Le Christ, Aphrodite et M. Pépin/Aphrodite

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Aphrodite




L’Aphrodite d’or, Kypris couronnée de violettes, naquit une seconde fois… Car elle voulait réjouir par sa présence la multitude des hommes.

Divinement nue, la Déesse jaillit de la mer… Et ce fut, dans l’univers heureux, un hymne universel.

Étendue dans une immense conque, aux parois irisés et que berçaient les remous, Kythérée vogua vers Paris.

Les ténèbres étaient descendues sur un paysage du Nord que ne reconnaissaient point les yeux de l’Anadyomène. Les peupliers bruissants et pointus, les chênes, les érables, remplaçaient les oliviers et les cyprès… Les cigales ne chantaient plus dans l’ombre chaude… Les pois d’or ne fleurissaient plus sur les rives…

Toute la nuit, la Déesse vogua sur le fleuve, Et, vers l’aube, la conque s’arrêta.

Kypris vit pour la première fois, une cité aux ponts de pierre grise…

La place de la Concorde s’éveillait… Et la Déesse, s’arrêtant enfin, quitta la conque voyageuse.

Nue comme au jour de sa naissance divine, Kythérée traversa la place et entra dans la ville.

Le vent du matin avivait l’éclat des astéries qui couronnaient le front de la Déesse. Un peu d’embrun mouillait encore la fleur du sein gauche. Les cheveux semblaient une forêt marine d’algues dorées. Les prunelles variables recélaient toutes les couleurs de la mer. Plus blanc que l’écume natale le corps olympien resplendissait…

Nue comme au jour de sa naissance divine, Kythérée entra dans la ville…

Et ce fut parmi les passants, l’effroi et le scandale… Un sénateur, réfugié derrière son parapluie brusquement ouvert, dit tout haut :

« Peut-on concevoir un pareil outrage à la pudeur publique !… » Sa réflexion s’aggrava, plus amère encore : « Et naturellement, pas un sergent de ville ! »

Concupiscent, un bourgeois laisse tomber ces paroles : « Cristi ! elle est gentille, cette petite femme-là ! La taille n’est pas assez fine peut-être… Et ça manque de fesses… Mais enfin, elle est plutôt bien faite… Hé ! la petite mère !… »

Entraînant sa fillette qu’elle menait à un cours de solfège, une mère, rougissante, déclara que Paris n’était plus un séjour tolérable pour les honnêtes femmes… « On devrait faire jeter en prison des gourgandines pareilles, qui se promènent sans chemise dans les rues… » s’écria-t-elle. Pudique, elle ajouta : « Et en plein jour encore ! »

Sournoisement, un garçon boucher pinça la croupe de la Déesse… Un gamin lui jeta des cailloux…

Sereine, Aphrodite d’or marchait devant la foule hostile, goguenarde, effarée. Les pas de l’Immortelle déplaçaient des parfums… Autour d’elle, le soleil se faisait très doux.

Cependant le sénateur était parti en courant… Bientôt il revenait accompagné de deux agents qui s’emparèrent de la fille de Zeus. Et l’ayant recouverte de leur capote réglementaire, ils l’emmenèrent au poste de police voisin…

Lorsque le commissaire la somma, sur un ton officiel, de décliner ses noms et qualités :

« Insensé, dit la Déesse, ne m’as-tu pas reconnue ? Je suis Aphrodite, qui aime les sourires, Aphrodite, couronnée d’or… Moi seule donnai aux Dieux le doux désir. Je domptai les races des hommes et les oiseaux, et la multitude des bêtes sauvages. Tous ont le souci de Kythérée à la belle chevelure.

Maintenant, écoute et souviens-toi de mes paroles. J’ai quitté la demeure de mon Père, le large Ouranos, pour verser aux hommes le nectar mêlé d’allégresse.

Pour la seconde fois, j’apparais au milieu des mortels, non point dans Kupros maritime, mais dans Paris fluvial…

Étranger, fais bâtir pour moi, en cette ville que j’ai honorée entre toutes, un temple où l’on m’offrira de parfaites hécatombes. J’y demeurerai, parmi, l’encens et le parfum des guirlandes tressées. Les races futures m’apporteront des présents splendides et je recevrai, joyeuse dans mon esprit, les beaux sacrifices des Parisiens. »

Ainsi parla la fille de Zeus, se souvenant des paroles mêmes d’un Aède qui, jadis, l’avait louée en des strophes irréprochables.

Le commissaire écouta gravement. Puis il donna un ordre à voix basse.

Un des agents sortit aussitôt…

Il se fit une pause, interrompue par la venue de deux gardiens de la paix. Un fiacre attendait devant la porte du commissariat… Avec une fermeté exempte de douceur les agents empoignèrent l’Immortelle et l’y jetèrent. Mystérieusement, l’un d’eux communiqua au cocher apoplectique l’adresse du Dépôt.

On conduisit Kypris aux joues resplendissantes dans une cellule étroite. Après quelques phrases parfaitement inutiles, on la laissa dans la solitude.

La Bienheureuse s’assit, pleine de pensées… Vainement elle avait quitté l’Ouranos battu des vents, glorieuse demeure de son père… Les temps et les peuples avaient changé de façon lamentable. Nul dans la ville bien bâtie où Kypris était venue, ne l’avait saluée en lui tendant les mains. Nul dans son cœur, n’avait reconnu la Déesse immortelle.

Le soir était tombé. De nouveau des agents apparurent.

De nouveau, s’emparant de la Déesse, ils la firent entrer dans un fiacre.

La voiture partit, cahin-caha, vers une maison de fous. Elle cahota, grinça, et s’arrêta, comme à regret. La Déesse et les agents descendirent. Sans une parole, ils traversèrent le préau.

Mais voici que les grillages d’une fenêtre encadrèrent une face livide… Dans cette face brûlaient des prunelles hagardes, ouvertes avec une immense stupeur. Et une voix rauque jeta ce cri déchirant :

« Je te vois et je t’adore, Aphrodite, née de l’écume, Kythérée immortelle ! Je te contemple, lumière de Kypros, splendeur de l’Hellas aux belles femmes ! Sois louée éternellement, fille du ciel et de la mer, Aphrodite couronnée de violettes ! »

La bave aux lèvres, l’homme retomba… Un surveillant emprisonna promptement ses membres convulsés dans la camisole de force.

Le fou avait été poète…

D’un pas tranquille, la Déesse entra dans la maison. Au dessus du toit dont les cheminées vomissaient une fumée noire, plana soudain un vol de mystérieuses colombes. Et entre les fentes de la cour jaillirent irrésistiblement des roses.

Mais nul, autour de la Déesse, ne fut témoin du suave prodige, car, dans le préau, la nuit s’était faite…