Le Christianisme unitaire au IIIe siècle - Paul de Samosate et Zénobie

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Le Christianisme unitaire au IIIe siècle - Paul de Samosate et Zénobie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 73-106).


LE
CHRISTIANISME UNITAIRE
AU TROISIÈME SIÈCLE


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PAUL DE SAMOSATE ET ZÉNOBIE.


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Les études historiques et les grands voyages aboutissent au même résultat moral, à l’appréciation impartiale des croyances et des principes qui se partagent l’humanité. Chez les esprits faibles, il est vrai, cette impartialité peut se résoudre en indifférence ; mais lorsque ces comparaisons de temps et de lieux sont vivifiées par la critique, la compréhension s’élargit à la faveur de ces expériences multipliées sans faire tort à l’équité des jugemens. On répudie ces arrêts absolus, ces condamnations sans appel et ces approbations sans réserve qui dénotent toujours une certaine étroitesse de vues. Si l’on n’en vient pas avec l’optimisme vulgaire à dire que tout est parfait, ou bien avec le pessimisme hypocondre à tout haïr, on arrive à distribuer le blâme et l’éloge avec mesure, avec discernement, et à donner souvent raison à cette parole du livre saint que les derniers sont les premiers. Cette observation générale se vérifie sur le terrain de l’histoire du dogme chrétien aussi bien que dans l’histoire comparée des religions. Quand celle-ci est bien faite, elle sait graduer son estime des divers types de croyance sans prononcer sur aucun d’eux un verdict de condamnation pure et simple. Souvent même elle élève très haut telle conception, telle forme religieuse que des traditions acceptées de confiance rabaissaient jusqu’au fond des enfers. Parfois elle ressuscite des morts, ou plutôt elle montre comment la postérité se rattache à travers les siècles à des fils rompus sous le poids des intérêts et des tendances d’une époque à peu près oubliée. Par exemple, le temps n’est pas encore loin où l’unitarisme, c’est-à-dire cette doctrine chrétienne qui rejette le dogme orthodoxe de la trinité et nie la divinité absolue du Christ, passait pour une excentricité indigne de l’intérêt des sages, quand elle n’était pas abominée des âmes religieuses comme une monstrueuse impiété. Aujourd’hui la position que l’unitarisme s’est faite en Angleterre et en Amérique, la puissance croissante qu’il prend au sein des églises protestantes du continent européen, où presque partout il a désormais conquis droit de cité, le nombre considérable de catholiques éclairés qui, sans se détacher formellement de l’église de leur enfance, aiment et professent ostensiblement les principes unitaires, les noms de premier ordre que l’unitarisme peut réclamer comme siens, tout a cassé ces jugemens sommaires, tout réclame une appréciation plus équitable d’une des formes les plus épurées, les plus libérales et les plus rationnelles de la religion chrétienne. L’histoire du dogme, qui pourtant n’a pas été faite par des unitaires, justifie ce changement survenu dans l’opinion contemporaine. Elle nous montre qu’en fait l’unitarisme, écrasé au Ve siècle de notre ère sous la prédominance accablante du point de vue et des intérêts catholiques, en état de renaissance lente, mais continue depuis le XVIe siècle, a été à l’origine du christianisme une puissance sérieuse, le plus ancien facteur et l’un des plus importans de la vie de l’église. De tous les reproches qu’on peut lui faire, le plus injuste serait de l’accuser d’être sans antécédens au sein de l’antiquité chrétienne. Nous voudrions en fournir la preuve en nous attachant spécialement à la personne, peu connue et pourtant si intéressante par ce que l’on en sait, de Paul de Samosate, évêque d’Antioche au IIIe siècle, une des premières victimes de l’intolérance cléricale, et dont le nom a été longtemps voué aux gémonies par des historiens qui s’en rapportaient aveuglément aux dénonciations de ses adversaires. Pour bien comprendre la place qu’il occupe dans l’histoire du dogme christologique, il nous faut en premier lieu donner un aperçu rapide de cette histoire depuis les premiers jours de l’église jusqu’à cette seconde moitié du IIIe siècle qui fut signalée par les succès temporaires et la condamnation finale de l’évêque unitaire. Arrivés à sa personne, nous devrons tenir compte de l’état politique de l’Orient, rangé pendant quelques années sous le sceptre d’une femme de génie, Zénobie, l’impératrice de Palmyre, amie et protectrice de Paul. Il y a là tout un mouvement politique et religieux qui ne nous est malheureusement décrit que dans des documens rares, fragmentaires et hostiles, mais qui, tel qu’on peut le reconstituer par les procédés de la critique historique, mérite certainement notre attention.


I.

L’histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ est des plus simples, à la seule condition que l’on ne regarde pas le quatrième évangile comme authentique. Si le quatrième évangile est l’œuvre d’un apôtre immédiat de Jésus-Christ, rapportant exactement les paroles de son maître, alors il faut penser que Jésus lui-même a revendiqué la dignité divine, qu’il s’est posé en être surnaturel, venu du ciel où il existait avant d’apparaître sur la terre, n’ayant dressé que momentanément sa tente au sein de l’humanité, à laquelle il est supérieur, antérieur, et, pour tout dire, étranger ; mais de graves et nombreuses raisons, que nous avons déroulées ici même[1], doivent au moins ébranler la tradition qui attribue cet évangile à l’apôtre Jean. Fût-on résolu à ne pas tenir compte de ces objections, il resterait toujours l’inextricable énigme que voici : comment la chrétienté, après avoir d’abord adoré dans son chef le Verbe personnel de Dieu, en serait-elle venue à ne plus voir en lui qu’un homme né miraculeusement ou même né, comme nous tous, d’un père et d’une mère terrestres ? Les religions historiques, dans la période de formation première, vont toujours en rehaussant la dignité de leurs fondateurs. L’enthousiasme peut bien faire d’un homme un dieu, il ne fera jamais l’inverse. Si au contraire on se décide à reporter la composition du quatrième évangile à la date approximative que lui assignent sa métaphysique et l’application qui en est faite à la personne de Jésus, c’est-à-dire vers le milieu du IIe siècle, tout se succède régulièrement, logiquement et suivant une loi constante qui peut se formuler ainsi : dans son amour passionné pour Jésus, la chrétienté primitive l’a toujours rapproché de Dieu autant qu’elle a cru pouvoir le faire, et l’histoire du dogme de sa divinité est une apothéose. Hâtée par le sentiment, retardée par la réflexion, cette apothéose progressive ne s’arrêtera que le jour où Jésus sera Dieu au sens absolu de ce mot ; mais, comme on peut le penser, la distance qui sépare le prophète de Nazareth de la seconde personne de la trinité n’a pas été franchie en un jour.

À l’origine de toute cette histoire se trouve donc un sentiment d’une incalculable puissance, d’une légitimité évidente, et que nous sommes heureux de partager avec tous ceux qui ont porté le nom chrétien, le sentiment de l’ineffable beauté de l’idéal religieux et moral dont Jésus a été l’incarnation. Voilà la vertu qui, partie de Jérusalem, a fait pâlir toutes les divinités antérieures ; elle a communiqué au monde un élan qui n’est pas près de finir ou, pour mieux dire, qui ne finira point, car il se confond avec l’amour de la perfection infinie. L’adhésion chaleureuse à un tel idéal ne peut que grandir celui qui le révèle dans sa personne. De là vient que le Jésus de la première tradition, le Jésus réel, n’a jamais réclamé les honneurs divins, et que cependant l’histoire de sa divinisation commence sous ses yeux. Tant qu’il est là, il va sans dire que nul ne songe, surtout au sein du rigide monothéisme d’Israël, à faire de lui un dieu, ni même un demi-dieu ; mais on le met déjà aussi haut qu’on peut le mettre sans le détacher de l’humanité. Il s’appelait lui-même le Fils de l’homme ; ce titre modeste ne suffit pas longtemps à l’enthousiasme de ses disciples. Ce n’est pas même assez qu’il soit un prophète, il faut lui décerner le titre humain le plus auguste qu’un Juif puisse connaître sous les cieux, un titre incomparable et que nul ne puisse partager avec lui, il faut l’appeler le Christ, le Messie. Jésus, il est vrai, accepta ce titre et mourut pour l’avoir accepté ; mais il est bien prouvé qu’il ne le prit pas de lui-même. La foi en sa résurrection corporelle naquit aussi de ce sentiment. Celui qui a vécu d’une vie si divine doit nécessairement avoir triomphé de la mort. Le crucifié règne maintenant au ciel, assis à la droite de Dieu, qui lui a décerné la couronne méritée par sa sainteté immaculée, et aucune expression ne sera trop forte pour décrire l’état de gloire auquel le Fils de l’homme est parvenu. Sans doute ses disciples, qui l’ont suivi, qui l’ont vu manger et boire, dormir et souffrir, n’oublient pas encore qu’il est un homme ; mais ils aiment mieux penser à Jésus le roi de gloire qu’au pauvre martyr de Jérusalem. Depuis sa mort, il est donc pour eux l’homme devenu céleste.

Ici s’opère une modification des plus graves dans la conception chrétienne. L’Évangile, surtout dans les premiers temps, est plutôt la foi de Jésus que la foi en Jésus, et plusieurs passages formels attestent que Jésus lui-même, tout en désirant qu’on se rattachât à sa personne, distinguait nettement entre la vérité qu’il prêchait, vérité nécessaire pour « entrer dans la vie, » et la soumission à son autorité personnelle. La fameuse déclaration concernant ceux qui parlent contre le Fils de l’homme sans parler contre le Saint-Esprit ne peut avoir d’autre sens ; mais à partir du moment où l’attachement mystique à sa personne fut devenu le grand ressort de la vie religieuse de ses partisans, l’adoption de la foi de Jésus ne fut possible à leurs yeux que sous la forme de la foi en Jésus. On ne crut pouvoir s’approprier l’idéal divin qui rayonnait dans sa vie qu’à la condition de concentrer sur sa personne toute l’admiration, tout l’amour, toute la confiance que cet idéal inspire. Cette évolution du sentiment chrétien ne put que hâter l’apothéose du Christ. Du moment en effet qu’il n’était plus seulement l’initiateur et le modèle de la foi, qu’il en devenait l’objet, celle-ci devait lui attribuer aussitôt que possible toutes les perfections de la Divinité. C’est ce qui arriva. Dans l’Apocalypse, en récompense de son sacrifice, Jésus reçoit autant d’attributs divins qu’un homme peut en réunir sans cesser d’être homme. Bientôt se forme le mythe de sa conception miraculeuse dans le sein d’une vierge. Jusqu’alors on disait, pour expliquer sa supériorité spirituelle : « Il était rempli du Saint-Esprit. » Désormais on dira que le Saint-Esprit est l’auteur même de son être. Dans la chrétienté qui parle hébreu, l’esprit de Dieu, désigné par un mot féminin, est la mère de Jésus ; dans la chrétienté qui parle grec, il devient son père. On n’a pas encore l’intention de le séparer de l’humanité ; c’est presque à leur insu que les naïfs générateurs de cette légende poétique commencent à le détacher partiellement de notre race. Chez l’apôtre Paul, qui n’a pas suivi Jésus, qui introduit la spéculation rabbinique dans la doctrine chrétienne et qui donne à la « foi en Christ » une prépondérance absorbante parmi les mobiles de la vie religieuse, ce mouvement du dogme est encore plus marqué. Ce n’est pas que cet apôtre enseigne la naissance miraculeuse de Jésus, du moins il n’en parle nulle part ; mais chez lui l’homme devenu céleste des premiers croyans est proposé comme l’homme du ciel. Le Christ dans les épîtres de Paul est tout à la fois principe et personne, et, s’il est encore positivement homme, il est déjà d’une humanité transcendante, supérieure à l’humanité empirique et confinée sur la terre. En qualité d’homme du ciel, il peut avoir existé avant de venir sur la terre, et dans les dernières épîtres pauliniennes, qui accusent un développement plus complet des doctrines énoncées dans les premières, il devient le principe métaphysique de conciliation par lequel Dieu résout les antinomies de l’univers. Ces évolutions de la croyance relative à la personne de Jésus nous mènent jusqu’au-delà du premier siècle. Il n’y a encore aucune doctrine officiellement arrêtée. Les divers points de vue professés dans la période antérieure continuent de vivre côte à côte sans que l’harmonie en soit troublée. D’autres sujets de dispute détournent l’attention. Les descendans des Juifs convertis restent fidèles à leurs opinions des premiers jours. Pour eux, Jésus est toujours un homme plein du Saint-Esprit ; la seule différence entre eux, c’est que les uns font dater cette inspiration plénière du moment de son baptême, et que les autres ont admis le dogme de sa conception miraculeuse. À Rome, l’auteur du curieux livre intitulé le Pasteur d’Hermas ne va pas plus loin non plus dans l’idée qu’il se fait de la personne de Jésus, tandis que son concitoyen Clément Romain s’attache à reproduire les idées et les termes de la théologie paulinienne. Cependant il est visible que les préférences de la majorité, surtout chez les païens convertis, sont pour les théories qui élèvent le Christ le plus haut possible. Déjà, dans un sens, il est vrai, un peu païen, il n’est pas inoui qu’on lui applique le nom de dieu. Il semble que, plus on exaltera sa dignité, meilleur chrétien l’on sera.

