Le Christianisme et le Spiritualisme
Un sérieux et habile philosophe, l’un des premiers naguère parmi les disciples, aujourd’hui parmi les maîtres de la grande école spiritualiste que MM. Royer-Collard, Maine de Biran, Cousin, Jouffroy et Rémusat ont relevée dans la patrie de Descartes, M. Janet a publié dans cette Revue[1] et sous ce titre : Un Apologiste chrétien au dix-neuvième siècle, un examen de mes Méditations sur la religion chrétienne, examen accompli avec autant de convenance que de franchise. Je lui dois et je me dois à moi-même d’accepter et la discussion qu’il engage et le nom qu’il m’y donne. C’est en effet une apologie du christianisme, dans l’état actuel de la pensée, de la science et de la société humaine, que j’ai tenté d’esquisser. Et après le travail de M. Janet, toujours pénétré de la même conviction et dévoué à la même cause, c’est encore du christianisme que je voudrais marquer avec précision la place et le caractère, non pas en opposition, mais en regard du spiritualisme, son compagnon au point de départ, mais qui ne lui reste pas uni jusqu’au terme, c’est-à-dire jusqu’au but de la carrière, car qu’est-ce que le terme pour l’esprit humain sinon le but auquel il aspire en partant et en marchant ?
I.
Je prends d’abord acte de deux déclarations parfaitement loyales de M. Janet ; l’une me concerne personnellement, l’autre touche à l’un des caractères essentiels de la religion chrétienne. « On ne peut nier, dit-il, que M. Guizot ne pose la question chrétienne comme elle doit être posée de nos jours. Il demande au christianisme d’accepter les conditions nouvelles dans lesquelles la société est entrée depuis trois siècles, et qui sont la science libre, la conscience libre, la pensée libre. Il veut que le christianisme s’arrange pour vivre au sein de cette société, qu’il sache s’y faire sa place, qu’il en accepte les conditions librement et de bon cœur. En un mot, c’est à l’examen qu’il en appelle, et il s’engage, au nom du christianisme, à avoir raison. » Après avoir ainsi reconnu le caractère libéral de mon apologie chrétienne, M. Janet ajoute, quelques pages plus loin : « Je me représente, je l’avoue, un mode d’apologétique chrétienne différent de celui qu’a choisi M. Guizot. Au lieu d’insister sur l’impuissance scientifique de la philosophie et sur la supériorité des explications chrétiennes, je comprendrais que l’on fit valoir surtout l’efficacité pratique du christianisme. En montrant et surtout en faisant sentir vivement la consolation que la religion apporte à l’âme dans ses chagrins, la force qu’elle lui prête dans le combat des passions, on se placerait, je crois, sur un terrain inexpugnable, sur le terrain de l’expérience intérieure, où chacun est seul juge de ce qu’il éprouve ; comment contester ses consolations à celui qui se sent consolé, le sentiment de sa force à celui qui l’a éprouvée ? Contre cette expérience, quelle objection peut prévaloir ? Le meilleur médecin est celui qui guérit. Ce n’est pas pour des raisons spéculatives et en croyant à la médecine comme science que les hommes s’adressent à elle ; c’est par un instinct irrésistible qui, dans les maux de ceux qui nous sont chers et dans les nôtres, nous pousse à chercher des secours. Pourquoi, dans les maux de l’âme, dans la douleur, dans la passion, n’aurions-nous pas recours au médecin ? La preuve spéculative ne peut pas être donnée, il est vrai ; mais elle est inutile. Le christianisme ainsi compris inspirera le respect à tous ses adversaires. Qui donc en effet aurait le courage, au nom d’un intérêt abstrait de la raison, d’arracher sciemment à l’un de ses semblables sa consolation dans ses misères, son arme dans la bataille de la vie ? »
Je voudrais bien me réjouir pleinement de ce juste hommage que rend M. Janet à la valeur pratique et à la puissance morale de la religion chrétienne. Il reconnaît qu’elle soutient et console efficacement l’homme dans le combat des passions et dans les tristesses de la vie. Il le reconnaît à tel point que, selon lui, en se plaçant sur ce terrain, l’apologie du christianisme serait « inexpugnable, car contre cette expérience, dit-il, quelle objection peut prévaloir ? » Mais M. Janet lui-même m’empêche de me livrer à tant de confiance : en même temps qu’il place le christianisme si haut et si avant dans l’âme et dans la vie humaine, il l’abaisse et le détrône dans l’esprit humain ; il le croit incapable de se prouver en principe et de supporter le libre examen de la raison.
Il croit, il est vrai, que, si ses défenseurs voulaient bien y consentir, le christianisme pourrait n’être pas mis à cette épreuve. « Qui aurait, dit-il, le courage, au nom d’un intérêt abstrait de la raison, d’arracher sciemment à l’un de ses semblables sa consolation dans ses misères, son arme dans la bataille de la vie ? » Hélas ! l’expérience a démontré et démontre tous les jours que ce courage destructeur ne manque point en ce monde ; dans quel siècle, dans quel pays, le soin de ménager les croyances qui donnent aux hommes appui contre leurs faiblesses et consolation dans leurs misères a-t-il prévenu ou arrêté les attaques contre la religion chrétienne ? Que M. Janet renonce à attendre de la sagesse et de la bonté humaines un tel ménagement. Pas plus que moi sans doute, il ne veut qu’on emploie la force matérielle pour imposer ce frein à la pensée, et qu’au nom de l’utilité pratique de la religion chrétienne on l’affranchisse du contact de la liberté. Que la religion chrétienne ne se confie donc pas dans le bouclier qu’on lui offre ; elle en a éprouvé, elle en éprouve tous les jours la fragilité.
Je n’ai garde d’ailleurs, et tout chrétien sérieux se gardera comme moi, d’accepter cette faveur dédaigneuse. C’est l’honneur du genre humain qu’aucune doctrine, qu’aucune croyance ne se fonde et ne dure au nom de l’utilité seule. Des esprits distingués ont essayé de donner l’utilité pour principe à la morale, à la politique, à l’art, aux grands actes de la vie et de l’intelligence humaine. Démenti par les instincts de l’âme, ce système ne résiste pas à l’étude sévère des faits essentiels et universels de notre nature : la vérité, la vérité pure et désintéressée, est la loi fondamentale de la pensée humaine, quel que soit son objet. L’utilité peut être invoquée comme l’un des indices de la vérité ; mais elle ne saurait la déterminer, ni la remplacer, ni se soustraire à l’épreuve de son accord ou de son désaccord avec la vérité. Qu’il s’agisse de religion, de philosophie, de politique, de littérature, d’art, la vérité est la source et la condition de la légitimité et du droit. L’âme humaine ne se doit et ne se donne qu’à ce qu’elle croit la vérité.
Les ennemis décidés et actifs du christianisme ne s’y sont pas trompés ; quand ils ont voulu lui livrer le grand combat, c’est d’erreur et de fausseté qu’ils l’ont accusé ; c’est la vérité, la vérité rationnelle et intrinsèque, qu’ils lui ont contestée. Ils ont compris que là était la base de toute autorité sur les esprits ; voulant abattre l’arbre, ils ont porté la cognée dans la racine. Les faits ont prouvé qu’ils adressaient bien leurs coups ; c’est comme contraire, a-t-on dit, à la vérité et à la liberté, ces deux droits essentiels et sublimes de l’âme humaine, que le christianisme a été le plus violemment menacé et compromis. S’il ne s’était agi que de son utilité pratique, l’attaque eût été molle et serait restée vaine.
D’une part donc, je remercie M. Janet de reconnaître que, dans mon apologie du christianisme, j’accepte et je proclame tous les droits de la liberté ; d’autre part, je repousse son conseil de réduire cette apologie au caractère et dans les limites de l’utilité. Personne ne porte plus haut que moi l’utilité morale et sociale de la religion chrétienne et les pressentimens que son utilité nous donne de sa vérité ; mais c’est parce qu’elle est vraie en soi qu’elle est si puissamment utile pour les âmes comme pour les peuples, et qu’elle peut affronter sans crainte l’épreuve de la liberté. La vérité est, ici comme ailleurs, la question réelle et suprême, et c’est à celle-là que je reviens.
II.
À mon sens, M. Janet ne prend pas cette question à sa vraie source, à ce point culminant où elle se présente dégagée de toute question secondaire, et posée dans sa simplicité comme dans sa grandeur.
