qui élevait l’intérêt à près de 9 pour 100. Du moment où la fièvre politique est venue compliquer la crise commerciale, les placemens ont flotté entre 72 et 75, c’est-à-dire au cours d’environ 11 pour 100, taux élevé, mais dont le commerce ne s’effraie pas dans l’Amérique du Sud.

La création de la caisse hypothécaire est donc un succès pour le gouvernement. On voudrait aller plus loin : on parle de faire garantir par l’état l’intérêt de 8 pour 100 que produisent les lettres de gage, et d’ouvrir à Londres et à Paris des bureaux pour le placement des semestres échus ; l’intention évidente est d’exercer sur les capitaux européens une attraction profitable à l’agriculture chilienne. Je ne verrais pas sans inquiétude la réalisation de ce projet. Il me semble que l’état, qui emprunte aisément à 5 pour 100 sur la place de Londres, ferait concurrence à son propre crédit en attribuant une garantie de 8 pour 100 à des titres qui ont en outre pour eux le prestige de l’hypothèque ; peut-être même ne serait-il point sans danger pour les propriétaires chiliens de les lancer par l’affluence des capitaux dans des améliorations hâtives et aventureuses.

À mesure qu’un pays se développe et que les relations s’y multiplient, on y sent de plus en plus le besoin d’une législation simple, uniforme, méthodique, découlant rationnellement des grands principes. Le Chili avait conservé de ses anciens maîtres, comme les autres colonies hispano-américaines, un recueil confus de lois et de coutumes empruntées au droit romain, aux lois d’Alphonse le Sage, aux Siete Partidas, à l’ordonnance de Bilbao, à l’ancienne jurisprudence coloniale. Le projet de refondre toutes ces lois pour les approprier aux besoins d’une société régénérée existe depuis longtemps ; l’impulsion décisive en a été donnée par M. Montt. Le pays ne manquait pas de légistes à la hauteur de cette œuvre. L’un d’eux surtout était désigné par l’opinion comme par ses antécédens : c’était M. Andrès Bello, qui possède à un degré éminent la philosophie et la science du droit, et est justement renommé dans tout le monde espagnol pour des travaux de grammaire et de philologie qui sont devenus classiques. Chargé depuis quelques années de la direction des études universitaires, M. Bello occupait ses loisirs à la préparation d’un code civil ; c’était son œuvre de prédilection et le noble couronnement de son existence. Ce projet, soumis enfin à la discussion du congrès par l’initiative du président, a été adopté dans presque toutes ses parties, et il a force de loi depuis le 1er janvier 1857. Je n’ai pas caractère pour apprécier une pareille œuvre ; tout ce que je puis dire, c’est que des jurisconsultes européens y reconnaissent une méthode simple et profonde, une heureuse alliance du droit romain, du droit hispanique et des lois françaises inspirées par l’esprit de 89. Bientôt le congrès chilien aura encore à discuter un projet de code pénal élaboré par M. Carvallo, un code de commerce préparé par M. Gabriel Ocampo, un code de procédure civile que l’on devra à M. Varas.

Il y aurait à signaler aussi les tendances de l’administration chilienne par rapport au commerce : elles procèdent généralement d’un sentiment libéral. On a dit avec raison que la législation douanière en chaque pays est l’expression d’une pensée ou d’un instinct politique. Si on étudiait à ce point de vue le système douanier du Chili, on aurait à constater l’impatience de développer la vitalité nationale, de hâter l’illustration du pays, c’est-à-dire, suivant le sens que donnent les Espagnols au mot que je souligne, l’éducation publique, le rayonnement fécond des lumières. Le législateur a voulu faciliter l’introduction de tout ce qui peut aider l’instruction générale et professionnelle, de tout ce qui peut être considéré comme instrument de travail, et comme il fallait faire la part du trésor public, ce sont les objets de luxe, les consommations de fantaisie qui ont été imposés. Les idées de prohibition, sous prétexte de faire éclore une industrie nationale, ont été sagement écartées. Un traité avec la république argentine établissant l’exemption absolue et réciproque de tous droits par terre, l’affranchissement des lettres d’un pays à l’autre, la libre concurrence des industries, en un mot une sorte de fraternité commerciale, semble être un pas fait vers cette fédération des républiques hispano-américaines qui est le rêve des esprits distingués parmi les races latines du Nouveau-Monde.

Ces efforts dans toutes les directions n’ont pas été, stériles. L’expansion de la vitalité nationale devient frappante quand on compare, comme je l’ai fait, les deux dernières périodes septennales[5]. De 1851 à 1857, la marine marchande du Chili est passée de cent trente-deux bâtimens jaugeant 34,518 tonneaux à deux cent soixante-sept bâtimens d’une capacité de 62,659 tonneaux. Le commerce spécial en 1857 (importations et exportations réunies) a déterminé un mouvement total de 199,875,590 francs. J’étonnerai sans doute plusieurs de mes lecteurs en disant que ce résultat, eu égard aux chiffres respectifs des populations, est à peu près égal au commerce extérieur des États-Unis pendant cette même année, et a dépassé de 51 pour 100 le commerce étranger du Brésil, de 33 pour 100 celui de la France. On a coutume de considérer la consommation de certaines denrées exotiques comme la mesure de bien-être. La consommation du sucre par exemple, qui en cette même année 1857 n’a pas dépassé en France 4 kilos 733 grammes par tête, s’est élevée à 7 kilogrammes 1/2 par tête au Chili.

Quand une situation financière est bonne, peu de mots suffisent pour l’expliquer. Avant 1850, les dépenses comme les recettes publiques ne dépassaient pas de beaucoup 20 millions de francs. En 1856, où l’on a atteint le maximum des recettes, l’actif s’est élevé à 32,554,933 francs, et a laissé sur le passif un excédant de plus de 5 millions. Les trois exercices suivans ont présenté des résultats moins favorables. Les exportations de blé et de farine pour la Californie et l’Australie ont diminué considérablement, parce que les chercheurs d’or ont commencé à cultiver les terres. Les mineurs chiliens ont rencontré des veines moins heureuses. La crise financière qui a causé tant de désastres en Europe a réagi sur le Nouveau-Monde. La gêne occasionnée par ces divers accidens aigrissant les esprits a été pour beaucoup dans les convulsions politiques, et comme le mal engendre le mal, la guerre civile, qui a diminué les recettes, a multiplié les dépenses. Les trois derniers budgets, y compris celui de cette année dont les résultats ne sont pas encore connus, se soldent donc en déficit. J’ajouterai que toutes les branches du commerce et de l’industrie ont subi plus ou moins ces influences funestes, et que pour se faire une idée exacte de la situation actuelle, il faudrait rabattre, de 10 à 15 pour 100 en moyenne sur les résultats économiques que j’ai constatés pour l’année 1857 ; mais la crise touche à son terme, et tout porte à croire qu’on reviendra bientôt à cette calme et solide progression qui est l’état normal des sociétés bien constituées.

Le déficit actuel disparaît d’ailleurs, si je compare en bloc les budgets des treize dernières années. De 1846 à 1858 inclusivement, les recettes ont donné en nombres ronds 330 millions de francs contre des dépenses montant seulement à 322 millions. Les sources principales des revenus sont les douanes, qui ne font pas obstacle aux consommations vitales, un impôt foncier très modéré, le monopole du tabac, que le trésor songe à abandonner au profit de l’industrie privée. Le crédit de l’état est excellent parce que la dette publique est légère et régulièrement amortie. La dette intérieure ne dépasse pas un capital de 17 millions de francs, même en comptant les engagemens qui viennent d’être pris pour le rachat du chemin de fer de Valparaiso. La dette extérieure ancienne est réduite à 28 millions de francs en capital. Un nouvel emprunt destiné à l’achèvement des deux principaux chemins de fer, et dont le capital nominal s’élève à 38,870,000 francs, a été contracté l’année dernière sur la place de Londres à un taux un peu supérieur à celui qu’a réalisé le dernier emprunt national français. Cette nouvelle dette ne sera pas une charge pour le public, puisque les sommes obtenues seront intégralement employées pour la confection d’un réseau dont le produit augmentera les recettes du trésor.

L’ensemble de ces détails annonce une situation des plus favorables ; comment se fait-il donc qu’un pays où les intérêts positifs sont si amplement satisfaits ait été désolé récemment par la guerre civile ? C’est ce qu’il faut expliquer.


II. — LA CRISE POLITIQUE.

La commotion de 1851 avait déterminé un fractionnement dans les partis. Les esprits attentifs et modérés, parmi les progressistes comme parmi les conservateurs, avaient reconnu dans le programme du nouveau président les bases d’une politique nationale. Le parti pelucon se trouvait restreint et notablement transformé. Il se réduisait alors à un groupe d’ultra-conservateurs fiers du sang espagnol qu’ils ont conservé sans mélange, possédant de vastes domaines, de gros revenus, de nombreuses clientèles, formant par leur union naturelle avec le clergé une force imposante, ayant tendance, en un mot, à reconstituer une aristocratie autant que le permet le milieu social où ils sont placés. Un des secrets griefs de ceux-ci contre M. Montt était que dans le choix des fonctionnaires publics il ne consultait que le mérite, sans s’informer si les prétendans étaient de sang-bleu ou de sang-rouge.