On se demandera peut-être ce qui retardait si longtemps l’heure où le sentiment chrétien pourrait se donner satisfaction complète en assimilant de tous points Jésus à Dieu. Il y avait à ce retard deux causes principales. La première était l’histoire évangélique elle-même, qui ne s’accommodait pas facilement d’une divinisation aussi complète. Après tout, elle perpétuait la mémoire du doux et humble Fils de l’homme, priant, luttant, souffrant, pleurant, mourant, bref dans des situations qui ne sauraient convenir à la perfection absolue. Si l’église avait pu, comme la gnose, se débarrasser de ces réalités gênantes en n’y voyant que des apparences trompeuses, uniquement destinées à faciliter les relations terrestres d’un esprit rédempteur, elle ne se serait pas longtemps arrêtée devant cette difficulté historique ; mais heureusement pour elle son bon sens la sauva de cette fantastique explication qui n’aboutissait à rien moins qu’à reléguer la personne tout entière du Christ dans la catégorie des spectres. Ou voulait donc exhausser autant que possible cette personne adorée, mais on ne pouvait oublier ce qui, en comparaison de l’Etre absolu, devait s’appeler imperfection. L’autre cause était l’intérêt du monothéisme, toujours éveillé par la lutte à mort engagée avec le vieux polythéisme. Au moment où les polémistes chrétiens dirigeaient contre la pluralité des dieux tous les argumens de la philosophie et tous les sarcasmes de leur ironie, allaient-ils s’exposer au reproche d’avoir aussi deux dieux, le père et le fils, tous deux absolus, tous deux parfaits ? C’était impossible, et pourtant on devait sentir plus ou moins clairement que, dans la voie où elle s’était engagée, la pensée chrétienne se trouvait dans une impasse.

C’est alors qu’apparut sous forme chrétienne une idée éclose un siècle auparavant dans cet ardent foyer moitié juif, moitié platonicien d’Alexandrie, où s’opéra la fusion religieuse de l’Orient et de l’Occident. Ce fut l’idée du Logos ou du Verbe divin. Sans doute on peut remonter plus haut encore pour en décrire la genèse. La sagesse des Juifs et la philosophie des Grecs en contenaient déjà les élémens ; mais elle n’apparaît pourtant armée de toutes pièces que dans les écrits de Philon, contemporain de Jésus et qui ne pensait guère au prophète de Nazareth quand il déroulait ses spéculations sur l’être divin. Sa grande ambition était d’expliquer la coexistence de l’infini et du fini, du créateur parfait et de la créature imparfaite, en stipulant l’existence d’un être intermédiaire, issu de Dieu au moment de la création, porteur ou plutôt condensateur des idées divines et chargé de les appliquer au monde, qui lui doit ainsi l’ordre, la vie, le développement, tout ce qu’il possède de beauté, de lumière, de raison et de bien. Ce Logos ou Verbe (ainsi appelé parce qu’il représente la raison divine et cette raison exprimée, proférée, devenue extérieure à Dieu) était donc de l’essence même de Dieu, tout en lui étant inférieur ; c’était, selon les expressions mêmes de Philon, un dieu de second ordre, un serviteur du seul vrai Dieu, d’un côté communiquant au monde l’essence divine qui constituait son être, de l’autre ne faisant aucun tort, du moins dans l’intention du système, au monothéisme. Il rentrait à la fois dans la catégorie de l’imperfection et dans celle de la divinité.

Nous n’avons pas à discuter la valeur de cette théorie, nous nous bornons à en indiquer l’existence et à constater l’accueil favorable qu’elle reçut chez nombre d’esprits façonnés par le platonisme, par conséquent facilement portés à n’attacher qu’une rigueur médiocre à l’idée de personnalité. Ce qui de plus ne peut nous surprendre au point où nous avons laissé la christologie, c’est que, dans son ascension vers la Divinité, la personne de Jésus se rencontra avec celle du Verbe, qui en descendait, et s’identifia longtemps avec elle. Cette identification s’opéra, pour ainsi dire, tacitement, en ce sens qu’aucune délibération, aucun décret novateur, aucun conciliabule de théologiens ne la promulgua. Elle était dans l’air, elle se superposa aux doctrines déjà populaires, et devint peu à peu la doctrine orthodoxe. Deux chrétiens contemporains qui ne se sont pas connus, Justin Martyr et l’auteur du quatrième évangile, la préconisèrent au milieu du IIe siècle comme la doctrine chrétienne par excellence. Celui-ci écrivit son livre pour refondre l’histoire évangélique au point de vue des exigences de la nouvelle doctrine, lesquelles ne s’accordaient pas très bien avec le type historique auquel les trois premiers évangiles étaient restés fidèles. Que l’on examine l’une après l’autre toutes les différences qui distinguent cet évangile des autres, et l’on verra qu’il a systématiquement obéi à ce besoin de sa foi philosophique. Du reste le succès et la prompte adoption de son évangile n’ont rien qui doive nous étonner. On n’était pas difficile à persuader dans ce temps-là en matière d’authenticité, et le contenu du livre nouveau plaisait aux lecteurs. Tout favorisa cette formule philonienne du christianisme : Jésus est le Verbe incarné. Les platoniciens, qui entraient en grand nombre dans l’église, la saluèrent comme une admirable conciliation de la raison et de la foi. La piété populaire fut heureuse de se représenter l’objet de son amour ardent sous des traits si augustes, qui pourtant ne semblaient pas faire brèche à la grande idée monothéiste. Le Christ-Verbe, dépositaire par essence de la sagesse éternelle, était par conséquent le révélateur absolument digne de foi de la vérité parfaite, et c’était surtout comme révélation surnaturelle de vérités inconnues que l’on comprenait l’Évangile. L’épiscopat, qui depuis le milieu du IIe siècle s’élevait au-dessus du presbytérat primitif et arrivait rapidement, malgré quelques résistances locales, à l’omnipotence ecclésiastique, se prononça généralement en sa faveur. Chaque évêque était dans sa communauté l’organe local du Verbe de Dieu. En un mot, quand le IIIe siècle commence, la doctrine du Verbe appliquée à Jésus-Christ a pour elle les meilleures forces du présent et toutes les promesses de l’avenir. Sa victoire, encore fortement contestée par les contemporains, ne peut plus faire doute aux yeux de l’historien. Avant la fin du IIIe siècle, elle sera la doctrine orthodoxe et catholique.

Théophile d’Antioche, Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, qui fleurissent à la fin du IIe siècle et au commencement du IIIe, Cyprien, Origène, Denys d’Alexandrie, Denys de Rome, qui leur succèdent, nous en fournissent les traits généraux. D’après cette doctrine, le Christ était essentiellement autre chose et bien plus qu’un homme : c’était cette personne d’essence divine, sortie du sein de Dieu pour créer, organiser, diriger le monde, et qui, après avoir inspiré Moïse et les prophètes, — les plus larges ajoutaient : et les sages de l’antiquité païenne, — avait enfin revêtu la chair humaine pour donner à l’humanité mûrie la vérité définitive et complète. Jésus était donc un dieu ; mais, — et que l’on veuille bien s’en souvenir, car c’est ce qui distingue cette orthodoxie du IIIe siècle de l’orthodoxie ultérieure, c’est ce qui explique les violens et longs débats de l’arianisme, c’est enfin le reflet encore immédiat du philonisme, dont ce mouvement d’idées est parti, — Jésus ou le Fils n’était pas égal au Père : il lui était subordonné, non pas seulement comme le serviteur l’est à celui qui lui commande, mais aussi comme l’être dérivé, qui ne possède pas en lui-même la raison suffisante de sa vie, l’est à celui-là seul qui possède l’existence absolue. Maintenant, selon les inclinations individuelles des docteurs chrétiens, cette infériorité du Fils était plus ou moins accentuée. Par exemple, les uns, comme Tertullien, insistaient sur le fait que le Fils n’est pas éternel comme le Père, puisque son existence distincte et personnelle n’avait commencé qu’avec le moment précédant immédiatement la création ; Denys d’Alexandrie allait même jusqu’à le ranger parmi les êtres créés. D’autres au contraire, et ceux-là étaient dans le courant ascensionnel de la croyance populaire, tels qu’Irénée, Clément d’Alexandrie, Denys de Rome, voilaient plutôt, sans cesser toutefois de la reconnaître, cette subordination du Fils, au point d’effacer presque toute distinction réelle entre le Père et lui. Nous ne parlons pas en détail d’Origène ; son système, le plus profond, le plus original de tous, aboutit nettement à l’unitarisme, bien qu’ostensiblement il ne s’écarte pas du thème généralement admis. Ce qui suffit à notre exposé sommaire, c’est d’indiquer la facilité avec laquelle la doctrine du Verbe se concilia les sympathies des pères de la tradition ecclésiastique, c’est-à-dire de ceux qui, malgré tout ce qui les distingue de l’orthodoxie fixée après eux, n’en ont pas moins posé les jalons de la route suivie par la croyance catholique dans sa période de formation.