Il examine et discute le christianisme comme un système de philosophie, un ensemble de solutions des problèmes naturels et universels « aussi vieux, dit-il, que l’humanité, aussi répandus qu’elle sur la surface du globe, et que se pose inévitablement chacun de nous aussitôt qu’il commence à penser. Ces problèmes, c’est l’origine et la destinée de l’homme, l’origine et la fin de l’univers ; c’est la liberté et la Providence et leurs rapports ; c’est le mal, c’est le salut… Les solutions chrétiennes des problèmes humains, ce sont les dogmes, les dogmes essentiels, ceux qui sont communs à tous les chrétiens. Ils sont, selon M. Guizot, au nombre de cinq, la création, la Providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption. Ce qui caractérise ces dogmes, c’est d’être des explications, des solutions. Le dogme de la création explique l’origine du monde et l’origine de l’homme. La Providence explique l’instinct et le besoin de la prière, cet instinct si universel de l’humanité. Le péché originel explique le mal, L’incarnation et la rédemption expliquent le mystère de notre destinée. Par ces dogmes, l’homme sait d’où il vient, où il va ; il sait ce qui le détourne du chemin du salut et ce qui l’y ramène. Le système est grand, complet, bien lié et puissant. Voyons s’il est vrai. Prenons, tel qu’on nous le présente, ce christianisme rudimentaire, avec ses cinq dogmes fondamentaux, création, Providence, péché originel, incarnation et rédemption. De ces cinq dogmes, les deux premiers ne sont pas, à proprement parler, des dogmes chrétiens ; nous n’en voulons d’autres preuves que le témoignage de M. Guizot lui-même, pour qui l’on cesse d’être chrétien en niant la divinité de Jésus-Christ, lors même qu’on continue de croire à la Providence et à la création. Restent donc, pour constituer essentiellement le christianisme, trois dogmes fondamentaux, péché originel, incarnation et rédemption. De ces trois dogmes, les deux derniers sont évidemment les conséquences du premier. En effet, sans péché point de rédemption, et sans la rédemption point d’incarnation. Ainsi, le christianisme tout entier est contenu dans le dogme de la chute originelle[2]. »
M. Janet examine alors le dogme du péché originel dans son principe comme dans ses conséquences ; il le repousse au nom de la morale comme de la raison humaine, et conclut en disant : « La doctrine de la chute, présentée comme une solution au mystère de notre destinée, n’explique rien, absolument rien. Oui, il y a des problèmes naturels, universels, indestructibles, et nous considérons comme une chimère la prétention de les abolir dans l’âme humaine, d’en détourner à jamais l’esprit et le cœur de l’homme. Non, il n’est pas vrai que la philosophie soit absolument impuissante dans la solution de ces problèmes, et que la théologie chrétienne explique ce que la philosophie n’expliquerait pas. »
Je ne m’arrête pas à discuter ici cette réduction du christianisme tout entier au dogme du péché originel, ni l’attaque spéciale de M. Janet contre ce dogme ; elle a, je crois, sa source dans une observation incomplète de la nature humaine et dans une méprise grave sur le sens du dogme lui-même. Je ne veux en ce moment que bien marquer le caractère de la polémique de M. Janet, et faire entrevoir en quoi elle reste étrangère à la question suprême, à la question de la vérité intrinsèque et générale du christianisme. M. Janet prend et discute les dogmes chrétiens comme il prendrait et discuterait les idées de Platon, d’Aristote, de Leibniz ou de Kant ; dans l’un comme dans l’autre cas, sous les noms de religion ou de philosophie, il ne voit là que des œuvres de l’esprit humain, de grands exemples de ses efforts, heureux ou malheureux, pour résoudre les problèmes de la nature et de la destinée humaine. Cette assimilation entre les dogmes chrétiens et les systèmes philosophiques est le point de départ de M. Janet, la donnée première de sa controverse : assimilation illégitime et trompeuse ; les dogmes chrétiens ne sont pas, comme les systèmes philosophiques, des œuvres de l’esprit humain, des explications inventées par des philosophes pour résoudre les problèmes de l’humanité. Dans le christianisme, les faits ont précédé les dogmes ; c’est à titre de faits, de faits réels et attestés tantôt par d’antiques documens et des traditions permanentes, tantôt par les contemporains eux-mêmes, que les croyances chrétiennes se sont établies et ont marché à la conquête du monde ; la création, la Providence, le péché originel, l’incarnation, la rédemption, ont été les faits chrétiens avant de devenir d’abord la religion chrétienne, puis la théologie chrétienne. La théologie s’est appliquée à commenter, à développer, à réduire en système les faits religieux : elle a pu se tromper, elle s’est souvent trompée dans son travail, mais elle n’a pas inventé les faits sur lesquels elle s’est exercée, elle les a reçus d’une source supérieure au génie humain. Le christianisme est bien autre chose qu’un système ; c’est une histoire, la plus grande, la plus complète, la plus générale, j’aurais droit de dire la seule grande, la seule complète, la seule générale histoire du genre humain, car c’est la seule qui s’inquiète et qui traite de la destinée du genre humain tout entier. C’est l’histoire des rapports directs et spéciaux de Dieu avec l’homme, du créateur avec sa créature et avec la série des générations humaines. Il y a, s’il est permis de parler ainsi, deux acteurs dans cette histoire : Dieu, être unique, à la fois infini et personnel, libre et immuable dans sa perfection ; l’homme, être intelligent et libre, avec les imperfections originaires et les développemens orageux et successifs de sa nature. C’est là le drame reproduit dans les livres saints, et dans lequel apparaissent ensemble d’une part la présence et l’inspiration divines, de l’autre les passions, les mœurs, les vices, les faiblesses et les ignorances humaines. Je crois avoir mis en lumière dans mes Méditations sur la religion chrétienne ce naturel et frappant mélange, et j’ai ainsi assigné la cause des erreurs qui se rencontrent dans les livres saints à côté des vérités sublimes qui s’y révèlent. « Dieu, ai-je dit, n’a pas voulu par une voie surnaturelle enseigner aux hommes la grammaire, et pas plus la géologie, l’astronomie, la géographie ou la chronologie que la grammaire. C’est sur leurs rapports avec leur créateur sur leurs devoirs envers lui et entre eux, c’est-à-dire sur la religion et la morale seules, non sur aucune science humaine, que porte l’inspiration des livres saints. Dieu a dicté à Moïse les lois qui règlent les devoirs de l’homme envers Dieu et envers les hommes ; il a laissé à Newton la découverte des lois qui président à l’ordre des mondes. Si donc, en dehors des faits déclarés miraculeux, vous rencontrez dans les livres saints des termes, des assertions en désaccord avec les vérités reconnues dans les sciences humaines, ne vous étonnez pas, ne vous inquiétez pas ; ce n’est pas là que Dieu a porté son divin flambeau, ce n’est pas là la parole de Dieu ; c’est le langage des hommes du temps selon la mesure de leur savoir ou de leur ignorance, le langage qu’ils parlaient et qu’il fallait leur parler pour être compris d’eux. Qu’auraient dit les Hébreux dans le désert, ou les Juifs réunis autour des apôtres, ou les sauvages de la Polynésie aux missionnaires chrétiens, si on leur eût dit que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et qu’elle est un sphéroïde habitable et habité sur les points opposés de sa circonférence ? Quoi de plus naturel et de plus inévitable que l’accord du langage des livres saints avec l’imperfection scientifique des hommes sur ces matières, au milieu même de l’inspiration divine sur la loi religieuse et morale de l’humanité[3] ? »
Ce mélange confirme, bien loin de l’altérer, le caractère historique de ces livres. Certes ni la poésie, ni la métaphysique ne manquent dans la Bible ; mais la Bible n’est un recueil ni de poèmes, ni de systèmes philosophiques ; c’est la série, le récit de faits sublimes qui ont frappé l’imagination et conquis la croyance des hommes. Quelles méditations de la pensée, quelles découvertes de la science auraient exercé sur des nations et pendant des siècles une telle puissance et obtenu cette expansion populaire et durable ? Le genre humain ne s’y trompe point ; il ne prend point des systèmes pour des réalités, ni des études humaines pour des révélations divines ; il ne fait point de la religion avec de la philosophie ; il lui faut des faits saisissables, sensibles, féconds ; il lui faut le tableau de sa propre vie en même temps que la satisfaction des instincts supérieurs de sa nature. C’est là ce que lui donne le christianisme historique ; c’est là une des plus inépuisables sources de sa puissance et une des plus fortes preuves de sa vérité.
Je fais un pas de plus, et je touche au second grand caractère du christianisme. Ce n’est pas seulement comme créateur et législateur de sa création que Dieu se manifeste et s’affirme dans l’histoire chrétienne. Il agit et apparaît aussi.dans cette histoire par ces actes spéciaux et inattendus que nous déclarons surnaturels et que nous appelons des miracles. Je ne songe pas à rentrer ici et aujourd’hui dans cette question tant débattue : « Peut-il y avoir des miracles ? Ce mot même, le surnaturel, est-il admissible ? » Je me suis expliqué ailleurs, et sans réserve, à ce sujet[4]. J’y reviendrai un jour, car je suis loin de trouver la question épuisée. Je me borne en ce moment à constater que le surnaturel, les miracles, les actes spéciaux de Dieu en dehors des lois générales de la nature, sont de l’essence même du christianisme et appartiennent naturellement à son histoire. Comment en serait-il autrement ? Le christianisme, et je dis aussi le spiritualisme, distinguent essentiellement Dieu, être personnel et libre en même temps qu’infini et immuable, de cet ensemble de faits et de lois permanentes qu’observe scientifiquement l’esprit humain et que nous appelons la nature. Le matérialisme et le panthéisme repoussent seuls cette distinction, l’un en ne voyant dans la nature que la matière, l’autre en faisant de la nature et de Dieu un seul et même être. La distinction entre Dieu et la nature une fois admise, qui dira que Dieu, au moment de la création, a épuisé sa puissance et sa liberté dans la nature ? Qui affirmera que les faits et les lois que notre science y observe sont les seuls faits, les seules lois qui puissent y exister ? Qui sondera dans leur ensemble et leur portée les desseins et l’action de Dieu, et leur dira comme à l’océan : « Tu iras jusque-là et pas plus loin ? » Tel que le christianisme et le spiritualisme conçoivent et reconnaissent Dieu, le miracle est du mystérieux et de l’inexpliqué, non de l’impossible.
Je résume en termes précis les deux grands caractères du christianisme : il est, non pas un système, mais une histoire, l’histoire des rapports directs et spéciaux de Dieu avec le genre humain ; les miracles prennent naturellement place dans cette histoire.
Les ennemis systématiques du christianisme ne s’y trompent pas ; c’est à son histoire et à ses miracles que de tout temps ils ont déclaré et que de nos jours ils font la guerre. Ils contestent l’authenticité des documens ; la réalité des faits, la possibilité des miracles. Leur critique historique et leur controverse philosophique portent sur ces trois points tout leur effort. Érudits ou métaphysiciens, ils comprennent parfaitement que là résident le caractère propre et efficace, l’essence et la puissance de la religion chrétienne. Pour la détruire, ils l’attaquent dans ce qui fait précisément son originalité et son droit.
Je fais en passant une observation. Dans cette double attaque contre les faits et les miracles chrétiens, ce sont les miracles qui tiennent le premier rang. Je n’hésite pas à dire que la plupart des adversaires du christianisme, tous peut-être, ont commencé par avoir, sur la question des miracles, une opinion préconçue, un parti-pris. C’est en rejetant d’avance et absolument les miracles qu’ils examinent l’authenticité des documens chrétiens, l’autorité des témoins, la réalité des récits. Si les miracles n’étaient pas là, on trouverait les faits historiques chrétiens bien plus vraisemblables et les preuves sur lesquelles ils reposent bien plus fortes. L’histoire primitive du christianisme est beaucoup mieux établie, beaucoup plus certaine que celle des origines de presque tous les états et tous les peuples. C’est ici la métaphysique qui domine et opprime l’histoire.
