Le Christianisme et la Société française à propos du livre de M. Guizot

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Le Christianisme et la Société française à propos du livre de M. Guizot
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 529-556).
LE CHRISTIANISME
ET
LA SOCIETE FRANCAISE


I.

« L’histoire de l’humanité, l’intelligence des idées, des conduites et des situations diverses qui s’y sont manifestées, la religion en général et la religion chrétienne en particulier considérées comme un grand fait, — un fait universel et permanent dont la trace se retrouve partout et dans tous les temps, même chez les païens, un fait qui survit aux divisions, aux luttes scientifiques, aux guerres civiles survenues entre les chrétiens eux-mêmes, notamment entre les catholiques et les protestans, tous chrétiens au même titre sinon au même degré, un fait à la fois humain et divin, humain par son accord avec la nature humaine, divin par l’action directe et surnaturelle de Dieu, du Dieu créateur, personnel et libre, dont la présence et la puissance se révèlent tantôt par le cours général et permanent des lois des choses, tantôt par les miracles spéciaux qu’il juge nécessaires pour l’accomplissement de ses desseins, — la foi chrétienne ainsi rattachée à toute la vie du genre humain, le principe du surnaturel et les miracles comme les dogmes chrétiens hautement proclamés, mais sans controverse, sans appel à une domination extérieure et exclusive, l’hommage rendu aux droits de la conscience simple et droite en même temps qu’aux traditions bibliques et à l’autorité ecclésiastique, n’est-ce pas là le christianisme présenté sous l’aspect le plus propre à ne pas effaroucher les esprits contraires et à rallier les esprits incertains ? » C’est en ces termes que M. Guizot nous présente dans la préface de son nouveau volume le résumé d’un document épiscopal dernièrement publié[1] ; mais je doute que le vénérable auteur du mandement dont il s’agit se reconnût lui-même dans ce portrait. Il serait le premier à déclarer que cette riche analyse contient beaucoup plus que la matière de l’instruction pastorale la plus étendue. C’est tout le plan d’un beau livre, et ce livre, s’il voyait le jour, ressemblerait fort à celui-là même dont M. Guizot déroule devant nos yeux avec une infatigable activité le majestueux développement. Qui ne reconnaîtrait en effet dans ce dessin si net et dans ces larges touches tout l’ensemble de vues dont nous entretient la série des méditations religieuses de M. Guizot ? C’est bien là en effet le christianisme tel que M. Guizot aime à le chercher tour à tour au dedans et au-dessus de l’humanité, — en accord avec tous les besoins de notre nature, mais découlant d’une source qui nous est étrangère et supérieure, — cri du cœur de l’homme et pur don de la grâce divine. C’est bien là cette essence pure, cette substance concentrée de la foi chrétienne, telle que M. Guizot se plaît à la dégager de toutes les divisions confessionnelles, non sans lui enlever par cette opération un peu arbitraire quelque chose de son efficacité et de sa puissance. Ce sont là surtout ces pensées si vastes et pourtant si fermes, ouvrant à l’intelligence un horizon presque illimité, dont toutes les lignes demeurent nettes, et dont les contours n’ont rien de vague. C’est là cet esprit d’examen si libre dans toutes ses recherches, mais dont les conclusions empruntent le ton de l’autorité dogmatique. Tous ces traits conviennent à M. Guizot, et, à vrai dire, ne conviennent qu’à lui seul. Il est impossible de le méconnaître, parce qu’il ne serait possible à personne de l’imiter.

Et ce n’est pas seulement la supériorité du talent qui marque d’un cachet inimitable les contemplations de philosophie religieuse auxquelles M. Guizot consacre, en la renouvelant, l’intarissable fécondité de son éloquence. Les circonstances de sa noble vie, merveilleusement appropriées à son génie naturel, lui ont fait en ce genres d’études une situation qui n’a pas de semblable, presque pas d’analogue en France. Il est le seul qui puisse parler de la foi chrétienne sans paraître faire partie ni plaider la cause d’aucune communion chrétienne en particulier. M. Guizot n’est pas catholique, tout le monde le sait, et tous les catholiques le regrettent ; mais ses lecteurs seraient souvent tentés de croire qu’il n’est pas protestant davantage, sinon par le culte et la pratique, dont ils n’ont pas à s’occuper, au moins par le tour des idées, par la source où ses convictions sont puisées et dont découlent ses raisonnemens. Sans offenser une fraction nombreuse et digne d’estime de nos compatriotes, il est permis de dire que l’esprit de M. Guizot est trop français pour être entièrement protestant.

C’est le malheur du protestantisme en France d’y être toujours en quelque sorte comme un étranger récemment naturalisé, et dont la manière d’être et de parler trahit à son insu l’origine. Cette condition n’est que trop bien expliquée par son histoire et par la longue proscription dont il a été l’objet. Née hors de France, implantée quelques jours seulement parmi nous pour être bientôt violemment expulsée, la réforme n’a pas assez longtemps grandi sur notre sol pour s’y être empreinte de notre génie national. L’Allemagne est son pays natal, son éducation s’est faite à Edimbourg, à La Haye, à Genève. Elle continue à penser et à parler comme ses maîtres. Aussi tout étonne-t-il le lecteur français ordinaire dans un livre de piété ou de théologie protestante, aussi bien les questions qu’on y traite que les solutions qu’elles reçoivent et les termes dont on se sert. Ce ne sont point là les difficultés qui nous troublent, encore moins les réponses qui nous touchent. Nous voyageons en pays inconnu avec des étrangers qui parlent devant nous de choses que nous ne savons pas. La langue même dans le protestantisme se sert n’est pas la nôtre, avec quelque correction et souvent quelque élégance qu’elle soit employée. C’est toujours plus ou moins, comme dans les colonies fondées par les fugitifs de la révocation de l’édit de Nantes, du français d’émigré, dénaturé tantôt par le vocabulaire pesant de l’érudition germanique, tantôt par les intonations empâtées de la Suisse romande. Ce défaut d’accord entre l’auteur protestant et son auditeur français, cette surprise des oreilles françaises, nuisent au succès des écrivains protestans les plus distingués. Une éloquence aussi rare que celle de M. Adolphe Monod n’a pas suffi pour triompher de ce désavantage et assurer à ce grand orateur même une célébrité moyenne. De là vient aussi qu’un esprit aussi distingué que M. de Pressensé n’obtient pas encore toute la renommée qu’il mérite. Pour conquérir l’attention générale, il faudrait que les livres protestans ne fussent pas toujours pleins d’allusions à des polémiques très vives engagées au-delà du Rhin ou sur les bords du lac Léman, et dont notre public ne sait pas le premier mot ; mais c’est là peut-être l’impossible, car, le sort du protestantisme, livré à une grande crise intérieure, se décidant en ce moment sur trois ou quatre champs de bataille dont aucun n’est en France, il est tout naturel que ceux qui lui ont confié leur âme et leur vie aient leurs regards toujours dirigés au-delà de nos frontières. Les écrivains catholiques souffrent d’un inconvénient tout contraire. On connaît trop bien ou du moins on s’imagine trop bien connaître leur ordre d’idées. Dès qu’ils ouvrent la bouche, chacun pense savoir d’avance ce qu’ils vont dire. Presque tout le monde a dans l’enfance appris son catéchisme. Il est bien vrai que peu l’ont compris, et que presque personne ne l’a retenu ; mais c’est une justice qu’on n’aime pas à se rendre à soi-même. Avec ce bagage d’érudition première, singulièrement allégé sur la route, mais complété en revanche par quelques notions puisées dans la littérature courante et dans le trésor des lieux-communs du XVIIIe siècle, tout lecteur français pense avoir fait dès dix-huit ans un cours très suffisant de théologie catholique. Dès lors pourquoi se donner la peine de lire des écrits où l’on se vante de n’avoir rien à apprendre ? Puis le catholicisme, précisément parce qu’il est le fond même de notre existence et de notre histoire nationale, la substance et la moelle dont sont faits notre chair et nos os, a été mêlé à toutes nos luttes et à tous les maux de notre pénible croissance. Sa seule présence éveille dans l’esprit une nuée de souvenirs, de préjugés, de préventions, d’associations d’idées de toute espèce qui obscurcissent sur-le-champ sa lumière. C’est le fantôme de l’ancien régime et le rude cortège de l’inquisition qui apparaissent ; c’est aussi pour chacun de nous quelque querelle particulière et domestique avec le directeur de sa jeunesse et le curé de son village. Il y a, en un mot, chez la plupart de ceux qui pourraient ouvrir un livre catholique avec la pensée de s’instruire, un mélange de présomption et d’inquiétude, de confiance dans ce qu’ils savent, de méfiance de ce qu’on va leur dire, qui est bien la moins favorable des dispositions pour se laisser convaincre.