À mesure que la doctrine du Verbe avait pris pied, des protestations s’étaient fait entendre. Nous ne parlons pas seulement des Juifs chrétiens, dits ébionites et nazaréens, qui, concentrés dans la région du Jourdain, s’opiniâtraient dans leur croyance primitive. Même au sein de la grande église disséminée dans tout l’empire, des communautés entières protestaient au nom du monothéisme, qu’elles croyaient menacé par cette innovation doctrinale qui, de quelque manière qu’on s’y prît, aboutissait nécessairement à stipuler l’existence de deux dieux. Il y eut en Asie-Mineure un parti obscur, dont pourtant l’existence est attestée par les pères, et qui, sous le nom d’aloges, combattit longtemps la doctrine du Logos ainsi que l’authenticité des écrits johanniques. Cet unitarisme des IIe et IIIe siècles en appelait à la vieille tradition sur la personne de Jésus et à la nécessité de maintenir rigoureusement la monarchie divine, d’où le nom de monarchique alors donné au parti unitaire. Il paraît qu’à Rome surtout sa puissance fut grande et prolongée. Praxéas, unitaire d’Asie-Mineure, fut parfaitement accueilli par l’évêque romain, au grand scandale de Tertullien, et sans doute avec l’approbation de l’église de la ville impériale. Théodote et Artémon enseignèrent au sein de cette communauté l’humanité pure et simple du Christ, et tout ce que nous savons du régime intérieur de cette importante église par le livre des Philosophoumena, dont nous avons parlé ici même[2], confirme ce que l’on pouvait déjà soupçonner de la grande influence de l’unitarisme à Rome pendant le IIe siècle. Théodote, il est vrai, fut excommunié par l’évêque Victor (190-200) ; mais il semble que ce fut à cause de sa faiblesse en temps de persécution et nullement à cause de ses opinions théologiques. Du moins quand les amis d’Artémon furent excommuniés à leur tour au IIIe siècle, ils se plaignirent d’être chassés de l’église pour le crime de prêcher la doctrine traditionnelle de la communauté romaine, laquelle, disaient-ils, n’avait été altérée qu’à partir de l’évêque Zéphyrin (201-218). Déjà les historiettes cléricales commençaient à circuler, comme on peut le voir par celle que voici. Ce parti d’unitaires, banni de la communion catholique, était assez nombreux pour ériger une église à part et se donner un évêque qu’il payait bien. Cet évêque, nommé Natalis, avait bravé la persécution et souffert pour le nom chrétien ; son renom de fidélité ajoutait au lustre de la communauté qu’il dirigeait. Cependant, depuis qu’il avait revêtu cette fonction, le pauvre évêque unitaire était hanté de rêves effrayans. Le Seigneur en personne lui apparaissait chaque nuit pour lui reprocher sa conduite et ses erreurs. Au réveil, la vanité, l’amour du gain, l’empêchaient d’obtempérer à ces objurgations nocturnes. D’ailleurs les révélations faites sous le voile du rêve ont toujours quelque chose de vague : il fallut donc employer des moyens plus efficaces de persuasion. Par une belle nuit, à la place du Seigneur, ce furent de saints anges qui vinrent le visiter et qui le fouettèrent sans miséricorde jusqu’au matin. Il n’y avait rien à répondre à un pareil argument, et Natalis courut se jeter aux pieds de l’évêque légitime, montrant les marques encore fraîches des coups qu’il avait reçus et implorant sa réintégration. Ce conte se lit tout au long dans Eusèbe, qui le rapporte gravement au cinquième livre de son Histoire ecclésiastique.

Ce qui est à noter soigneusement, c’est que cet unitarisme radical était excommunié, non par les partisans de la doctrine proprement dite du Verbe, mais dans l’intérêt d’un autre unitarisme qui, n’acceptant pas encore cette doctrine, cherchait à maintenir d’une autre manière la stricte unité de Dieu. Dans le travail que nous venons de rappeler, nous avons parlé assez au long de cet unitarisme dit sabellien, du nom de Sabellius, son plus éminent représentant, mais qui existait bien avant Sabellius, et qui consistait essentiellement dans l’idée que le Père, le Fils et l’Esprit sont, non pas trois personnes distinctes, mais trois noms, trois modes de manifestation dans l’histoire du Dieu unique. Sur cette base, on pouvait aller jusqu’à annihiler la personne humaine de Jésus au point de ne plus voir en elle que l’instrument impersonnel, inconscient, de l’esprit divin, ce qui amenait à des conséquences peu respectueuses pour lui et peu dignes de la perfection de Dieu, — ou bien parler philosophiquement de la manifestation de Dieu dans la vie humaine du Christ, comme nous parlons aujourd’hui de sa révélation dans la nature et dans l’histoire. En d’autres termes, cet unitarisme sabellien était ou trop grossier pour durer longtemps, ou trop subtil pour faire de grandes conquêtes. Sous Calliste, successeur de Zéphyrin et unitaire comme lui, nous le voyons perdre du terrain à Rome. En Orient, il a la vie plus tenace ; Sabellius le professe avec éclat de 250 à 260, et cependant il recule aussi devant les progrès de la théorie dithéiste.

Du reste gardons-nous de croire que, si l’unitarisme raffiné a le dessous dans les synodes et perd peu à peu les positions officielles, il disparaisse pour cela de l’intérieur de l’église. Religion de gens instruits, dont l’esprit est formé par la philosophie, l’étude des sciences et la littérature, il s’accommode assez bien d’une vie latente et paisible, et laisse volontiers les grosses croyances au peuple et au clergé. Leurs adversaires reprochaient aux amis de Théodote et d’Artémon de s’occuper trop de mathématiques, de dialectique, de critique, d’Aristote, de Théophraste, et de prendre des libertés excessives avec le texte des livres saints. Cela veut dire qu’ils n’en adoraient pas la lettre et leur appliquaient les mêmes règles d’interprétation qu’aux autres documens historiques. Plus tard on fera des reproches analogues aux ariens. Tout cela continue, encore sous nos yeux. Platon et la spéculation mystique font des trinitaires ; Aristote, le syllogisme et la critique engendrent l’unitarisme. Seulement de nos jours les chances de succès sont inverses. Même dans les premiers temps, la défaite de l’unitarisme fut lente. Au IIIe siècle, il était encore un levain d’une puissance réelle, et réagissait d’une manière sourde ou avouée contre le cléricalisme et le dogmatisme envahissant. Quand le milieu était favorable, il pouvait encore ressaisir sa puissance ecclésiastique, trôner en pleine église avec l’adhésion du peuple chrétien, et un moment l’orthodoxie faillit voir sa croissance brusquement arrêtée par le puissant mouvement unitaire qui se rattache au nom de Paul de Samosate, évêque d’Antioche de 260 à 272.


II.

L’empire romain, bien que très centralisé par le régime impérial, était trop étendu pour qu’il n’y eût pas des capitales régionales ou centres secondaires dont la vie propre ne pouvait être entièrement absorbée. Ce que Lyon était pour les Gaules, Carthage rebâtie pour l’Afrique, Alexandrie pour l’Égypte, Éphèse pour l’Asie-Mineure, Antioche le fut pour cette vaste région syrienne dont la Méditerranée baigne les côtes depuis l’isthme de Suez jusqu’aux monts Amanus et dont les limites orientales longent la vallée de l’Euphrate. Cette contrée a même été celle qui conserva peut-être le plus de vie locale au sein de l’effrayante unité de l’orbis romanus. Là se trouvaient encore des colonies et même de petits états qui n’étaient pas complètement annexés, qui conservaient cette demi-autonomie dont le régime appliqué au peuple juif sous les Hérodes peut nous donner une idée assez nette. Ces franchises étaient resserrées dans d’étroites limites, mais on était bien loin du grand centre. Plus on s’écartait des côtes, plus l’esprit oriental et le désert conspiraient ensemble contre la centralisation impériale. La politique enfin conseillait de ne pas trop contrarier des populations où les Parthes et après eux l’empire perse ressuscité pouvaient trouver de dangereuses sympathies. Sans doute Antioche même, siège du proconsul romain de Syrie, ne pouvait à aucun titre passer pour une ville indépendante ; mais elle abritait dans ses vastes murs plus d’un élément non assimilé, des Juifs par exemple, des enfans du désert, des marchands venus de la Mésopotamie, de la Palmyrène, de la Comagène, et si l’esprit grec dominait par la langue, les monumens, les arts, en un mot par toute la civilisation extérieure, il pouvait mieux qu’ailleurs servir d’organe et prêter ses formes exquises à des mouvemens de provenance originale et de tendance autonome.

Antioche, aux premiers siècles de notre ère, était une très grande ville de sept ou huit cent mille âmes et passait pour la troisième de l’empire[3]. Fondée par Séleucus Nicator sur l’emplacement d’une petite bourgade, elle échangea son nom d’Épidaphné, du au voisinage d’un beau bois de lauriers, contre celui du père de son fondateur. La ville, couronnée de verdure, descendait en triangle évasé du mont Silpius jusque sur les bords de l’Oronte. Des torrens et des cascades tombaient à travers ses massifs d’architecture. Sa vaste enceinte murée, escaladant des pentes souvent abruptes, aboutissait des deux côtés à une acropole dominant de haut le paysage. La fraîcheur des eaux, la richesse de la végétation au dedans comme au dehors des murailles, les parfums des jacinthes et des œillets sauvages, les grottes, les ravins, les précipices, toute cette puissante nature devait faire un délicieux contraste avec les merveilles accumulées par les Séleucides dans leur séjour de prédilection. C’est par là surtout que la ville était grecque. La vieille religion syriaque était oubliée ou du moins fondue dans la mythologie plus riante apportée par les compagnons d’Alexandre. Les temples et les basiliques, les théâtres et les aqueducs, les rues pavées de marbre, bordées de colonnes, les carrefours ornés de statues admirables, tout attestait la triomphante suprématie du goût hellénique. Les arts et les lettres étaient cultivés dans des écoles assidûment fréquentées. La seule chose qui fît ombre à ce tableau, c’était l’immoralité des habitans. Assurément nos grandes villes modernes ne doivent afficher aucune espèce de prétention à la pureté des mœurs ; elles paraîtront cependant presque austères en comparaison de « ce songe de Sardanapale où roulaient pêle-mêle toutes les voluptés et toutes les débauches[4]. » Pourtant le christianisme fit dès les premiers jours de rapides conquêtes au sein de ce réceptacle d’impuretés païennes. L’excès du plaisir engendre le dégoût, et le raffinement de l’art, même quand toute intention morale est absente, a du moins cela de bon qu’il maintient l’esprit humain à une certaine hauteur. On ne peut douter qu’en se propageant dans la population d’Antioche le christianisme n’opérât une lente réforme des mœurs, qui, sans épurer complètement l’atmosphère, devait déplaire à ceux qui en aimaient les fumées enivrantes ; du moins nous voyons sous Maximin une députation d’habitans païens d’Antioche venir supplier l’empereur de bannir tous les chrétiens de la ville. L’existence, paraît-il, devenait morose à côté d’eux.

Cette charitable requête n’eut pas de suites. Les chrétiens étaient déjà trop nombreux, et Antioche resta l’un des foyers les plus intenses de la religion nouvelle. On peut même dire que c’est Antioche bien plus que Jérusalem qui fit les grandes conquêtes chrétiennes. Dès les premiers jours, au lendemain du martyre d’Étienne, des amis du diacre lapidé se réfugièrent dans la métropole syrienne pour se mettre à l’abri des mesures intolérantes décrétées par le sanhédrin juif. Ils appartenaient à cette fraction libérale de la chrétienté primitive qui voulait continuer l’œuvre de Jésus par une application de plus en plus large des principes qu’il avait proclamés, et qui, particulièrement en butte au mauvais vouloir des bigots du judaïsme, étaient à peine mieux vus d’un grand nombre de leurs propres coreligionnaires, à qui déplaisait la hardiesse de leurs idées. Une fois à Antioche, ils se remirent à prêcher, firent des prosélytes parmi les Juifs et parmi les païens, et ainsi se forma une communauté mixte, libérale par ses conditions d’origine et par l’esprit qui présidait à sa constitution. C’est là que la religion de Jésus se détacha pour tout de bon du judaïsme et reçut son nom distinct de christianisme. C’est là que furent proclamées la déchéance de la loi juive et l’égalité de toutes les nations et de toutes les races. C’est de là que partirent les premières grandes missions destinées au monde païen, qu’inaugurèrent Paul et Barnabas. C’est là que Pierre, dont l’autorité était si grande parmi les chrétiens de Palestine, eut la mortification de s’entendre accuser publiquement d’inconséquence et de lâcheté. En un mot, l’église primitive d’Antioche est le berceau du libéralisme chrétien.