Je reviens à la question fondamentale, telle qu’à mon sens elle doit être posée. Le christianisme est une histoire, une histoire divine et humaine. Je me permets de reproduire un langage que j’ai déjà employé, le seul qui exprime fidèlement le fait et ma pensée : le christianisme est l’histoire des rapports directs et spéciaux de Dieu avec le genre humain ; Dieu et les hommes y vivent, agissent et parlent. Cette histoire est-elle vraie ?
M. Janet n’a ni traité, ni même indiqué la question ainsi posée. Considérant le christianisme comme un système de métaphysique, un mode d’explication et de solution des grands problèmes de l’humanité, et réduisant le système chrétien tout entier au dogme du péché originel, c’est ce dogme à peu près seul qu’il discute, et comme il le repousse péremptoirement, tout le système chrétien tombe, selon lui, avec la base qu’il lui a donnée. M. Janet n’aborde nullement les deux questions fondamentales, les deux caractères constitutifs du christianisme, son histoire, et dans son histoire les miracles. Il écarte la question historique en disant que « mes Méditations chrétiennes peuvent être considérées comme un ouvrage complet, au moins dans sa partie philosophique, car le quatrième volume, qui n’a pas encore paru, sera consacré aux questions de critique et d’exégèse, et ne changera rien évidemment à l’ensemble des vues de M. Guizot. » Et quant à la question des miracles, « peu importe, dit M. Janet, la possibilité métaphysique du surnaturel ; peu importe la question de savoir si la possibilité des miracles est ou n’est pas contenue dans le principe de la personnalité divine. La première condition d’une religion vraie, c’est l’accord avec la conscience morale ; » or le dogme du péché originel est, selon lui, contraire à la conscience morale de l’humanité.
Je n’admets pas que, lorsqu’il s’agit de savoir si la religion chrétienne est vraie, la question du surnaturel et celle de l’histoire du christianisme puissent être ainsi écartées ou touchées en passait comme secondaires. Je me suis, il est vrai, appliqué moi-même, dans mes Méditations, à l’examen des principaux dogmes chrétiens mis en regard des grands problèmes humains ; mais j’ai pris soin dès le début, dans les deux méditations intitulées Dieu selon la Bible et Jésus-Christ dans l’Évangile[5], de signaler le caractère historique des documens chrétiens et des faits qu’ils rapportent. Et en traçant le plan de mon travail j’ai marqué la place qu’y tiendrait l’histoire chrétienne. Le volume qui me reste à publier ne sera pas uniquement consacré à ce que M. Janet appelle « les questions de critique et d’exégèse. » Après avoir établi l’authenticité, au fond et dans leur ensemble, des documens bibliques et évangéliques, j’essaierai de retracer, à la fois dans son unité permanente et dans son progrès, cette merveilleuse histoire qui commence à Adam, se poursuit à travers Noé, Abraham, Moïse et le peuple juif, pour aboutir à Jésus-Christ et passer de la croix du Calvaire à l’expansion de la civilisation chrétienne sur toute la face du monde. C’est vraiment là l’histoire du genre humain et de l’action de Dieu dans la vie du genre humain.
M. Janet est un esprit sérieux et consciencieux : il examine toutes choses dans la pleine liberté de sa pensée ; mais il n’affirme et ne nie rien que lorsqu’il est vraiment convaincu. Aussi hésite-t-il quelquefois et s’arrête-t-il dans le doute ou dans le silence quand, pour prouver sa thèse générale, il aurait besoin de conclure. Je viens d’en rencontrer un exemple dans le soin qu’il prend d’écarter la question du surnaturel : il ne veut pas la résoudre par une négation absolue ; il semble admettre « la possibilité métaphysique du surnaturel et des miracles comme contenue dans le principe de la personnalité divine ; » mais il ne va pas jusqu’à la reconnaître. La même réserve apparaît dans une question qui n’est pas moins grave, celle de la création. M. Janet me reproche d’affirmer que la création est nécessaire ; mais il ne s’en étonne pas, « car, dit-il, à moins d’admettre que la vie est le résultat des forces de la matière, et que l’homme, comme toute espèce animale, est le produit d’une lente élaboration des siècles et d’une transformation progressive des êtres, on est obligé d’avoir recours à la puissance surnaturelle du créateur. » Est-ce à dire que M. Janet admet la doctrine des générations spontanées ou celle de M. Darwin sur la transformation des espèces ? Non ; mais il ne repousse pas non plus ces deux doctrines, il les regarde comme « des questions à l’étude, » et il me blâme, « comme d’une imprudence, d’avoir fait reposer le dogme fondamental de la religion et l’espoir de l’humanité sur des opinions scientifiques. » Je ne mérite nullement ce reproche, car je ne crois pas du tout que le sort du principe de la création et de la puissance surnaturelle du créateur dépende du sort de la doctrine des générations spontanées et de celle de la transformation des espèces ; ce sont les défenseurs de ces doctrines qui font reposer leur attaque contre les faits et les principes chrétiens sur des opinions scientifiques. Je suis, quant à présent, convaincu que ces opinions sont de pures hypothèses ; mais quand elles perdraient ce caractère, quand la science les admettrait parmi ses découvertes, la puissance surnaturelle du créateur et le fait primitif de la création n’en seraient nullement atteints, car le principe générateur, que l’école matérialiste appelle aujourd’hui la force, reste encore distinct de la matière, et la transformation progressive des espèces ne rend point raison de l’origine des premières espèces qui, pour arriver à leur état actuel, ont eu besoin d’être progressivement transformées. Des savans ont aussi voulu expliquer le système général du monde par une série de mouvemens ; c’est Leibniz, si je ne me trompe, qui leur disait : « Oui, mais qu’est-ce qui a donné la première chiquenaude ? »
En présence de ces doctrines diverses, d’une part les générations spontanées et la transformation des espèces, de l’autre la création et la puissance surnaturelle du créateur, M. Janet reste en suspens. C’est une preuve de son scrupule scientifique ; mais en sa qualité de spiritualiste il aurait pu, je crois, se dispenser de cette hésitation, car une question plus grande que celle de ces deux doctrines, la question de la distinction essentielle entre l’esprit et la matière, est au fond de ce débat. Sur celle-là, M. Janet a, je pense, son parti-pris.
Je ne puis ni ne veux recommencer ici l’apologie du christianisme considéré dans tous ses élémens et sous ses divers aspects. Mon seul dessein a été de poser nettement la grande question, qui est, selon moi, le point de départ de cette apologie et en marque le vrai et général caractère. Je rencontre cependant, dans la critique que fait M. Janet de ma défense du christianisme, des objections spéciales auxquelles je ne puis me dispenser de toucher.
III.
Il me reproche de réduire le christianisme à cinq dogmes fondamentaux : la création, la Providence, le péché originel, l’incarnation et la rédemption. « C’est là, dit-il, une table artificielle, arbitraire, insuffisante, à un point de vue rigoureusement chrétien. Comprend-on que le dogme de la Trinité n’y soit pas mentionné ? Que devient le Saint-Esprit dans cette théologie ? Comment M. Guizot passe-t-il entièrement sous silence le grand débat qui a mis l’Europe en feu au XVIe siècle, et pour lequel, dans les deux églises, tant de grands hommes sont morts martyrs de leur foi, le débat sur la présence de Jésus-Christ dans l’hostie ? On n’est pas moins étonné de voir M. Guizot renvoyer aux théologiens le débat de la grâce et du libre arbitre, de la foi et des œuvres. Qu’est-ce que le christianisme, si la doctrine de la grâce, la doctrine de la justification, sont des doctrines lâches et arbitraires dont on prend ce qu’on veut et que l’on accommode, suivant les temps, aux exigences profanes du sens commun, abandonnant le dogme lui-même, dans sa précision et sa rigueur, au pédantisme théologique ? Le christianisme de M. Guizot est une moyenne entre les diverses églises chrétiennes ; c’est un minimum de christianisme dont il se contente pour échapper au rationalisme. Qu’est-ce donc qu’une telle foi sinon une philosophie ? »
M. Janet se méprend sur ce que j’ai pensé et voulu faire quand j’ai placé cinq dogmes fondamentaux en tête de mon apologie du christianisme. Je n’ai point entendu réduire à cinq dogmes la religion chrétienne, ni les prendre « comme une moyenne entre les diverses églises chrétiennes, » ni écarter les autres dogmes que rappelle M. Janet, la Trinité, le Saint-Esprit, la présence réelle, la grâce, la justification par la foi ou par les œuvres. J’ai uniquement voulu mettre en spéciale lumière, comme essentiels à la foi chrétienne, les dogmes communs à toutes les communions chrétiennes, et sur lesquels il n’y a entre elles à peu près point de dissentiment. Je m’en suis formellement expliqué d’avance en disant : « Au moment où les fondemens de l’édifice chrétien sont ardemment attaqués, je voudrais rallier dans sa défense commune tous ceux qui l’habitent, catholiques ou protestans, anglicans ou presbytériens, calvinistes ou armemens, jésuites ou jansénistes[6]. » J’ai parlé des croyances qui les unissent sans méconnaître ni discuter celles qui les séparent. Je n’ai voulu faire et n’ai fait en cela que ce qu’ont fait en 1848, dans la vie politique, des hommes très divers par leurs opinions constitutionnelles, mais qui, pour défendre ensemble l’ordre social menacé, se sont ralliés alors à la république, « comme à la forme de gouvernement, a dit M. Thiers, qui nous divise le moins. » J’ai fait simplement, comme eux, acte d’esprit pratique et de bon sens.