Les ouvrages religieux de M. Guizot ont la bonne fortune d’échapper à ce double désavantage. Ils sont français et bien français, et ce n’est pas seulement notre langue qui, obéissant d’elle-même à l’un de ses maîtres, vient déployer dans ses écrits tout ce qu’elle a de souplesse, de richesse et de force ; ses idées aussi sont les, nôtres, et ses sentimens ceux que nous éprouvons tous. C’est en gouvernant la France qu’il a appris à sonder les maux dont elle souffre, et ce grand vide intellectuel et moral qui contraste avec la fécondité native de son génie et l’exubérance d’activité due à sa nouvelle constitution démocratique. S’il s’efforce de la ramener vers la religion chrétienne, c’est qu’il n’a pas trouvé ailleurs de source plus abondante et plus pure pour combler ses aspirations confuses, et que ce frein seul lui paraît assez souple et assez fort pour contenir l’irrégularité de ses écarts. C’est l’épreuve de la vie publique, c’est-à-dire de la vie passée en compagnie de ses concitoyens à étudier leur humeur pour les conduire, qui l’a convaincu de la nécessité de la foi, et cette conviction acquise par l’usage du pouvoir, quand il la développe avec une éloquence communicative, on dirait qu’il se croit encore à la tribune. Rien donc dans la théologie de M. Guizot de cet air exotique et emprunté qui dépare souvent celle de ses coreligionnaires, mais rien non plus de catholique dans son langage, et c’est un avantage pour la discussion. M. Guizot garde de sa qualité de protestant le profit tout négatif de ne pas soulever certaines méfiances et de pouvoir laisser dans l’ombre à son gré quelques parties de la doctrine chrétienne qui, travesties plus souvent par la mauvaise foi ou par l’ignorance, répugnent plus que d’autres aux sentimens des générations modernes.

C’est là, disons-le, un grand avantage pour la polémique ; nous ne disons rien de plus, et M. Guizot ne s’offensera pas que nous bornions là nos félicitations. Il ne sera pas surpris que certains de ses lecteurs trouvent parfois cette facilité de discussion achetée un peu trop cher. Il sait comme nous ce que Bossuet pensait du système qu’il développe, et qui consiste à faire choix dans le christianisme de certains points fondamentaux pour les défendre exclusivement en abandonnant comme secondaires ceux qui présentent plus de difficultés et moins d’attrait, — système, comme on l’a dit spirituellement, un peu trop large pour ressembler tout à fait à la voie étroite de l’Évangile. Je crois entendre d’ici la voix du grand évêque s’élever pour dire à ce roi de la pensée, comme autrefois au souverain de la Grande-Bretagne : Opto te opud Deum fieri talem qualis ego sum ; puis ajouter dans son magnifique langage : « Ce souhait est fait pour les rois. Saint Paul, étant dans les fers, le fit pour la première fois en faveur du roi Agrippa ; mais saint Paul en exceptait ses liens, exceptis vinculis his, et nous, nous souhaitons principalement de vous voir enchaîné de ces bienheureux liens qui empêchent l’orgueil humain de s’égarer dans ses pensées en le captivant sous l’autorité du Saint-Esprit et de l’église[2]. »

Cette réserve faite, non pour l’acquit de notre conscience, mais pour l’honneur de la vérité indivisible, rien n’empêche tous les chrétiens de constater et même de mettre à profit pour les opinions qui leur sont communes le parti que M. Guizot a su tirer de sa position personnelle. Jamais la force particulière qu’il y puise n’a été plus visible que dans le volume qui est sous nos yeux. Après avoir dans les précédens étudié la nature intime et la partie philosophique du dogme chrétien, M. Guizot aborde dans celui-ci les relations pratiques de la religion avec la génération dont nous faisons partie et la société où nous vivons. Il veut, nous dit-il, la mettre en contact avec les trois forces qui lui sont aujourd’hui le plus contraires, la liberté, la science et la morale indépendante. Les deux premières ont toujours été assez tentées de regarder leurs droits comme inconciliables avec la soumission exigée par la foi chrétienne ; la dernière se plaint d’y avoir été asservie trop longtemps, et croit le moment venu de s’en affranchir. Trois chapitres sont consacrés à combattre ces préventions et ces prétentions, à démontrer d’une part que l’exercice de la liberté comme les recherches de la science n’ont rien d’inconciliable, dans leur plus grande étendue, avec la réserve du chrétien, de l’autre que le lien qui unit le devoir avec la foi, les convictions de l’homme avec ses actes, la règle de la vie avec son but suprême, est trop étroit pour être relâché ou rompu par aucune des modifications passagères de notre existence sociale. En un mot, assurer à la liberté et à la science qu’elles n’ont rien à craindre de la religion, convaincre la morale qu’elle ne peut pas s’en passer, tel est tout le plan de M. Guizot. On conçoit ce que cette démonstration emprunte de force dans sa bouche à sa qualité de vieux serviteur non-seulement de la liberté politique, mais de la liberté de l’examen et de la pensée en toute matière de science et de doctrines. Liberté, science et morale, il n’est aucune de ces trois puissances qui n’ait quelque obligation de reconnaissance personnelle envers les exemples ou les écrits de M. Guizot.

Rien de plus noble et de plus simple à la fois que toute cette argumentation. On ne sait vraiment de quelle façon la résumer, tant elle a déjà dans ces pages brillantes d’énergie sobre et concentrée. D’ailleurs le mérite principal de ces fortes idées étant leur grand sens, toute leur originalité réside dans le bonheur de la larme, que l’analyse fait évanouir. Comment, nous dit M. Guizot, le christianisme serait-il contraire à la liberté politique des peuples quand la doctrine chrétienne est la seule qui ait affirmé constamment, sans jamais hésiter ni se démentir, la liberté morale des individus dont toute société se compose ? Il n’est presque aucun des grands systèmes philosophiques qui ont régné sur le monde, même ceux qui se sont le plus souvent honorés par les vertus de leurs sectateurs, qui n’ait laissé obscurcir de quelque nuage ou mettre un jour en problème la plus précieuse des prérogatives de l’homme, son libre arbitre, sa faculté de déterminer ses actes à sa volonté et de faire choix à ses risques et périls entre le bien et le mal. Le fatalisme était le fond de toutes les idées métaphysiques communes aux grandes écoles de l’antiquité, et la dernière conséquence de leurs argumens. Le sage des stoïciens lui-même n’est qu’une pièce immuable de l’ordre inflexible du monde, et tout son héroïsme consiste à subir sans murmurer la rigueur de cette destinée. Dans les temps modernes, quelles erreurs sur le libre arbitre de l’homme ne demeurent point attachées aux souvenirs des plus grands noms de la philosophie, Spinoza, Leibniz, Locke et Hegel ? Je ne parle pas des doctrines matérialistes, qui ont aspiré de tout temps à détrôner et à remplacer la foi chrétienne, et qui renouvellent encore sous nos yeux cette tentative désespérée. Il est trop clair que, supprimant avec l’âme elle-même toute spontanéité et toute indépendance dans l’être humain, elle ne laisse pas au libre arbitre même un soupir à exhaler. Seul le christianisme a pris pour point de départ de tous ses dogmes et pour point d’appui de tous ses préceptes la liberté morale de l’homme et la responsabilité, qui en est la noble, bien que douloureuse conséquence, et le premier enseignement qu’il donne à la conscience ainsi pleinement reconnue maîtresse d’elle-même, c’est de résister à tout prix, jusqu’à la mort s’il le faut, à la contrainte matérielle. C’est par cette résistance à l’oppression dans un temps de servilité universelle que le christianisme a révélé son existence aux peuples surpris ; c’est contre la servitude, non contre la liberté, que s’est débattue sa laborieuse enfance, et si son berceau porte la trace d’un sang généreux, ce sont des tyrans qui l’ont fait répandre. Quand donc ces souvenirs, appuyés sur ces principes, feront-ils justice une fois pour toutes des sottes terreurs qu’on cherche à inspirer à la liberté contre la religion ? Non, une doctrine qui fait l’homme libre ne peut préparer l’état asservi. Quelle fatigue d’avoir à redire sans cesse une vérité si simple ! Quelle qualité un tout pourrait-il avoir, sinon celle même de ses parties ? Et l’homme n’est-il pas la seule matière dont on puisse faire le citoyen ?