L’extrême rareté des documens sûrs qui puissent nous renseigner sur l’histoire locale de cette importante église pendant le IIe siècle et la première moitié du IIIe ne nous permet pas de dire jusqu’à quel point cet esprit libéral se maintint dans son sein après la disparition de la première génération chrétienne ; nous voyons seulement que, parmi ses directeurs au IIe siècle, on doit compter Ignace le martyr, dont nous savons très peu de choses certaines, si ce n’est qu’il fut un partisan zélé de Paul. Théophile d’Antioche, évêque de cette ville vers l’an 180, auteur d’une apologie médiocre du christianisme, est un admirateur du quatrième évangile, le premier écrivain chrétien de nom connu qui le cite formellement, par conséquent un partisan de la théorie du Verbe. Cela ne nous dit rien quant à son libéralisme, qui ne doit pas avoir été grand, s’il faut en juger par l’injustice avec laquelle il parle de l’antiquité païenne. En 252, un évêque d’Antioche, du nom de Fabien, se montre assez disposé à prendre le parti de Novatien contre l’évêque de Rome, Corneille. En somme, tout cela est bien peu concluant. La seule chose que nous puissions affirmer, c’est qu’au IVe siècle l’église d’Antioche ne mentit pas à ses origines libérales, et que, dans la seconde moitié du IIIe son attachement à son évêque, Paul de Samosate, condamné, calomnié et excommunié par de nombreux évêques, ne peut pas être attribué à un caprice momentané. Il est donc permis de présumer que, plus ou moins vivante, plus ou moins contrariée peut-être par les événemens et les influences du dehors, la tradition libérale des premiers jours se perpétua jusqu’au moment où les unitaires y levèrent la tête assez haut pour inquiéter sérieusement l’épiscopat, emporté dans une tout autre direction.

Cet évêque Paul était originaire de Samosate, localité située près de l’Euphrate. Il demeurait toutefois depuis nombre d’années à Antioche, où il était arrivé pauvre, mais où il avait atteint une assez haute position. Il était ducenarius procurator, c’est-à-dire receveur d’un rang élevé et de ceux à qui un rescrit de l’empereur Claude avait accordé les insignes consulaires. Que, revêtu d’une telle charge, il ait été élu évêque par le presbytérat et le peuple chrétien d’Antioche, cela prouve en faveur de son caractère et de son intégrité, car à cette époque l’élection des évêques par leurs diocésains était encore chose très sérieuse. Son élection eut lieu en 260, la dernière année du règne de Valérien. Sa popularité ne fit que s’accroître depuis son élévation à l’épiscopat. Il était, paraît-il, fort éloquent dans sa cathèdre épiscopale, et attirait une grande affluence d’auditeurs. Les évêques des localités voisines recherchaient son amitié et se rangeaient volontiers à ses avis. Les femmes chrétiennes d’Antioche s’étaient organisées sous sa direction en chœur religieux, et il avait tâché de réformer le chant sacré. L’enthousiasme pour sa personne alla parfois jusqu’à le désigner comme un ange descendu du ciel. Il n’avait pas voulu renoncer à ses fonctions de procurator en devenant évêque. Non-seulement son autorité comme arbitre était plus grande lors des cas fréquens où les chrétiens divisés d’intérêts réclamaient le jugement de l’évêque de préférence à celui des tribunaux païens, mais de plus ce genre de fonctions, fort bien rétribué, en augmentant les ressources dont il pouvait disposer pour les pauvres, lui permettait en temps de persécution de rendre les plus éminens services à ses coreligionnaires. Nous savons en effet que c’était souvent au ducenarius procurator qu’on amenait les chrétiens soupçonnés de lèse-majesté parce qu’ils refusaient de sacrifier pour l’empereur. Ce qu’il faut surtout relever chez lui, c’est une tendance laïque très opposée à l’esprit clérical qui envahissait de plus en plus l’épiscopat. Il voulait vivre de la vie commune, en public et en particulier, et cela semble avoir été au moins autant que sa hardiesse dogmatique la cause des haines furieuses qui ne tardèrent pas à s’élever contre lui. Il entendait que le presbytre et l’évêque restassent des citoyens. Il avait peu de goût pour l’ascétisme. Très estimé de Zénobie, l’impératrice de Palmyre, allant parfois à sa cour, où il se rencontrait avec Longin, le rhéteur appelé d’Athènes par cette femme remarquable, il paraît avoir partagé ses vues politiques, vues d’une grande portée, et dont la réussite, un moment presque assurée, eût changé complètement les destinées ultérieures de l’Orient. De même sa tendance théologique, si elle avait pu s’implanter victorieusement, eût singulièrement changé l’histoire de l’église.

Il se peut sans doute que Paul de Samosate ait eu parfois les défauts de ses qualités. La popularité est un fardeau qu’il n’est pas toujours facile de bien porter. Peut-être fut-il enclin à en tirer parfois vanité, peut-être n’eut-il pas toujours la prudence de repousser la louange excessive, peut-être son désir de rapprocher la vie du clergé chrétien de la vie commune l’entraîna-t-il à des actes peu conformes à la gravité de ses fonctions épiscopales ; peut-être enfin lui fut-il parfois malaisé de concilier les exigences de sa charge civile avec ses devoirs d’évêque. Tout cela peut avoir fourni quelque prétexte et quelque apparence aux accusations indignes dont il a été l’objet ; mais encore une fois il est inadmissible que la population chrétienne d’Antioche l’eût si longtemps entouré de ses sympathies chaleureuses, si la dixième partie de ce qu’on a allégué contre lui était vraie. Nous verrons plus loin quelles furent ces allégations, et avec quelle âpreté la passion théologique a transformé en griefs énormes des choses toutes simples et tout au moins très excusables.

Pour la postérité, Paul de Samosate est surtout connu comme le plus habile et le plus illustre des unitaires qui, malgré les progrès accomplis par la doctrine du Verbe, persistèrent à soutenir que Jésus était un homme, et qui, non contens de l’affirmer au nom des traditions les plus anciennes, cherchèrent à édifier sur cette base une théologie destinée à satisfaire la piété tout en respectant la raison. Un peu avant lui, un autre évêque, Bérylle, de Bostra en Arabie, avait développé un système analogue et avait été entraîné de ce chef à de longues discussions avec Origène. Le point en litige était que, d’après Bérylle et d’après Paul, la personne même de Jésus n’est point le Verbe de Dieu, et qu’elle n’a point existé, en tant que personne distincte, avant la naissance de l’homme Jésus. Ce n’est pas que Paul de Samosate refusât de reconnaître la valeur philosophique et religieuse de la théorie du Verbe ou de la raison divine. — Sans doute, disait-il. Dieu ou le Père possède en lui-même la raison suprême dont le monde est la manifestation ; mais cette raison ou ce Verbe divin n’est pas une personne, c’est une perfection divine. Il y a rapport de nature entre l’esprit humain et l’esprit divin. Toute proportion gardée, la raison est dans l’esprit divin ce qu’elle est dans l’esprit humain, et, comme on n’a pas le droit de détacher la raison humaine de l’esprit humain pour en faire un être personnel à part, on n’a pas non plus celui de stipuler l’existence d’une personne divine en dehors et à côté du seul vrai Dieu, laquelle personne ne serait autre que la raison de Dieu détachée de Dieu ! Peut-on admettre que Dieu reste dépourvu de sa raison après la génération du Verbe personnel ? Et si Dieu reste en possession de sa raison interne, tout en projetant hors de lui cette raison sous forme personnelle, faudra-t-il dire qu’il y a deux Verbes, deux raisons divines ? Non, le Verbe est la raison divine en acte dans le monde et en particulier dans l’homme. Ce n’est pas seulement en Jésus qu’il a agi, ou, si l’on veut, parlé : il a inspiré aussi Moïse et les prophètes ; mais c’est en Jésus que son action révélatrice s’est déployée avec le rayonnement le plus intense. C’est pour cela que Jésus est le révélateur par excellence. Le Christ ne vient pas d’en haut, du ciel ; il vient d’en bas, de la terre ; il sort de l’humanité. En vertu de cette action continue du Verbe divin qui se manifeste, entre autres marques de sa présence, dans sa grâce et sa sainteté incomparables, Jésus est l’homme s’élevant vers la divinité (ἐξ ἀθρώπου γέγονε θεὼς) et nous invitant à le suivre pour être divinisés avec lui en vertu du même progrès spirituel (ἐκ προκοπῆς τεθεοποῖησθαι). On voit combien tout cet ensemble de vues se rapproche de l’unitarisme moderne. On ne sait trop ce que Paul disait de la naissance miraculeuse de Jésus. S’il l’admettait, c’était une inconséquence ; du reste le débat ne paraît pas avoir porté sur ce point.

Plus Paul de Samosate devenait populaire et gagnait d’adhérens à son unitarisme rationnel, plus l’épiscopat de Palestine, d’Égypte et d’Asie-Mineure s’effrayait. La chère doctrine du Verbe personnel incarné était compromise. La personne du Christ semblait rabaissée. Un esprit de critique et d’examen, dont l’autorité épiscopale elle-même aurait un jour à souffrir, commençait à se répandre dans l’église. La piété cléricale, ascétique, en rupture chagrine avec le monde, ne comprenait rien à ce christianisme laïque cherchant à purifier le monde plutôt qu’aie détruire. Les antipathies affluaient donc de toutes parts. Cependant les docteurs illustres, les grands noms influens, faisaient pour le moment défaut à l’église. Cyprien, Origène, étaient morts ; Denys d’Alexandrie se faisait très vieux, et d’ailleurs il était lui-même quelque peu suspect. Denys de Rome était bien loin, et n’avait pas d’autorité directe en Orient. La lutte contre Paul devait donc être soutenue par des hommes d’une valeur secondaire.


III.

Ce sont en effet des noms bien peu connus que ceux des principaux évêques et presbytres qui s’acharnèrent contre Paul de Samosate. Leurs intentions furent probablement très pieuses ; mais on ne peut contester que la passion, la haine théologique, n’aient joué là un grand et triste rôle. Qui connaît aujourd’hui les noms d’Hélénus de Tarse, de Nicomas d’Iconium, de Théotecnos de Césarée, des deux frères Grégoire et Athénodore, évêques de la région du Pont ? Pourtant, au rapport d’Eusèbe, tels furent ceux qui brillèrent au premier rang des adversaires de Paul. Le vieux Denys allégua son grand âge et ne vint pas aux conciliabules qui à plusieurs reprises se tinrent à Antioche même, afin de détacher du pasteur qu’il aimait le peuple de cette ville. Il se contenta, dans une lettre aux chrétiens d’Antioche, d’exposer ses vues sur la personne de Jésus et de faire ressortir les différences qui le séparaient de Paul. Or ses vues étaient fort semblables à celles qui, une quarantaine d’années plus tard, s’appelèrent l’arianisme. Pour lui, le Christ n’était, en fait, ni vrai homme ni vrai Dieu ; c’était un Dieu créé. Denys avec l’âge était devenu pacifique et prudent à l’extrême. Depuis que ses hardiesses théologiques lui avaient valu les véhémentes semonces de son collègue et homonyme de Rome, il s’efforçait de mitiger ses expressions de manière à serrer au plus près les opinions dominantes. Il est donc à présumer que, si sa lettre était pacifique de tendance, elle ne se prononçait pas en faveur de Paul. Dans le même esprit de prudence, il avait omis d’envoyer à son confrère d’Antioche la salutation fraternelle usitée entre évêques. C’est ce que les adversaires de Paul firent valoir avec insistance, mais c’est ce qui permet aussi de supposer que là dut à peu près se borner le parti qu’ils purent tirer de cette lettre. Denys, héritier direct de la science des Clément et des Origène, était une grande autorité en Orient, et ils n’eussent pas manqué de citer les passages formels contre Paul, si la lettre en eût contenu. Une autorité moindre, mais réelle, c’était l’évêque Firmilien de Cappadoce, qui vint deux fois à Antioche pour conférer avec Paul. Lui aussi penchait évidemment pour une solution pacifique et tolérante. Deux fois il s’entremit comme conciliateur. Il semble avoir eu de l’estime pour la personne de Paul. Les ennemis de celui-ci disent que Paul lui promit de changer d’opinions, et qu’à cette condition l’évêque cappadocien détourna de lui l’excommunication menaçante. C’est une allégation gratuite et démentie par ce qui s’est passé depuis. Le malheur voulut que Denys mourût en 265, au moment où le conflit s’envenimait, et que Firmilien mourût cinq ans plus tard à Tarse ; il était en chemin pour se rendre une troisième fois à Antioche, où le parti des évêques belliqueux voulait frapper un coup décisif. Les chefs de la tendance tolérante manquèrent donc à la dernière réunion synodale projetée. De plus, à partir de la fin de l’an 269, les circonstances politiques, jusqu’alors très favorables à Paul, changèrent d’aspect.