C’est un rude métier que de vouloir être envers ses adversaires à la fois conséquent et libéral, ferme en principe, large et doux dans l’application. J’ai toujours eu un sincère et sérieux désir de suffire à ce double devoir. Je n’y ai pas toujours réussi, ni dans la vie politique, ni dans la discussion philosophique. Je n’en recherche pas ici les causes. M. Janet me trouve incomplet et trop peu rigoureux en fait de dogmes chrétiens ; en même temps il me reproche d’être trop exigeant, de trop pousser le raisonnement à outrance en fait de doctrines rationnelles. « Pour M. Guizot, dit-il, tout protestant libéral est un rationaliste, tout rationaliste un panthéiste, tout panthéiste un athée. J’ai de la peine, ajoute-t-il, à me faire à cette méthode, qui consiste à toujours précipiter les gens dans l’erreur, et à les plonger de plus en plus, même quand ils essaient d’y échapper. Est-il donc si avantageux d’exagérer l’erreur, d’élargir l’abîme qui sépare les hommes ? Au lieu de chercher par où les autres pensent comme nous, ce qui est une garantie pour notre raison, devons-nous toujours chercher par où ils ne pensent pas comme nous, ce qui est une arme pour le scepticisme ? et cela sous prétexte de logique, comme si nous étions toujours sûrs d’être nous-mêmes d’infaillibles logiciens ! »
Je ne demande pas mieux que d’admettre chez mes adversaires cette variété dans les points de vue successifs sous lesquels ils étudient les faits et les idées, cette étendue et cette honnête perplexité d’esprit qui les ramènent souvent vers la vérité, au risque de l’inconséquence. Je suis tout prêt à reconnaître qu’il y a bien des rationalistes qui ne sont point panthéistes, et des panthéistes qui ne veulent pas et ne croient pas être athées ; mais je ne puis renoncer à démêler dans les idées premières leurs conséquences logiques, ni à faire entrevoir vers quelles erreurs on court quand on n’a pas pris son point de départ dans la vérité. Je ne fais en cela que suivre l’exemple du bon sens public et de l’instinct des masses ; quand elles ne sont pas dominées et égarées par la passion, elles pressentent admirablement quels résultats dérivent de certains principes, et à quels périls les exposent des théories dont elles ne savent pas sonder le vice. Il leur arrive alors ou de repousser aveuglément les principes mêmes à cause des effets, ou de se rejeter dans une inconséquence confuse qui du moins les sauve des périls pratiques de l’erreur. En tout cas, j’ai à faire ici une réclamation personnelle. Quand M. Janet me reproche de voir dans tout protestant libéral un rationaliste, il fait pour moi, je n’en doute pas, une exception, car il me sait protestant, il me reconnaît libéral, et il est bien sûr que je ne suis pas rationaliste.
Ma dernière remarque sur les objections spéciales qu’adresse M. Janet à mon apologie du christianisme portera sur une question pratique et contemporaine. Il ne croit pas possible la conciliation que je désire entre l’église chrétienne catholique et la liberté. « Nous savons, dit-il, que quelques-uns des esprits les plus éclairés de notre temps font tous leurs efforts pour engager l’église dans cette voie de liberté et de progrès, dans cette voie de réconciliation avec les principes fondamentaux de l’esprit moderne ; mais qu’importe ? et quelle valeur peuvent avoir ces efforts purement individuels ? Ces hommes, si éminens qu’ils soient par l’esprit et le caractère, que sont-ils dans l’église ? Ils ne sont rien, absolument rien. L’église catholique est une monarchie, et elle tend de plus en plus à la monarchie absolue. Le catholicisme n’est pas à Paris, il est à Rome. C’est Rome qu’il faut convertir. Or Rome n’est point jusqu’ici entrée dans cette voie d’accommodement raisonnable, et tant qu’elle n’a point parlé, ou plutôt tant qu’elle parle dans le sens contraire, les plus nobles paroles des plus nobles esprits sont absolument non-avenues ; aucun d’eux n’a mission pour traiter au nom de l’église. »
M. Janet oublie l’histoire. Rome n’est pas si intraitable ni si immobile qu’il la représente. Il est vrai, elle a souvent, depuis trois siècles surtout, fait cause commune avec le pouvoir absolu. Elle l’a servi et s’en est servie, beaucoup trop pour son propre bien et pour celui des rois ses alliés ; mais souvent aussi, à diverses époques, elle a défendu contre les rois les droits et les libertés des peuples. Elle a admis la libre discussion dans son propre sein ; elle a vécu et traité avec les conciles de l’église, et dans ses rapports hors de la sphère ecclésiastique Rome a presque toujours fini par compter avec l’opinion laïque et publique, quand l’opinion s’est montrée générale, énergique et persévérante. Elle a même plus d’une fois, par vraie sagesse ou par prudence humaine, sacrifié à la pression de l’opinion laïque ses plus dévoués, mais compromettans défenseurs, les jésuites par exemple, abolis en 1773 par Clément XIV. Elle a formé et entretenu de bonnes relations avec les peuples et les gouvernemens les plus divers entre eux et les plus différens d’elle-même par leurs principes comme par leurs formes politiques. Elle est flexible quand il le faut autant qu’obstinée tant qu’elle le peut. Corneille rappelle au roi Prasias, par son fils Nicomède, le conseil d’Annibal à propos de la Rome païenne :
- ….. Il m’a surtout laissé ferme en ce point
- D’estimer beaucoup Rome et ne la craindre point.
Envers la Rome chrétienne, le même conseil est bon et plus sûrement efficace ; nous lui devons beaucoup plus que le monde asservi ne devait aux proconsuls romains, et elle est beaucoup moins forte. Que les amis de la liberté, que les peuples qui la désirent et la réclament, se préoccupent surtout d’eux-mêmes, qu’ils fondent chez eux des gouvernemens libres et maintiennent envers leurs chefs laïques leurs libertés religieuses et civiles, qu’en même temps ils respectent les libertés de Rome elle-même, ils n’auront rien de grave à craindre d’elle ; un peu plus tôt ou un peu plus tard, avec un peu plus ou un peu moins de bonne grâce elle se résignera à accepter le droit ou la nécessité ; si elle persistait dans des prétentions illégitimes, il serait facile de les repousser.
Je m’étonne que M. Janet fasse si peu de cas « des efforts de quelques-uns des hommes les plus éminens de notre temps par l’esprit et le caractère pour engager l’église catholique dans les voies de liberté et de réconciliation avec les principes fondamentaux de la société moderne. » Les grands mouvemens intellectuels et sociaux ont-ils jamais commencé autrement que par des efforts purement individuels ? C’est précisément la mission des esprits élevés et clairvoyans d’ouvrir la voie des progrès, politiques ou religieux, et d’y attirer les masses en les y devançant. Il ne s’agit nullement en pareil cas de « traiter » avec les pouvoirs établis dans l’état ou dans l’église, et de déterminer diplomatiquement leur adhésion explicite aux changemens désirés ; c’est sur les hommes en général qu’ont à agir d’abord les esprits d’élite ; c’est à la pensée et à la conscience publique que s’adresse leur travail ; c’est par cette grande porte qu’ils entrent, grandement accompagnés, dans les conseils des rois ou dans les conciles de l’église, et qu’ils y font pénétrer, souvent à grands frais de patience, de mécomptes et de sacrifices, les transactions et les modifications de régime qu’appelle le cours devenu général des idées et des faits. Ainsi se développe et s’accomplit l’histoire, la belle et grande histoire du monde civilisé, et en particulier de la civilisation chrétienne. C’est l’honneur du genre humain que quelques hommes, isolés et courts passagers dans la vie, en soient les premiers promoteurs.
Pour moi, chrétien, protestant et libéral, je porte à ces pionniers de la liberté chrétienne dans l’église catholique une reconnaissance profonde. Il y a quelques semaines, j’étais assis auprès du lit de l’un des plus éminens d’entre eux, M. de Montalembert ; je le voyais douloureusement malade, les traits altérés, la voix faible, hors d’état de faire quelques pas dans sa chambre ; il n’avait pas même pu se faire descendre dans une voiture pour aller porter son vote à l’Académie française. Sa ferveur chrétienne et libérale était la même ; il ressentait pour la cause de sa vie jeune et forte, pour l’indépendance de la papauté, pour les droits de l’église et de l’état, du chrétien et du citoyen, la même sympathie et le même dévoûment, seulement avec un peu plus d’inquiétude sur le succès prochain de ses efforts. J’étais profondément touché de cette inépuisable et fidèle ardeur de l’âme au milieu des langueurs et des souffrances du corps. J’ai la confiance que tant de vertu ne sera pas vaine, et que la foi et la liberté chrétiennes recueilleront les fruits de ce généreux travail pour leur commun succès.
Les champions des grandes et bonnes causes sont sujets à avoir trop d’illusions et trop peu de confiance ; ils se promettent trop d’abord de la bonté de leur cause, et plus tard ils n’y comptent pas assez. Qu’il s’agisse de questions politiques, ou religieuses, ou purement intellectuelles, la vie publique est laborieuse et rude, pleine de luttes, d’obstacles, de mécomptes, de succès et de revers alternatifs qui étonnent souvent les convictions et ébranlent les espérances. Il n’y a que deux sortes de caractères qui résistent aux déplaisirs et aux fatigues de l’activité humaine ainsi mise à l’épreuve : les hommes qui n’ont au fond ni croyances ni passions désintéressées, et qui, uniquement préoccupés d’eux-mêmes, ne poursuivent que des buts de satisfaction et de fortune personnelle ; c’est là un genre de travail dont on ne se décourage guère quand une fois on s’y est adonné. À côté de ces égoïstes opiniâtres, les hommes qui ont au contraire des convictions fortes et qui cherchent le triomphe d’une cause plus grande qu’eux-mêmes, ceux-là aussi supportent patiemment les difficultés, les tristesses, les mauvais jours de leur œuvre, et retrempent sans cesse leur espérance dans leur foi. Tels doivent, tels peuvent être les vrais et sérieux chrétiens. Personne n’est plus convaincu que moi de la gravité de la crise que traverse aujourd’hui le christianisme ; je sais toute l’ardeur et tout le péril des attaques dont la foi chrétienne est l’objet, en haut, dans un certain nombre d’esprits distingués, en bas, dans les masses ignorantes et déréglées ; mais le christianisme n’est pas d’aujourd’hui, il vit depuis dix-neuf siècles. Que dis-je, dix-neuf siècles ? Les siècles ne se comptent pas pour le christianisme ; sa source est infiniment plus ancienne que son nom ; c’est avec l’histoire du peuple juif que commence l’histoire chrétienne ; l’Ancien-Testament est la préface et la préparation du nouveau. Le monde a d’abord longtemps attendu, puis il a vu apparaître, puis il a commencé à recevoir et à contempler partout le christianisme. Les mêmes attaques, les mêmes périls qu’il rencontre aujourd’hui l’ont assailli dès sa première origine et dans tout le cours de sa destinée ; tantôt la tyrannie, tantôt l’insouciance et le relâchement moral de ses représentans officiels lui ont été encore plus funestes que les coups de ses adversaires. Il a résisté et survécu aux violences des uns et aux fautes des autres. Il n’est pas autre aujourd’hui, il ne sera pas autre désormais qu’il n’a été jadis. Ses nouveaux adversaires n’ont et n’auront pas plus d’érudition que Bayle, ni plus d’esprit que Voltaire, ni plus de passion que les révolutionnaires de 1793 : ils ne réussiront pas plus à le détruire que n’y ont réussi leurs prédécesseurs. Le christianisme a fait ses preuves de patience comme de force, de flexibilité comme de vitalité. Il aura de plus, il a déjà, pour se défendre et pour vaincre, une arme assez nouvelle dans son histoire, la liberté, la liberté de ses adversaires et la sienne propre ; l’une ne lui permettra pas de s’endormir dans l’ignorance du danger ; l’autre le mettra en possession de tous ses moyens de résistance en les dégageant de toute apparence de force abusive et de privilège autorisé. J’ai, dans la situation actuelle du christianisme et au milieu de ses périls, cette confiance que la liberté lui épargnera beaucoup de ses anciennes fautes, en lui donnant plein droit de se manifester dans la sublimité de son origine et de sa nature.