C’est donc sur le fondement de la conscience chrétienne que M. Guizot, comme Tocqueville, comme Lacordaire, comme Channing, comme tous les grands fondateurs des institutions anglaises et américaines, veut poser la solide assise des libertés publiques. Pour lui, comme pour tous ces nobles esprits, la conscience est la seule citadelle où aucune artillerie ne puisse faire brèche, la seule retraite où ne pénètre l’œil d’aucune police ou le bras d’aucun gendarme. Inaccessibles dans ce camp retranché de la liberté, qui est le cœur même de la place, les peuples croyans peuvent regarder en face tous les despotismes du monde, au nom de quelque principe et par quelques moyens qu’ils s’exercent. Il est pourtant en particulier un genre de despotisme dont M. Guizot se préoccupe, non sans raison, avec un soin plus inquiet que d’aucun autre, et contre lequel il attend de la foi chrétienne un remède vraiment spécifique : c’est le despotisme démocratique, celui qui est exercé par la foule sur l’individu et par le nombre sur l’intelligence ; c’est, par exemple, la servitude imposée par une majorité d’assemblée révolutionnaire à une minorité privée de ses droits civils et naturels, ou bien l’omnipotence déléguée par un caprice de la plèbe à son favori. Le christianisme a fait contre ce despotisme-là ses premières armes et ses preuves, car l’effroyable puissance des césars, que des apôtres seuls ont su braver, n’était que le fruit d’une délégation populaire de cette nature. M. Guizot trouve des couleurs pleines de vie et de force pour décrire cette triste variété d’un triste genre. C’est une sorte de panthéisme politique qui engloutit toutes les volontés individuelles dans une volonté commune, anonyme et irresponsable. Accablé par la masse d’une multitude aveugle et indifférente qui pèse sur lui comme une montagne de sable dont il n’est qu’un grain imperceptible, le citoyen, dans une démocratie pure, perd trop souvent avec le sentiment de sa puissance celui de sa dignité et de ses devoirs. Faible et insignifiante unité, il sent qu’il ne peut rien par lui-même, et ne se croirait volontiers non plus tenu à rien, pas plus à agir qu’à résister. Peu à peu le bruit des agitations populaires, qui étouffe sa voix et assourdit ses oreilles, le berce et finit par l’endormir comme le mugissement monotone des vagues. C’est contre cette tendance de l’individu dans un pays démocratique à s’abandonner par défaillance aux caprices de la majorité, à se décourager presque de sa propre existence à force de la sentir sans action et sans valeur, que réagit efficacement dans la conscience chrétienne le sentiment de la responsabilité personnelle exercée sous l’œil d’un Dieu personnel lui-même en même temps que paternel. Quand le chrétien se sent petit, perdu, presque nul aux yeux des hommes, il sait qu’il est grand encore aux yeux de Dieu, qui l’a créé, et qui a promis de lui tenir compte du verre d’eau donné en son nom. Ce verre d’eau, c’est l’humble effort de l’être isolé qui lutte à lui seul dans son obscurité contre l’entraînement des passions de tout un peuple : stérile résistance, si l’on ne regarde que le fruit apparent ou le succès immédiat ; mais Dieu, qui la voit dans l’ombre, peut la récompenser publiquement en lui venant en aide par un coup spécial de sa toute-puissance, ou en la faisant servir au perfectionnement moral de quelques âmes, but bien supérieur au salut matériel d’une nation tout entière. Tel est l’espoir du chrétien dans la vie publique, et c’est ainsi que la foi, en portant à sa plus haute puissance l’énergie de la conscience individuelle, est le meilleur stimulant qui puisse soutenir la vertu et même le génie écrasés sur la place publique par le brutal ascendant du nombre. Les rapports du christianisme avec la science sont moins intimes sans doute, M. Guizot en convient, mais non pas nécessairement plus hostiles qu’avec la liberté. Il n’y aurait d’antagonisme inévitable entre la science et la foi que si l’une avait la prétention de tout connaître, et l’autre la prétention de tout enseigner. Si la science se flattait de pouvoir découvrir, je ne dis pas tous les secrets de la nature qui piquent notre curiosité, mais seulement ceux qui intéressent notre propre destinée, si la foi se donnait elle-même pour la source unique d’où toute vérité doit découler, si l’une et l’autre se disputaient ainsi l’empire sur la totalité de notre intelligence, un conflit éclaterait nécessairement entre ces exigences contradictoires. Si cependant leurs domaines sont distincts, si le champ de la science est borné de son propre aveu aux notions que le raisonnement peut dégager de l’expérience, si tout ce qui précède ou dépasse l’ordre présent de la nature ou du monde échappe à ses moyens de connaissance, si elle se tait en particulier sur l’origine première des choses et sur la fin dernière de l’homme, — et si la foi saisit et recueille notre intelligence précisément sur les confins où la science l’abandonne, si les vérités dont elle l’entretient et les lumières qu’elle lui apporte éclairent les régions de l’âme où viennent expirer les lueurs mourantes de la science, — sans doute il peut y avoir entre elles, comme entre toutes puissances indépendantes et limitrophes, des querelles de bornage ou de voisinage, les relations peuvent être parfois orageuses, toujours un peu diplomatiques et délicates ; mais il n’y a pas d’incompatibilité essentielle : si la guerre est toujours possible, la paix peut toujours être rétablie ou maintenue. Cette paix a régné après tout pendant des siècles, non sans quelques griefs et quelques accusations réciproques, mais sans rupture, sans déclaration d’hostilité, et ni l’une ni l’autre autorité après tout n’en a souffert dans ses droits légitimes. Il y a eu des croyans fanatiques qui ont opprimé la science, des sa vans orgueilleux aussi se sont rencontrés qui ont insulté la foi. Ces torts tout individuels chargent la mémoire de ceux qui les ont commis ; mais ils n’ont ni arrêté le développement, ni ébranlé l’empire des deux puissances, qui ne leur avaient point donné mission de tenter en leur nom, sur le territoire l’une de l’autre, ces agressions usurpatrices. L’inquisition n’a pas enfermé les immortelles découvertes de Galilée dans le cachot où elle a fait languir sa personne, et l’athéisme de Laplace n’a pas ébranlé la croyance en Dieu dans une seule âme sincère.

D’où vient que ce qui était possible, facile même hier, ne le serait plus aujourd’hui ? La science aurait-elle pris de nos jours quelque essor nouveau qui lui aurait fait franchir d’un bond les limites où se trouvait encore à l’aise le génie des Descartes, des Newton et des Leibniz ? Bien au contraire. Il semble que la paix devrait être aujourd’hui bien plus aisée à maintenir entre les deux ordres de vérités et de connaissances que dans les âges précédens, depuis que la science se vante de s’être interdit à elle-même par la sévère précision de ses méthodes les digressions aventureuses qu’elle se permettait autrefois en dehors de son propre domaine. La science, il n’y avait pas longtemps encore, avait des allures ambitieuses et des prétentions spéculatives auxquelles elle met maintenant sa vanité à renoncer. Point de savant du temps jadis qui ne jetât quelque coup d’œil à la dérobée sur les régions mystérieuses placées, suivant Aristote, par-delà les sciences naturelles, et qui ont gardé d’après ce grand homme le nom de métaphysique. Tout traité de physique ou de chimie, jusqu’aux premiers jours de ce siècle, débutait par quelque considération sur l’origine, la substance ou le bat de la création organique ou inanimée. Nos savans contemporains se piquent au contraire de détourner les yeux de ces questions réservées. Dégager par l’observation la loi de succession des phénomènes matériels sans se permettre une conjecture sur le point de départ ou le terme des mouvemens qui se déroulent à la surface de la matière, encore moins sur le fond substantiel soit de cette matière elle-même, soit des forces qui la meuvent, — sans jamais s’enquérir surtout s’il n’y a pas ailleurs une autre substance régie par d’autres lois, — ne tenir compte en un mot que de ce qu’on peut voir, sentir et chiffrer, non de ce qui se pense ou s’imagine, c’est la prétention de quiconque aujourd’hui dirige un levier ou le garde dans un creuset. C’est là ce qu’on nomme le procédé positif de la science moderne par opposition au procédé spéculatif d’autrefois, et cette abstention systématique est le titre de gloire de nos praticiens, qui se vantent ainsi tout autant de savoir ignorer que de savoir découvrir. Voilà qui va bien, et à ce compte il y aurait moyen de s’entendre avec eux, car ce terrain où ils se piquent de ne pas pénétrer est le seul que visitent en commun la philosophie et la foi, et cette sobriété dans le procédé scientifique paraît la disposition par excellence pour accomplir le précepte de l’apôtre, sapere ad sobrietatem. Malheureusement en ce monde l’ignorance n’est pas toujours modeste, et la modestie n’est pas toujours sincère. Combien de gens qui ne renoncent aux choses qu’à la condition que personne n’y prétendra à leur place ! Combien qui avouent leur impuissance avec un sourire orgueilleux ! Bien entendu que la mesure de leur propre faiblesse doit être prise comme celle de l’intelligence humaine tout entière. Notre science contemporaine est trop sujette à ces aveux altiers d’ignorance proclamés avec une humilité hypocrite. En s’abstenait, par un respect affecté, de toucher aux questions que la métaphysique pose et que la foi résout, elle insinue (quand elle ne dit pas tout haut) que ces questions sont insolubles, parce qu’aucune expérience de laboratoire ou aucune formule d’algèbre ne leur en a livré le secret. Ce qu’elle ne sait pas, il ne faut pas que personne le découvre par d’autres moyens que les siens ou l’apprenne d’un autre qu’elle.

C’est à cette ignorance hautaine, qui, comme beaucoup de souverains déchus, veut régner encore après avoir abdiqué, que M. Guizot oppose ce qu’il appelle, par une expression très heureuse, l’ignorance chrétienne. C’est l’état d’une âme pleine d’un respect plus sincère et d’un amour plus ardent pour la vérité qui consent à la recevoir d’autrui, quand elle n’a pu la découvrir par elle-même, qui appelle d’abord la philosophie pour compléter et couronner la science, puis, si la philosophie à son tour hésite et s’embarrasse, invoque la foi sans rougir pour subvenir à ces défaillances. Tout ce chapitre sur l’ignorance chrétienne est plein d’une touchante éloquence, et la vérité qui en ressort est celle-ci : c’est qu’on ne doit demander au nom de la foi à la science le sacrifice d’aucune de ses découvertes ; mais ce qu’on a droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle ignore tout de bon ce qu’elle confesse ne pas savoir, c’est qu’elle n’essaie pas de tirer en quelque sorte sur elle-même la porte de la vérité pour ne laisser sortir personne par l’issue où elle ne veut point passer, pareille à ces souverains du Haut-Orient qui, ne pouvant étendre indéfiniment leurs conquêtes, élevaient une muraille sur leurs frontières afin d’empêcher au moins leurs sujets d’échapper jamais à leur empire.