Arrivés à ce point de notre récit, nous devons quitter quelque temps Antioche et regarder au-delà même de la Syrie proprement dite pour nous rendre compte du singulier état politique de l’Orient à cette époque. L’une des voies commerciales les plus intéressantes qui aient servi dans l’antiquité de débouché aux marchandises de la Haute-Asie en destination des grands ports de la côte syrienne est celle qui, partant de Sidon, s’enfonce dans le Liban, descend dans la Célésyrie, s’arrête à Balbeck, la cité du soleil, la Baalath du roi Salomon, dont les admirables ruines ont depuis longtemps une réputation si méritée, puis remonte les gorges de l’Anti-Liban et redescend dans ce paradis terrestre où Damas, comme une sultane indolente, étale sa riche parure d’orangers, de pêchers, de citronniers et de cédrats. De là et par un chemin moins pittoresque, mais toujours riant et vert, on arrive à Hems ou Homs, l’ancienne Emèse, la ville de Julia Domna et d’Héliogabale. Tout à coup, à partir de cette ville, le pays change d’aspect. Le désert s’étend à perte de vue. Huit ou neuf jours de marche séparent le voyageur de la vallée de l’Euphrate, où recommencent la végétation touffue et l’abondance. Toutefois un dédommagement lui est réservé. À peu près au milieu de cette mer de sable se trouve une île de verdure, une oasis, qui semble un coin de la Célésyrie transporté en plein désert tout exprès pour faciliter la traversée. De belles eaux, de l’herbe, des vergers, surtout de nombreux et magnifiques palmiers, attirent ou plutôt attiraient (car aujourd’hui l’oasis est bien diminuée) les caravanes marchandes. Au centre se trouvait une grande et belle ville qui devait son nom de Thadmor à sa ceinture de palmiers, et que pour cette raison les Grecs appelaient Palmyre. Comme on a dit de Venise qu’elle est un songe de la mer, on eût dit de Palmyre au temps de sa splendeur qu’elle était un rêve du désert. Le désert a rêvé qu’il était grec. Comme tous les beaux rêves, celui-ci a été court. Depuis plus de douze cents années, la cité des palmiers était profondément oubliée, lorsqu’au siècle dernier quelques Anglais attachés à la factorerie d’Alep, séduits par les descriptions des gens de la contrée, s’aventurèrent dans les sables à la recherche de l’antique Thadmor. Quel ne fut pas leur étonnement de découvrir, au centre de l’oasis qu’on leur avait indiquée, des ruines de temples, de portiques, de théâtres, d’aqueducs, d’une grandeur et d’une magnificence à confondre l’imagination ! Des avenues de superbes colonnes se dessinaient en files symétriques sur l’horizon bleu du désert. La terre était jonchée, aussi loin que portait le regard, de corniches, d’entablemens, de pilastres, de chapiteaux de marbre blanc. Ceux qui ont lu les Ruines de Volney se rappellent sans doute l’effet que produisit ce tableau sur l’âme médiocrement poétique du voyageur français, et probablement ne se rappellent que ce beau passage d’un livre bien ennuyeux aujourd’hui.

Par quel concours de circonstances le « rêve du désert » fut-il mêlé aux prosaïques débats de l’épiscopat du IIIe siècle ? Voilà ce qu’il nous faut maintenant expliquer. Thadmor ou Palmyre fut fondée, dit-on, par le roi Salomon. Il est plus vraisemblable que, fidèle à sa constante politique, ce roi d’Israël fit occuper cette localité, qui devait avoir déjà de l’importance au point de vue commercial et dont la possession forçait ses bons amis les Tyriens à rechercher avidement son alliance. Protégée par l’océan sablonneux qui ceignait de toutes parts sa verte oasis et qui s’opposait au passage des grandes armées, Palmyre doit avoir moins souffert que d’autres anciennes villes de l’Orient des dévastations qui furent ordinairement la suite des expéditions des conquérans venus de la Haute-Asie. Il est d’ailleurs à croire que les habitans se soumirent volontiers à payer les tributs exigés à la condition que la route de transit resterait libre. Sous les Séleucides et à mesure que les relations commerciales s’accrurent entre les bassins de l’Euphrate et de l’Indus et celui de la Méditerranée, elle atteignit un très haut degré d’opulence. Station centrale des grandes caravanes qui convergeaient vers ses murs et en divergeaient dans une foule de directions, elle devint un entrepôt colossal et un grand marché. Ses habitans contractèrent le goût de la spéculation mercantile et allèrent gagner de grandes fortunes dans les pays de consommation. Par suite de ce vif désir de rapatriement que l’on peut constater chez les commerçans originaires des petits pays, tels que la Hollande et la Suisse, il semble que les Palmyréniens établis au loin aient aimé à revenir passer leurs derniers jours dans l’oasis natale. Il est rare en effet de rencontrer ailleurs tant et de si grands monumens érigés par des particuliers, comme l’indiquent beaucoup d’inscriptions. Ils se plaisaient sans doute à consacrer leur opulence à l’embellissement de leur ville, en reproduisant en plein désert les merveilles architecturales des villes grecques. De là ces portiques corinthiens, ces colonnades hardies qui font un effet si étrange au sein d’une région où l’on s’attendrait à voir se dresser la tente d’Ismaël plutôt que l’imitation des Propylées. La constitution du petit état était celle de nos villes de commerce au moyen âge, la république aristocratique. On était nominalement sous le sceptre du roi de Syrie ; mais comme celui-ci respectait, et pour cause, les franchises municipales de Palmyre, on ne s’inquiétait guère d’une suzeraineté qui avait aussi ses avantages, puisqu’il était le maître des parts de mer. Les Romains consacrèrent cet état de choses. Palmyre fut considérée comme une colonie avec des libertés locales très étendues et la mission de servir de poste avancé à l’empire contre les incursions des Arabes et les invasions des Parthes ou des Perses. La prospérité de l’heureuse ville ne fit donc que s’accroître, et le moment arriva enfin où l’ambition politique s’empara de ses habitans.

Ce moment doit avoir coïncidé avec l’élévation au trône impérial de ces femmes de la race sacerdotale d’Émèse qui, de Septime à Alexandre Sévère, exercèrent une action si marquée sur la politique de l’empire et même sur la direction des idées philosophiques et religieuses[5]. Le Syrien, l’Oriental, acquit depuis lors une importance auparavant inconnue, et put se croire appelé à de hautes destinées. L’amie de Paul de Samosate, Zénobie, est une Julia Domna plus entreprenante et plus illustre encore que son impériale devancière.

L’époux de Julia, Septime Sévère, voulant fortifier la frontière orientale de l’empire, avait rattaché aux intérêts romains une famille notable de la Palmyrène dont nous voyons presque tous les membres ajouter par reconnaissance le nom de Septime à leur nom indigène. Le chef de cette famille, subsidiée par le trésor impérial, était sénateur à Palmyre, phylarque des tribus arabes du voisinage, et ne tarda point à devenir le personnage le plus important de l’Orient. Bientôt, c’est-à-dire après la chute de la dynastie des Sévères, il se refroidit dans son zèle romain. Lorsque Philippe l’Arabe fut élevé à l’empire (244), Septimius Aïranès, fils du protégé de Septime Sévère, se joignit aux Syriens révoltés contre le frère de Philippe et proclama l’indépendance de Palmyre. Son fils Odenath, qui avait épousé Zaïnab ou Zénobie, princesse arabe renommée pour sa beauté et son savoir, suivit la même politique, et se fit même l’allié de Sapor, roi de Perse, quand celui-ci vint envahir la Syrie et s’emparer d’Antioche. Valérien marcha contre l’envahisseur, et les Perses, battus par les Romains sous les murs d’Émèse, durent repasser l’Euphrate, ce qu’ils ne purent faire sans laisser une grande partie de leur butin entre les mains d’Odenath, qui jugeait le moment propice pour renouer l’ancienne alliance avec l’empire. On sait que Valérien, en poursuivant les Perses, tomba dans un piège stratégique et paya son imprudence de sa liberté. Aussitôt Odenath envoie à Sapor l’offre de renouveler l’alliance. Sapor, furieux, le somma de se constituer prisonnier, ce qui le rejeta dans le parti romain, auquel il rendit les plus éminens services. Il réorganisa l’armée romaine démoralisée, lui adjoignit ses Arabes, et, toujours accompagné de Zénobie, qui partageait tous ses dangers, contraignit Sapor à évacuer Antioche, le battit sur les bords de l’Euphrate et l’assiégea dans Ctésiphon, sa capitale ; puis il se décerna le titre de roi, avec l’approbation de l’empereur Gallien, qui n’osait rien lui refuser. L’empire était en proie à l’anarchie. Odenath, débarrassant la Syrie des prétendans qui s’y faisaient la guerre, refoule les Goths, qui avaient envahi l’Asie-Mineure, dirige une nouvelle expédition victorieuse contre les Perses, envoie à Gallien des satrapes et des généraux prisonniers (ce qui lui permet, quoiqu’il n’ait pas bougé de Rome, de s’accorder les honneurs du triomphe) ; puis, non content du titre de dux Orientis, qu’il tient de l’empereur, il se déclare lui-même auguste et force Gallien à le reconnaître en cette qualité. Il y avait donc par le fait un empire d’Orient dont Palmyre était la capitale et Odenath le souverain. C’est au moment où celui-ci atteignait ainsi le comble de la prospérité qu’il fut assassiné, ainsi que son fils aîné, par son neveu, que les soldats indignés massacrèrent sur l’ordre de Zénobie. Ce dernier fait contredit les soupçons, en eux-mêmes bien invraisemblables, mais parfois émis, qui font de Zénobie l’instigatrice de ce meurtre.

De 267 à 272, Zénobie, que les amis de son mari secondèrent de tout leur pouvoir, fut une véritable impératrice. Elle battit les troupes que Gallien avait envoyées contre elle et revêtit ses deux fils de la pourpre. Palmyre dominait alors sur la vaste région qui va de l’Euphrate à la Méditerranée, et des déserts arabes au centre de l’Asie-Mineure. Les temps fabuleux de Sémiramis semblaient revenus. Une femme gouvernait l’Orient, et au souffle de son génie une vie nouvelle se répandait sur cette vieille terre. Non-seulement Zénobie dirigeait les affaires militaires avec une audace et une habileté prodigieuses, commandant elle-même ses troupes en campagne, les haranguant le casque en tête et le bras nu ; mais encore elle s’appliquait à organiser les élémens hétérogènes dont se composait son empire, de manière à les rattacher à sa personne et à la dynastie qu’elle espérait fonder. La grande difficulté intérieure était l’antagonisme de l’élément arabe et de l’élément grec. Le premier donnait la force militaire, le second était la civilisation, que Zénobie tenait beaucoup à développer. Ses fils Ouaballath et Athénodore recevaient l’éducation romaine. Elle-même parlait le grec, le syriaque et l’égyptien. Elle avait, dit-on, rédigé une histoire abrégée de l’Égypte et de l’Orient, dans laquelle elle prétendait établir un rapport de filiation entre sa famille et celle des Lagides. Avare et sobre, d’une justice expéditive avec les Arabes, elle éblouissait les Perses avec des festins splendides et ne craignait pas de leur tenir tête le verre à la main. Quant aux Grecs, elle gagnait leurs sympathies par son goût pour les lettres et les arts. Non-seulement elle continuait d’embellir sa capitale, mais elle voulait faire de Palmyre un centre de lumières. Elle avait appelé d’Athènes le rhéteur Longin, l’une des grandes réputations du temps, et, lui allouant un traitement princier, elle l’avait préposé à une école philosophique et littéraire. Il semble qu’elle réussit parfaitement avec les populations grecques ou grécisées. On n’entend point parler de révoltes contre son autorité dans les pays soumis à son sceptre. Au contraire, en Asie-Mineure et en Égypte, un nombreux parti sollicitait l’annexion à son empire. On doit même se demander si l’Égypte ne lui fut pas soumise. Que serait-il arrivé, si Zénobie eût eu le temps de consolider son œuvre, si un véritable empire d’Orient, imposant sa supériorité aux tribus arabes, se fût constitué trois siècles avant la naissance de Mahomet, si le grand héritage de la civilisation antique eût été conservé dans les vallées du Liban et sur les bords de l’Euphrate ? Peut-être l’espoir d’une pareille consolidation était-il bien chimérique chez la Sémiramis de Palmyre. En tout cas, ses vues étaient grandes, et son génie à la hauteur de ses vues.