J’incline à penser que M. Janet lui-même pressent cette forte et solide destinée de la religion chrétienne, car, après avoir librement contesté ses dogmes, il essaie de les relever, sous un autre nom, des coups qu’il leur a portés. « Non, dit-il en finissant, il n’est pas vrai que la théologie chrétienne explique ce que la philosophie n’expliquerait pas ; mais est-ce à dire que nous méconnaissons la grandeur et la beauté de la théologie chrétienne, et que nous ne voyons dans ses dogmes et dans ses rites que des fictions arbitraires et des superstitions ridicules ? Non, sans doute ; mais ses dogmes et ses cérémonies ne sont pour nous que de grands symboles, dont la valeur est précisément dans les vérités métaphysiques que ces cérémonies expriment et que ces dogmes recouvrent. » M. Janet passe alors en revue quelques-uns des dogmes chrétiens, le péché originel, l’incarnation, la rédemption, la Trinité, la grâce ; il les examine et les rapproche sous deux points de vue divers ; d’abord pris au pied de la lettre, ensuite entendus symboliquement, comme « de fortes et hardies expressions » des grandes vérités métaphysiques et morales que la philosophie reconnaît dans la nature et la vie humaine. Il commence ainsi par enlever aux dogmes leur réalité vivante, et il tente ensuite de leur rendre une valeur intellectuelle et figurée ; ce ne sont plus des croyances positives fondées sur des faits réels ; ce sont des images poétiques qui représentent certaines notions, certains instincts inhérens à l’humanité, et M. Janet conclut en disant : « En un mot, nous ne voulons pas sacrifier la philosophie au christianisme ; mais nous serons volontiers les premiers à reconnaître que le christianisme lui-même est une grande philosophie. »
En acceptant ainsi le christianisme comme « une grande philosophie, » M. Janet lui offre sincèrement, j’en suis convaincu, une transaction plausible ; le christianisme ne saurait s’en contenter. Sans doute il contient une philosophie, mais il est tout autre chose qu’une philosophie, c’est-à-dire une œuvre humaine, fruit.de la pensée, de l’imagination et de la science humaines : il est une œuvre divine, une révélation de Dieu à l’homme, l’histoire et le résultat des rapports directs et spéciaux de Dieu avec le genre humain. C’est à ce titre et par sa vertu surnaturelle que le christianisme a fait son apparition et son chemin en ce monde ; c’est à ce titre et par cette vertu qu’il doit s’y maintenir et poursuivre à travers les contestations des hommes sa laborieuse et progressive victoire.
IV.
Je passe du christianisme au spiritualisme. Je me trouve ici bien plus près de M. Janet que je ne l’ai été jusqu’à présent, pas si près pourtant que je le désirerais et qu’à mon sens cela devrait être. M. Janet adresse à mon spiritualisme chrétien des reproches que je ne crois pas mérités, et quant à ceux qu’à mon tour j’adresse à son spiritualisme philosophique, je les résume d’avance ainsi. Tantôt M. Janet attribue à ce spiritualisme plus de puissance qu’il n’en possède pour satisfaire aux instincts et aux droits de la nature humaine ; tantôt au contraire il ne tire pas de la doctrine spiritualiste toutes les conséquences légitimes qui y sont contenues, et il s’arrête en route quand il pourrait aller plus loin, aller jusqu’au but définitif auquel aspire l’humanité. Il n’y a pas dans le spiritualisme philosophique tout ce que M. Janet en espère ; il y a plus qu’il n’y montre ou qu’il n’y voit.
Je tiens à faire une observation préalable. À mon sens, M. Janet n’est pas juste envers l’école spiritualiste française contemporaine. « La psychologie scientifique, dit-il, avait été fondée par Locke et les Écossais ; l’école française y a peu ajouté. Cette école a défendu l’idée du devoir et l’a fortement séparée de l’intérêt personnel. Elle a défendu la liberté humaine au point de vue philosophique, moral et politique ; mais, forte dans la psychologie et la morale, elle a été faible dans la théodicée, dans la métaphysique, dans la philosophie religieuse en général. » Les faits protestent contre cette appréciation ; l’école spiritualiste française du XIXe siècle a beaucoup ajouté à la psychologie écossaise, et elle n’est pas restée étrangère à l’ontologie et à la théodicée. M. Royer-Collard a porté dans la question générale du spiritualisme et dans quelques questions spéciales, entre autres dans celles de la perception et de la durée, une précision et une rigueur d’expression comme de pensée qui ont souvent manqué aux philosophes écossais. Il a élevé le bon sens à la hauteur de la logique, contenu la logique sous le contrôle du bon sens, et prêté au bon sens et à la logique l’éclat de l’éloquence morale. MM. Maine de Biran et Jouffroy ont poussé l’observation et la description des faits psychologiques à un rare degré de profondeur et d’exactitude scientifique, et c’est en pénétrant, avec le flambeau de la psychologie, dans le domaine de l’ontologie qu’ils ont été conduits, l’un presque au mysticisme, l’autre au scepticisme, qu’ils n’ont pas laissé de répudier. M. Cousin s’est lancé, avec toute la puissance de l’imagination, de la dialectique et de l’éloquence, dans tous les problèmes, dans tous les systèmes de la philosophie ; après les avoir parcourus comme une comète parcourt l’espace, il est revenu à son point de départ, et il a laissé partout la trace lumineuse de son passage, même là où il n’a fait que passer. M. de Rémusat, dans ses Essais de philosophie, a abordé les questions fondamentales, la matière et l’esprit, la connaissance et la conscience. humaines, et il les a traitées avec une originalité de pensée, une patience de méthode, une abondance de vues et une fine précision de langage qui ne l’ont pas toujours retenu loin de l’abîme du doute, mais qui l’ont empêché d’y tomber, et ont réduit pour lui le doute à l’hésitation. Tous ces philosophes ont donné l’exemple et l’impulsion d’une étude et d’une critique profonde de l’histoire de la philosophie ancienne et moderne, étude aussi importante pour la philosophie spéculative que l’est pour la politique l’étude de l’histoire des états et des gouvernemens. De tels travaux et un tel caractère assurent à l’école spiritualiste qui a rempli la première moitié du XIXe siècle une influence et un rang qui n’ont rien à redouter du plus sévère examen.
Je viens aux reproches qu’adresse M. Janet à mon spiritualisme chrétien. Il en est un qui m’étonne un peu. « Si, dans le livre de M. Guizot, nous mettons le christianisme à part, dit M. Janet, il nous est impossible de voir, dans sa philosophie autre chose que le positivisme. » À l’appui de cette assertion, il cite et met en regard l’un de l’autre deux passages puisés, l’un dans les Paroles de philosophie positive, par M. Littré, l’autre dans l’une de mes Méditations sur les limites de la science. « Ceux qui croiraient, dit M. Littré, que la philosophie positive nie ou affirme quoi que ce soit sur les causes premières et sur l’essence des choses se tromperaient ; elle ne nie rien, elle n’affirme rien, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. Ce qu’il y a d’établi présentement, c’est que les deux bouts des choses nous sont inaccessibles, et que le milieu seul, ce que l’on appelle en style d’école le relatif, nous appartient. Au-delà, c’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voiles, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. » Et moi, dans mes Méditations, après avoir rappelé les idées d’un grand théologien philosophe écossais, le docteur Chalmers, sur la connaissance partielle et limitée qu’à l’homme des choses divines, j’ai ajouté : « Le docteur Chalmers dit vrai ; les limites du monde fini sont celles de la science humaine. Jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne le saurait dire ; ce qu’on peut et doit affirmer, c’est qu’elle ne saurait les dépasser. C’est dans le monde fini seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, reconnaît leurs rapports et leurs lois, qui sont aussi des faits, et en constate ainsi le système. C’est là le travail et la méthode scientifiques, et les sciences humaines en sont les résultats ; mais, si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, ce ne sont pas celles de l’âme humaine : l’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini ; mais en même temps que de cet ordre supérieur l’homme a l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut pas avoir la science. L’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent, mais les yeux n’y pénètrent point. »
De ces deux citations, M. Janet tire cette conclusion : « Il m’est impossible ici de ne pas voir une seule et même pensée chez M. Guizot et chez M. Littré. Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a de science que du monde fini. Pour l’un comme pour l’autre, il y a quelque chose au-delà du monde fini : c’est l’infini selon M. Guizot, c’est l’immensité selon M. Littré. L’école positiviste ne nie pas l’infini. L’idée-mère du positivisme, c’est que la science doit s’abstenir de toutes recherches sur les causes premières et sur l’essence des choses ; elle ne connaît que des enchaînemens de phénomènes ; tout ce qui est au-delà n’est que conception subjective de l’esprit, objet de sentiment, de foi personnelle, non de science. M. Guizot affirme également qu’il n’y a pas de science de l’infini. »
Je pourrais me contenter d’une réponse que M. Janet a faite lui-même d’avance au reproche qu’il m’adresse. « C’est en mettant, dit-il, le christianisme à part qu’il lui est impossible de voir dans ma philosophie autre chose que le positivisme. » Il a raison de commencer par mettre à part mon christianisme ; pour différer du positivisme, c’est quelque chose en effet que d’être chrétien, et je n’imagine pas une dissemblance plus profonde. Au-delà du monde fini, là où M. Littré ne voit « qu’un océan inaccessible pour lequel nous n’avons ni barque, ni voiles, » je vois Dieu, qui m’éclaire d’un flambeau supérieur au soleil de la terre, et me guide dans une barque sûre à travers les ténèbres et les tempêtes de cet océan. La révélation chrétienne est le fait divin et historique auquel je crois et je me confie, et je puis me livrer à cette confiance sans perdre le titre de philosophe, car M. Janet se dit lui-même prêt à « reconnaître que le christianisme est une grande philosophie. » Mais je ne veux pas m’en tenir à cette trop facile réponse, et je tiens à indiquer d’où provient la méprise de M. Janet lorsque, « mettant le christianisme à part, il ne voit dans ma philosophie pas autre chose que le positivisme. »
Bossuet a intitulé son principal ouvrage philosophique : De la connaissance de Dieu et de soi-même. Croit-on qu’il eût dit indifféremment : De la science de Dieu et de soi-même ? Il eût vu à coup sûr dans un tel titre une grande outrecuidance intellectuelle et presque une profanation. Le docteur Chalmers a donné à l’un des chapitres essentiels de son ouvrage sur la théologie naturelle ce titre spécial : De la connaissance partielle et limitée qu’a l’homme des choses divines. Il ne dit pas : De la science partielle et limitée, et il dit que l’homme a des choses divines une connaissance certaine, quoique partielle et limitée. M. Littré, dans le passage que je viens de citer de ses Paroles de philosophie positive, dit expressément : « La philosophie positivé ne nie et n’affirme rien sur les causes premières et sur l’essence des choses, car nier ou affirmer, ce serait déclarer que l’on a une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin. »
Je cite là les propres paroles de trois grands docteurs, l’un catholique, l’autre protestant, le troisième positiviste. Bossuet et Chalmers parlent affirmativement de la connaissance qu’a l’homme de Dieu et des choses divines. Ni l’un ni l’autre n’emploient ici le mot de science. Ils savent que ce n’est pas là l’expression propre de l’état de l’esprit humain quant à Dieu et aux choses divines ; mais ils pensent que, sur cette sphère supérieure où n’atteint pas sa science, l’homme acquiert naturellement et à bon droit une certaine mesure de connaissance. M. Littré au contraire écarte absolument toute idée que l’homme ait une connaissance quelconque de l’origine des êtres et de leur fin, c’est-à-dire de Dieu et des choses divines.