C’est donc de la distinction loyalement acceptée entre la science et la foi que M. Guizot espère faire sortir la durée de leur bonne amitié mutuelle. Il pousse même à cet égard le scrupule très loin, car d’une part il est disposé à abandonner à la libre critique de la science toute la partie des textes sacrés qui touche à des faits purement humains et naturels, et de l’autre il reproche un peu sévèrement aux théologiens d’employer trop volontiers les procédés scientifiques pour expliquer les mystères de la foi. Il ne veut ainsi ni intervention du dogme dans l’ordre de la nature, ni intervention de la science dans l’ordre surnaturel. On ne peut apporter plus de générosité et de loyauté à tracer la démarcation des deux domaines. En revanche, dès qu’il s’agit non plus de science, mais de morale, M. Guizot devient beaucoup plus exigeant, et il établit sans hésiter que la condition de la paix est ici précisément opposée. La morale ne peut vivre en bon accord avec la religion que si elle consent à se laisser dominer et pénétrer par cette autorité divine. Entre les vérités religieuses et les règles morales règne une intimité de telle nature qu’elle ne peut guère se rompre sans faire place à une hostilité déclarée. La langue elle-même témoigne combien l’union est cette fois naturelle autant que nécessaire, car on ne dit pas une science chrétienne ; une médecine chrétienne, une physique chrétienne, une chimie chrétienne, seraient des expressions affectées et bizarres. La morale chrétienne au contraire est une alliance de mots familière et consacrée dont les termes semblent se commander mutuellement. La raison de cette différence n’est pas difficile à trouver : c’est que, tandis qu’entre la religion et la science les points de contact sont rares et peuvent, moyennant quelque précaution, être facilement évités, — avec la morale au contraire ce sont des relations continues et constantes, comme celles de surfaces appliquées l’une sur l’autre, et dont l’adhérence ne peut être détruite sans déchirer les fibres de toutes deux.

Qui ne voit, par exemple, qu’il y a tout un ordre de préceptes moraux qui n’existent qu’à la condition que la religion les consacre, qui disparaîtraient avec elle, et ne peuvent non plus être retranchés du nombre des obligations humaines sans que par cette suppression seule la religion tout entière soit atteinte dans ses fondemens ? Y a-t-il un Dieu ? S’il existe, a-t-il créé le monde et l’homme ? Créés ou non, les gouverne-t-il par sa providence ? Est-il pour sa créature un auteur indifférent, un maître sévère, un juge inflexible, un père miséricordieux ? L’accès auprès de lui est-il possible ? Ses oreilles sont-elles ouvertes ou fermées à nos prières ? son cœur au pardon pour nos fautes et à la pitié pour nos souffrances ? Autant de questions qui déterminent en quelque sorte l’axe de toutes les croyances religieuses, et qui, suivant la réponse qui leur est faite, entraînent des conséquences morales différentes ou même opposées. Point de devoir envers Dieu, si Dieu n’existe pas : c’est trop clair ; mais, s’il existe, ces devoirs seront plus ou moins étroits, suivant que les rapports qu’il soutient lui-même avec ses créatures sont plus pu moins intimes ou tendres. En aucun cas pourtant il ne se peut qu’ils soient absolument nuls. Quoi ! nous aurions ici-bas des devoirs envers les auteurs de notre humble et fragile existence, et aucun devoir ne nous lierait envers l’auteur suprême de notre race commune et de la terre qui nous porte ! La morale nous prescrirait le respect et la soumission envers les législateurs éphémères du petit coin de la terre que nous habitons, et nous n’aurions ni obéissance à prêter ni hommage à rendre au souverain de l’univers ! Une telle inconséquence ne peut être sérieusement soutenue. Dieu, s’il existe, a bien autant de droits à l’amour ou au respect qu’un père ou un roi. Non, une doctrine morale qui se tait sur Dieu n’est pas une doctrine qui l’ignore, c’est une doctrine qui le nie ; si elle n’a rien à nous prescrire en son nom, c’est que ce nom lui-même est un vain son dont elle veut déshabituer nos oreilles. La neutralité ici, c’est la guerre, et la prétendue morale indépendante n’est au fond, qu’elle le veuille ou non, qu’une morale athée.

A la bonne heure, va-t-on dire, voilà bien toute une partie vraie ou fausse de la morale qui périt avec la religion, et j’imagine que ce sacrifice ou plutôt ce débarras ne coûtera guère au moraliste indépendant ; mais une autre subsiste, et la plus importante, celle qui règle les devoirs de l’homme envers ses semblables et envers lui-même. Celle-ci se tient debout sans aucun soutien religieux qui l’appuie. Pour savoir quelle conduite je dois tenir en ce monde afin d’être homme de bien et de ne nuire ni à mon voisin ni à moi-même, je n’ai qu’à écouter ma conscience, qui parle assez haut ; ni texte sacré, ni docteur, ni prêtre parlant au nom de Dieu ne sont nécessaires. Eu êtes-vous bien sûr ? Et, admettant que cette partie de la morale survive à la religion détruite, n’est-ce pas de cette vie languissante et passagère que garde quelques instans la branche détachée de l’arbre ou le fruit arraché de sa tige ? C’est ici que, pour bien s’entendre, il faut serrer les idées d’un peu plus près.

Allons hardiment jusqu’au fond de l’idée sur laquelle repose toute notion morale : c’est incontestablement l’idée du droit et de la justice. Toute théorie morale digne de ce nom est une définition, et toute pratique morale une application de la justice. La morale, c’est le juste respect de tous les droits obtenu par le juste accomplissement de tous les devoirs ; mais qu’y a-t-il dans l’idée de justice elle-même ? Deux choses la constituent à titre égal, deux propositions indissolubles, et qu’on ne peut arbitrairement séparer : la justice détermine également du même coup, au même moment, par une seule et même affirmation, et la valeur morale d’un acte humain, et le mérite ou le démérite dont il est affecté, c’est-à-dire le châtiment ou la récompense que cet acte doit entraîner à sa suite. C’est la justice elle-même qui déclare que l’acte qui lui est conforme doit recevoir son prix, que l’acte qui lui est contraire doit subir sa peine. La même justice qui ordonne à tout homme de respecter la vie de son semblable commande aussi, par une autorité non moins impérieuse, que le meurtrier qui viole ce dépôt sacré de la vie humaine soit puni. A la vue de la victime humaine baignée dans son sang, une clameur de la conscience appelle en même temps sur la tête de l’assassin et la réprobation et la vengeance. Je ne dis pas seulement : Cet homme a mal fait, j’ajoute : Ge criminel doit payer pour son crime. C’est la même justice aussi qui enseigne à pratiquer la vertu, et qui s’indigne si elle reste sans honneur. La langue est encore ici fidèle interprète de la pensée : justice, devoir, mérite, tous ces mots sont synonymes et indifféremment pris l’un pour l’autre afin de désigner soit la qualité d’une action humaine, soit le traitement que mérite cette action. Un homme juste est celui qui pratique le bien, une juste sentence est celle qui châtie le mal. Le bien doit être accompli, mais il doit aussi être honoré. Le mal doit être évité ; mais, s’il est commis, il doit être puni. Le mot devoir est employé dans les deux applications avec la même autorité. De même les vertus d’un homme sont ses mérites, et réciproquement. Ce ne sont pas là de puérils rapprochemens. L’identité des termes indique l’intime connexité des idées. Deux notions qui se forment simultanément dans l’esprit revêtent nécessairement la même forme au dehors, et le même cri de l’âme ne peut s’échapper que par le même souille des mêmes lèvres.

La justice a donc deux faces qui toutes deux regardent également la conscience de l’homme. Il y a la justice que je dois accomplir et la justice que je dois obtenir ou subir. L’une m’indique le but de mes efforts, l’autre m’en fait attendre le salaire ou me fait craindre l’expiation de mes fautes. Seulement voici la différence : admettant, ce qu’on pourrait encore mettre en doute, que l’une de ces deux formes de là même justice soit toujours visible et lumineuse, il faut bien convenir que l’autre, comme un astre dont la lumière est intermittente, se cache et se montre tour à tour, et demeure même toujours comme ombragée d’un voile. Étant donné que je puisse toujours comprendre et faire tout ce que la justice me prescrit, suis-je sûr de recevoir tout ce qu’elle doit me réserver ? Supposé que tous ses commandemens soient clairs et praticables, ses promesses sont-elles toujours fidèlement tenues et ses menaces toujours exactes à se réaliser ? Évidemment non. Cette justice que ma conscience réclame par un impérieux instinct, elle ne s’accomplit jamais entièrement sous mes yeux et dans le monde qui m’environne. Ce monde au contraire est plein de criminels qui jouissent en paix du fruit de leurs méfaits, de héros et de martyrs qui meurent victimes de la délicatesse de leurs scrupules ou de l’ardeur irréfléchie de leur générosité. La prospérité des méchans, le malheur des bons, c’est-à-dire la négation même de la justice, c’est le spectacle que la terre donne habituellement, et si de loin en loin la justice y reparaît, comme pour ne pas laisser oublier son nom et effacer ses traits, c’est par une action toujours interrompue et sous une image affaiblie. De là la conclusion naturelle que ce qui ne s’accomplit pas ici-bas doit se consommer et se réparer ailleurs, que dans une autre existence régie par d’autres lois la justice offensée ou mutilée sous nos yeux retrouvera, par le châtiment de tous les crimes et la récompense de toutes les vertus, la plénitude de ses droits ; mais cette conclusion, ce n’est pas la morale à elle seule, ce n’est pas même la philosophie qui la tire. Cette vie future destinée au triomphe de la justice absolue, la morale à elle seule n’a nul élément pour la connaître, la philosophie n’en a que la vague notion ; la foi seule, qui en a reçu la confidence, en donne la certitude : de telle sorte que l’intervention de la religion reparaît ici comme nécessaire non-seulement pour compléter cette foi ou pour couronner telle ou telle partie de l’édifice, mais pour en asseoir le fondement, et afin que la notion même sur laquelle la morale repose ne demeure pas éternellement, pour le scandale de la conscience, imparfaite, boiteuse, mutilée.