Ce qui prouve que nous n’exagérons rien en parlant de la sorte, c’est ce que l’on peut appeler la politique religieuse de Zénobie. Une certaine obscurité règne sur le fond de ses propres croyances. Les historiens veulent souvent qu’elle ait été juive de religion ; mais cette allégation ne repose que sur une ligne d’Athanase : or celui-ci a été induit en erreur par les dires des ennemis de Paul de Samosate, qui reprochaient à cet évêque de retomber dans le judaïsme en enseignant que Jésus avait été essentiellement homme. De là à dire que son admiratrice Zénobie était juive elle-même, il n’y avait qu’un pas. Les historiens talmudistes démentent formellement cette tradition. Il paraît même que, tout en accordant aux Juifs une grande tolérance, la reine s’attira l’animadversion du parti rabbinique en encourageant les mariages mixtes entre Juifs et Syriens, ce qui, au point de vue du vrai judaïsme, était une abomination. Cette tolérance, cet encouragement, les avances faites à Longin pour l’attirer à sa cour, la sympathie montrée à Paul de Samosate, nous indiquent bien clairement la véritable direction de sa politique en matière de religion. Comme Julia Domna et Julia Mammœa, elle eût aimé à faire vivre en paix les diverses croyances qui se partageaient son empire, tout en montrant une certaine prédilection pour les païens qui, comme Longin, savaient goûter les sublimités de la Bible, et pour les chrétiens qui, comme Paul, maintenaient le dogme dans un esprit rationnel. Cette tendance qui dans le christianisme aime surtout la morale et dans le Christ la perfection humaine pouvait plus que toute autre concilier à l’Évangile les sympathies du païen éclairé et même du Juif quelque peu supérieur aux préjugés rabbiniques. Ainsi s’expliquent tout naturellement les rapports d’amitié qui s’établirent entre l’évêque d’Antioche et Zénobie. Ce fut aussi, comme on va le voir, ce qui compromit le plus Paul de Samosate au moment décisif.

Les ennemis de Paul étaient découragés. Il leur avait résisté dans les conférences tenues à Antioche en les mettant au défi de le condamner sans tomber soit dans le dithéisme, soit dans le sabellianisme, c’est-à-dire sans admettre l’existence de deux dieux, l’un suprême, l’autre inférieur, ou sans nier l’existence personnelle du Verbe, ce qui était une autre manière de lui donner raison. La population d’Antioche persistait à donner à Paul les marques d’un attachement inviolable. La protection de Zénobie achevait d’affermir sa position. L’empire romain, sous Valérien, Gallien, Claude II le Gothique, était la proie de l’anarchie et des invasions germaines, et ne brillait guère à côté de l’empire tranquille et prospère de Zénobie. La fortune de Rome voulut qu’un grand capitaine, Aurélien, prît en main le pouvoir. Fort de la confiance des légions, il rétablit l’ordre en Occident, battit coup sur coup les barbares, et se hâta de marcher sur l’Orient pour détruire l’état récemment fondé qui menaçait l’orbis romanus d’une scission irrévocable. Sans doute, à l’approche d’Aurélien, le parti romain reprit de la force à Antioche. À dater de ce moment, Paul compta un ennemi subtil et ardent au sein du presbytérat de cette ville, le sophiste Malcion, qui enseignait les lettres à la jeunesse syrienne, et qu’il avait probablement fait admettre parmi les presbytres malgré les scrupules que sa profession eût pu inspirer à une piété étroite, en vertu du principe de tolérance qui caractérise tous les actes connus de son épiscopat. Malcion ne se donna pas de repos qu’il n’eût fait tomber l’évêque libéral du piédestal que son éloquence et ses qualités lui avaient élevé. En 270, un concile se réunit encore une fois dans Antioche, et enfin la condamnation si longtemps poursuivie fut obtenue. Malcion avait dressé un acte d’accusation formel contre Paul, le taxant de cupidité, d’orgueil, de relâchement moral, ce qui permettait de le déposer non-seulement comme faux docteur, mais encore comme indigne. Il ne manqua pas non plus de proclamer hautement la théorie du Verbe, à laquelle la majorité épiscopale tenait tant, et de forcer Paul à dérouler pour les besoins de sa défense tout ce que renfermaient ses doctrines. Il arrive souvent dans l’histoire des controverses qu’on obtient ainsi gain de cause devant des esprits qui ne condamneraient pas volontiers le principe. Il suffit de faire ressortir des conséquences auxquelles ces esprits ne sont pas encore préparés. Une chose très curieuse, c’est que le concile qui condamna Paul de Samosate proscrivit précisément la fameuse expression qui, pendant tant de siècles, devait servir d’étendard à l’orthodoxie et écraser l’arianisme, l’expression d’homoousie ou de consubstantialité. Paul, nous l’avons dit, se défendait en répliquant à ses adversaires que, pour être logiques, ils devaient aboutir au sabellianisme, c’est-à-dire nier la personnalité distincte du Fils et ne plus voir en lui qu’un mode, une manière d’être du même Dieu qu’on appelait Père ou Esprit dans d’autres relations. Par conséquent, en condamnant Paul et sa doctrine, il fallait bien marquer en même temps son opposition au sabellianisme. Or Paul et Sabellius étaient d’accord sur ce point, que le Verbe divin n’est pas une personne distincte, ayant conscience et volonté à part. Le Verbe, disaient-ils tous les deux, fait partie de l’essence ou de la substance même de Dieu, il n’en peut pas plus être séparé pour former un être à part que la raison humaine ne peut être séparée l’esprit humain. De là le décret du concile : « le Fils n’est pas consubstantiel ou coessentiel au Père[6], » qui donna par la suite bien des embarras aux défenseurs du dogme de Nicée. Les ariens ne cessèrent de leur reprocher d’avoir, sous ombre de maintenir le dogme traditionnel, infligé un démenti formel aux pères du IIIe siècle qui avaient condamné Paul de Samosate et Sabellius.

Les adversaires de Paul ne se contentèrent pas de le déclarer déchu de l’épiscopat. Sans consulter le peuple chrétien d’Antioche, ils nommèrent à sa place un certain Domnus dont il n’y a pas autre chose à dire ; puis ils envoyèrent à Alexandrie et à Rome, avec prière de la transmettre aux églises d’Égypte et d’Occident, une lettre circulaire où la réputation du pauvre Paul était plus maltraitée encore que sa doctrine. Ils avaient compté sans le peuple chrétien d’Antioche, qui aimait son évêque malgré tout et qui ne voulut pas entendre parler du successeur qu’on prétendait lui imposer. Fort des sympathies de son troupeau, l’évêque déposé déclara qu’il ne céderait pas et qu’il continuerait de présider l’église d’Antioche. L’autorité des conciles n’était pas alors reconnue comme elle le fut depuis, et quand Domnus vint pour prendre possession de la maison épiscopale, Paul lui signifia qu’il était chez lui et qu’il entendait y rester. Il n’y avait pas encore de bras séculier pour prêter main-forte aux décrets du concile ; pendant plus de deux ans, l’évêque condamné demeura paisiblement sur son siège pastoral et continua ses fonctions.


IV.

La lettre circulaire des évêques réunis à Antioche en 270 est un des plus curieux monumens de l’histoire ecclésiastique. En même temps qu’elle jette une vive lumière sur ce que pouvait être à cette époque la vie d’un évêque au sein d’une des plus grandes cités du monde, elle laisse percer clairement les vues et les tendances de Paul de Samosate, et nous montre avec quelle effrayante complaisance l’odium theologicum pouvait déjà travestir les intentions et les actes les plus louables de ceux dont les croyances déplaisaient. Nous en reproduisons les principaux fragmens d’après Eusèbe, qui les a transcrits dans son Histoire ecclésiastique.


« … Nous avions écrit à beaucoup d’évêques éloignés en les exhortant à se joindre à nous contre la doctrine meurtrière de l’homme que nous vous dénonçons, et notamment aux bienheureux Denys d’Alexandrie et Firmilien de Cappadoce. Le premier a écrit aux chrétiens d’Antioche une lettre dont nous vous envoyons copie, sans honorer même d’un salut le chef de l’erreur et sans lui écrire à lui-même[7]. Firmilien était venu déjà deux fois à Antioche et s’était enquis des doctrines novatrices que nous vous dévoilons, nous, présens ici, et avec nous bien d’autres qui les connaissent également, et il l’avait convaincu d’erreur ; mais comme cet homme promettait de changer d’opinion, Firmilien le crut, et, dans l’espoir que l’affaire pourrait s’arranger pacifiquement, il ajourna la décision à prendre. Cet homme le trompait ; il reniait son Dieu et ne tenait pas la parole donnée. Firmilien, comprenant enfin la perversité de cet athée, allait donc revenir à Antioche, et il venait d’atteindre la ville de Tarse ; mais au moment où, déjà réunis, nous n’attendions plus que sa présence, il est mort…