Il était dans les habitudes des pelucones d’obéir passivement aux impulsions de leurs chefs politiques. Les hommes éminens qui avaient fait la force et légitimé l’ancienne domination du parti conservateur avaient disparu pour la plupart. Les familles aristocratiques subissaient à leur insu de nouvelles influences. On a vu que la révolution de 1848 avait mis en ébullition les progressistes chiliens. La réaction de 1850 agit en sens contraire sur les pelucones. Les phrases qu’on faisait à Paris sur le principe d’autorité retentissaient agréablement dans les salons aristocratiques du Nouveau-Monde. La cour de Rome, avec son habileté vigilante, saisissait le jour, l’instant de renouer des négociations avec les pays catholiques, pour obtenir ces concessions dont le concordat autrichien a réalisé l’idéal. Des tentatives de ce genre furent faites jusqu’au Chili. Le clergé chilien avait montré jusqu’alors une sage modération, et son influence avait été souvent efficace pour le maintien de l’ordre. On remarqua tout à coup qu’une certaine portion du clergé, celle qui formait le cercle intime de l’archevêque, mettait en honneur les doctrines ultramontaines : cela coïncidait avec l’apparition d’un certain nombre de jésuites qui revenaient au Chili, sinon comme membres d’une société religieuse, puisque leur corporation est encore sous le coup des anciennes lois qui l’ont supprimée, du moins comme simples particuliers. Accueillis dans la haute société, ils n’eurent pas de peine à persuader aux pelucones qu’il y a solidarité d’intérêts entre le parti ultramontain et le parti ultra-conservateur.

L’influence mystérieuse dont les pelucones allaient devenir les instrumens se manifesta dès l’année 1851, avant même que les derniers feux de la guerre civile fussent éteints. Une pression très vive fut exercée sur le nouveau président pour obtenir de lui qu’il confiât au clergé la direction de l’Institut national. Une scission dès le lendemain de la victoire n’aurait pas été sans danger. M. Montt céda avec regret sans doute. L’année suivante, il était obligé de signer un décret de destitution contre les employés ecclésiastiques de l’Institut, parce qu’il avait cru découvrir en eux un parti-pris de dénaturer l’établissement, de comprimer cette émulation intellectuelle qui distingue le Chili au milieu des républiques hispano-américaines.

Après des tentatives réitérées et souvent malheureuses du parti rétrograde en faveur du clergé, les chefs de l’ultramontanisme comprirent qu’ils ne devaient pas compter sur le concours aveugle du gouvernement. Cette défiance donna lieu à un incident qui est probablement sans analogue dans les annales parlementaires de l’Europe. Les auteurs de la constitution chilienne ont voulu que le sénat, quoique électif, fût formé de manière à opposer une force de résistance aux entraînemens de la démagogie : ces puissantes familles où l’on conserve le culte du passé y sont toujours représentées dans une très large proportion. L’ultramontanisme a donc beaucoup de prise sur ce corps. Pendant la session de 1854, un projet de loi, élaboré dans le plus profond mystère, fut introduit au sénat en vertu de l’initiative attribuée à ses membres, discuté et adopté en une seule et même séance[6]. Or ce projet n’était rien moins que l’annulation de la loi qui a frappé les jésuites de bannissement, et le rétablissement de la compagnie de Jésus, en lui accordant, sous forme de restitution, de grandes propriétés territoriales ! L’Europe comprendra difficilement qu’on ait pu tant déclamer et soulever tant de passions contre la prétendue prédominance du pouvoir exécutif dans un pays où des lois de cette importance peuvent être adoptées par un des grands corps de l’état sans que le pouvoir exécutif en sache rien.

Il est probable que le comité jésuitique, en frappant son petit coup d’état, avait voulu, comme on dit, mettre M. Montt au pied du mur, et voir s’il oserait se séparer ouvertement du puissant parti qui le considérait comme sa créature. D’un autre côté, la seule pensée du rétablissement des jésuites avait causé dans la société chilienne autant de mécontentement que de surprise. On comptait sur le bon sens et la fermeté de M. Montt pour faire avorter cette tentative. Le gouvernement prit l’attitude de la neutralité et laissa l’affaire suivre son cours légal. Il advint que le projet, patroné par le sénat, subit à la chambre des députés un échec retentissant, une de ces déroutes qui font date dans les souvenirs. À tort ou à raison, on attribua ce résultat à une mystérieuse intervention du gouvernement, et parmi ceux dont les calculs venaient d’être déçus, il s’amassa contre M. Montt et ses auxiliaires une de ces rancunes qui ne pardonnent pas.

On touchait à l’époque de l’élection présidentielle. Entre le dépositaire du pouvoir et les classes qui prétendaient donner l’impulsion, les causes de mésintelligence étaient déjà nombreuses ; mais une prospérité évidente, un épanouissement général avaient succédé aux terreurs de 1851 : on était dans une de ces phases trop rares où les peuples aiment à se laisser vivre doucement. On jugea imprudent d’ouvrir carrière à de nouvelles agitations. Toutes les fractions du parti conservateur, y compris les pelucones, se mirent d’accord pour prolonger de cinq ans la présidence de M. Montt. La réélection de 1855 se fit presque à l’unanimité. À juger par ce seul indice de l’état des esprits, il eût été bien difficile de soupçonner l’existence de ces ressentimens occultes qui devaient bientôt faire explosion.

Le premier éclat eut lieu dès le mois d’octobre 1856. L’archevêque de Santiago se refusait alors à reconnaître un jugement de la cour suprême de justice lui intimant l’ordre de suspendre les effets de certaines censures prononcées par lui contre deux chanoines. Il faut savoir que la législation chilienne a respecté les règles de l’ancien droit canonique, qui autorisait l’appel comme d’abus, c’est-à-dire le recours du prêtre molesté par son supérieur auprès du pouvoir civil, et pour un pays essentiellement catholique c’est la preuve d’un remarquable bon sens que de n’avoir pas accueilli les maximes nouvelles de l’ultramontanisme, qui, en introduisant l’absolutisme dans le gouvernement intérieur de l’église, en privant les membres du clergé inférieur de tout recours contre l’arbitraire, les livre trop souvent à ces colères muettes qui sont les plus dangereuses. La cour suprême de justice avait donc rendu un jugement en faveur des deux chanoines, et, en raison de la résistance hautaine que lui opposait l’archevêque, elle menaçait de prononcer contre celui-ci une sentence de bannissement. Le prélat et sa fervente clientèle se tournèrent alors du côté du gouvernement, sollicitant son intervention en faveur de la religion opprimée. Que pouvait le président en cette circonstance ? Casser de son autorité privée un jugement rendu conformément aux lois, c’eût été le renversement de tous les principes, un véritable coup d’état.

Le clergé, ou, pour mieux dire, la partie militante de ce corps, comprit qu’elle ne devait plus compter sur la docilité du gouvernement, et elle chercha ailleurs son point d’appui. Sous prétexte de défendre les immunités ecclésiastiques contre les empiétemens du pouvoir civil, et comme si l’archevêque, mis en péril, avait besoin d’être couvert par une sorte d’avant-garde, il se forma à Santiago une société mystique et politique à la fois sous l’invocation de saint Thomas de Cantorbéry. Ce nom, qui symbolise la lutte du clergé contre l’état, indiquait assez l’attitude que le prélat allait prendre. Que les pelucones se fussent empressés d’adhérer à la ligue sainte, d’offrir à l’archevêque l’appui de leur crédit, de leur fortune, surtout dans le cas où la menace de bannissement aurait été poussée jusqu’à l’exécution, cela semble dans l’ordre naturel des choses ; mais ce qui dut causer un légitime étonnement, ce fut de voir les hommes qui en 1851 avaient combattu l’élection de M. Montt sous le drapeau du libéralisme radical, des libres penseurs, dont quelques-uns avaient scandalisé la dévote société chilienne par des hardiesses en matière de religion, sortir tout à coup de leur longue apathie et apporter chrétiennement à l’archevêque soi-disant opprimé le tribut de leur coopération.