Je sais bien que c’est ce défaut même de confiance dans le triomphe définitif de la justice dont, par une étrange aberration d’idées, la morale indépendante se fait un titre de gloire. Elle y trouve la source d’une sorte de magnanimité qui la relève à ses propres yeux. Faire le bien pour lui-même, parce qu’il oblige, fuir le mal pour lui-même, parce qu’il répugne, sans espoir de profit ou sans crainte de peine personnelle, voilà, suivant elle, tout l’honneur de l’honnête homme. Quiconque se laisse guider par un autre motif est mercenaire ou servile : c’est l’esclave qui a peur du fouet, c’est l’avare qui place ses vertus à intérêt composé sur une autre existence. Jamais dédain plus immérité ne partit d’une appréciation plus superficielle du cœur humain. Il est faux, radicalement faux, que l’attente d’une vie future soit dans l’âme qui y place sa confiance l’effet ou la cause d’un calcul intéressé ou pusillanime. Il est faux que le croyant ouvre à son Dieu un compte dont l’immortalité à venir doit lui rembourser les avances, et la grande raison pour qu’un si méprisable trafic ne soit médité par personne, c’est que personne dans l’intimité de son cœur n’est sur que, toute compensation faite, le solde de ce compte fût à son avantage. Quel que soit l’orgueil humain, telle est la fragilité humaine qu’au fond de l’âme aucune illusion n’est possible, et que le jugement dernier n’a jamais offert à aucun mourant une perspective attrayante. Les chrétiens, moins que tous autres, peuvent être soupçonnés de nourrir ces arrière-pensées de peur ou d’égoïsme, car, convaincus par leur dogme même d’une indignité dont ils ne peuvent sortir par leurs propres forces, ne pouvant se flatter d’aucun mérite qui leur soit propre, tenant tout de la grâce et rien de leur vertu, l’idée même d’entrer en compte avec la puissance divine leur paraîtrait aussi ridicule que sacrilège. Ils comptent en effet non avec la justice de Dieu, mais sur sa miséricorde : c’est bien différent. Ce qui attache la piété du fidèle à l’espoir d’une vie future, ce n’est donc pas un retour intéressé sur soi-même, qui pour personne n’a rien de rassurant, c’est au contraire un désir désintéressé par excellence ; c’est l’impatience de voir, fût-ce à nos risques et à nos dépens, la justice apparaître dans tout son éclat, dans l’intégrité de sa puissance, telle que notre raison en conçoit l’idéale perfection, telle que notre regard n’en aperçoit ici-bas qu’un pâle reflet. Nous voulons la contempler face à face et telle qu’elle est, facie ad faciem sicuti est, fût-ce au travers des foudres et des éclairs. Une soif d’équité éveillée dans nos cœurs avec leurs premiers battemens, mais toujours trompée sur cette terre de confusion et de rapine, veut enfin être assouvie quelque part. Nos oreilles ont été trop longtemps déchirées par les gémissemens des opprimés, et nos yeux offusqués par le triomphe des oppresseurs ; il faut que ce scandale ait son terme avec son explication. Dussions-nous être compris nous-mêmes et frappés dans la rétribution divine, il faut que la justice nous donne, en se vengeant, le secret de sa longue patience. Nous voulons pouvoir dire à l’ordre du monde, suivant les paroles du psalmiste : Vous êtes justifiés dans toutes vos voies, et vos jugemens sont victorieux, ut justifîceris in sermonibus tuis et vincas eum judicaris. Otez-nous cette espérance, et l’idée même de la morale dénuée d’un de ses élémens essentiels demeure comme une équation privée d’un de ses termes, dont l’inconnue ne peut plus être déterminée. Le spectacle du crime à jamais impuni et de l’innocence ensevelie dans son sacrifice finira par faire douter la conscience d’elle-même. Elle se lassera d’élever la voix devant des élémens toujours sourds à ses cris, elle se mettra à l’aise à son tour, et l’homme ne fera pas longtemps le métier de dupe d’observer, lui tout seul dans l’univers, une loi perpétuellement et indéfiniment violée.


II

Revenons à la suite des idées de M. Guizot. On voit par cette analyse où il nous a fait arriver. Si la science et la liberté, ces deux biens dont l’un est l’honneur, l’autre la passion souvent malheureuse de notre société moderne, n’ont rien de nécessairement hostile à la religion, — si cette société n’a pas plus qu’aucune de ses devancières trouvé le moyen de se passer soit de la morale elle-même, soit de l’appui que la religion prête à la morale, il n’y a vraiment aucune raison d’affirmer, comme on le fait avec arrogance, que les jours de la foi sont passés, et que les générations qui nous accompagnent et nous suivront, dans la vie peuvent ou doivent s’en affranchir. Le christianisme n’est pas plus incompatible avec notre siècle qu’avec aucun autre, et ne lui est pas moins indispensable. Cette argumentation ne constitue nullement, j’en conviens, une démonstration en forme des vérités chrétiennes ; mais elle suffit pour écarter, comme on dit dans la langue des juristes, les exceptions préalables tirées contre elles du cours des temps ou du développement des lumières. C’est tout ce que M. Guizot se proposait dans le présent essai, et nous pensons qu’il eût été difficile de mieux atteindre son but.

Une question naît pourtant dans l’esprit du lecteur, et la forte simplicité de la démonstration de M. Guizot ne la rend que plus curieuse et plus puissante. Si l’accord entre l’esprit de notre société présente et les vérités chrétiennes n’est arrêté par aucun obstacle essentiel, d’où vient que cet accord est si difficile à établir, et, quand il paraît régner par intervalle, si prompt à s’ébranler ? Otons les voiles et les périphrases, sortons des généralités qui ne trompent personne, allons droit aux réalités qui nous touchent. D’où vient entre la société française, qui est certainement la plus complète expression de l’esprit moderne, et la grande église, que M. Guizot me permettra bien de considérer comme la plus éclatante représentation de la foi chrétienne, cette méfiance mutuelle, qui subsiste même dans des jours de paix apparente, et qui de loin en loin éclate par de douloureux conflits ? D’où viennent tant de récriminations, parfois même tant de malédictions des deux parts ? Quel mal caché entretient l’ardeur de deux écoles aussi acharnées l’une que l’autre, l’une se livrant avec orgueil à toutes les espérances des temps nouveaux, l’autre attachée avec ténacité aux moindres traditions de l’antique église, et qui n’épargnent ni un jour, ni une occasion, ni un effort pour élargir le fossé qui les sépare ? M. Guizot connaît bien la gravité du mal dont je parle, il le constate, ne fût-ce que par la peine qu’il prend pour l’atténuer et par les encouragemens qu’il prodigue à ceux qui concourent avec lui à cette œuvre de pacification. — Ils sont nombreux, ils ont été illustres et variés, ces coopérateurs de M. Guizot, à remonter jusqu’au commencement de ce siècle, et à commencer par l’auteur du Génie du Christianisme. D’où vient que, depuis quatre-vingts ans qu’ils travaillent, leur succès, sans être nul, ne répond pas à leur espérance ? On n’a pas tout dit quand on a imputé la cause de ce désaccord, tantôt secret, tantôt public, mais trop réel, à des fautes et à des préjugés des deux parts, à l’orgueil des demi-savans, à l’intolérance des faux libéraux, comme aussi à l’esprit étroit, exclusif, de quelques-uns des sectateurs ou même des chefs de l’église catholique. Je ne discute ni ne conteste la valeur de ces raisons, qui ont toutes leur part de vérité et d’importance. Les torts et les faiblesses des hommes ne suffisent pourtant pas à expliquer un phénomène de cette persistance. D’ailleurs, quand des passions règnent et durent, c’est qu’il y a sous jeu une cause latente et plus générale qui les explique et les envenime.