« Cet homme, s’étant écarté du canon de la foi et ayant embrassé des doctrines adultères et perverses, il est inutile de juger sa conduite, car il n’est plus des nôtres. Nous ne raconterons pas que, venu pauvre et dénué, sans aucune fortune patrimoniale, ne possédant ni art ni métier, il est arrivé à l’opulence moyennant le crime et le sacrilège, tendant la main aux frères ou bien leur extorquant des sommes considérables, abusant de la confiance de ceux à qui l’on avait fait tort en leur promettant de les aider s’ils payaient bien ses peines, leur mentant et spéculant sur la disposition des gens engagés dans les procès à donner beaucoup pour être délivrés de leurs embarras, faisant ainsi de la religion un trafic lucratif. Inutile aussi de décrire l’orgueil dont il est gonflé, l’arrogance avec laquelle il porte les dignités mondaines, comment il aime mieux son titre de ducenarius que son titre d’évêque, comment il se pavane sur les places publiques, lisant et dictant des lettres, comment il s’avance précédé et suivi de gardes nombreux, sans s’inquiéter de savoir si, par tant de faste et de morgue, il ne tue pas la foi et ne la rend pas odieuse. Inutile encore d’énumérer ses jongleries dans les assemblées ecclésiastiques, jongleries auxquelles son amour de la vaine gloire et de l’effet prestigieux le font recourir, afin d’en imposer aux âmes simples ; inutile de dire comment il s’est fait dresser une estrade et un trône élevé qui ne conviennent guère à un disciple du Christ, comment il s’est réservé un cabinet particulier σὴϰρητον (sêkrêton) à l’imitation des princes de ce monde et sous la même dénomination, comment il se frappe la cuisse de la main et bat du pied l’estrade, comment enfin, si on ne le loue pas, si l’on n’agite pas les mouchoirs comme au théâtre, si l’on ne s’écrie pas et si l’on ne se trémousse pas d’aise comme les écervelés et les femmelettes réunis autour de lui, si on ne l’écoute pas avec ces transports indécens, mais qu’on l’écoute gravement et posément, comme il convient dans la maison de Dieu, il faut s’attendre à des réprimandes et à des insultes. Ne disons pas non plus comment il déchire en public les anciens interprètes de la parole, tout en parlant haut de lui-même à la manière d’un sophiste et d’un poète et non d’un évêque. N’a-t-il pas supprimé les hymnes adressées à notre Seigneur Jésus-Christ, sous prétexte qu’elles sont de composition récente, et que leurs auteurs sont des hommes nouveaux ! Et cela pour qu’en pleine église, au jour solennel de Pâques, un chœur de femmes organisé par lui chante des hymnes composées en son honneur à lui-même, chose aussi horrible à entendre que ce qu’il fait dire dans les discours adressés au peuple par ses partisans, par les évêques et presbytres des villes et des campagnes voisines ! Donc, d’une part, il ne veut pas reconnaître que le Fils de Dieu nous est venu du ciel (nous abordons ici un sujet sur lequel nous reviendrons, et ce n’est pas seulement nous qui l’affirmons, cela ressort d’une foule d’endroits de ses mémoires, là surtout où il dit que Jésus-Christ vient d’en bas, κάτωθεν), et de l’autre ses partisans lui chantent des cantiques, font son éloge devant le peuple, disent que leur maître impie est un ange descendu du ciel ; lui, bien loin d’empêcher ces impiétés, les autorise par sa présence orgueilleuse ! Pourquoi décririons-nous comment il est complice de ses subintroductæ[8] (c’est le nom qu’on leur donne à Antioche) et de celles de ses presbytres et de ses diacres en dissimulant ces impiétés chantées par elles et leurs autres péchés incurables ?… De plus, il les a enrichies, et voilà pourquoi il est aimé et admiré par ceux qui s’attachent à la richesse. Nous savons pourtant, bien-aimés, que l’évêque et le clergé doivent être des modèles de toute bonne œuvre, et nous n’ignorons pas combien sont tombés ou encourent des soupçons graves en suite de cette introduction de femmes. Par conséquent, lors même qu’on ne commettrait par là rien d’illicite, encore faudrait-il éviter les soupçons que cette méthode fait naître pour ne scandaliser personne et pouvoir exhorter les autres à suivre son exemple. Comment cet homme pourrait-il reprendre ou corriger un autre homme de ce qu’il fréquente trop intimement les femmes, de peur qu’il ne tombe, comme il est écrit, lui qui, ayant renvoyé une de ces sœurs, en a toujours deux avec lui, brillantes de jeunesse et de beauté, qu’il mène partout où il se rend et qu’il fait participer aux délicatesses et aux plaisirs dont il se gorge ? À la vue de tous ces scandales, tous se lamentent et soupirent en secret ; mais ils ont peur de sa tyrannie et de son despotisme au point de n’oser l’accuser. Mais enfin, nous l’avons dit, tout cela serait à redresser chez un homme d’opinion catholique et qu’on devrait compter dans nos rangs ; au sujet d’un homme qui a abjuré la vérité divine (μυστήριον) et qui a embrassé la criminelle hérésie d’Artémon (pourquoi ne pas nommer son père spirituel ?), nous avons pensé qu’il était inutile de faire une enquête circonstanciée… Nous avons donc été forcés de le déclarer ennemi de Dieu et insoumis, et d’établir à sa place dans l’église un autre évêque. Pour cela, nous avons élu, d’accord, croyons-nous, avec la divine Providence, Domnus, orné de tous les dons qui conviennent à un évêque et fils du bienheureux Démétrianus, qui avant celui-ci s’est distingué comme chef de la communauté d’Antioche, et nous vous l’avons annoncé pour que vous lui écriviez et receviez ses lettres[9]. Que l’autre écrive à Artémon, et que les partisans d’Artémon communiquent avec lui ! »


La perfidie naïve dont ce factum est tout confit n’aura échappé à personne. Il y a du sophiste Malcion là-dessous, il y a du professeur de rhétorique usant et abusant des prétéritions qui ne font que mieux ressortir la gravité de ce que l’on dit tout au long. Les signataires de la lettre commencent par déclarer que, Paul de Samosate étant convaincu d’erreur doctrinale, sa conduite morale n’importe pas, ce qui n’empêche pas que cette lettre est pleine d’accusations contre le caractère de l’évêque détesté. On avait besoin, cela est visible, de le discréditer moralement auprès de lecteurs qui n’eussent probablement pas trouvé l’erreur suffisante pour motiver une déposition. De quel droit en effet supprimait-on en lui une liberté qui n’avait pas encore été restreinte ? Paul ne pouvait-il alléguer pour sa défense les noms vénérés de ces anciens unitaires morts paisiblement, même en odeur de sainteté dans l’église, sans que nul encore eût songé à les excommunier à cause de leurs opinions sur les origines métaphysiques du Christ ? Nous lisons à travers les lignes de la lettre que Paul n’a été accusé devant le concile que par Malcion, le sophiste presbytre, qui paraît en avoir beaucoup voulu à l’estrade de son évêque, à son manque de décorum dans l’église (il se frappait la cuisse !) et au cortège dont il était entouré dans la rue (il avait des gardes !). Paul sans doute eût pu répondre que dans l’église, avec ses amis et en bon évêque, il ne tenait guère à l’étiquette, et que dans la rue, ducenarius procurator, il devait, selon les prescriptions impériales, marcher avec les insignes consulaires, par conséquent avec des licteurs portant leurs faisceaux. Il aurait pu ajouter que ce n’était pas lui qui avait créé l’usage des sœurs introduites, que ce n’était pas sa faute si les Syriennes sont généralement fort belles, et qu’il déliait sur ce point les investigations des plus rigoureux. Il aurait pu dire encore que si de pauvre il était devenu riche, c’était antérieurement à son épiscopat, et que la confiance unanime du peuple prouvait à tout juge impartial que ce n’était point à d’odieuses prévarications qu’il devait sa fortune, qu’un évêque d’Antioche intelligent et connaissant son monde ne pouvait être blâmé de répandre le goût du chant religieux dans une population féminine fréquemment sollicitée par les sons d’une tout autre musique, ni de préférer des hymnes reflétant ses propres opinions à des cantiques destinés à populariser des idées qu’il croyait fausses. L’évêque accusé n’aurait-il pu répondre aussi qu’il était monstrueux de prétendre que, dans une ville comme Antioche, en présence du concile assemblé tout exprès pour le juger, on avait trop peur de lui et de son entourage pour oser préciser les griefs que pouvait avoir fait naître son ministère épiscopal ? Il eût pu dire tout cela, mais cela n’eût servi de rien, car on ne voulait pas même se livrer à une enquête contradictoire dès qu’il s’agissait d’un hérétique aussi désespéré. Ce n’était pas assez que l’hérétique se trompât, il était de plus nécessairement criminel et pervers. Du moment qu’il ne croyait pas en Dieu tout à fait comme la majorité épiscopale y croyait elle-même, il était athée, et c’est avec la plus effrayante bonne foi que les membres du concile signèrent un exposé de griefs peut-être tous imaginaires, mais qui dans leur pensée étaient certainement moins graves que la réalité, quelle qu’elle fût.

Ceux qui avaient excommunié Paul de Samosate n’étaient pas moins dans un piteux embarras. Leurs dénonciations passionnées avaient trouvé de l’écho partout, excepté dans la région même où il eût été le plus nécessaire à la dignité du concile qu’elles en trouvassent. Antioche demeurait opiniâtrement fidèle à son évêque. On avait dit aux chrétiens de cette ville qu’ils étaient tyrannisés odieusement, qu’on venait briser leurs fers, et les chrétiens d’Antioche se voyaient dans la position singulière de ceux qui se trouvent très bien comme ils sont, de ceux qu’on veut à tout prix sauver d’un mal imaginaire. Ce n’était pas chose mince que l’exemple donné par une église aussi nombreuse, aussi influente, surtout quand on pense que l’unitarisme comptait encore dans le reste de l’empire de nombreux partisans et menaçait de reconquérir le terrain perdu. On ne pouvait pas même expliquer l’opiniâtreté des chrétiens d’Antioche par l’appui que Paul trouvait dans la faveur de Zénobie. L’astre de la seconde Sémiramis avait pâli. Son pouvoir dans Antioche même n’était plus rien. Aurélien l’avait battue sous les murs de la cité syrienne et l’avait réduite à se renfermer dans Palmyre. La veuve d’Odenath comptait sur les ressources naturelles de sa capitale. Il était inoui qu’on eût pu entretenir une armée nombreuse au milieu des sables dont elle était entourée. Un siège prolongé passait pour une entreprise désespérée, surtout à cause de la difficulté de protéger les convois contre les bandes arabes qui vaguaient dans le désert, et que l’amour du pillage, l’horreur de l’asservissement à l’empire, devaient lancer de toutes parts contre les envahisseurs. C’est aussi ce que comprit Aurélien, qui ne voyait pas sans inquiétude ses troupes arrêtées si longtemps devant Palmyre, et qui pourtant voulait absolument revenir vainqueur.

En conséquence il s’appliqua surtout à neutraliser l’hostilité des Arabes. Quelques bandes furent exterminées ; les autres, le plus grand nombre, furent gagnées à prix d’or. D’ailleurs il est bien probable que Zénobie, avec ses entreprises civilisatrices et sa prédilection pour l’hellénisme, s’était aliéné plus d’un cœur arabe. Les enfans du désert avaient dû se dire que, suzeraineté pour suzeraineté, autant valait celle de l’empereur de Rome, qui était bien loin, que celle de l’impératrice de Palmyre, qui était tout près. En un mot, les Arabes ne donnèrent pas, ou même vinrent grossir les rangs de l’armée romaine. Les Palmyréniens trop confians avaient négligé de se munir de vivres en quantité suffisante ; la famine sévissait dans leurs murs. Aurélien demanda la reddition de la place et de toutes ses richesses, en promettant à Zénobie la vie sauve et aux habitans le maintien de leurs franchises. La fière princesse répondit avec hauteur dans une lettre rédigée, dit-on, par Longin. Cependant la situation ne fut bientôt plus tenable, et elle conçut le hardi projet de s’enfuir pendant la nuit à travers le désert et de gagner la région de l’Euphrate, d’où elle pourrait revenir avec des forces nouvelles et dégager sa capitale. Elle faillit réussir. Elle parvint à franchir les lignes romaines à la faveur des ténèbres ; mais elle fut poursuivie et rejointe au moment où elle allait monter dans une petite barque pour traverser le fleuve. Les Palmyréniens découragés se rendirent. Zénobie, amenée devant son vainqueur, eut un moment de faiblesse, et chargea le rhéteur Longin en l’accusant de lui avoir conseillé cette résistance désespérée. Ce fut lui en effet qu’Aurélien, le regardant comme un traître à l’empire, envoya au supplice. Il mourut avec courage. Les versions varient sur ce que devint Zénobie. Toutes néanmoins sont d’accord pour dire qu’Aurélien lui laissa la vie, ainsi qu’à ses enfans. « Ceux qui me blâment d’avoir triomphé d’une femme, écrivait-il au sénat, ne savent point quelle femme est Zénobie. » Selon les uns, elle se serait laissée mourir de faim ; selon d’autres, elle serait morte d’une maladie violente aussitôt après son arrivée en Italie. La version la plus accréditée et la plus vraisemblable est qu’elle figura dans le cortège triomphal d’Aurélien, et qu’elle vécut plusieurs années encore dans une villa de Tibur que l’empereur lui avait assignée pour retraite. Un de ses fils fut chargé de gouverner une petite principauté au fond de l’Asie-Mineure. Ses autres enfans furent sans doute fort bien accueillis par l’aristocratie romaine, à laquelle ils s’allièrent par des mariages. Si cette dernière tradition est fondée, il faut croire que Zénobie se consola en pensant tout à la fois à la grandeur de ses rêves et à l’impossibilité de les réaliser.

