Le Cid/Édition Marty-Laveaux/Notice/Lettre à Mairet

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LE CID, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteÉdition Marty-Laveaux (p. 62-67).
IV. lettre du désintéressé au sieur mairet[1].


Monsieur,

Il faut que le Cid de M. Corneille soit fait sous une étrange constellation, puisqu’il a mis tout le Parnasse en rumeur, et que presque tous les poëtes sont réduits à la prose. Je veux quasi mal à son trop de mérite, puisqu’il est cause d’un si grand désordre. Au commencement (il est vrai) que je vis jeter cette pomme de discorde, je ne fus pas fâché de voir naître un peu de jalousie en votre esprit, et j’espérois que le feu de la colère donneroit plus de force à vos vers, à vous une honnête émulation, et que par de nouveaux efforts vous tâcheriez d’atteindre à la course celui qui avoit pris les devants. Néanmoins, soit que vous reconnoissiez vos forces trop petites pour un dessein si haut, ou que l’envie ne vous inspire que de lâches résolutions, vous serez satisfait en apparence si vous pouvez faire descendre M. Corneille du lieu où beaucoup d’honnêtes gens l’ont placé, parce que vous n’y pouvez pas monter. Vous l’appelez Icare parce qu’il vole au-dessus de vous. Il vous fera voir à la pièce qu’il prépare, que ses ailes sont assez fortes pour le soutenir, et que n’étant pas de cire, vous n’êtes pas aussi le soleil qui les lui fera fondre. Ce n’est pas de vous qu’il doit attendre le coup mortel. Je croyois qu’après les vains efforts de l’observateur du Cid, personne n’auroit jamais la vanité d’attaquer la renommée de ce fameux ouvrage, et qu’à l’exemple de M. de Scudéry, qui pour tout fruit de ses veilles n’a remporté que le titre d’envieux, tous ceux à qui son éclat fait mal aux yeux seroient sages à l’avenir, et ne s’attireroient plus l’aversion des honnêtes gens par de nouvelles calomnies. Mais peut-être vous êtes-vous cru plus considérable, et qu’après avoir attiré M. Corneille au combat, vous seriez assez puissant pour le ruiner, et faire voir à tous ceux qui ont estimé le Cid, que leur ignorance est la cause de leur approbation, et qu’à vous seul l’aventure étoit due de rompre le charme qui nous silloit les yeux, et nous faire voir la vérité cachée. Après cela, beau lyrique, pouvez-vous accuser un autre de la présomption d’Icare ? Si le Cid n’eût pas été assez fort de lui-même pour soutenir de si foibles assauts que ceux qu’on lui a livrés, et qu’il peut attendre de vous, son auteur l’eût fortifié par un ouvrage digne de lui. Mais le mérite de sa cause avoit trop intéressé d’honnêtes gens à son parti, pour qu’il lui fût nécessaire d’entreprendre sa défense. Ses heures sont trop précieuses au public, puisqu’il les emploie si dignement, pour souhaiter de lui qu’il les perde à vous répondre. Vous êtes de ces ennemis qui emploient la ruse, après avoir eu du désavantage par la force ouverte. Vous feriez un grand coup d’État pour vous autres, si par vos adresses vous obligiez M. Corneille à répondre à M. Claveret, et si par de petites escarmouches vous amusiez un si puissant ennemi ; vous dissiperiez un nuage qui se forme en Normandie, et qui vous menace d’une furieuse tempête pour cet hiver. Cela vous doit être d’autant plus sensible, que votre jugement est assez net pour prévoir votre ruine, et votre esprit trop foible pour l’empêcher. Je trouve un peu étrange la comparaison que vous faites avec lui ; je veux bien m’en servir contre vous-mêmes, n’ayant pas dessein d’employer de meilleures armes que les vôtres pour vous battre. Vous le feignez réduit au déplorable état où vous êtes, et voulez que pour se sauver il s’accroche à tout ce qu’il rencontre. Je ne puis juger que le succès du Cid, et de ses autres pièces, lui ait été si désavantageux, qu’il