Un désistement des chanoines plaignans mit fin à ce conflit. Pendant cette crise, le gouvernement avait pu constater que deux de ses anciens alliés, le peluconisme et le clergé, lui étaient devenus complètement hostiles, et qu’en même temps des ressentimens mal éteints couvaient parmi les radicaux. Telle était la situation respective des partis à l’ouverture de la session législative en juin 1857. L’initiative parlementaire, dont un abus si étrange avait été fait à propos du rétablissement des jésuites, devint pour la seconde fois une arme de guerre tournée contre le pouvoir exécutif. Un certain nombre de citoyens chiliens, une soixantaine, je crois, étaient encore sous le coup des sentences de bannissement prononcées à la suite du soulèvement de 1851. Un projet d’amnistie impliquant l’abolition des peines et des poursuites pour cause politique fut proposé subitement par un sénateur, M. Juan de Dios Correa, et ce projet fut discuté et adopté dans la même journée, à la grande stupéfaction du public, et surtout du gouvernement. Le piège était tendu avec adresse. Un gouvernement a toujours mauvaise grâce à repousser un acte de clémence. Si le président refusait de s’associer au projet du sénat, il encourait l’impopularité, et des vaincus de 1851 il se faisait des ennemis irréconciliables. Il se perdait au contraire en acceptant. Un gouvernement ne peut pas, sans se déconsidérer, approuver une loi d’amnistie qui lui est dictée par ses adversaires. S’il la trouve juste et sans péril, pourquoi n’en a-t-il pas pris l’initiative ? S’il la juge inopportune et qu’il la subisse, il se sent donc bien faible ? Ainsi raisonne le public.

La situation qu’on venait de faire au président était difficile. Il savait fort bien que les idées de conciliation et d’apaisement, tombant au milieu d’une société dont les instincts sont chevaleresques et les aspirations généreuses, y devaient être accueillies avec faveur. Son devoir à lui était de mesurer froidement la portée d’un acte de faiblesse qui eût fait passer infailliblement l’influence morale, et bientôt après le pouvoir effectif, aux mains imprudentes que l’impulsion jésuitique faisait mouvoir. Il puisa dans sa conscience cette force dont l’homme d’état a besoin pour braver l’impopularité. Il combattit résolument dans la chambre des députés la motion adoptée par les sénateurs.

Il faudrait de trop longs détails pour exposer les péripéties du débat, pour dire comment le projet, repoussé d’abord par les députés, repris avec certaines modifications par les sénateurs, porté de chambre en chambre, finit par être adopté, grâce aux plus subtiles ressources de la tactique parlementaire. Vaincu en apparence, le pouvoir exécutif ne se laissa pas abattre par ce résultat, et, faisant usage de la prérogative qui lui est attribuée par la constitution, il présenta des observations sur la loi, et proposa d’en limiter les effets aux tolérés politiques, c’est-à-dire aux condamnés qui, malgré une sentence de bannissement, étaient revenus dans le pays et y vivaient paisiblement. Pour justifier cette restriction, le pouvoir alléguait que, s’il était convenable de tendre la main à ces tolérés politiques, au nombre d’une cinquantaine environ, qui avaient été pour ainsi dire au-devant de l’amnistie en rentrant d’eux-mêmes avec des sentimens adoucis, il n’y avait aucune raison pour étendre cette faveur à un très petit nombre d’individus qui, restant volontairement à l’étranger au lieu de profiter de la tolérance offerte à tous, montraient par là qu’ils n’étaient pas encore ralliés aux institutions qu’ils ont combattues : il n’appartenait pas non plus au pouvoir d’amnistier, avant qu’ils fussent condamnés, certains individus compromis dans une tentative de subversion toute récente et placés encore sous la main de la justice : c’étaient ceux probablement que les auteurs du projet d’amnistie tenaient le plus à sauvegarder. Le sénat finit par se rendre à ces raisons, et l’amnistie eut lieu dans les limites marquées par le pouvoir.

Au milieu de ces tiraillemens, les partis s’étaient groupés et organisés pour une lutte facile à prévoir. Un mouvement d’opinion très significatif s’opérait au profit du gouvernement. Autour de lui se ralliait la classe qui est heureusement la majorité dans tous pays, celle des hommes qui ne sont pas des champions actifs dans les engagemens politiques, et dont le bon sens et l’équité ne sont pas faussés par des sollicitations personnelles d’intérêt ou de vanité. Ceux-ci se rendaient compte des difficultés qu’on accumulait autour de la présidence comme des machines de siège : ils savaient gré à M. Montt de la résistance qu’il opposait, par prévoyance patriotique, aux prétentions du parti aristocratique et clérical, auquel il appartenait par son origine, dont il aurait été le favori comblé, s’il en avait voulu être l’instrument aveugle. Non-seulement les conservateurs progressistes, très nombreux au Chili, se serraient autour du gouvernement pour former ce qu’on a appelé le parti national, mais il y avait des scissions dans les partis extérieurs. Plusieurs des progressistes engagés dans le mouvement de 1851 se rapprochaient de la présidence, ne parvenant pas à comprendre ce que les libertés publiques auraient à gagner avec les pelucones, partisans-nés des systèmes rétrogrades, instigateurs des mesures compressives, aux temps où le pouvoir ne leur était pas contesté.

La lutte parlementaire, envenimée par les commentaires de la presse, répondit à ce qu’on avait prévu. On appuya dans le sénat des propositions hasardées, de vrais actes d’hostilité, non plus alors contre le gouvernement, mais contre la constitution de l’état. L’article 41 de la constitution ordonne que tout projet approuvé par une chambre et soumis à l’autre soit discuté pendant les sessions de l’année où il a été présenté. Vers la fin du mois d’août, c’est-à-dire lorsqu’il ne restait que peu de jours pour l’expiration de la période législative, la chambre des députés approuva et remit au sénat le budget des dépenses publiques pour l’année suivante. À ce moment, les quatre ministres, découragés par une hostilité systématique, avaient présenté leur démission. Sous le prétexte qu’il était bon de connaître leurs successeurs, afin d’apprécier à quel point ils mériteraient la confiance publique, la majorité de la chambre des sénateurs décida que la question du budget serait suspendue jusqu’à la formation du nouveau cabinet. Vainement on insista auprès du sénat pour qu’il voulût bien rectifier sa résolution. Les raisons à faire valoir ne manquaient pas. Les ministres, dont la retraite était annoncée, fonctionnaient encore : pourquoi le congrès n’aurait-il pas profité des quelques séances qui lui restaient pour accomplir son devoir constitutionnel ? La mission du sénat, comme celle de l’autre chambre, étant d’approuver ou de rejeter les projets qui lui sont présentés, il excédait son droit en retardant arbitrairement la décision, dans l’attente d’une éventualité en dehors de son domaine. Et d’ailleurs vouloir imposer par ce moyen un ministère de telle ou telle nuance au président de la république, c’était un procédé anormal, contraire à la lettre de la constitution. Malgré des observations aussi justes, la chambre haute persista dans son refus, et laissa finir la session. Un mois plus tard, un nouveau cabinet étant constitué, le pouvoir exécutif dut convoquer extraordinairement le congrès, et ce fut alors seulement que le sénat consentit à discuter et à approuver le budget.

Un autre incident, un vrai scandale parlementaire, va montrer jusqu’à quel point le sénat s’était laissé envahir par un esprit désorganisateur. La chambre des députés avait fait des modifications importantes à un projet de réforme électorale approuvé par le sénat. Le projet amendé ayant été renvoyé à l’examen de la première chambre, ces modifications furent rejetées. La chambre des députés crut devoir maintenir sa résolution en l’appuyant par une majorité comprenant les deux tiers des voix, condition requise pour que l’insistance en pareil cas soit valable. Le projet n’était donc point encore passé à l’état de loi, puisque la sanction d’une partie du corps législatif lui manquait. On vit néanmoins la majorité ultra-conservatrice du sénat, ces mêmes hommes qui avaient professé jusqu’alors non pas seulement un légitime respect, mais un culte idolâtrique pour la constitution de 1833, proposer tout à coup la violation de cette œuvre, donner ainsi l’exemple le plus dangereux au milieu de la fermentation des esprits, le plus imprudent au point de vue de leurs propres intérêts. Ce projet, non encore adopté légalement, ils le présentèrent au président, en insistant pour qu’il le promulguât. La chambre des députés, comme on devait s’y attendre, protesta énergiquement contre cette tendance du sénat à envahir tous les pouvoirs nationaux. Le président, bien entendu, refusa de s’associer au petit coup d’état des pelucones, et il me semble qu’il a rendu un vrai service à l’aristocratie sénatoriale, en évitant un précédent qui plus tard eût été infailliblement retourné contre elle.

L’opposition dans l’ordre parlementaire n’était représentée que par l’élément pelucon. Au contraire, dans la presse et dans les cercles politiques, les adversaires du pouvoir appartenaient en majorité au parti libéral. Il faut connaître la signification historique de ces mots au Chili[7] pour apprécier tout ce qu’il y a d’imprévu et d’anormal dans une pareille confraternité ; mais la passion politique est un feu subtil et violent, et les fusions qui en résultent donnent parfois de monstrueux mélanges.