Ainsi se manifestent deux doctrines essentiellement différentes. Selon l’une, l’esprit humain peut avoir et a en effet un certain genre et un certain degré de connaissance qui n’est pas la science, mais qui n’en a pas moins les caractères et les droits de la vérité. L’autre doctrine n’accorde les caractères et les droits de la vérité qu’à la science proprement dite, c’est-à-dire aux résultats de cette étude dans laquelle l’esprit humain fait, pour ainsi dire, le tour de son objet, reconnaît successivement les faits qu’il y observe, leur point de départ, leur enchaînement, leurs lois et leurs conséquences, et ne présume ni ne conclut rien au-delà de ce qu’il atteint et constate directement.
Bossuet et Chalmers (j’en pourrais nommer bien d’autres dignes de leur être associés) professent la première de ces doctrines. M. Littré et les positivistes n’admettent que la seconde. Je pense comme Bossuet et Chalmers. Je crois la science, ce fruit du travail intellectuel de l’homme sur le monde fini, profondément différente de la connaissance, élan puissant de la pensée humaine vers des régions plus hautes que celles où se promène et s’acquiert la science. C’est dans ce sens et en vertu de cette distinction que j’ai parlé dans mes Méditations des limites de la science et des sources de la croyance aux réalités que la science n’atteint pas. Rien à coup sûr n’est plus étranger, je devrais dire plus contraire au positivisme, à son principe comme à ses effets.
Que fais-je donc et que suis-je quand, distinguant ainsi la connaissance de la science, je renferme la science humaine dans les limites du monde fini, et je reconnais en même temps à l’esprit humain une connaissance certaine, bien que partielle et limitée, de l’infini, c’est-à-dire de Dieu et des choses divines ? Je sape le positivisme dans sa base. Je suis un spiritualiste décidé et conséquent. Je reprends la définition du positivisme telle que la donne M. Janet, et c’est la plus favorable qu’on en puisse donner. « L’idée-mère du positivisme, dit-il, c’est que la science doit s’abstenir de toutes recherches sur les causes premières et sur l’essence des choses ; elle ne connaît que des enchaînemens de phénomènes : tout ce qui est au-delà n’est que conception subjective de l’esprit, objet de sentiment, de foi personnelle, non de science. Or une telle théorie exclut aussi bien le matérialisme que le spiritualisme. Nous ne connaissons pas plus l’essence de la matière que l’essence de l’esprit, pas plus l’essence de l’esprit que l’essence de la matière. Les origines et les causes nous sont inaccessibles. En dehors de la chaîne et de la série des phénomènes, il n’y a qu’un vaste inconnu que l’on peut appeler comme on veut, selon les tendances de son âme, mais qui est absolument indéterminable par aucun procédé scientifique. »
Ainsi en dehors des phénomènes, c’est-à-dire des apparences sensibles et saisissables par des procédés scientifiques, le positivisme n’affirme et ne nie rien. Il n’affirme et ne nie spécialement ni l’esprit ni la matière ; il exclut aussi bien le matérialisme que le spiritualisme. Il a pour principe que la science humaine n’atteint que la surface des choses ; le fond, c’est-à-dire l’origine et l’essence des choses, lui est inaccessible. Dans le fond, il n’y a qu’un vaste inconnu que l’esprit se figure de telle ou telle façon et auquel il donne le nom qu’il veut. Nous ne savons rien de ce qui est ; nous ne connaissons que ce qui paraît.
Le spiritualisme au contraire affirme deux choses, la distinction essentielle de l’esprit et de la matière et la réalité essentielle de l’esprit et de la matière. Cette double affirmation repose sur une observation profonde et complète. Quand il observe soit lui-même dans son existence actuelle, soit le monde extérieur, l’homme reconnaît des faits essentiellement distincts : en lui-même, un être intelligent et libre qu’il appelle l’âme, et une matière organisée et régie par des lois permanentes— qu’il appelle le corps ; — hors de lui-même, l’homme reconnaît un vaste ensemble de faits régis par des lois permanentes, et un auteur et législateur de ces faits qui n’ont pas pu se créer ni se régler eux-mêmes, c’est-à-dire le monde et Dieu. Et ces grands faits, l’homme, le monde et Dieu, ne sont pas des phénomènes, de pures apparences ; ce sont des réalités que l’esprit humain atteint directement, quoiqu’il ne les connaisse et ne les comprenne pas complètement. C’est là le spiritualisme philosophique, tel qu’il résulte d’une psychologie et d’une ontologie fondées sur l’exacte observation des faits et intimement unies. C’est une doctrine qui exclut formellement le matérialisme et le scepticisme idéaliste, c’est-à-dire les deux conséquences entre lesquelles flotte le positivisme. Je suis l’un des disciples et des adhérens convaincus de cette doctrine.
M. Janet se méprend donc quand il m’accuse de nier la philosophie, ou du moins la métaphysique, la philosophie première, et par la même la théologie naturelle. « M. Guizot, dit-il, reproche quelquefois à ses adversaires d’être trop timides et de ne point accepter hardiment toutes les conséquences de leur pensée. J’oserais presque lui faire le même reproche, quoique l’on sache que ce ferme esprit ne pèche point par la timidité. Ici il n’a pas osé dire toute sa pensée, c’est que la philosophie spiritualiste est aussi impuissante que les autres. J’aurais voulu, je l’avoue, le voir aller jusque-là ; j’aurais voulu le voir réfuter les preuves de l’existence de Dieu données dans les écoles spiritualistes, les preuves de la Providence données par Socrate et Platon, la justification de la Providence dans Leibniz et dans Malebranche, les raisons en faveur de la vie future développées dans le Phédon. Il eût été étrange de voir M. Guizot engager une telle polémique, et jouer, ne fût-ce qu’un moment, le jeu des athées. Cependant non-seulement cela eût été conséquent, mais c’était même nécessaire pour justifier la thèse générale de l’impuissance scientifique et démonstrative de la philosophie ; s’il y a en effet quelque part de bonnes preuves de Dieu, de la Providence et de la vie future, pourquoi dire qu’il n’y a pas de science de l’infini ? »
J’aurais été non-seulement bien malhabile, mais bien inconséquent avec moi-même, si je m’étais engagé, ne fût-ce qu’un moment, dans la polémique qu’aurait souhaitée de ma part M. Janet. J’ai dit tout à l’heure pourquoi nous n’avons pas la science de l’infini, et comment nous avons cependant la connaissance des grands rayons de lumière qui éclairent la sphère de l’infini et ses grands problèmes. Je suis heureux de me trouver en ceci d’accord avec Platon, Descartes, Bossuet, Leibniz, Reid, et aussi avec ce bon sens général des hommes qui, sans préméditation ni étude, par son seul instinct et sa seule pente, arrive, en fait de philosophie et de théologie naturelle, aux mêmes résultats que les grands philosophes. Je ne crois nullement la philosophie spiritualiste impuissante ni vaine pour la connaissance et la défense de ces premières vérités intellectuelles, morales et religieuses. Je la crois insuffisante pour aller plus loin, et pour établir, répandre et cultiver ces vérités de telle sorte qu’elles pénètrent partout et portent tous leurs fruits, Plus j’ai avancé dans la vie et dans la pensée, plus, au-delà du spiritualisme philosophique, j’ai vu apparaître et s’élever le spiritualisme chrétien.
Il est naturel, il est salutaire, quand on approche du terme, de remonter dans sa mémoire le cours de sa vie, et de lire, pour ainsi dire en soi-même, l’histoire de son âme. On se prépare ainsi au compte suprême qu’on aura à rendre, et il peut arriver que pour d’autres âmes cette histoire ne soit pas sans intérêt et sans fruit.
