Le Cid/Édition Marty-Laveaux/Notice/Lettre pour M. de Corneille

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II. lettre pour m. de corneille, contre
ces mots de la lettre sous le nom d’ariste :
Je fis donc résolution de guérir ces idolâtres[1].


Cachez-vous tant qu’il vous plaira, faites protestation de changer à tous moments de parti, on vous le pardonne ; vous passez pour homme qui reçoit aisément toutes sortes d’impressions. On dit que vous avez eu au commencement du Cid les sentiments d’un homme raisonnable, et que vous n’avez pu lui dénier les louanges qu’il tiroit sans violence de tous les honnêtes gens ; pourquoi maintenant déférer au jugement de l’observateur, à cause qu’il vous a témoigné approuver cinq ou six mauvaises pièces rimées que vous dites avoir faites ? Jeune homme, assurez votre jugement devant que de l’exposer à la censure publique, et ne hasardez plus de libelles sans les avoir communiqués à d’autres moins passionnés que l’observateur. J’avoue qu’il vous doit beaucoup, mais il eût pu choisir un plus juste instrument de ses louanges que vous. Il est peu curieux de sa réputation. Je commence à désespérer de son parti, puisqu’il l’abandonne à des personnes qui le savent si mal soutenir ; c’est une preuve certaine de la fausseté d’une affaire, quand elle tombe entre les mains d’un ignorant. Aussi n’avons-nous point vu d’autres personnes embrasser ses intérêts. Claveret a été le premier qui s’est éveillé, qui dans ses plus grandes ambitions n’a jamais prétendu au delà de sommelier dans une médiocre maison : encore je lui fais beaucoup d’honneur. Celui que j’attaque est un peu plus fortuné de biens ; mais il faut apporter de la foi quand il s’agit de son origine (j’aime mieux paroître obscur que médisant). Il eût pu réussir du temps des comparaisons ; sa misérable éloquence me fait pitié, je ne peux consentir qu’un tel personnage se veuille dire du nombre des auteurs et qu’il se mêle aujourd’hui de juger de la bonté ou de la fausseté d’une pièce. Voyez le raisonnement de ce visage, il se vante de vouloir guérir des idolâtres. Monsieur le médecin, vous apportez de fort mauvais remèdes ; et si vous étiez aussi peu versé dans le reste de votre doctrine, il est périlleux de tomber entre vos mains. Vous avez produit de si mauvaises raisons que vous n’avez pas commencé à me persuader, bien éloigné de me convaincre. Si vous me priez, je donnerai quelque chose à l’obligation que vous avez à la maison de M. de Scudéry. Puisque vous portez ses intérêts au delà d’un homme désintéressé, il paroît que vous en avez reçu quelque sensible plaisir. Il est vrai que vous êtes de sa maison, et que vous assistez souvent aux conférences qui s’y traitent : vous n’en revenez point qu’avec de nouvelles lumières ; et ce grand amas de belles figures que vous prostituez dans votre petit papier, valent bien que vous l’en remerciiez ; mais gardez bien qu’en voulant fuir le vice de méconnoissant, vous ne choquiez absolument la plus saine partie du monde. M. de Corneille a satisfait tout le monde raisonnable ; vous avez affecté avec trop de violence et d’animosité la diminution du crédit qu’il avoit acquis ; et si vous eussiez eu assez de pouvoir, vous eussiez terni la gloire d’un homme duquel vous avez autrefois recherché l’amitié, et de laquelle il vous avoit honoré : vous ne la méritiez pas, puisque vous prenez si peu de soin à la conserver.

Au reste, je vous veux avertir encore une fois d’un point qui ne vous sera pas inutile, Monsieur l’auteur, c’est de vous défaire de vos comparaisons, lesquelles paroissent fort souvent dans votre lettre, et choquent beaucoup de personnes. Vous êtes jeune, il y a espérance que vous vous guérirez de vos erreurs, et direz un jour que je n’ai pas peu contribué à votre avancement. Adieu, beau corps plein de plaies[2], et si tu veux savoir mon nom, je ne fus jamais renégat. Adieu, console-toi.

martialis (Epigr. lib. IX, épigr. 82)[3].
Lector et auditor nostros probat, Aule, libellos ;
Sed quidam exactes esse poeta negat :
Non nimium euro, nam cœnæ fercula nostræ
Malim convivis quam placuisse coquis.


traduction, à monsieur corneille


Les vers de ce grand Cid, que tout le monde admire,
Charmants à les entendre, et charmants à les lire[4],
Un poëte seulement les trouve irréguliers,
Corneille, moque-toi de sa jalouse envie :
Quand le festin agrée à ceux que l’on convie,

Il importe fort peu qu’il plaise aux cuisiniers.

épigramme


Si les vers du grand Cid, que tout le monde admire,
Charment à les ouïr, mais non pas à les lire,
Pourquoi le traducteur des quatre vers latins
Les a-t-il comparés aux mets de nos festins ?
Les a-tJ’avoue avec lui, s’il arrive
Les a-tQu’un mets soit au goût du convive.
Qu’il importe bien peu qu’il plaise au cuisinier ;
Mais les vers qu’il défend d’autres raisons demandent :
C’est peu qu’ils soient au goût de ceux qui les entendent.

S’ils ne plaisent encore aux maîtres du métier.


  1. Mairet classe cette pièce avant la Reponse de *** (voyez ci-dessus, p. 40). Nous avons dû nous en rapporter à ce témoignage contemporain plutôt qu’au sentiment de Niceron, qui, comme on va le voir, intervertit cet ordre : « Corneille… continua ses turlupinades contre Claveret par une lettre qu’il intitula Reponse de *** à *** sous le nom d’Ariste, in-8o. Elle fut suivie d’une seconde qui parut sous ce titre : Lettre pour M. de Corneille contre ces mots de la lettre sous le nom d’Ariste… » (Niceron, Mémoires, tome XX, p. 91.)
  2. Allusion à ce passage de la Lettre àsous le nom d’Ariste (p. 4) : « Eucore qu’il (Scudéry) ait remarqué huit cents plaies sur ce beau corps, je trouve toutefois qu’il en a négligé pour le moins huit cents autres qui méritoient bien d’être sondées. »
  3. Cette épigramme et sa traduction, ainsi que la réponse qui vient après, ont été imprimées, dans l’édition originale, à la suite de la Lettre précédente.
  4. À la suite de la Lettre apologitique (voyez ci-dessus, p. 24, note 2), ce vers est un peu différent :

    Et charmants à les voir, et charmants à les lire.