L’approche des élections, qui devaient avoir lieu en mai 1858, vint donner à la fusion des élémens extrêmes un caractère d’évidence que jusqu’alors on avait eu soin d’éviter par une sorte de pudeur. Dans la presse, les journaux en sympathie avec le gouvernement, et dans les cercles les citoyens qui étaient les interprètes du bon sens public, prirent à partie les libéraux rétrogrades, en les interpellant sur leur programme commun, sur l’avenir qu’ils réservaient au pays. Voulaient-ils la décentralisation administrative ? Oui et non. Voulaient-ils la liberté religieuse ? Oui et non. Voulaient-ils la refonte de la constitution, l’avènement de la pure démocratie, la suppression des derniers privilèges, enfin tout ce qui peut être un motif de discussion dans une république ? — Toujours des réponses complexes et évasives. — C’est qu’en effet aucun des deux groupes n’aurait pu formuler nettement un de ses propres principes sans révolter ses auxiliaires. Par exemple, des municipalités décentralisées qui donneraient toutes les campagnes aux pelucones, cela ne doit pas plus convenir aux libéraux que la liberté des cultes aux jésuites.

Il fallait pourtant une devise de combat à inscrire sur le drapeau. À défaut d’idées et de principes sur lesquels l’opposition coalisée ne parvenait pas à s’entendre, on se contenta d’un simple mot de ralliement, et l’on dit : « Ce que nous voulons, c’est la moralité administrative. » Dès cet instant, presque tous les griefs de l’opposition se réduisirent à un seul : la malversation des fonds publics. Les partisans du gouvernement furent qualifiés de logreros (usuriers, monopoleurs), et à défaut de charges positives on vint à parler de l’emprunt des 7 millions de piastres autorisé antérieurement par les chambres, pour l’achèvement des chemins de fer comme d’un butin magnifique que le pouvoir et ses partisans devaient se partager.

Tout cela n’empêchait pas le parti national de battre complètement ses adversaires sur le terrain des élections. Quinze députés seulement des deux oppositions réunies furent élus. Au sénat, l’épreuve fut plus défavorable encore pour les opposans. Cette assemblée doit être renouvelée par tiers tous les trois ans, et sept sénateurs des plus hostiles au gouvernement étaient arrivés au terme de leur mandat. Aujourd’hui le gouvernement croit pouvoir compter sur la plupart des nouveaux élus, de sorte que l’ascendant du parti national paraît définitivement assuré dans les deux chambres. Tout cela ne se fit pas sans un conflit, sans un déploiement de stratégie électorale soutenue de part et d’autre avec la plus ardente animosité. Par exemple, la loi exige, pour que l’élection d’un sénateur soit valide, que les deux tiers au moins des électeurs prennent part au scrutin : lorsque cette formalité n’est pas remplie, c’est le sénat lui-même qui tranche la difficulté en choisissant au scrutin secret entre les deux candidats qui ont obtenu le plus grand nombre de suffrages. Dans la province de Santiago, les opposans, après s’être comptés, s’abstiennent de voter afin que l’élection reste nulle : aussitôt les amis du pouvoir, imaginent de compléter le nombre des votans en engageant un électeur malade à envoyer son vote par écrit. À en juger par la polémique acre et violente que souleva cet incident, on pouvait présager que la nation marchait à la guerre civile, parce que déjà elle, en était arrivée à cet état de lièvre qui ne comporte plus la discussion impartiale, la recherche désintéressée de ce qui est juste et vrai.

La lutte électorale vint offrir au clergé ou plutôt à l’archevêque de Santiago une occasion de resserrer son intimité avec le parti pelucon. Depuis longtemps déjà, il existait à Valparaiso une chapelle protestante que l’autorité avait tolérée pour ne pas heurter l’esprit de notre époque, et en considération des besoins religieux du grand nombre d’étrangers établis dans la ville. La constitution chilienne exclut, il est vrai, l’exercice public de tout culte autre que celui de l’église catholique ; mais comme cette chapelle était en apparence propriété particulière et n’avait ni cloches, ni autres signes extérieurs qui lui donnassent l’aspect d’un temple, le gouvernement s’était abstenu de tout acte répressif à son égard, donnant ainsi à la disposition constitutionnelle l’interprétation la moins rigoureuse possible. Cependant cette condescendance ouvrait carrière à l’hostilité du pouvoir spirituel. À l’approche du jour fixé par la loi pour les élections, l’illustrissime archevêque adressa aux fidèles un mandement destiné à leur dénoncer la violation de la loi politique, comme celle de la loi religieuse : on y montrait le ver rongeur (le protestantisme) que les ennemis de l’église tâchaient d’introduire sournoisement dans la société, et l’urgence qu’il y avait pour tous les bons chrétiens de serrer leurs rangs pour résister au danger qui les menaçait. Par une coïncidence remarquable, qui n’était sans doute pas fortuite, l’édit spirituel, que les curés devaient lire pendant trois dimanches consécutifs dans les paroisses, était lu pour la troisième fois le jour même des élections.

La population du Chili, quoiqu’elle se soit bien modifiée depuis la chute de la domination espagnole, est encore accessible au fanatisme : le clergé conserve beaucoup de prise sur elle, et les coups qu’il frappe au nom de la religion peuvent porter très loin. Déjà une centaine de personnes appartenant aux classes distinguées s’étaient adressées au gouvernement pour lui demander, ce qui leur semblait tout simple, la démolition du prétendu temple protestant. Si de pareilles idées se produisaient spontanément, même parmi des gens instruits, quel effet ne devait-on pas attendre d’une pièce telle que la lettre pastorale de l’archevêque, tombant dans un jour d’excitation politique au milieu des masses populaires ! Mais il y eut plus encore. Le clergé, poussé à bout en voyant que le parti national, favorable à l’administration, triomphait le premier jour des élections dans presque toutes les paroisses, fit distribuer au peuple une proclamation de nature à exalter son fanatisme jusqu’au délire, en lui désignant nominativement le président de la république comme l’ennemi de la religion et de Dieu. Cette proclamation fut imprimée dans l’imprimerie du Conservateur, qui était soutenue par les pelucones et les ultramontains ; c’est une pièce vraiment curieuse, et il serait dommage que l’Europe n’en eût pas connaissance. La voici :


« Catholiques !

« Le gouvernement qui vous opprime jura, quand il ambitionnait le pouvoir, qu’il protégerait la religion du Crucifié, qui fut le premier à dire : Tous les hommes sont frères et égaux. Le fils de Dieu trempa ainsi les armes avec lesquelles les tyrans sont combattus, et prépara l’avènement au pouvoir de ceux qui étaient opprimés et déshérités. C’est justement pour cela qu’il est abhorré par Montt et Varas.

« C’est pour cela que ceux-ci protègent, contrairement à la loi, l’exercice d’un culte qui n’est pas le nôtre. Aux yeux des catholiques, tous les hommes sont frères ; nous aimons même mieux ceux qui sont dans l’erreur, parce qu’ils sont plus dignes de pitié ; mais nous ne protégeons pas la propagation des mauvaises doctrines, ainsi que le font Montt et Varas, qui ne sont ni catholiques ni protestans, mais des athées qui nient l’existence de Dieu à cause de leur haine pour la liberté. S’ils étaient chrétiens, ils ne seraient pas cruels, sanguinaires et amis du scandale. Jésus-Christ mourut pour les pauvres qui étaient les opprimés, et ceux-là leur arrachent le fruit de leurs travaux et leurs droits naturels, civils et politiques.

« Contre les sectaires de la plus mauvaise des doctrines, celle qui refuse au pauvre même l’espérance de recevoir dans le ciel le prix de ses vertus, on doit combattre avec abnégation et courage. Il existe différentes manières de combattre les mauvaises doctrines : nous les combattons en prêchant, le peuple les combat en travaillant pour rendre positives les garanties offertes par la constitution.

« En votant pour l’opposition, on travaille pour la religion catholique.

« QUELQUES PRETRES. »


Malgré tout, le résultat des élections fut, ainsi qu’il a déjà été dit, favorable au parti national. À l’exception de la minorité de la chambre des députés, le congrès présentait un accord qui semblait un gage d’ordre et de sécurité pour le pays. Cependant jamais, en consultant les souvenirs parlementaires de la république, on n’avait vu pareille série d’embarras et de difficultés opposés à la tranquille élaboration des lois, ni un désir plus manifeste, plus obstiné, de brouiller toute discussion, d’aigrir tout débat. Dès les premiers jours de la session, on sut à quoi s’en tenir sur la tactique qu’avait adoptée la minorité opposante. Cela était d’autant plus regrettable que des projets ayant au suprême degré le caractère de l’utilité publique venaient d’être soumis à l’examen des chambres : le projet de loi sur l’instruction primaire, tendant à augmenter le budget des écoles ; celui qui doit réglementer l’établissement des banques ; la réforme du système tributaire, c’est-à-dire des usages qui règlent le rapport du propriétaire foncier et du travailleur agricole ; le régime de la salubrité publique, pour protéger les classes de la population où la mortalité sévit largement, et plusieurs autres projets, dus, pour le dire en passant, à l’initiative du gouvernement et conçus avec une remarquable intelligence des intérêts sociaux. Jamais peut-être meilleure occasion ne s’était présentée pour une coalition de prétendus réformateurs de montrer au pays, dans une discussion loyale et approfondie, quels étaient leurs plans, leurs idées et la supériorité de leurs lumières. Cependant ces projets dormaient aux archives pendant que la chambre, enchaînée par ses règlemens, perdait son temps à écouter les deux discours[8] que chaque membre avait à prononcer à propos des interpellations, des récriminations et de tous les incidens politiques incessamment renouvelés.