J’ai reçu une éducation chrétienne, sérieuse par le sentiment, vague dans la foi. En m’amenant à Genève pour y faire mes études, ma mère y trouva les institutions et les pratiques régulières, non plus les passions fortes et les convictions précises de la réforme. Elle était là une tradition permanente, non un feu toujours nourri. Le XVIIIe siècle avait, non pas aboli, mais énervé à Genève le XVIe, Rousseau y était à côté de Calvin. Ma mère, pieuse avec ferveur, était peu préoccupée des questions et des doctrines ; elle avait le cœur ardent et profond, mais l’esprit vif, actif, ouvert, curieux même et peu enclin à s’effrayer des idées nouvelles, quoique admirablement fidèle aux principes d’une foi simple et d’une vie sévère ; adonnée d’ailleurs à des souvenirs chers et douloureux, les croyances, et les espérances chrétiennes étaient pour elle un besoin intime plutôt qu’un sujet de méditation et d’examen. Ainsi mon foyer domestique était plus religieux qu’affirmatif, et mes études extérieures plus philosophiques que religieuses ; l’enseignement public dans l’université genevoise était libéral ; l’esprit scientifique et les idées de l’école écossaise y dominaient ; l’église de Genève, bien qu’avec prudence et dignité morale, était large et peu exigeante dans ses instructions aux familles comme dans ses prédications. C’est dans cette atmosphère que j’ai passé les années studieuses de ma première jeunesse. J’en suis sorti point incrédule, mais l’esprit un peu vide en matière religieuse et me croyant plus chrétien que je ne l’étais réellement.
La vie et la société de Paris, qui à partir de 1805 succédèrent pour moi à celles de Genève, aggravèrent d’abord plutôt qu’elles ne dissipèrent ce qu’il y avait d’incertain et de superficiel dans mes dispositions. Il y a dans l’atmosphère de Paris un vent de liberté ou plutôt de laisser-aller intellectuel et pratique dont les caractères les mieux armés ont peine à se défendre. Les distractions agréables et faciles excitent les fantaisies et relâchent les ressorts de l’âme, et elles abondent à Paris plus que partout ailleurs. Je subis quelque temps leur influence. Mes médiocres études de droit m’occupaient et m’intéressaient peu. J’allais beaucoup au spectacle. Je prenais plaisir à des œuvres et à des réunions littéraires, non pas précisément frivoles, mais peu sérieuses, routinières et qui ne provoquaient pas l’activité entreprenante et féconde de la pensée. Je ne tardai pas à en sentir le vide et l’insuffisance. J’eus la bonne fortune de contracter des relations et d’obtenir des amitiés qui m’ouvrirent une sphère intellectuelle plus élevée et plus consacrée aux grandes questions de la vie et aux grands désirs de l’âme. J’y entrai avec joie. La haute littérature, les études et les conversations philosophiques, historiques, politiques, devinrent ma préoccupation assidue, mon travail et mon plaisir. J’y portais autant de liberté que d’ardeur ; je n’avais en moi-même aucun parti-pris ; je n’étais engagé dans aucune école, dans aucune coterie ; je vivais au milieu des opinions et des tendances les plus diverses : les traditions graves de la France du XVIIe siècle, les aspirations généreuses du XVIIIe, les institutions et les mœurs politiques de l’Angleterre, les systèmes philosophiques de l’Allemagne, Rome païenne, et Rome chrétienne, le catholicisme et le protestantisme, les souvenirs de la monarchie de Louis XIV et les perspectives de la république de Washington, toutes ces grandes époques, toutes ces fortes apparitions de l’intelligence et de la société humaine avaient, dans le monde où je vivais et parmi mes relations habituelles et intimes, des disciples et des adversaires, des admirateurs et des détracteurs, des survivans fidèles et des successeurs jaloux.
Le premier résultat que produisirent en moi le spectacle de cette société, pour moi si nouvelle, et le souffle puissant de tant d’esprits divers fut un élan nouveau et très libre de ma pensée. J’étais charmé du mouvement intellectuel si varié, si vif et si libéral qui se déployait devant moi. J’étais frappé de la part de vérité que je reconnaissais dans chacune de ces opinions si différentes. Je ne m’inquiétais pas d’en peser scrupuleusement la valeur relative, et de choisir entre elles ou de les mettre d’accord ensemble. La tolérance mutuelle était presque aussi grande que la diversité : les philosophes survivans du XVIIIe siècle, M. Suard, l’abbé Morellet, M. de Tracy, ne s’étonnaient pas que j’admirasse passionnément M. de Chateaubriand, le Génie du Christianisme et les Martyrs, et ils m’admettaient sans trop d’humeur à les défendre dans leurs salons ou dans leurs journaux. J’assistais en même temps à la persistance de l’esprit philosophique du dernier siècle et à la renaissance du sentiment chrétien ; je jouissais à la fois de la liberté de l’un et de la beauté de l’autre. Je prenais un grand intérêt et une part active aux discussions qui se relevaient entre les disciples de Condillac et d’Helvétius et ceux de Descartes et de Bossuet. J’étais très décidément spiritualiste ; mais peu à peu et sans y penser beaucoup je devins en même temps rationaliste. L’influence de mon éducation ne suffisait pas pour me maintenir chrétien contre celle du monde si mêlé et si flottant au milieu duquel je vivais.
Une circonstance inattendue vint modifier à cet égard l’état de mon esprit, et me pousser, sur les questions religieuses, dans une nouvelle voie. L’histoire et la philosophie de l’histoire étaient dès lors mon étude favorite et assidue. Quelques essais en ce genre, publiés dans les recueils du temps, avaient été remarqués. Un libraire dit à M. Suard qu’il avait dessein de publier une nouvelle édition française de la grande Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain de Gibbon. « Je vois souvent, lui dit M. Suard, un jeune homme que je crois très propre à ce travail, M. Guizot. » La proposition m’en fut faite ; je l’acceptai de concert avec Mlle de Meulan, qui se chargea de la révision de la traduction, et moi des notes qu’il convenait d’y ajouter pour rectifier ou compléter, d’après les recherches de l’érudition moderne, l’œuvre de l’historien anglais. C’était une tradition de ce temps, et M. Suard la croyait fondée, que le premier volume de cette histoire avait été en partie traduit par Louis XVI, alors dauphin, sous le nom de M. Leclerc de Septchênes, secrétaire de son cabinet, et qu’en arrivant aux chapitres relatifs à l’établissement du christianisme le prince s’était arrêté par un pieux scrupule, et n’avait pas continué son travail. Ces chapitres furent pour moi l’objet d’une sérieuse étude dont les résultats, insérés sous forme de notes dans l’édition française de l’ouvrage de Gibbon publiée à Paris en 1812, ont été reproduits en Angleterre dans les deux éditions nouvelles du texte original publiées, l’une en 1838 par le savant docteur Milman, l’autre en 1854 par M. William Smith. J’ai dit ailleurs ce que je pense, aujourd’hui comme en 1812, du travail de Gibbon sur l’histoire de l’établissement du christianisme[7] ; le mien eut pour moi une importance tout autre que celle des notes ajoutées au livre original. Après avoir ainsi étudié de près les origines et les premiers siècles du christianisme, je restai frappé, non-seulement de la grandeur morale et sociale de l’événement, mais de l’impossibilité de l’expliquer par des causes et des forces purement humaines. Des faits si étranges acceptés et attestés avec une si entière confiance par les témoins qui y assistaient, dans ces faits l’union si intime et si conséquente des affirmations dogmatiques et des préceptes pratiques, la profondeur intellectuelle et la beauté morale du système, tant de gravité simple dans l’accomplissement des miracles et tant d’absolu détachement de soi-même dans la domination du fondateur, et après sa disparition la fidélité de ses disciples supérieure à toutes les faiblesses humaines, à tous les périls, à toutes les souffrances, ce petit groupe d’hommes obscurs doués d’une telle puissance qu’en errant et en mourant ça et là ils attirent à leur foi des générations qui à leur tour, sans autre force que leur conviction mise aux plus rudes épreuves, conquièrent le monde souverain et civilisé de leur temps, Rome et les provinces, les savans et les ignorans, l’empereur et l’empire, — tous ces caractères, toutes ces pauvres du christianisme naissant surpassaient infiniment, dans ma libre pensée, le cours général et ordinaire des affaires et des œuvres des hommes. Je ne dirai pas que cette première étude religieuse me ramena à la foi chrétienne ; mais elle me laissa plein d’embarras et de scrupules dans mon rationalisme philosophique ; j’entrevis le caractère divin du christianisme, et son histoire m’apparut comme une forte preuve de sa sublime origine et de sa vérité.
Des études philosophiques plus approfondies, la sérieuse observation des hommes et du monde à mesure que j’y pénétrais plus avant, surtout la vie politique dans laquelle j’entrai en 1814, toutes ces causes ont, depuis cette époque, ajouté à mes pressentimens chrétiens de 1812 des lumières encore plus pénétrantes et plus concluantes que celles des études historiques. C’est une grande école que le spectacle du gouvernement des hommes, individus ou nations ; c’est là qu’on apprend combien il leur est difficile de se gouverner eux-mêmes, même de se laisser gouverner, et à quelles conditions, par quels moyens, peut s’accomplir l’œuvre du gouvernement individuel ou public. La nature humaine flotte entre la servilité et la révolte ; tantôt les peuples s’empressent à accepter des tyrannies auxquelles ils pourraient aisément résister, tantôt ils repoussent avec une impatience fébrile les plus naturelles exigences et les moindres fautes des pouvoirs qui président à leurs destinées. Au milieu d’une insurrection populaire dans quelques parties des États-Unis contre des mesures votées par le congrès, on engageait Washington à attendre de l’influence des hommes sensés et de la sienne propre la soumission aux lois du pays ; il répondait avec sa vertueuse sagacité : « L’influence n’est pas le gouvernement. » Il aurait pu dire dans quelque autre cas, et il aurait dit, je n’en doute pas, avec le même grand sens : « Le gouvernement ne suffit pas à tout ; il y a des influences dont il ne saurait se passer. » Je rappellerai les paroles de deux hommes qui ressemblaient bien peu à Washington, l’un le plus illustre philosophe de l’antiquité païenne, l’autre le moins scrupuleux des politiques du moyen âge. « Il est plus facile, dit Platon, de bâtir une ville dans les airs que de fonder une société sans religion. » — « Ce qui nous manque, disait Machiavel en parlant du XVe siècle, son propre temps, c’est l’esprit religieux. » De tous les moyens indirects de gouvernement dont les hommes et les sociétés humaines ont besoin, l’influence de la religion est sans contredit le plus nécessaire et le plus efficace. C’est surtout dans les gouvernemens libres que cet allié est le plus nécessaire, car la foi religieuse, force et frein essentiellement libre, est à ce double titre sympathique à la liberté et puissante contre le dérèglement. C’est en grande partie à la présence et à l’action de l’esprit religieux que les pays les plus libres des temps modernes, la Hollande, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, ont dû leur énergique résistance tantôt au pouvoir absolu, tantôt à la licence publique, c’est-à-dire le succès tantôt de la liberté, tantôt de la moralité nationale. Et l’esprit religieux qui, en Hollande, en Angleterre et en Amérique, s’est si bien allié à l’esprit politique, et a si puissamment contribué au bon gouvernement de ces pays, il faut l’appeler par son nom, c’est l’esprit chrétien.
