Le Clavecin de Diderot/Pourquoi ces souvenirs ?

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Éditions surréalistes (p. 18-22).

POURQUOI CES SOUVENIRS ?

Jolie solidarité que celle d’un monde où des lettres enfermées dans les frontières d’un même mot ne peuvent changer, c’est-à-dire vivre de concert. Constatation dont je ne suis, tout de même, point d’humeur à me faire un petit souper de mélancolie, au milieu d’une nuit solitaire. J’ai laissé, tout simplement, me remonter un peu plus haut que la gorge, au cerveau, quoi ! ces souvenirs vieux de treize ans et sept semaines. Ils ne risquent guère de m’étrangler, m’étouffer, puisque, déjà, les voici hors des zones respiratoires.

Et cependant, si détaché que je sois de ces faits anciens, je pourrais encore les situer, à une minute près, car j’ai le sens, donc la mémoire du temps, avec, en compensation, d’ailleurs, l’ignorance, l’effroi de l’espace. Je ne me sers pas de montre, mais je descends une rue, croyant la monter.

Ainsi, m’égarai-je sous les combles de l’extravagance universitaire et ma jeunesse ne fut-elle pas exacte au rendez-vous qu’elle s’était fixé.

Ici, l’auteur, volontiers, s’attendrirait de n’avoir pas mieux été touché, de n’avoir pas, clavecin selon Diderot, répondu justement à des airs justes, donc collaboré à du mieux. Mais gare à la suie de l’attendrissement. Une très élémentaire politesse ne tolère ni la crasse des scrupules, ni les verrues des regrets. Que chaque pore soit débarrassé de son point noir, la pensée, les pensées dont la nuit, mauvaise conseillère, truffe les insomnieux.

Si je ne dors pas, c’est que, de ma chambre, j’entends une bourgeoisie aux faciès crétinoïdes et poumons ravagés, mener un beau tapage en l’honneur de la Saint-Sylvestre.


Je suis à Davos.
En Suisse.


La Suisse , violon d’Ingres de ma colère. Mais pourquoi m’en prendre à la confédération helvétique, enfin à son avantage, du moins dans les hautes vallées, par ce minuit transparent qui promet un demain matin craquant de gel, et dont la moindre poussière sera une neige éblouissante de cristaux. Et puis et surtout ces pages doivent être des éclairages simples (sans secours, ni maquillage de rouges glorieux, de bleus féeriques, de mauves déconcertants) sur les ponts à ciel ouvert, dans le secret des tunnels qui, entre eux, relient ces îlots de pensée, cités lacustres de systèmes que l’homme, triste castor, au cours des siècles, a construits pour s’abriter, lui et sa pensée.

Il a suffi de quelques tuberculeux déguisés en réveillonneurs pour me ressusciter les grimaces aboyantes d’un vieillard.

Retroussis de babines caduques en train de vous cracher des Montmartre –– êrtre –– êrtre…, pâles sourires dont l’agonie force la pitié, suffisances humanistes et testaments pathétiques, à quelques sauces, douce, triste, martiale, pédante qu’ils s’assaisonnent, dans cette Europe du milieu et de l’Ouest, sous tous les aveux, sous tous les masques, il y a un même et unique noyau d’inadmissible, dont l’acide prussique, à travers les fruits les mieux pétrifiés de la justice, de l’enseignement, de la médecine, de l’hygiène mentale, de l’art, filtre goutte à goutte.

Ce poison, il aura bientôt eu raison de notre cap de prétentions morcelées, dont chacune, pourtant, croyait que son égoïsme l’avait, à jamais, mithridatisée.

Alors, où vont-ils pouvoir se réfugier les individualismes nationaux et culturels, si fiers de se différencier de leurs voisins, pour, à leurs voisins, se préférer ? Qu’importe, pas de quartier. Quand le navire va couler, les rats en fuite n’en sont pas moins des rats.

Salauds !

On les connaît vos écoles, vos lycées, vos lieux de plaisir et de souffrance. Y prenait-on quelque élan, c’était pour aller se casser la gueule contre ces mosaïques de sales petits intérêts, qui servent de sol, de murs, de plafond à vos bâtiments publics et demeures privées.

Digne confrère de toutes les hargneuses théologies, l’humanisme donne pour une pensée libre sa pensée vague, et ainsi décide n’importe qui à reconnaître de droit sinon divin, du moins nouménal, l’exercice de ses facultés et métiers envers et contre les autres. Bien entendu, plus civilisé sera le pays, plus chaude sera la lutte entre individus. Le capitalisme se réjouit de cet état de concurrence. Les chrétiens soupirent : Chacun pour soi et Dieu pour tous.

Des langues anciennes, à la maladie, à la mort, en passant par la littérature, l’art, l’inquiétude, les bars, les fumeries et les divers comptoirs d’échantillonnages sexuels, jusqu’ici, pour qui voulait faire son chemin, il s’agissait de se spécialiser c’est-à-dire, sur toute carte de visite réelle ou idéale, d’annoncer, à la suite de son nom, une virtuosité particulière.

Un peu d’habileté, les thèmes les plus ressassés faisaient figure, sinon d’excellent, du moins de très honorable Camembert. Le roman tirait parti de tout. La psychologie, camoufle en mains, vous creusait ses taupinières dans le hachis des désirs, la boue des crachats. Penser, c’était, avant tout, s’intoxiquer de soi-même.