Pour forcer leurs adversaires à sortir de leur pernicieuse inertie, le gouvernement se décida à employer un remède qui pouvait devenir dangereux : il transporta la discussion sur le terrain de la politique actuelle et ardente, en présentant deux projets de loi, l’un réformant la loi électorale, et l’autre concernant l’organisation et les attributions des municipalités. Ces projets ne devaient pas avoir un meilleur sort que les autres. Les opinions extrêmes, accidentellement coalisées, n’auraient pu toucher les questions de principes sans se repousser, et par exemple, bien que la « décentralisation administrative » fût une des formules de l’opposition radicale, la presse de cette nuance avait à peine osé murmurer ces mots, comme si elle craignait de contrarier les antécédens et les véritables vues du parti conservateur.

Sur ces entrefaites, un capitaliste, le plus fort actionnaire et l’un des directeurs dans la compagnie du chemin de fer entre Santiago et Valparaiso, s’adressa au congrès pour offrir la vente de ses actions au gouvernement. Les erreurs et les maladresses commises dans la direction de cette entreprise n’étaient un mystère pour personne ; les travaux venaient d’être suspendus après une perte de plus de 3 millions de francs, engloutis dans des opérations complètement inutiles. Le gouvernement était le principal actionnaire de cette entreprise[9], mais son intervention dans la gérance de la société était réduite à une seule voix, les cinq autres voix étant attribuées de droit aux souscripteurs qui, ayant pris des actions pour 250,000 francs au moins, seraient choisis par élection dans une assemblée générale des actionnaires.

La compagnie du chemin de fer de Valparaiso, considérée comme une spéculation particulière, en était arrivée à un état de découragement et d’impuissance qui eût fait avorter cette grande entreprise d’utilité nationale, si les pouvoirs publics avaient refusé absolument leur concours. L’incident qui avait éveillé l’attention du congrès à cet égard conduisit au système d’intervention le plus simple. Les chambres autorisèrent le pouvoir exécutif à racheter non-seulement les actions qui lui étaient offertes, mais encore celles qu’il pourrait rassembler, afin que, les possédant toutes, ou du moins en très grande partie, il pût prendre la direction des travaux et donner à l’entreprise une impulsion vraiment utile au pays. Il fut décidé que l’achat des actions serait fait au pair, car bien qu’elles valussent alors un peu moins dans le commerce, il ne parut ni digne ni équitable que l’état spéculât aux dépens des particuliers qui avaient engagé leur fortune dans une entreprise utile et honorable pour le pays, entreprise malheureuse momentanément, mais à laquelle un bel avenir commercial semble réservé[10].

Telle est l’origine de ce rachat du chemin de fer de Valparaiso, qui a fourni le thème principal des diatribes sur le désordre des finances et la dilapidation du trésor. Le ministère avait appuyé la décision des chambres, et comme il se trouvait que l’actionnaire qui avait sollicité la mesure était un des membres dévoués et actifs du parti national, la presse et les députés de l’opposition eurent beau jeu pour donner à l’autorisation octroyée le voile d’une faveur spéciale et d’une scandaleuse dissipation des deniers publics. Pour apprécier cette accusation à sa juste valeur, il suffit de savoir que l’un des députés le plus enflammé contre le projet, celui qui déploya le plus d’aigreur dans la discussion, avait envoyé six mois auparavant, en sa qualité de directeur du chemin de fer, une adresse au gouvernement, dans laquelle on lui demandait ce que la loi devait plus tard octroyer, adresse à laquelle le pouvoir exécutif ne put pas répondre, parce que c’était une question de la compétence du congrès.

C’est ainsi que finit la session de 1858, perdue pour le pays, et seulement profitable à ceux qui voulaient amener une crise. Il n’y eut pas d’expédient qui ne fût mis en œuvre pendant toute cette session afin d’exciter les esprits, d’entraver l’administration dans sa marche, de semer la méfiance dans la république. Tout acte de l’autorité était interprété dans le sens le plus ignoble, et comme on désespérait de la mettre en échec légalement au moyen des majorités, on s’appliquait à retarder les décisions utiles, comme pour suspendre la vie nationale. La presse, de son côté, s’était engagée dans une voie pleine de périls pour elle-même, car si la masse du public, dans les jours de trouble, paraît applaudir à une polémique excessive, il arrive bientôt des jours de calme et de juste appréciation où ce même public, pour excuser ses propres torts, s’élève à son tour contre la presse, et professe pour les droits de la publicité un dédain dont les ennemis de la liberté ne manquent pas d’abuser.

La presse chilienne prit donc, vers la fin de 1858, un ton de dénigrement et de violence qu’elle n’avait pas eu dans les commotions intérieures de la république. Bien décidés, et pour cause, à ne formuler aucun programme, les journaux du parti pelucon s’en tenaient à développer dans tous les sens le thème de l’immoralité administrative ; on abusait jusqu’à la licence du dédain, inopportun peut-être, avec lequel l’autorité tolérait des articles déclamatoires et gonflés d’amertume, des moqueries incisives, des caricatures où l’on faisait figurer par exemple tous les hommes du pouvoir se partageant les revenus publics. Tout était mis en jeu pour enlever à l’autorité l’influence morale qui est son principal moyen d’action dans un état populaire. Le gouvernement avait en son pouvoir les moyens de réprimer ces agressions, car, en supposant que le jury consulté en matière de presse ne lui fût pas entièrement favorable, l’action criminelle devant les tribunaux ordinaires, pour faits d’injures et de calomnies, restait ouverte. Cependant, soit que le président et ses ministres jugeassent indigne d’eux de discuter leur probité devant les tribunaux, soit qu’ils pensassent que le débordement même de la presse deviendrait la justification évidente des mesures qu’il faudrait enfin prendre pour sauver l’ordre public, le fait est qu’on s’abstint de poursuites judiciaires.

Penchant ce temps, la fusion, comme on dit au Chili, s’était consolidée : les meneurs occultes du mouvement étaient parvenus à rallier tous les ennemis de la présidence ; mais déjà la mésintelligence et l’indiscipline commençaient à se glisser dans l’armée coalisée. La jeune phalange, celle des radicaux, entreprit une propagande réformiste au service de laquelle on mit un nouveau journal : l’Assemblée Constituante. Dans cette feuille, rédigée par des jeunes gens éloquens et instruits, mais d’une ardeur qui n’est pas encore tempérée par l’expérience, toutes les lois, tous les règlemens étaient jetés pêle-mêle dans le creuset de la théorie pour y être refondus. La conclusion pratique de ce labeur semblait être celle-ci : que rien de ce qui avait existé antérieurement n’était plus tolérable, et qu’il y avait urgence de tout changer.

La décentralisation municipale occupait dans ces élucubrations la place éminente ; c’était le lien avec lequel les réformistes espéraient attacher les provinces à leur cause. Nous avons vu plus haut que les municipalités chiliennes sont électives et à peu près indépendantes en tout ce qui concerne les intérêts spéciaux de la localité. Toutefois l’approbation du président de la république, agissant avec le concours de son conseil d’état, devient nécessaire dans les cas où les décisions des municipalités comportent des charges fiscales ou des restrictions à la liberté individuelle. Cette faculté de révision, attribuée au président et dont il me semble difficile qu’il abuse, est au contraire une garantie libérale sagement ménagée aux citoyens par la constitution. Les biens et les droits ne peuvent pas être entamés par la seule autorité des corporations qui, dans certaines provinces, ne sont pas toujours composées de gens suffisamment éclairés, ce qui permet de supposer qu’on n’y rencontre pas toujours la droiture ou la circonspection désirable. Dans cet entraînement qui aveugle les partis, les radicaux passaient outre : leurs travaux, calculés de manière à réveiller l’esprit de provincialisme, n’étaient pas dirigés sans quelque succès ; la vanité locale, l’assentiment instinctif de ceux qui se sentent appelés à exercer la prépondérance, recevaient avec empressement ces idées qui tendaient à faire disparaître d’une manière absolue le contrôle du pouvoir central. Le même esprit se manifestait dans la prétendue réorganisation des pouvoirs publics. Le congrès devait tout faire, le pouvoir exécutif rien. À force de réduire l’influence que la charte de 1833 avait voulu assurer au président, on condamnait celui-ci à la nullité.