Elle était à peine arrivée en Occident que les Palmyréniens se révoltèrent contre Rome, et même élurent un empereur pris dans leur sein. Des troupes romaines furent de nouveau dirigées contre la ville indocile, et cette fois avec des instructions inexorables. Presque tous les habitans furent massacrés, un grand nombre de monumens détruits, et l’on a pu remarquer de nos jours que la fureur des soldats romains s’en prit surtout aux édifices qui portaient sur leurs inscriptions le nom de Zénobie. Palmyre ne se releva jamais de ce coup terrible. Aurélien regretta qu’on eût exécuté si ponctuellement ses ordres. Il tâcha de ramener des habitans et la prospérité dans la ville saccagée ; il fit réparer ce fameux temple du soleil dont les ruines devaient un jour inspirer à Volney, avec tant de mélancolie, si peu de philosophie sérieuse, et dont les parvis servent aujourd’hui de tanières à quelques paysans arabes, seuls habitans de ces décombres. Les efforts du gouvernement romain furent inutiles. Ni la population ni la richesse ne revinrent. Palmyre disparaît depuis lors de l’histoire. On sait seulement que vers l’an 400 elle était encore désignée comme le quartier de la legio prima Illyrica, et que les Arabes et les Turcs ont brisé à qui mieux mieux tout ce qui était statue ou y ressemblait ; mais ce ne fut pas seulement la cité du désert qui périt étouffée sous la lourde main de l’empire.

La révolte des Palmyréniens et le mauvais vouloir assez naturel d’Aurélien contre tous ceux qui à un titre quelconque avaient montré des sympathies pour l’empire schismatique inspirèrent aux adversaires de Paul une idée dont aucune assemblée chrétienne ne s’était encore avisée, et qui devait inaugurer une bien triste série d’abus de tout genre. Pour la première fois des évêques chrétiens appelèrent le bras séculier à prêter main-forte à un décret synodal, et demandèrent tout simplement à Aurélien d’expulser l’évêque insoumis du poste où le retenaient sa conscience et l’affection de sa communauté. L’église chrétienne était déjà une très grande puissance. Persécutée sous Valérien, elle avait acquis sous l’indolent Gallien une importance officielle : elle avait pris rang parmi les corporationes licitæ ou associations reconnues. C’était un pas immense, et en dehors comme en dedans de la chrétienté les esprits perspicaces pouvaient déjà prévoir le moment où l’église épiscopale et l’empire s’apercevraient enfin qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Seuls, quelques opiniâtres, dans les rangs militaires surtout, persistaient à croire que le salut de l’empire exigeait qu’on déclarât une guerre à mort à la religion nouvelle. L’esprit militaire, quand il se mêle de religion, est volontiers très conservateur, et Aurélien était avant tout un militaire. D’assez basse extraction, venu d’une de ces provinces arriérées où les vieilles croyances avaient encore tout leur prestige, il fut scandalisé en voyant l’incrédulité qui régnait au sein des hautes classes païennes de Rome. Un jour, il se fâcha sérieusement contre le sénat, qui, à la veille d’une campagne en Germanie, n’avait pas cru nécessaire de déférer à la coutume antique en consultant les livres sibyllins. Il paraît même qu’il méditait une persécution générale des chrétiens, lorsque la mort (275) l’empêcha de donner suite à ce projet ; mais en 272 son plan n’était pas encore mûr, d’autres intérêts pressans réclamaient tous ses soins, et son unique désir fut de comprimer tous les fermens d’agitation. Avec ses sentimens de vieux païen, il ne se souciait guère d’intervenir dans le débat théologique dont Antioche était le théâtre ; aussi ne s’en mêla-t-il point. La sentence qu’il prononça fut toute politique. Paul de Samosate avait été l’ami de Zénobie, cela suffisait pour qu’il déplût à l’empereur. Il était prudent de le remplacer par un homme plus dévoué aux intérêts romains, et, sans se douter bien certainement de la grandeur future de l’édifice dont il posait une des premières pierres, il déclara qu’il ne souffrirait d’autre évêque chrétien à Antioche que celui qui serait d’accord avec les évêques de Rome et d’Italie ; ceux-là ne songeraient jamais à se détacher du vieux giron romain, et l’empereur au surplus les avait toujours sous la main.

Paul de Samosate dut céder à la force et se retirer dans l’obscurité. On ne sait où ni quand il mourut. Les passions personnelles que son ministère avait mises en jeu s’éteignirent. Les causes générales qui favorisaient les progrès de la doctrine opposée à la sienne continuèrent d’exercer leur action. Le grand duel entre l’église et l’état sous Dioclétien, si promptement suivi de leurs fiançailles et bientôt de leur mariage sous Constantin, absorba tous les esprits. La population syrienne, bien qu’améliorée par l’influence chrétienne, était trop molle pour résister avec énergie à la double pression de l’autorité impériale et de l’épiscopat. Paul fut donc définitivement classé parmi les hérésiarques, et quelques faibles communautés de samosaténiens perpétuèrent seules jusqu’à la fin du Ve siècle le nom et la doctrine de l’évêque unitaire.

Cependant on se tromperait fort, si l’on pensait que l’esprit à la fois religieux et libéral qu’il avait communiqué à la chrétienté de Syrie fut complètement étouffé. Antioche ne tarda pas à redevenir la capitale du libéralisme chrétien, revêtu d’autres noms et d’autres formes. Tandis qu’Alexandrie s’adonnait de plus en plus à une métaphysique subtile et creuse qui devait un jour la mener au schisme et à l’hérésie, tandis qu’à Rome le principe de l’obéissance passive à la tradition devenait toujours plus absolu, Antioche voyait fleurir dans ses murs une école de théologie qui jeta le plus vif éclat sur le IVe et le Ve siècle de l’église. Cette école, par opposition à la spéculation à outrance d’Alexandrie et au traditionalisme de l’Occident, doit être désignée comme essentiellement historique et critique. Là seulement on fit pendant deux siècles de l’exégèse sérieuse, fondée sur la grammaire et sur l’histoire. Cette école fut fondée à la fin du IIIe siècle par les deux presbytres Dorothée et Lucien, connus, le dernier surtout, par leurs études bibliques et souvent accusés de sympathiser avec Paul de Samosate. Il sortit de cette école une élite d’écrivains et de prédicateurs d’opinions dogmatiques très différentes, mais tous reconnaissables à un certain air de famille. Les trois Eusèbe, celui de Césarée, celui de Nicomédie et celui d’Émèse, Cyrille de Jérusalem, Apollinaire, Éphrem, Diodore de Tarse, Jean Chrysostome, Théodore de Mopsueste, sont élèves de l’école d’Antioche. Au IVe siècle, l’unitarisme releva la tête et livra son combat suprême sous une forme logiquement très médiocre, l’arianisme, qui, malgré ses défauts, fut un moment tout près de triompher dans l’église entière. S’il eût décidément vaincu, il eût opéré certainement un retour vers un christianisme moins dogmatique et moins clérical que l’orthodoxie sanctionnée définitivement en 381. Eh bien ! l’arianisme est sorti de l’école d’Antioche. Arius, Eunomius, Aétius, les coryphées de l’arianisme, Nestorius, qui revient à l’unitarisme par un chemin détourné, ont reçu là leur éducation théologique. Antioche et la Syrie furent, pendant tout le temps que dura la lutte, le quartier-général de l’arianisme, et quand on se demande pourquoi le mythe syrien du monstre marin vaincu par un héros céleste, ce mythe déjà transformé par les Grecs en celui de Persée et d’Andromède, est devenu chez les chrétiens le combat de saint George et du dragon, il est bien difficile de ne pas voir dans le nom du saint un écho de l’admiration que le peuple chrétien de Syrie avait vouée à certain évêque arien du nom de George, compétiteur violent d’Athanase au siège d’Alexandrie et grand pourfendeur du paganisme. Les croisés le trouvèrent canonisé là-bas et rapportèrent pieusement sa légende en Occident, où il eut l’honneur de devenir le patron de l’Angleterre ; mais ne le dites pas aux puséistes de la haute église, ils ne vous le pardonneraient jamais. Avoir un arien pour patron, est-il rien de plus choquant au monde ?

L’arianisme périt à son tour par les mêmes raisons qui expliquent la défaite des doctrines unitaires antérieures. Le courant des idées chrétiennes était contre lui, et, si l’unitarisme est redevenu fort depuis bientôt trois siècles, c’est que la chrétienté, prise dans son ensemble, suit depuis trois siècles une direction opposée à celle qu’elle suivit dans sa première période d’existence. Sans discuter la valeur dogmatique des systèmes, nous pouvons résumer en deux mots cette lente évolution : la chrétienté depuis trois siècles, chez les catholiques et chez les protestans, bien que d’un pas inégal, devient de plus en plus laïque ; pendant les premiers siècles, elle se fit de plus en plus cléricale. Or l’unitarisme est laïque. Il cadre mal avec le mysticisme ardent, les langueurs spirituelles, les désespérances morales, qui fournissent toujours aux sacerdoces leur meilleur point d’appui dans la conscience des masses. Il part du principe que ce n’est pas Dieu qui s’abaisse, que c’est l’homme qui s’élève. C’est une religion de foi profonde dans la nature de l’homme et sa destinée. Aussi n’a-t-il de nos jours fructifié nulle part aussi bien que dans la république américaine. Son écueil, c’est la sécheresse ; ses qualités sont le sérieux moral, un caractère social, philanthropique, rationnel, et l’amour de la lumière. Si le christianisme de Paul de Samosate eût triomphé au m’siècle, ni l’ascétisme, ni par conséquent le monachisme, n’eussent fleuri dans la chrétienté. Il n’y eût pas eu de différence essentielle entre le clerc et le laïque, et les devoirs du citoyen eussent été comptés parmi les premiers devoirs du chrétien. Cela eût amené, je pense, quelques changemens dans l’histoire. Il est vrai, l’historien, malgré ses regrets ou ses préférences, doit dire avec le poète :


Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient.


Mais, comme à Zénobie dans sa retraite de Tibur, il doit lui être permis de se consoler des réalités en refaisant parfois les beaux rêves du passé.


Albert Réville.
  1. Voyez la Revue du 1er mai 1866.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1865.
  3. La seconde était Alexandrie.
  4. Voyez dans le livre sur les Apôtres, de M. Rouan, la description si remarquable d’Antioche.
  5. Nous avons tâché de décrire, cette influence dans l’étude sur Apollonius de Thyane ; voyez la Revue du 1er octobre 1865.
  6. Μὴ εἶναι ὁμοούσιον τὸν Υίὸν τοῦ Θεοῦ τῷ Πατρὶ.
  7. Cette lettre de Denys d’Alexandrie n’a pas été conservée. Ce que l’on a publié sous ce nom est apocryphe.
  8. Συνείσακται, c’est-à-dire ces femmes qu’on appelait plus souvent les sœurs, et qui, d’après une coutume remontant très haut, car il en est déjà question dans le Pasteur d’Hermas, écrit à Rome dans la première moitié du IIe siècle, vivaient sous la direction d’un titulaire ecclésiastique et se vouaient sous ses ordres aux œuvres de bienfaisance et aux pratiques pieuses. Cette coutume, née d’une intention excellente et dont, sous des formes moins compromettantes, l’analogue se retrouve dans toutes les communions chrétiennes, entraînait facilement de graves abus. Au IIIe siècle, elle était très répandue, et elle se maintint fort longtemps malgré les restrictions et même les prohibitions des conciles. De là sortit à la fin ce concubinat avoué des clercs, qui passa presque au moyen âge pour une institution. Le concile de Trente (Sess. XXV, cap. 14, De reform.) dut le condamner par un décret formel. Cependant aujourd’hui encore là où la discipline ecclésiastique est relâchée, au Mexique par exemple, il est des usages cléricaux fort peu édifians, et dont l’origine remonte à l’ancienne institution des subintroductæ.
  9. Dans la théorie catholique du temps, un nouvel évêque était légitimé par le fait qu’il était reconnu en sa qualité par le corps entier de l’épiscopat, et cette reconnaissance s’effectuait par l’échange de lettres de communion.