ait été obligé de se bâtir une réputation sur la ruine de la vôtre, et ne pouvant se sauver que par votre perte, il ait tâché d’obscurcir votre nom qui ne lui donna jamais d’ombrage. Il eût été à plaindre si pour avoir de l’estime, il eût été contraint d’employer de si lâches moyens. S’il a fait profit de son étude, et qu’il ait habillé à la françoise quelque belle pensée espagnole, le devez-vous appeler voleur, et lui faire son procès ? Si la charité vous oblige à l’avertir publiquement de ses défauts, que ne faites-vous justice à vous-même ? Vous passeriez pour corneilles déplumées, si vous aviez retranché de vos ouvrages tout ce que vous avez emprunté des étrangers. Je ne blâme point M. de Scudéry de savoir si bien son cavalier Marin[2]. C’est une source publique où il est permis à tout le monde de boire ; sans lui il ne nous auroit pas fait voir un Prince déguisé[3], qui a passé pour la plus agréable de ses pièces. Le Pastor fido même n’a pas eu moins d’estime dans l’Italie, pour avoir emprunté des pages entières de Virgile. Les livres sont des trésors ouverts à tout le monde, où il est permis de s’enrichir sans être sujet à restitution, non plus que les abeilles qui picorent sur les fleurs. Ce n’est pas qu’il se faille indifféremment charger la mémoire de toutes choses : au contraire, la plus grande partie ne mérite pas d’être lue ; c’est à la raison de faire le choix des bonnes, et M. Corneille les connoît trop pour les aller chercher chez M. Claveret. Je m’étonne de ce que vous le voulez faire passer pour un si célèbre voleur, et que vous le faites arrêter à piller où il y a si peu de butin. Ce n’est pas que je veuille mépriser M. Claveret : au contraire, j’estime ceux qui comme lui s’efforcent à se tirer de la boue, et se veulent élever au-dessus de leur naissance. Mais aussi ne faut-il pas qu’il se donne trop de vanité. Il a bonne grâce à se donner l’estrapade[4], pour mettre M. Corneille au-dessous de lui, et à reprocher aux Normands que pour être accoutumés au cidre, ils s’enivrent facilement lorsqu’ils boivent du vin[5]. Il sait le contraire par expérience, après en avoir versé plusieurs fois à M. Corneille[6] : ce qu’il ne peut pas nier, non plus que ç’a été l’envie qui lui a mis la main à la plume, puisqu’il avoue que l’auteur du Cid en l’attaquant avoit perdu sa réputation, comme les mouches qui perdent leur aiguillon en piquant. Confesse-t-il pas que la seule gloire de M. Corneille a fait prendre l’essor à sa plume ? Que je le tiendrois heureux si ce noble aiguillon lui étoit demeuré, et s’il s’étoit enrichi d’une si belle dépouille ! Il doit remercier celui qui l’a mis au nombre des poëtes, quoiqu’il l’aye mis au dernier rang : c’est plus qu’il ne devoit prétendre raisonnablement. Je ne touche point son extraction, et je ne tiens pas qu’un honnête homme doive offenser toute une famille pour la querelle d’un particulier. Il est ici question seulement du mérite d’un poëme, et vous avez fort mauvaise grâce à quitter votre sujet pour dire des injures, et des reproches que l’on vous peut faire sans injustice. Puisque vous avez parlé de vos pièces de théâtre, souffrez que je me serve de la même liberté dont vous avez usé avec M. Corneille ; et quoiqu’elle vous soit autant injurieuse, trouvez bon que je vous détrompe et que je vous dise vos vérités. Vous ne devez pas faire d’excuses qu’à vous-même, d’avoir osé mettre en parallèle votre apprentissage avec le Cid. La différence y est si grande que qui n’y en mettroit pas s’accuseroit d’ignorance, et vous ne le pouvez sans être présomptueux. Mais s’il est du Parnasse comme du paradis, où l’on ne peut avoir d’entrée avec du bien mal acquis, tombez daccord avec tout le monde que vous en êtes exclus[7], si vous ne restituez la plus grande partie de votre