Encore plus que le gouvernement, les pelucones et le clergé voyaient avec défiance les projets des réformistes : le clergé surtout commençait à trembler pour l’article 5 de la constitution, celui qui interdit tout autre culte que le catholicisme ; mais que faire ? On s’était placé sur une pente où il n’était pas facile de se retenir, et puis le moment n’était pas venu de désavouer les auxiliaires actifs sur lesquels on comptait pour la guerre contre la présidence.

En y réfléchissant d’ailleurs, on reconnaît que la conduite des ultra-conservateurs était moins imprudente qu’il ne semble au premier abord. En supposant que les choses eussent été poussées à l’extrémité et qu’on fût parvenu à renverser le parti qui s’appuie sur la constitution et prétend conserver la politique nationale de Portalès, la coalition victorieuse se serait dissoute aussitôt, et on n’aurait pas tardé à voir les ultra-conservateurs et les progressistes à couteaux tirés. Pour qui auraient été les chances dans cette nouvelle lutte ? Le parti progressiste est formé par un groupe de personnes, jeunes pour la plupart, appartenant à la classe instruite, et dont plusieurs sont les héritiers des familles les plus riches : dans sa composition actuelle, ce parti est peu nombreux et n’a pas prise sur les grosses masses de la population. Si pour se fortifier il s’adressait aux passions de la foule ignorante, il surviendrait des excès dont les utopistes à nature généreuse seraient révoltés les premiers, et le progressisme se dissoudrait par la défaillance de ses chefs. Il peut y avoir des désordres au Chili, mais les élémens d’une révolution populaire n’y existent pas. La situation du peluconisme est bien différente : il a de l’argent en abondance ; l’autorité morale du clergé lui prête son prestige ; il possède avec ses vastes domaines la clientèle de ses inquilinos, attachés à lui par une sorte de servage. En cas de crise extrême, il rallierait autour de lui les honnêtes gens effarouchés, en leur faisant appel au nom de l’ordre public et du salut social. En définitive, le peluconisme resterait le maître du terrain. Ainsi on a dû raisonner dans les conciliabules où le jésuitisme a la parole.

Les choses en étaient venues à un point d’aigreur et de provocation où un pays ne peut rester longtemps. Le 12 décembre 1858, on entra dans la phase de la révolution active. L’Assemblée Constituante avait convoqué les opposans de toute nuance qui se trouvaient à Santiago à une réunion où devaient être discutées les bases d’une réforme constitutionnelle. Le gouvernement, comme on a pu le voir, avait souffert que ses adversaires pratiquassent toute sorte d’hostilités, sans recourir aux moyens extraordinaires que la constitution accorde, ni même aux ressources ordinaires de la loi ; mais enfin, dans cette convocation d’une assemblée populaire invitée à donner son adhésion à un plan de réforme constitutionnelle, il vit un acte désorganisateur de nature à compromettre l’ordre public, et il défendit la réunion. En cela, il ne faisait que remplir une disposition en vigueur depuis 1851, qui, tout en reconnaissant le droit de réunion, prohibe cependant les clubs lorsqu’ils prennent le caractère d’une association politique.

Cet ordre ne fut pas respecté. La réunion ayant eu lieu et plus de trois cents personnes étant en séance, on répondit avec hauteur à une sommation faite en termes polis par l’intendant de la province, qui, avant d’en venir aux mesures de rigueur, voulut faire un dernier appel aux sentimens de conciliation. Il fut donc nécessaire d’employer la force, et on envoya à cet effet un peloton de soldats pour disperser la réunion. L’acte séditieux prit alors une teinte plus prononcée. Le chef de la troupe fut insulté, et quelques libéraux exaltés commencèrent à pérorer en adressant des excitations aux soldats. La mesure était comblée ; une plus longue tolérance n’eût été que de la faiblesse : le gouvernement accepta résolument cette nouvelle situation. Par son ordre, les constituans furent conduits, au nombre d’environ deux cents, à la caserne de police, au milieu de la plus complète indifférence de la population ; deux heures après, les villes de Santiago et de Valparaiso étaient déclarées en état de siège.

Par suite de ces mesures, il se fit dans la presse et au sein des factions un silence momentané ; mais le public ne s’y trompa point : chacun resta persuadé que la première escarmouche amènerait des hostilités sur une large échelle. En effet, dès le 5 janvier 1859, quelques citoyens de Copiapo, aidés par la garde urbaine (ou, comme on dirait chez nous, la garde nationale), qui composait la principale force de la ville, chassèrent les autorités légales en combinant une surprise, et nommèrent intendant et commandant d’armes un jeune homme appartenant à une des plus honorables et des plus opulentes familles du pays, M. Pedro Léon Gallo.

Le 15 du même mois, un autre coup de main mettait Talca au pouvoir des révolutionnaires. Deux localités tout à fait distinctes, l’une au nord, l’autre au sud, attiraient donc en même temps l’attention du gouvernement. La province de Talca, qui forme l’extrémité de la vallée centrale de la république, est séparée des pays du sud par le grand fleuve Maule, qui ne peut être franchi qu’en très peu d’endroits. C’est donc une ligne importante, parce qu’elle est d’une défense facile. L’histoire des guerres civiles du Chili présente d’ailleurs les provinces du midi comme celles où se recrutent plus facilement les insurrections. Pourvues de ressources pour la guerre et peuplées de gens chez qui le voisinage des Indiens entretient les habitudes belliqueuses, assez disposées d’ailleurs à méconnaître la prépondérance, des grandes villes du centre, ces campagnes ont presque toujours fourni les armées qui des environs de Penco se sont élancées vers Santiago avec des instincts destructeurs. Ces considérations faisaient de la prise de Talca un accident grave dont la coïncidence avec d’autres mouvemens, comme on devait s’y attendre, mettait l’ordre établi en grand péril.

Avec une ardente activité, les révoltés de Talca avaient construit des remparts et creusé des fossés. Ils étaient commandés par M. Juan Ramon Vallejo, homme d’un esprit résolu et énergique, qui, après avoir obtenu par la contrainte la coopération de plusieurs citoyens des plus importans en les obligeant à donner leurs noms pour une espèce de gouvernement provisoire, leur avait imposé en outre, ainsi qu’à d’autres personnes considérables par leur fortune, des subventions onéreuses pour les frais de la guerre. Aucun habitant ne pouvait quitter la ville sans avoir payé une somme dont l’importance variait arbitrairement suivant la position de ceux qui émigraient. La nécessité suprême aux yeux du gouvernement était de réprimer d’abord cette révolte : ne prêtant que peu d’attention à celle de Copiapo pour ne pas trop diviser ses forces, il organisa une forte expédition sous le commandement du ministre de la guerre, le général Garcia, et le siège fut mis devant Talca.

Cependant les provinces du sud ne répondaient pas, comme on avait lieu de le craindre, à l’appel des révolutionnaires. Des bandes de montagnards sans plan et sans entente, commandées par des chefs obscurs, et entraînant à leur suite par l’appât du désordre des vauriens et des malfaiteurs, voilà le seul élément de guerre que l’on parvenait à remuer. Les forces locales étaient plus que suffisantes pour disperser ces bandes partout où elles se présentaient ; leurs attaques étaient moins inquiétantes pour l’autorité que pour les propriétaires et les citoyens pacifiques qui ne sympathisaient pas avec leur cause. Cet état de choses, quoique très regrettable, ne présentait pas les dangers d’une lutte en règle ; le général Garcia s’appliquait à retarder l’assaut de Talca, dans l’espoir que les insurgés, ayant conscience de leur isolement, finiraient par céder sans effusion de sang. Ses calculs furent justifiés par le fait. Le 22 février, la ville fut évacuée, et sa garnison, composée d’environ quinze cents hommes, se dispersa. On n’avait échangé que quelques coups de fusil dans cette apparence de siège ; mais une des premières victimes avait été le promoteur du mouvement, M. Ramon Vallejo, dont la mort contribua pour beaucoup à décourager les assiégés.

Pendant que ce résultat était atteint, l’insurrection éclatait dans divers endroits pour être aussitôt vaincue. Le 8 février, un gros peloton de montagnards, commandé par M. Juan Alemparte, entrait dans la ville de Concepcion en mettant aux premiers rangs, pour leur servir de rempart, quelques employés de l’administration qui avaient été faits prisonniers à Talcahuano. La ville n’était gardée que par très peu de troupes ; mais, au moment où la lutte commençait à prendre un caractère sérieux, un renfort envoyé par l’intendant du Nubie, la province limitrophe, vint seconder les défenseurs de la constitution et mettre les montagnards dans une complète déroute. Deux jours après, une autre bande de ces derniers, commandée par M. Domingo Arze, échouait également dans une tentative contre la ville de Chillan, capitale de la même province du Nubie. L’insurrection était décidément malheureuse dans la région du sud ; mais on avait à craindre que les montagnards, après avoir agi séparément, ne finissent par se réunir en un seul corps, ainsi qu’il est arrivé un peu plus tard ; on jugea prudent d’organiser dans ces contrées une division assez respectable, dont la composition et le commandement furent confiés au lieutenant-colonel José Manuel Pinto. Les soulèvemens partiels dans les provinces centrales n’avaient pas un meilleur résultat. La ville de, San-Felipe, chef-lieu de la province d’Aconcagua, s’étant révoltée le 12 février, il suffit de peu de jours pour la prendre d’assaut et lui infliger, dans la première ardeur du combat, un assez rude châtiment.