Ce n’est rien dire non plus que de répéter, suivant une formule banale, que la société française est emportée dans un mouvement de progrès rapide et constant, tandis que le christianisme est enfermé dans le cadre inflexible d’un dogme toujours identique à lui-même, et que l’accord est impossible entre l’immobilité et le mouvement. Cette antithèse purement verbale ne répond à aucune vérité ni d’observation ni d’histoire. Il y a dix-huit siècles et bientôt dix-neuf que le christianisme existe, et que l’église catholique en est interprète. Apparemment dans cet intervalle le monde a marché, et n’a pas seulement marqué le pas sur place. De Néron à Constantin, de Constantin à Charlemagne, de Charlemagne à Charles-Quint, de Charles-Quint à Louis XIV, de Louis XIV à 89, quel mouvement continu, sinon toujours quel progrès ! On ne voit pourtant pas que durant cette course à travers les siècles le christianisme ait perdu haleine et se soit laissé ni fatiguer, ni devancer par l’impulsion qui précipitait l’un sur l’autre empires et institutions. A chacune des phases, à chacune des stations de ce grand développement de la civilisation européenne, le christianisme s’est retrouvé non point en arrière, mais à côté, en avant des sociétés, parfois persécuté, jamais détruit, parfois souffrant, toujours bienfaisant, pareil au soleil qui semble suivre le mouvement de la terre parce qu’il le domine. Il s’est prêté aux constitutions les plus diverses avec une flexibilité qui a fait l’admiration de l’histoire : fidèlement attaché au vieil empire jusqu’à sa chute, conseiller des royautés barbares, féodal auprès de saint Louis, monarchique à Versailles. Rien en lui qui ait jamais ressemblé à la raideur des religions pétrifiées du Haut-Orient, dont une caste héréditaire garde dans un coin reculé du monde les symboles sans vie. Qu’importe que son dogme soit immuable, si ce dogme, conforme aux sentimens éternels de l’humanité, sait en même temps s’accommoder à ses besoins passagers et même à ses caprices ! Les lois de la nature aussi sont uniformes, et notre intelligence elle-même est enfermée dans un nombre déterminé de catégories d’idées. C’est pourtant dans le sein de ces règles invariables et par le jeu de ces données constantes que se développent toute la variété et toute la richesse de l’activité humaine, que se produisent toutes les inventions de la science, tous les chefs-d’œuvre de l’art et du génie. Le dogme chrétien est de même taille et de même origine que les lois primordiales de l’intelligence et du monde. Comme elles, il se plie aux changemens de la surface des choses, tout en restant inébranlable dans les profondeurs de l’être où il réside. Cette preuve de souplesse et de largeur, après l’avoir faite dans le temps, il la donne encore dans l’espace, car, s’il a traversé les cages, nous le voyons encore couvrir le monde. Du Canada jusqu’aux Indes, en passant par les îles perdues de l’Océan-Pacifique, il y a des chrétiens et des églises chrétiennes qui vivent en paix avec les gouvernemens et les peuples. Pourquoi donc y aurait-il une seule date, 1789, où cet esprit de conciliation du christianisme aurait fait défaut, et une seule société, la nôtre et celles qui l’imitent, qui serait ternie de faire divorce avec lui pour incompatibilité d’humeur ?

En réfléchissant sur cette singularité, qui est le véritable problème de notre temps, je ne puis trouver qu’une seule cause à y assigner : c’est le caractère abstrait et philosophique que la société française, par l’organe de ses divers législateurs depuis 1789, a toujours affecté de donner aux principes qui la constituent. On le sait en effet, il y a eu des révolutions aussi orageuses et plus sanglantes que les nôtres, et qui ont apporté dans les lois et dans l’état social de divers peuples des modifications tout aussi profondes ; mais aucune n’avait été faite avec le dessein préconçu de réformer d’après un type dressé d’avance par la philosophie le fond et la forme d’une société tout entière, et même de toutes les sociétés en général. Cette entreprise aussi généreuse que téméraire est propre à la révolution française du dernier siècle. La France n’était pas en 1789, il s’en faut bien, la première nation qui eût pris à tâche de rajeunir une constitution vieillie pour la mettre en rapport avec des besoins nouveaux. Elle est la seule qui, en opérant cette transformation délicate, ait prétendu travailler non pour une nation en particulier, mais pour toute l’humanité, non pour un temps, mais pour tous les temps, les yeux fixés sur un modèle auquel le passé a dû se reconnaître coupable de ne s’être pas conformé d’avance, et l’avenir promettre de rester à jamais fidèle.

Prêter aux constituans de 1789 une si haute ambition, ce n’est nullement leur faire injure, c’est leur conférer au contraire le titre dont ils ont tiré leur principal honneur. C’est eux qui se sont fait gloire de ne réclamer pour eux-mêmes ni libertés ni prérogatives dont ils n’aient voulu étendre aussitôt les bienfaits au genre humain sans distinction. Ils ont entendu revendiquer, non point seulement les droits des Français, mais les droits de l’homme. Loin d’eux l’exemple, trop vulgaire à leur gré, des cortès d’Aragon ou des barons d’Angleterre engageant leur roi et s’engageant eux-mêmes par un serment réciproque à maintenir les franchises nationales. Les fils de Rousseau eussent cru dégénérer, s’ils n’avaient dressé le contrat social par excellence. La postérité qui les célèbre ne s’y trompe pas. Elle honore en eux, non pas les fondateurs de nos libertés publiques (hélas ! leur fondation en ce genre fut trop instable pour qu’un tel hommage pût leur être rendu sans dérision), mais les inventeurs d’un prototype de société qui doit tôt ou tard, pense-t-on, appeler le monde entier à la jouissance de tous les biens et de tous les droits. Quand l’occasion se présente de les imiter (et nos révolutions ramènent assez fréquemment cette occasion-là), c’est cela et surtout cela qu’on imite. La constituante nouvelle que nous avons vue à l’œuvre il y a vingt ans ne se serait pas crue la digne fille de sa devancière, si elle n’avait mis, elle aussi, en tête de son œuvre éphémère un préambule formé presque uniquement d’une série d’axiomes de philosophie.

N’examinons pas si cette hauteur de vues, trop en contraste peut-être avec les bornes étroites de l’esprit humain et les tristes nécessités de la politique, nous a procuré en réalité autant d’avantage que de renommée. Ne nous demandons pas si, comme de prodigues philanthropes, pendant que nous faisions les affaires du genre humain, nous n’avons pas un peu négligé les nôtres. Il m’en coûterait trop de jeter le moindre blâme et de déverser l’ombre d’un ridicule sur de nobles et chères mémoires. Si cette recherche aventureuse du bien absolu fut une illusion chez nos pères, ce fut l’erreur des plus belles âmes, à qui nous devons non-seulement du respect, mais une admiration filiale. La seule chose que je me permettrai donc de faire remarquer, c’est que ce cachet philosophique, imprimé sur toutes nos lois, et qui a passé de là dans nos mœurs et dans notre langage, apporte une complexité jusque-là sans exemple dans les rapports d’un état et d’une société avec la religion chrétienne et même avec une religion quelconque. Autre chose est en effet pour une religion de vivre en paix avec des institutions politiques qui n’ont que la prétention modeste d’être des faits nationaux, passagers, appropriés à certains temps et à certains pays, fondés sur des droits écrits et des intérêts positifs, autre chose de rendre hommage et d’apporter sa consécration à un exemplaire soi-disant idéal et achevé de toutes les sociétés futures et possibles. Dans un cas, c’est une bonne grâce qui n’engage à rien, qui ne tire pas à conséquence pour la conduite à tenir ni le lendemain, ni l’année suivante, ni de l’autre côté d’un fleuve et d’une montagne ; dans l’autre, c’est une adhésion à des principes généraux et constans, universels et éternels, qui veulent être appliqués partout et toujours, et qui, une fois admis comme tels par la religion, exigeront qu’elle leur prête en tout temps et en tout lieu le concours de son autorité. La complaisance prend ainsi le caractère d’un engagement à perpétuité, et même avec effet rétroactif.

Une telle conséquence doit paraître grave surtout à l’église catholique, qui, en vertu de sa constitution, quand elle s’est une fois prononcée sur des vérités d’un certain ordre, ne peut plus se rétracter. La réforme, si elle vient à s’engager imprudemment, a toujours la ressource de se réformer elle-même et d’engendrer une secte nouvelle qui répudie son passé ; mais l’église catholique, avec son infaillible unité, ne peut plus retirer une parole dogmatique dès qu’elle l’a donnée. Ce n’est donc rien pour elle que de se prêter par exemple aux constitutions anglaise et américaine, qui se contentent d’être des chartes nationales et ne prétendent pas à régenter le monde au nom de la métaphysique, car c’est tout simplement reconnaître que sur le sol des îles britanniques ou dans le continent septentrional de l’Amérique il y a tel sentiment populaire à ménager tel texte de loi à respecter, telle nécessité à subir. Le bon sens et au besoin la résignation suffisent pour s’accommoder à des prétentions ainsi limitées ; mais reconnaître les principes de 1789 avec le caractère d’obligation universelle qu’ils affectent, c’est ajouter un appendice au catéchisme et dix ou douze articles au Credo. Une fois adopté, cet appendice devra suivre le sort du principal, et tout missionnaire devra porter avec lui le code de la démocratie partout où il ira prêcher l’Évangile. En un mot, les autres nations sont restées des corps purement politiques traitant avec la religion de puissance à puissance au nom d’intérêts différens, sur la limite de domaines distincts. La révolution française, en se faisant philosophe, métaphysicienne, presque théologienne, est entrée elle-même sur le territoire spirituel. C’est une église qu’elle oppose à une église, et un catholicisme nouveau qu’elle veut ou substituer ou associer à l’ancien. Un concordat ne suffit plus, plus d’un concile serait nécessaire pour mener à fin une telle opération.