Qu’on ne s’y méprenne pas, qu’on ne croie pas s’acquitter envers la religion chrétienne en reconnaissant son utilité morale et sociale, et en en méconnaissant la cause première et décisive. Je le répète, c’est parce qu’elle est essentiellement vraie que la religion chrétienne est éminemment utile. C’est dans la foi en sa vérité qu’elle puise son utilité. M. Janet s’abuse quand il compare la religion à la médecine et demande « si c’est pour des raisons spéculatives et en croyant à la médecine comme science que les hommes s’adressent à elle. » Il n’en est pas du monde moral comme du monde matériel ; la religion, remède au mal moral, n’agit pas comme agissent contre le mal physique la quinine ou l’émétique, indépendamment de la pensée et de la confiance du malade ; l’âme ne se guérit qu’à la condition d’avoir foi dans son médecin, et il n’y a de remède efficace contre les maux de l’âme que le remède accepté par l’âme elle-même. La religion chrétienne puise sa force à deux sources : l’une est sa vérité réelle et historique ; l’autre est sa profonde harmonie avec les intérêts et les besoins spirituels et moraux de l’âme humaine. Supprimez l’un de ces deux élémens d’attrait et d’autorité dans le christianisme ; supposez qu’historiquement il ne soit pas vrai, ou qu’il ne donne pas satisfaction aux aspirations de l’âme vers la solution des grands problèmes qui l’obsèdent ; maintenez ensuite, tant qu’il vous plaira ou que vous le pourrez, les formes, les règles, les cérémonies, les symboles, toutes les apparences, toutes les pratiques extérieures de la religion et du respect que vous aurez la prétention de lui témoigner : vous verrez bientôt s’évanouir son efficacité, comme la flamme, la lumière et même la fumée s’évanouissent quand le feu est éteint.
V.
Je reviens au spiritualisme. Je ne veux plus faire sur ce point que deux observations : l’une est une question, l’autre un reproche. M. Janet ne s’offensera, j’en suis sûr, ni de l’une ni de l’autre. Nous exprimons notre pensée avec la même franchise, et c’est avec la même indépendance que nous cherchons la vérité.
Je disais naguère en abordant ce sujet : « Il n’y a pas dans le spiritualisme philosophique tout ce que M. Janet en espère. Il y a plus qu’il n’y montre ou qu’il n’y voit. » Dans la première de ces deux assertions, j’ai supposé que M. Janet ne regardait pas le spiritualisme philosophique uniquement comme une doctrine savante, propre à satisfaire une élite d’esprits méditatifs, et qu’il espérait de cette doctrine, si elle devenait générale, les bons effets moraux et sociaux que produisent, de son aveu, les croyances chrétiennes. En termes courts et simples, j’ai présumé, dans la pensée de M. Janet, cette confiance que le spiritualisme pouvait, en fait d’influence salutaire, équivaloir à la religion. Ai-je eu raison ou tort dans ma supposition ?
J’incline à croire que j’ai eu tort. M. Janet est trop éclairé et trop sensé pour attribuer à une étude philosophique la puissance d’une croyance religieuse. Le spiritualisme n’est ni le résultat général et spontané des aspirations libres et variées et des facultés diverses de toute la nature humaine, ni un grand fait social intimement lié pendant des siècles à toute la vie d’un peuple. C’est un fruit spécial de la curiosité réfléchie et des méditations laborieuses de l’esprit humain ; c’est une doctrine qui passe de penseur à penseur, d’école à école, non la foi permanente et traditionnelle d’une vaste et longue série de générations. Le spiritualisme n’a pas, comme le christianisme, une histoire publique et partout écrite dans les actions, les mœurs, les monumens d’une nation ; nous le rencontrons, nous l’étudions dans les écrits d’hommes éminens ; il n’a pris nulle part le caractère d’une religion professée et pratiquée par des millions d’hommes. Ni son origine, ni sa nature, ne lui permettent d’en acquérir et d’en exercer la puissance. Je serais surpris si M. Janet ne partageait pas à cet égard mon sentiment.
Si j’ai eu tort un moment en en présumant de sa part un autre, s’il ne regarde pas le spiritualisme philosophique comme capable de déployer une influence générale et dominante analogue à celle du christianisme, alors en vérité je m’étonne de ses attaques contre le christianisme. J’ai vu des hommes d’esprit bien ardens à renverser un gouvernement qu’ils croyaient mauvais ; mais ils en avaient en vue un autre qu’ils se promettaient bien meilleur : ils aspiraient les uns à la république, les autres à la monarchie légitime, d’autres à un nouveau système de constitution ; ils ne s’appliquaient pas à détruire sans avoir, dans l’esprit du moins, quelque édifice à construire. Quand les astronomes ou les physiologistes étudient le système du monde ou l’organisation humaine, ils sont parfaitement tranquilles sur le travail de leur pensée ; ils savent que leurs observations scientifiques, quelles qu’elles soient, ne changeront pas le cours des astres ou le jeu des organes de la vie. La réalité est ici hors de l’atteinte de la science ; les systèmes des savans ne peuvent rien sur les faits de la nature. Il en est tout autrement dans le monde moral ; la pensée et l’action, la science et la réalité, se serrent de près et agissent puissamment l’une sur l’autre. Je n’en veux pas moins que la pensée et la science soient libres ; mais, tout en jouissant de leur liberté, c’est pour elles à la fois un devoir et une nécessité de ne pas méconnaître leur délicate situation dans leurs rapports avec les réalités extérieures et vivantes. J’aime et je respecte trop la philosophie pour ne pas la prendre toujours au sérieux ; ce n’est pas la prendre au sérieux que de ne pas lui demander ce qu’elle pourrait, ce qu’elle ferait, si elle devenait la maîtresse des âmes. La croit-on capable de gouverner et de satisfaire la nature humaine ? À la bonne heure, courons-en l’aventure, travaillons à faire faire au spiritualisme philosophique la conquête des esprits et des peuples, qu’il devienne la religion de l’humanité ; mais si telle n’est pas sa portée, s’il n’a pas les qualités et les conditions qu’exige ce grand destin, il y a justice et nécessité à garder une extrême réserve dans les prétentions de cette doctrine et dans les attaques contre une religion qui depuis tant de siècles vit et survit à toutes les épreuves à travers une histoire sans pareille et intimement liée à la grande et générale histoire du genre humain.
Non-seulement le spiritualisme philosophique permet à M. Janet cette réserve consciencieuse ; je dirai plus, il l’y invite et la lui rend naturelle et facile. Quel est le caractère fondamental du spiritualisme comparé aux autres systèmes philosophiques, non-seulement au matérialisme déclaré, mais au sensualisme, au positivisme, au panthéisme, au scepticisme et à toutes leurs variétés ? C’est d’admettre pleinement, de regarder comme primitives et certaines des idées, des notions, des perspectives supérieures au monde sensible comme à la vie terrestre, que l’esprit humain ne tient pas du monde sensible, et qui ne trouvent pas dans la vie terrestre leur satisfaction et leur fin. Le philosophe spiritualiste croit fermement au rôle et à la part de l’âme elle-même dans le travail de la pensée et de la connaissance humaines ; au sensualiste qui pose en principe : « il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens, » il répond avec Leibniz : « Si ce n’est l’intelligence elle-même, » c’est-à-dire l’être intelligent et moral qui s’appelle l’homme. Les caractères distinctifs et supérieurs de l’être humain, les notions affirmatives de l’idéal, de la vérité et de la perfection absolue, de la loi du devoir, de l’existence réelle et personnelle de Dieu, sont les doctrines propres du spiritualisme. Et qu’est-ce donc que ces doctrines, sinon la préface, le point de départ du christianisme lui-même ? Le christianisme commence par admettre les principes essentiels du spiritualisme, puis il les porte plus loin, il les complète par leurs conséquences intimes ; il met des réalités actives à la place des notions spéculatives ; il peuple d’êtres vivans et de faits historiques ces perspectives qu’entr’ouvre le spiritualisme. Je reprends ici ce que j’ai dit en commençant : il y a plus dans le spiritualisme que n’y montre ou n’y voit M. Janet ; il y a les préliminaires, les approches du christianisme. Si M. Janet portait ses pas jusqu’au bout de la carrière où il est entré, s’il ne s’arrêtait pas en route, s’il n’hésitait pas devant quelques-unes des questions qu’il rencontre et que le christianisme tient pour résolues ou pour insolubles à la science humaine, nous Saurions pas ensemble la discussion à laquelle nous nous livrons ; il serait ce que je suis : il serait chrétien.
Val-Richer, août 1869.
- ↑ Revue des Deux Mondes, 15 mai 1869, p. 334-367.
- ↑ Revue des Deux Mondes, 15 mai 1869, p. 337,341,360,364,366.
- ↑ Méditations sur la religion chrétienne, t. III, p. 108,130.
- ↑ Ibid., t. II, p. 108,130.
- ↑ Tome II, p. 169 329.
- ↑ Méditations sur la religion chrétienne, t. Ier, p. 10.
- ↑ Mélanges biographiques et littéraires, p. 43, 48.