Le 28 du même mois, trois cents ouvriers, entraînés par les perturbateurs dans une lutte aussi déraisonnable qu’elle était criminelle, ensanglantèrent les rues de Valparaiso. Tenus en échec et dans la rage de l’impuissance, ils succombaient à l’horrible idée de mettre le feu à la maison de la préfecture, exposant ainsi au danger d’être dévorée par les flammes la seconde ville de la république, composée presque totalement de bâtimens construits en bois. Après deux heures de combat, l’ordre fut rétabli.

À l’impuissance de ces mouvemens, il était facile de voir que le bon sens des peuples répudiait la révolution. Cela ne suffisait pas encore pour que les révolutionnaires ouvrissent les yeux. Nous avons laissé M. Pedro Léon Gallo maître de la province d’Atacama, mais surveillé par les représentans de l’autorité. À considérer l’isolement de cette région, dont la partie habitable est séparée de Coquimbo par un vaste désert, le peu de ressources qu’on y trouverait pour la guerre, la cherté des vivres, la rareté des routes praticables et des abris, on pouvait prévoir que l’insurrection du nord périrait de consomption, si elle restait concentrée dans son foyer primitif, ou bien qu’en marchant sur Coquimbo, ainsi qu’on devait s’y attendre, elle irait au-devant d’une déroute. Les forces du gouvernement furent donc dirigées vers ce dernier point sous le commandement du lieutenant-colonel Silva Chaves, et bien que ce petit corps, composé d’environ douze cents hommes, n’eût pas l’avantage de la supériorité du nombre, il avait pour lui la puissance de la discipline : les chances favorables paraissaient être de son côté. En dépit des probabilités, un coup inattendu vint prolonger la guerre civile et suspendre ce travail de pacification, qui était déjà très avancé dans les esprits.

Le commandant Silva avait fatigué ses troupes par une marche rapide pour prévenir l’ennemi, qui n’était déjà plus qu’à trois lieues de La Serena, chef-lieu de la province de Coquimbo. Les deux armées se trouvèrent en présence le lu mars dans le défilé de Los-Loros, et, après une fusillade qui dura près de trois heures, M. Léon Gallo resta le maître du champ de bataille.

Les troupes du gouvernement, obligées de battre en retraite, laissaient à découvert la ville de La Serena. Le mouvement du nord, il est bon de le remarquer ici, avait été fomenté et dirigé par des jeunes gens de condition distinguée, comme celui qu’ils reconnaissaient pour leur chef militaire, mais qui, malgré les influences de tradition et d’entourage, n’étaient engagés par aucun lien avec la faction ultra-conservatrice. Leur tentative avait donc pris, dès le début, une teinte révolutionnaire : leur programme impliquait vaguement une refonte de la constitution. Une fois maîtres de La Serena, leur dissidence avec les pelucones prit un caractère beaucoup plus tranché ; on alla jusqu’à insérer dans les journaux officiels de l’insurrection des diatribes assez blessantes contre le luxe et l’oisiveté du clergé. Les pelucones étaient désorientés ; ils ne sympathisaient que médiocrement avec l’armée victorieuse à Los Loros, qui avait été recrutée en grande partie parmi les ouvriers des mines, au sein même de l’élément démagogique. Aussi, en réservant toutes leurs ressources pour les provinces du sud, où ils comptaient trouver des auxiliaires à leur convenance, ils évitèrent de mettre leur argent à la disposition du chef d’Atacama. On a lieu de croire que celui-ci a contribué largement aux frais de la guerre, et, tout en déplorant le dangereux accès de fièvre politique auquel il a succombé, on doit reconnaître qu’il s’est montré dévoué à son idée et prodigue de ses richesses autant qu’il était disposé à l’être de son sang.

Le gouvernement préparait de son côté contre les insurgés du nord une forte expédition, aux ordres du général Vidaurre-Leal. Les défenseurs de la constitution et les prétendus constituans se rencontrèrent dans la plaine de Peñuelos, le 29 avril, au nombre de trois mille combattans de chaque côté. Les Chiliens sont naturellement braves, et leur tempérament s’enflamme aisément. Une fois lancés, ils s’abordent résolument, et la bataille donne lieu à une multitude d’engagemens corps à corps. Le choc fut donc très sanglant à Peñuelos. Après quatre heures de combat, le général Vidaurre, grâce à l’habileté de sa manœuvre ainsi qu’à la vigueur des troupes qu’il commandait, fit subir à ses adversaires une défaite complète. L’armée insurrectionnelle se débanda après avoir vu une vingtaine de ses chefs tombés au pouvoir des vainqueurs. Dès ce moment la pacification du nord fut assurée.

Quelques jours auparavant, le chef de la division du sud, le commandant José-Manuel Pinto, avait porté le dernier coup aux monteneros, c’est-à-dire aux montagnards voisins de l’Araucanie, qui, au nombre de deux mille hommes sous les ordres de M. Nicolas Tirapegui et soutenus par l’argent des pelucones, tentaient un dernier engagement dans le champ de Maipo. C’est là, il faut l’avouer, un épisode bien triste pour le Chili, et peu honorable pour ceux qui en ont été les instigateurs. Ces inquilinos, attachés à la glèbe, non par la loi, mais par la coutume, ignorans, aussi indifférens qu’étrangers aux notions politiques, on les a vus ameutés et lancés par bandes au nom de la moralité publique et de la religion en péril. Le déchaînement des passions bestiales, les attaques contre les personnes et les propriétés, la terreur répandue partout, en un mot la guerre faite à la société en haine du pouvoir qui la représente, voilà les tristes moyens que certains conservateurs, tant ils étaient aveuglés, n’ont pas craint d’employer pour recouvrer leur domination compromise.

Des vastes haciendas sortaient ces étranges régénérateurs, divisés par troupes sous des chefs obscurs qui étaient le plus souvent des espèces de contre-maîtres dans les métairies ; ils couraient les grands chemins, épouvantaient les populations pacifiques, rançonnaient de préférence ceux qui étaient signalés comme les partisans du pouvoir présidentiel. Peu s’en est fallu que la contagion du désordre ne se répandît parmi les Indiens de l’Arauco ; déjà même un certain nombre de ceux-ci vagabondaient à travers les campagnes, y commettant tous les excès propres aux tribus sauvages.

En résumé, depuis les derniers jours de janvier jusqu’au 29 avril, il y avait eu, dans les diverses provinces, quatorze combats, sans compter les luttes personnelles, surprises, coups de main, et autres incidens meurtriers. Les pertes résultant de ces engagemens, sans atteindre un chiffre bien élevé, étaient néanmoins cruelles pour une population peu nombreuse. Les craintes de bouleversement étant dissipées, on rendit la liberté à presque toutes les personnes détenues en vertu des pouvoirs extraordinaires que le congrès venait enfin de conférer au gouvernement. On mit en jugement les individus ouvertement compromis ; les chefs les plus exaltés de la jeune opposition furent écartés momentanément du territoire de la république. L’archevêque de Santiago manifesta le désir de faire un pèlerinage à Rome, où il est en ce moment. On pouvait croire à un apaisement complet et rapide ; mais de mauvaises passions fermentaient encore dans l’ombre. À Valparaiso notamment, il existe une corporation de portefaix pour le service de la marine marchande, composée d’environ huit cents membres, avec une caisse de secours mutuels et une organisation qui donne à leur société une certaine consistance. Comme ces hommes s’étaient engagés dans le mouvement révolutionnaire, le gouvernement avisa aux moyens de briser leur force collective. Une sombre rancune aigrissait donc ces esprits incultes. Le 18 septembre, on célébrait par une cérémonie religieuse l’anniversaire de l’indépendance chilienne ; le général Vidaurre-Leal, nommé gouverneur de Valparaiso, était dans l’église avec toutes les autorités de la ville ; les gardes nationaux stationnaient sur la place, avec leurs armes en faisceaux. Tout à coup les portefaix s’élancent sur les fusils pour s’en emparer. La milice citoyenne résiste. Le tumulte qui s’élève retentit jusque dans l’église. Le gouverneur, par un mouvement instinctif, s’élance au dehors pour voir ce qui se passe. Déjà les émeutiers commencent à se disperser, mais au moment où le général plonge ses regards dans une petite rue débouchant sur la place, plusieurs coups de feu sont dirigés contre lui, et il tombe, n’ayant plus que quelques heures à vivre. La mort comme la vie du brave et dévoué Vidaurre justifie l’épithète de Leal (loyal) qu’il avait lui-même ajoutée autrefois à son nom pour protester contre l’odieuse félonie d’un chef militaire qui portait le même nom que lui.