Tel est à mon sens le nœud véritable du différend qui persiste entre la société française et l’église. Notre société ne se borne pas, comme toutes ses devancières, à demander aux fidèles et à leurs pasteurs de payer leurs impôts, d’observer les lois, de prêter leur concours à l’action régulière des pouvoirs publics ; elle exige d’eux sur des points de doctrine, tels que l’origine de la souveraineté, la liberté de la pensée et l’égalité naturelle des hommes, une véritable profession de foi accompagnée d’une amende honorable pour toute adhésion qui ailleurs et autrefois a pu être donnée à des doctrines contraires. C’est cette exigence sans précédent qui suscite une résistance inaccoutumée. La difficulté s’accroît encore quand on essaie d’énumérer et de définir ces vérités mi-partie philosophiques et mi-partie politiques, ce qui est pourtant naturel avant de leur rendre un solennel et définitif hommage. Il se trouve alors quelquefois que ceux qui les exaltent le plus ne s’entendent pas exactement sur leur nombre, leur portée et leur sens. Il faut bien reconnaître en effet que, par divers motifs, les constituans de 1789 n’ont pu donner en pratique à leur œuvre toute la rigueur logique dont ils étaient épris, et dont ils lui ont imprimé l’apparence. Emportés dans une tourmente révolutionnaire qui ne leur a pas laissé un jour de réflexion ni de répit, à peine ont-ils pu poser quelques bases. Le loisir leur a manqué pour interpréter eux-mêmes et encore plus pour appliquer les principes par eux proclamés ; puis sont venues cinq ou six révolutions et réactions successives qui toutes ont dénaturé leur plan primitif, en sorte que le régime dont nous jouissons aujourd’hui, qui porte encore leur nom, demeure en fait un ensemble assez compliqué de parties incohérentes, bienfaisant sans doute malgré ses imperfections, mais très peu logique malgré ses prétentions, — dont la surface est ondoyante et la base mobile, — tiré en sens divers par des partis contraires, que tout le monde connaît, dont tout le monde parle, mais que personne ne peut bien définir, et dont chacun s’efforce à son gré d’étendre ou de restreindre, d’atténuer ou de fortifier tel ou tel caractère.

Il est bien entendu, par exemple, qu’on ne peut plus aujourd’hui aller chercher l’énumération des principes de 1789 dans le document originaire dont je parlais tout à l’heure, la fameuse Déclaration des droits de l’homme. Presque personne ne lit aujourd’hui cette pièce surannée, empreinte d’une légère teinte de déclamation ; ceux qui s’y aventurent s’étonnent en général de ce qu’ils y trouvent autant que de ce qui y manque : elle leur paraît à la fois excessive et insuffisante. A part cet exemplaire pourtant, je ne connais pas d’autre texte officiel des principes de 1789. Ce n’est surtout pas dans notre constitution présente qu’il faut le chercher ; cette charte bien avisée a trouvé plus commode de mentionner ces principes sans les définir, ce qui lui a permis d’en tirer des déductions tout à fait inattendues. Quelques points généraux surnagent pourtant, et sont admis par tout le monde comme les fondemens du régime nouveau. L’égalité civile, la liberté religieuse, sont au nombre des plus chers et des moins contestés ; mais la même marge est ouverte à bien des interprétations. Entre l’égalité civile comme l’entendait Royer-Collard, comportant la gradation des droits politiques et même une chambre héréditaire, et l’égalité selon le suffrage universel, quelle différence ! Est-ce bien le même principe qui se prête à deux applications si contraires ? Et en matière de liberté religieuse combien de commentaires aussi n’avons-nous pas ! Il y a l’interprétation administrative, qui ne reconnaît d’autres cultes que ceux dont l’état salarie les chefs et fixe la constitution légale, et qui soumet toute autre manifestation de la pensée religieuse à l’article du code pénal. Il y a l’interprétation libérale, beaucoup plus respectueuse pour les droits de l’individu, qui admet toutes les religions, pourvu qu’elles se mettent en règle avec la morale publique. Enfin il y a l’interprétation révolutionnaire, qui donne libre carrière à tous les écarts de la pensée et à tous les désordres de la conscience, permet à tout homme de renier Dieu et son âme, mais excepte nommément de cette licence universelle l’église catholique, à qui elle réserve le privilège de la persécution. Autant d’écoles toutes abritées sous le nom commun de la liberté de pensée, mais dont les docteurs et les disciples, assez intolérans les uns pour les autres, prétendent exclusivement à l’orthodoxie.

On peut dire, je le sais, que cette confusion qui règne encore dans l’application de nos doctrines les plus accréditées provient d’une exubérance d’ardeur propre à la jeunesse des sociétés comme des individus. On peut espérer que, quand viendra l’expérience avec la maturité, ces principes, jusqu’ici autant débattus que célébrés, sauront trouver entre des excès contraires leur formule exacte et leur juste point d’équilibre. Je partage volontiers cette confiance, et Dieu veuille qu’elle soit bientôt justifiée ; mais en attendant il n’est pas très surprenant qu’une grande institution qui a charge d’âmes dans le monde entier hésite à s’engager envers un symbole d’idées encore assez peu précis pour s’être prêté en cinquante années à la constitution de 91, à la charte de 1830 et au plébiscite de 1852.

Mettez en effet par la pensée en présence de nos élémens sociaux encore en effervescence et en lutte ce vieux pouvoir couché sur la base inébranlable d’un dogme nettement défini, et qui a vu s’amonceler à ses pieds les ruines de cent peuples et la poussière de vingt siècles. Avant que la société moderne eût vu le jour, avant même que le germe en eût été conçu dans le sein fécond de la France, ce pouvoir existait ; il a vu naître nos pères et nos aïeux ; si loin que nous remontions dans nos généalogies croisées de Latins et de barbares, nous le trouvons penché sur leur berceau. Une grande partie de notre civilisation est son œuvre, et il peut dire à chacun de nous comme Jéhovah au patriarche du désert : Quand je fondais ce monde, toi, où étais-tu ? Les générations ont défilé devant lui, chacune étalant à ses yeux avec orgueil sa constitution politique et sociale, véritable procession d’ombres fugitives qui presque toutes pendant l’instant de leur passage ont eu la prétention d’avoir fait une œuvre éternelle et d’être marquées d’un caractère sacré. Puis, à l’épreuve, cette éternité s’est trouvée fragile, et cette divinité a subi la corruption mortelle. C’était d’abord Rome, la cité déesse et éternelle par excellence, qui fait lire encore ces deux épithètes dérisoires sur le fronton brisé des temples qu’elle avait élevés à son propre culte. Ensuite sont venues les royautés de l’Europe féodale, chacune parfaitement sûre d’avoir reçu de Dieu lui-même la propriété des peuples pour la transmettre de père en fils jusqu’à leurs derniers descendans. Où sont-ils aujourd’hui ces héritiers prédestinés des états ? Ils errent dans toutes les hôtelleries d’Europe, cachant sous le voile inutile d’un nom supposé la place où l’auréole a cessé d’éclairer leur front. Voici venir maintenant la société française du XIXe siècle, réclamant, elle aussi, la perpétuité indéfinie et la sainteté inviolable, non plus pour telle nation ou pour telle famille, mais pour ses principes et ses idées. Ainsi conçue, la prétention est plus raisonnable, car les principes de leur nature sont éternels, et toute vérité est fille du ciel ; mais, comme vérités et principes doivent toujours passer ici-bas par le milieu faillible d’une intelligence humaine, cette espérance, aussi bien que les autres, peut être réservée à plus d’un mécompte. En tout cas, il est naturel qu’elle ne soit pas ratifiée tout de suite par le témoin de tant d’orgueils trompés, de déceptions et de chutes. Admettons, pour compléter le tableau et le rendre tout à fait équitable, qu’il y ait chez bon nombre des représentans de la tradition ecclésiastique ce qui se rencontre dans toutes les institutions qui ont duré, un peu d’esprit de routine, le goût des situations faites et connues, l’effroi des épreuves nouvelles, et alors rien de si simple que ce dialogue qu’on croit entendre s’engager entre l’antique pouvoir spirituel et les fils impatiens de la France moderne. Que me demandez-vous ? semble-t-il leur dire. Que je vive en paix avec vos gouvernemens ? Mais j’ai déjà signé avec eux plus d’un concordat, et ce n’est pas moi qui veux les rompre. Que je ne prêche pas l’insurrection contre vos lois ? Mais je ne fomente la révolution nulle part. Voulez-vous donc que je reconnaisse ces lois comme le couronnement du progrès social, et que je les propose comme telles à l’imitation du monde entier et à l’admiration des générations futures ? Voilà ce que vous n’obtiendrez pas. Parlez-moi de charité, de nécessité, d’équité, de faits accomplis à accepter, de droits acquis à respecter, je vous écoute et je vous comprends ; mais ne me parlez ni d’idéal ni d’absolu, car l’idéal ne sera jamais pour moi que l’avenir céleste que j’attends, et l’absolu, à mes yeux, c’est la vérité que je représente.

On touche ici du doigt le fond même du débat. Si la société française consent à être prise, ainsi que toutes ses devancières, comme un fait mélangé de bien et de mal, imparfait à la mode humaine, la paix avec l’église se fera, si déjà elle n’est faite ; mais si ce qu’elle demande, c’est d’être consacrée et presque canonisée, je doute qu’elle obtienne cette faveur. Tous les avocats du monde, habiles ou ardens, passionnés ou puissans, hommes d’état ou sectaires, y perdront leur peine et leur éloquence.

La question maintenant est de savoir jusqu’à quel point il importe à l’honneur de la société française, et même au maintien des droits qui lui sont chers, de poursuivre ainsi à tout prix et d’imposer à tout venant la reconnaissance théorique de la perfection de ses principes. Cette question-là dépasserait beaucoup les bornes de cette étude, et je n’ai garde de l’aborder ici en post-scriptum. Constatons seulement que d’autres nations que nous n’avons pas le droit de dédaigner ne connaissent pas ce point d’honneur. Je ne parle pas ici de l’aristocratique Angleterre : son exemple, à force d’avoir été souvent invoqué et mal suivi, a perdu de son autorité. Celui de l’Amérique en revanche est fort à la mode, et non sans raison, car en fait de libertés modernes on ne peut trouver de sol où elles fleurissent avec une végétation plus abondante, et où elles aient poussé de plus solides racines. Les principes de 89 dans leurs plus lointaines espérances ne vont pas aussi loin que la constitution américaine dans son application quotidienne. Je doute pourtant que les principes fondamentaux de cette constitution aient jamais été rédigés en formulaires métaphysiques à faire signer d’office aux récalcitrans. De même que les institutions des États-Unis n’ont point été décrétées dans une nuit d’enthousiasme, mais ont été fondées par un développement graduel et une bienfaisante expérience, de même ce sage pays tolère que ses citoyens portent à ces mêmes lois un attachement raisonné fondé sur leurs bienfaits palpables plutôt que sur leur excellence absolue. De là vient sans doute que cet attachement, né sans violence et accru par degré, est devenu commun dans tous les rangs sans distinction de classe ni de religion ; de là vient aussi qu’à l’abri d’un droit public dont le principe est très susceptible de discussion, mais dont l’avantage a été démontré par l’épreuve, toutes les consciences chrétiennes peuvent donner le spectacle d’un mélange de paix, de ferveur et de liberté que le monde n’avait pas encore connu.