réputation à un maître qui par excès de bonté ne s’est pas contenté de vous recevoir chez lui généreusement au fort de vos misères, mais qui, par son approbation et par l’honneur qu’il vous a fait en vous regardant d’assez bon œil, a obligé tous ses amis à dire du bien de vos ouvrages. C’est de lui seul que vous tenez le peu d’estime que vous possédez, non du mérite de vos œuvres, qui ne sont pas si parfaites que tout le monde n’y ait remarqué de grands défauts. Vous faites bien de prendre du temps pour justifier la Silvanire, le Duc d’Ossonne, la Virginie et la Sophonisbe[8] ; si vous le faites, j’avoue que l’ouvrage sera bien considérable, puisque par lui vous ferez l’impossible. À tout hasard, je ne vous conseille pas de les porter à la censure de l’Académie, de peur d’une trop grande confusion. Une pareille crainte n’a jamais empêché M. Corneille de se soumettre au jugement d’une si célèbre compagnie[9]. C’est une déférence qu’il a toujours rendue à ses amis, et n’a jamais eu honte d’avouer ses fautes quand on les lui a fait connoître. Il fera beaucoup moins de difficulté de subir le jugement de tant d’excellentes personnes, quand ils se voudront donner la peine d’examiner ce qu’il a donné au public, et ne manquera jamais à rendre le respect qu’il doit à la dignité de leur chef. Mais puisque vous avouez que les injures mal fondées sont les armes des harangères, je vous conseille de ne vous en plus servir, et de vous taire aussi bien que M. Corneille, du depuis que ses envieux ont fait leurs efforts à le faire parler. Quoiqu’on lui veuille attribuer beaucoup de petites pièces qui ont été faites en sa faveur, je sais de bonne part qu’il n’en connoît pas les auteurs. Puisqu’il garde si religieusement le silence, imitez-le en la modération de son esprit, si vous ne le pouvez en ses poëmes. Fuyez la trop grande ambition, que vous condamnez aux autres, et qui a déjà pensé causer votre ruine entière. Ne trouvez pas mauvais la franchise de mon discours ; je ne suis pas moins votre serviteur si je vous dis vos vérités. Amicus Plato, amicus Socrates, sed magis amica veritas.


  1. « Corneille, sans se nommer, fit tomber toutes ces critique par une Lettre du désintéressé au sieur Mayret, in-8o. » (Niceron, Mémoires, tome XX, p. 92.) — Cet ouvrage est aussi mentionné comme étant de Corneille dans Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, 2e édition, Paris, 1823, tome II, p. 242, n° 9617.
  2. Voyez tome II, p. 22, note 2.
  3. Le Prince déguisé, tragi-comédie de Scudéry, fut représenté en 1635 avec un grand succès. Le spectacle en était fort beau. (Histoire du Théâtre françois par les frères Parfait, tome V, p. 126 et suivantes.)
  4. « On dit figurément : donner l’estrapade à son esprit, quand on lui fait faire une violente application pour inventer quelque chose difficile à trouver. » (Dictionnaire universel de Furetière.)
  5. « Ceux de votre pays, pour être accoutumés à ne boire que du cidre, s’enivrent facilement lorsqu’ils boivent du vin. » (Lettre du sieur Claveret à M. de Corneille, p. 3.)
  6. Voyez ci-dessus, p. 54, note i.
  7. « S’il est du Parnasse comme du paradis, où l’on ne peut espérer d’entrée avec des biens mal acquis, tombez d’accord avec moi que nous en sommes exclus, si nous ne restituons publiquement la réputation illégitime que ces deux pièces (la Silvie et le Cid) nous ont donnée. » (Épître familière du sieur Mairet, p. 12.)
  8. « J’essayerai néanmoins de lui justifier la Silvanire, le Duc d’Ossonne, la Virginie et la Sophonisbe, dans un ouvrage plus considérable que cestui-ci. » (Ibidem, p. 8.)
  9. Ce n’est assurément pas Corneille qui a écrit ou même inspiré ce passage, car il se défend avec énergie d’avoir accepté des juges. Voyez ci-dessus, p. 47 et 48, et ci-après, p. 83.