L’assassinat du vainqueur de Peñuelos a fait une impression profonde sur tous les partis : il a sans doute porté le dernier coup à l’esprit de révolte. Il ne paraît pourtant pas que cette horrible catastrophe ait été le résultat d’une préméditation criminelle. Quatre ou cinq émeutiers, pris les armes à la main, ont été jugés militairement. Parmi les individus mis en arrestation se trouvent le sénateur Ossa et ses deux fils : cette famille opulente et fanatique était soupçonnée d’exercer sur les ouvriers du port une influence dangereuse. Les pouvoirs extraordinaires dont le président avait été investi par les représentans légaux du pays viennent d’être prorogés jusqu’au 1er novembre 1860, et le congrès lui-même, convoqué extraordinairement, va avoir à délibérer sur un projet de loi tendant à rendre les conspirateurs de toutes classes responsables des pertes et dégâts matériels occasionnés par les tentatives révolutionnaires.

Tels sont les faits connus jusqu’à ce moment : il est à peine besoin de les résumer, car ils parlent d’eux-mêmes. En Europe, où les incidens de la crise seront jugés avec une expérience calme, tout le monde sentira que l’ordre constitutionnel établi au Chili n’est pas en péril. On ne voit pas là, comme dans certaines républiques espagnoles, des soldats aspirant au pouvoir par le droit du sabre, ni un président cherchant à prolonger illégalement son mandat. Dans quinze mois, une élection présidentielle appellera la nation à l’exercice normal de sa souveraineté. Il n’y a pas non plus au Chili d’antagonisme de classes, puisque toutes les classes se sont si étrangement fusionnées dans les rangs révolutionnaires, ni de ces querelles économiques si difficiles à apaiser. L’état financier est excellent. La crise commerciale ne peut se prolonger indéfiniment : les dernières nouvelles annoncent qu’on vient de découvrir encore des gisemens métalliques d’une grande richesse, ce qui détermine ordinairement une reprise d’affaires.

Il est évident en outre que l’alliance des ultra-libéraux et des ultra-conservateurs n’est pas durable. Il faut réchauffement d’une extrême colère pour mélanger ainsi des partis extrêmes : ils se séparent à mesure que le temps les refroidit. Considéré isolément, chacun de ces partis porte en lui-même des élémens de décomposition. Si les pelucones ont réellement subi en 1852 des influences venues d’au-delà des mers, ne seront-ils pas impressionnés en sens contraire, aujourd’hui que la propagande jésuitique est en échec ? D’un autre côté, quand les jours de réflexion calme seront revenus, les utopistes et les exaltés comprendront qu’on n’améliore pas un gouvernement au moyen d’une opposition poussée jusqu’à la guerre civile, que d’ailleurs le despotisme n’est jamais à craindre de la part d’un pouvoir qui développe largement l’instruction publique et ne cherche pas à constituer des monopoles industriels. Plusieurs des progressistes et des plus intelligens sont actuellement en Europe : ils feront là de sages réflexions en voyant que sur beaucoup de points notre vieux monde est encore plus loin que leur pays de l’idéal qu’ils ont rêvé.

Quant au parti victorieux, il est devenu réellement le parti national. La présidence, le congrès, la hiérarchie administrative à tous ses degrés, n’ont fait qu’un seul corps pour défendre la loi. L’armée chilienne a donné un exemple de loyauté et de discipline sans pareil dans l’histoire de l’Amérique espagnole. À l’exception de la garde urbaine de Copiapo, pas un seul bataillon n’a méconnu les ordres du président qui ne sera plus bientôt qu’un simple citoyen, et si l’on peut citer quelques officiers parmi les frondeurs, pas un seul n’a porté les armes contre l’autorité. De toutes parts on arrive à reconnaître cette vérité sentie par les sages auteurs de la constitution, qu’un pouvoir exécutif vigilant et fort est nécessaire au Chili comme modérateur entre les élémens extrêmes : c’est un progrès, et à ce point de vue on peut espérer que la dernière convulsion de la jeune république n’aura été pour elle qu’une fièvre de croissance.


ANDRE COCHUT.

  1. Suivant les supputations les plus récentes, celles de M. Legoyt, consignées dans le Dictionnaire de l’Économie politique, la période de doublement pour seize des principaux états de l’Europe a été en moyenne de 100 ans ; ce terme varie entre 49 ans pour la Grande-Bretagne, y compris l’Irlande, et 185 ans pour la Bavière. La période est de 82 ans pour la Belgique et de 128 ans pour la France.
  2. Le recensement général de 1854 indique nominativement, et après enquête pour suppléer à l’insuffisance des actes authentiques, 588 individus de 100 à 134 ans.
  3. Les étrangers sont compris dans ce chiffre pour 20,000 environ, et plus de la moitié sont citoyens de la république argentine ; les autres parties de l’Amérique fournissent près de 2,000 individus. Parmi les Européens, les Allemands, appelés à former des colonies agricoles du côté de I’Araucanie, sont les plus nombreux : on en compte 1,822. L’Espagne n’est plus représentée dans son ancien domaine que par 915 individus. Il y a seulement 1,934 Anglais et 1,650 Français. Les premiers sont en grande partie voués au commerce général et à l’industrie des mines. Outre des commerçans de détail au nombre d’environ 300 et une quarantaine de professeurs, la France envoie des ouvriers professionnaux de toute espèce, y compris 38 cuisiniers et 36 modistes.
  4. Prêtres au Chili, moins de 6 pour 10,000 habitans ; — militaires, 32 pour 10,000 habitans ; — fonctionnaires y compris la police, 15 pour 10,000 habitans ; — mendians hommes et femmes, 1 pour 10,000 habitans.
  5. Les chiffres qui suivent vont donner un tableau du progrès agricole, industriel et commercial accompli au Chili. Je partage les quatorze dernières années, dont les résultats sont connus, eu deux périodes septennales, et j’en prends la moyenne, en ramenant tous les chiffres aux mesures françaises.
    De 1844 à 1850. Moyenne des sept années. De 1851 à 1857. Moyenne des sept années. Augmentations pendant la seconde période.
    1° EXPORTATIONS DES PRODUITS AGRICOLES.
    Blé hectolitres. 112,597 201,107 78 pour 100
    Farine quintaux métriques. 94,314 191,845 103
    Orge hectolitres. 42,547 133,594 214
    Haricots hectolitres 14,598 22,861 56
    Pièces de bois nombre. 415,467 581,925 40
    Viandes séchées chargui quint, métr. 182,432 205,390 12
    Laines quint. métriq. 6,647 11,613 74
    2° EXPORTATION DES PRODUITS MÉTALLIQUES.
    Argent en lingots francs. 12,213,850 15,219,325 24
    Minerais d’argent quint. métriq. 1,081 54,750 4,964
    Cuivre en barres « 54,541 71,816 32
    Cuivres première fusion eyes « 45,852 94,530 100
    Minerais de cuivre « 44,850 192,205 328
    3° MOUVEMENT GÉNÉRAL DU COMMERCE.
    Importations francs. 49,303,490 84,752,570 71
    Exportations « 37,086,140 72,861,915 96
    Importations et exportations réunies « 86,394,630 157,614,485 82
    4° CONSOMMATION DES PRODUITS EXOTIQUES.
    Sucre kilogrammes. 4,672,484 9,158,583 110
    Café « 26,976 39,756 89
    Thé « 15,843 45,272 169
  6. Le sénat ne compte que vingt membres, et la présence de treize d’entre eux légalise les opérations : il suffit donc, en pareil cas, du concert de sept personnes pour constituer une majorité. À cet égard, le règlement des chambres chiliennes appelle évidemment une modification.
  7. Au Chili, on donne le nom de libéraux aux progressistes exaltés et aventureux qui ont engagé la lutte révolutionnaire de 1851. Si l’on conservait à ce mot le sens restreint et modéré que nous lui attribuons en Europe, on pourrait dire qu’au Chili à part les adhérens au jésuitisme tout le monde est libéral.
  8. Suivant le règlement des chambres chiliennes, tout membre doit prendre deux fois la parole dans chaque discussion non pas toujours pour prononcer deux discours, mais au moins pour exprimer son avis. Il ne faut voir là qu’un moyen d’éducation parlementaire, et c’est la garantie qu’on ne votera pas sans savoir de quoi il s’agit, comme cela est arrivé quelquefois en Europe.
  9. Il avait souscrit 2,000 actions, représentant un apport de 10 millions de francs sur un capital de 35 millions.
  10. A la date du 14 mai 1859, quatre-vingt-onze actionnaires seulement, porteurs de 1,376 actions, avaient profité de ce droit de vendre leurs actions au pair : il restait encore 581 actions à racheter.