On a vu, par exemple, il y a peu d’années, dans la ville de Baltimore un concile composé des quarante-sept évêques dont les diocèses embrassent la totalité de la confédération des États-Unis. Leurs décrets, leurs mandemens, les procès-verbaux même de leurs délibérations, sont publiés, et dans le gros volume que ces documens composent on chercherait vainement la trace de ces doléances monotones et de ces récriminations amères contre l’état général de la société civile qui remplissent trop souvent, de ce côté de l’Atlantique, les colonnes des journaux religieux. Sévères comme ils doivent être pour les vices de leurs concitoyens, ce n’est pas aux lois du pays, c’est aux faiblesses communes de l’humanité que ces sages pasteurs les imputent, et ils distinguent même toujours entre le fond des mœurs nationales, qui leur paraît légitime et qu’ils n’ont nul dessein de changer, et les excès ou les abus partiels qui doivent mériter leur censure et appeler leur correction. Personne ne doute d’ailleurs que, si le maintien de la constitution actuelle des États-Unis avait été mis aux voix dans cette grave assemblée, il y aurait réuni l’unanimité des suffrages, et que l’œuvre de Washington et de Jefferson serait sortie aussi intacte de ce congrès de citoyens en crosse et en mitre que de la chambre des représentans ou d’une des plates-formes quelconques du suffrage universel. Est-ce à dire pourtant que cette constitution paraisse aux prélats du Nouveau-Monde la vérité souveraine et l’excellence en soi ? Est-ce à dire en particulier que la législation religieuse des États-Unis, avec la séparation radicale qu’elle opère entre la religion et l’état, leur semble, comme à certains publicistes de nos pays, à M. Édouard Laboulaye ou à M. de Pressensé par exemple, l’idéal obligatoire de toute société chrétienne ? Non, à coup sûr. Chez eux, pour eux, un tel régime leur paraît bon, et ils le disent sans hésiter. Ils ne s’inquiètent pas de savoir ce que la reproduction exacte du même système légal produirait en France ou au Japon, où Dieu ne les a pas fait naître et ne leur a pas donné d’âmes à conduire ; mais ils savent qu’en Amérique cette incompétence officielle de l’état en matière religieuse est la garantie de leur ministère pastoral. Ils lui doivent la liberté illimitée de leur prédication, de leur publicité, de leurs synodes, la facilité d’une propagande sans entraves, le stimulant du zèle et de la charité de leurs fidèles. Celui qui leur proposerait de déifier cet état de choses n’obtiendrait certainement pas leur assentiment ; mais celui qui leur offrirait de l’échanger contre une alliance bâtarde avec l’état telle qu’elle existe dans certains pays du continent, celui qui les engagerait à troquer leur liberté contre nos tutelles, leurs abondantes souscriptions volontaires contre nos maigres allocations du budget, leur fière indépendance contre la mendicité administrative de nos fabriques et de nos paroisses, de mettre en un mot entre Dieu et eux non-seulement le pape, mais le ministère des cultes, celui-là, j’en suis sûr, exciterait bien plus vivement encore leur indignation. Telle est la mesure exacte de leur attachement à la constitution des États-Unis : cette constitution s’en contente, et franchement, à mon sens, elle fait sagement. C’est un mariage de raison, dites-vous. Soit ; mais, quand le temps et l’estime l’ont consolidé, ce genre d’alliance est souvent le plus sûr et le meilleur. Je trouve le modèle parfait de ce dévoûment patriotique, mêlé de quelques réserves (pour la forme plus que pour le fond), dans le fragment suivant tiré d’un livre écrit par l’un des plus estimés de ces prélats américains. L’évêque de Philadelphie, M. Henrick, mort récemment, avait entrepris d’exposer dans un ouvrage savant l’histoire de la primauté du saint-siège. La suite de son récit le conduisit naturellement à étudier la constitution politique et religieuse de l’Europe au moyen âge, et à mettre en lumière les bienfaits que le monde chrétien avait dus, dans cette laborieuse époque d’enfantement social, à l’alliance intime de l’église avec les monarchies de l’ancien monde. Au moment de conclure cette défense du passé, conçue à un point de vue purement historique, l’évêque-citoyen est soudainement arrêté par la crainte qu’on ne le soupçonne de réclamer ou même d’espérer tout bas pour son pays, dans un avenir quelconque, le retour au régime qu’il a décrit, et il va au-devant de cette absurde supposition avec une noble franchise.

« En reconnaissant, dit-il, les.avantages qui résultaient pour la religion et la société de leur mutuel respect, harmonie et soutien, lorsqu’elles étaient unies ensemble par les liens d’une même foi religieuse, il ne faudrait pas supposer que je me fais l’avocat du même ordre de choses dans des conditions de société tout à fait différentes. L’église respecte et soutient toujours les pouvoirs établis, en dehors de tout retour de protection ou de faveur. Les prières des premiers croyans étaient offertes en faveur d’un empereur païen, et l’on regardait comme un crime de résister à ses ordres ou de violer ses lois. Sous un gouvernement comme celui des États-Unis, qui n’est lié à aucune société religieuse, mais qui protège également toutes les classes de citoyens et les fait jouir des mêmes droits, le devoir de l’obéissance est encore plus manifeste. Les catholiques n’ont jamais conçu le moindre désir de changer cet état social établi par la constitution, mais au contraire ils ont toujours été opposés à tout ce qui s’éloignerait de la lettre et de l’esprit de ces lois. En traitant des âges anciens, j’ai dû faire ressortir les principes généralement admis alors ; j’ai éclairé par eux les faits de l’histoire, sans me charger de les concilier avec les théories modernes. Je ne suis cependant pas insensible aux maux et aux calamités qui résultaient de cet état de choses, et je suis loin de regretter que, dans notre état actuel de société, l’église, pour jouir de son indépendance, doive faire le sacrifice des faveurs que l’état lui accordait autrefois. Ami de l’ordre et de la paix, je veux qu’on sache que j’accepte pleinement et loyalement la constitution sous laquelle nous vivons. Nous ne demandons aucun privilège, nous n’aspirons pas à la domination, nous ne demandons qu’une chose, la garantie pour tous nos concitoyens de tous les droits civils dont nous jouissons[3]. »

A coup sûr, ce n’est pas ici le langage d’un théoricien pur de la liberté illimitée. C’est mieux : c’est le cri du cœur d’un bon citoyen, et, si la théorie n’est pas satisfaite à ces conditions, c’est elle qui a tort, qui est bien dégoûtée et trop difficile.

Quand entendrons-nous ces mâles protestations sortir en faveur de nos institutions françaises de toutes les bouches sacerdotales ? Je l’ignore, mais le jour viendra, je l’espère. Seulement on peut assurer qu’il viendra d’autant plus tôt que ces institutions elles-mêmes seront moins occupées à se mirer dans leur propre beauté qu’à se faire apprécier par des bienfaits sensibles. Que la liberté soit parmi nous, comme en Amérique, pour tous les intérêts spirituels une garantie, au lieu d’être, comme elle a été trop souvent, un leurre, un piège et une menace. Qu’elle circule dans nos mœurs comme une réalité vivante, au lieu d’être posée sur nos murs comme une brillante affiche. N’ayons plus de libéraux qui font consister la liberté dans le monopole de l’enseignement et le despotisme de la centralisation. Que le droit commun soit chez nous, comme au-delà de l’Atlantique, véritablement commun à tous, et non pas seulement un privilège retourné par le vainqueur d’aujourd’hui contre le vaincu de la veille, et je garantis qu’aucune classe de citoyens ne restera longtemps insensible à la séduction de l’indépendance ; mais c’est un apprentissage que la liberté a encore à faire parmi nous. J’approuve fort qu’on recommande à la religion en France de recourir à la liberté comme à sa seule égide et à son seul rempart ; mais en conscience la liberté de son côté, après tant de défaillances et d’écarts, est bien tenue de lui faire aussi quelques avances. Pour les institutions comme pour les hommes, on ne décrète pas l’affection, on l’obtient. Le meilleur moyen d’être aimé, c’est encore de se rendre aimable, et pour inspirer la confiance il n’y a rien de tel que de la mériter.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Méditations sur la religion chrétienne, par M. Guizot, t. III ; 1 vol. in-8o, Michel Lévy.
  2. Bossuet. Oraison funèbre de Marie-Henriette, reine d’Angleterre.
  3. La Primauté du siège apostolique, par M. Patrice Henrick, évêque de Philadelphie, mort archevêque de Baltimore. Philadelphie, 1845, première édit. Conclusion.