Le Clou d’or/Édition 1881/La Pendule

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 70-90).






Les pages inachevées qu’on va lire ont été recueillies dans les papiers de Sainte-Beuve. C’est l’esquisse d’une nouvelle qui, malgré ses imperfections et ses lacunes, ne nous a pas paru indigne de voir le jour.


LA PENDULE






À MON AMI TÖPFFER, DE GENÈVE


Je suis horloger, et, en cette qualité, je remonte les pendules. Je vais en ville à cet effet, et j’ai une clientèle assez bonne dans un quartier choisi : dans mes tournées périodiques, j’observe, sans le vouloir, bien des choses. C’est une singulière machine que le monde, et qui ressemble plus qu’on ne croit à une montre : il montre le doré en dehors et cache bien des rouages, mais le remonteur ne vient pas.

Quand j’arrive dans une maison tous les douze ou quatorze jours, et que j’y passe cinq minutes au plus, qu’y puis-je observer ? Eh ! mais… c’est là qu’est le piquant pour moi et le problème. J’ai autrefois étudié la géométrie et la mécanique : avec deux ou trois points donnés, déterminer le reste, recomposer tout un ensemble, voilà le triomphe. Sans en avoir l’air, j’y rêve parfois. Mes problèmes moraux se multiplient : de la sorte, je crois en avoir résolu plus d’un, et avec une certaine rigueur, surtout avec un extrême plaisir ; car, comme dit mon ami T… de Genève, qui est à mon sens un philosophe, et dont j’ai toujours le petit cahier de pensées dans mon tiroir avec mes ressorts : « Je ne sais à quoi servirait l’esprit, si ce n’est à dispenser, de temps en temps, du terre à terre de l’étude et à illuminer subitement l’observation. »

J’arrive dans les maisons, chez mes abonnés, de midi à une heure, rarement plus tard. Le domestique m’ouvre, et, sans parole, sans autre introduction qu’un coup de chapeau, j’entre dans le salon à petit bruit ; ma semelle fine (c’est une de mes délicatesses) froisse à peine l’épaisseur du tapis et n’annonce rien. Le sommeil de la petite-maîtresse peut se continuer dans la pièce voisine, la conversation à demi-mot ne cesse pas. Les mères restent à leur toilette, dès qu’elles ont vu ce que c’est qui entre ; les filles ne lèvent pas les yeux de dessus le cahier du piano. Parfois, au bruit de la porte que je ferme (car c’est le seul signe alarmant), j’entends dans le fond un brusque mouvement, comme quelque chose qui s’enfuit. Mais bientôt, au premier craquement de la clef dans le cadran, tout se rassure. Je ne suis que le temps qui, de l’autre côté, vient régler ses comptes ; cela ne les regarde pas.

Ils m’ont vu déjà cent fois sans me voir ; je viendrais chez eux tout un siècle qu’ils ne me connaîtraient pas davantage.

Il y a, dans cette partie de mon métier, des instants plus ou moins solennels, et je vous assure que j’en ressens l’impression et la poésie (comme on dirait), tout simple horloger que je suis. Je n’entre jamais dans les grandes salles publiques ou les galeries solitaires, dans les Bibliothèques ou les palais, pour y remonter l’antique horloge en sa boîte émaillée, sans un sentiment respectueux : j’ai en ce moment un peu du prêtre à l’autel. Même dans les maisons particulières, il est des jours où un contraste imprévu me saisit et me prête à l’instant un rôle auquel je ne m’attendais pas : les jours, par exemple, d’un mariage, d’une naissance ; la veille ou le lendemain d’une mort. Eux tous, ils sont occupés à leur joie ou à leur douleur, et les heures courent rapides ou leur semblent éternelles : j’entre seul, impassible, immuable, à travers les inattentifs : je fais le même nombre de pas, je tourne le même nombre de tours, je sors, j’ai tout réglé. « Ainsi la nature ! » me dis-je. Je me fais peur de moi, en sortant, dans ces moments-là.

Mais je ne veux point parler ici de l’extraordinaire, et le menu me va mieux. Je ne sais si l’habitude de l’horlogerie m’a rapetissé ou ralenti l’esprit, mais c’est surtout aux secrets rouages du cœur que je m’attache ; j’en ai en provision de toute espèce. Je me plais à croire que tant de grands mouvements au dehors viennent de peu, de très peu au dedans, qu’il y aurait de quoi faire rire le remonteur, s’il en était un, à voir la disproportion des effets apparents aux causes. J’en veux particulièrement et personnellement à l’amour : toutes les fois que je puis l’humilier tout bas dans ma pensée, je suis heureux et d’un très méchant plaisir. Qu’y faire ? Cette misanthropie m’est venue depuis tantôt quinze ans qu’à Genève la fille du maître chez qui j’apprenais mon état, une fille en tout point accomplie et que j’aimais éperdument, ne comprit rien à mon amour et s’en alla me préférer un camarade très indigne, très inférieur en tout point, une vraie mazette en horlogerie, et pas plus beau que moi d’ailleurs. Je n’y ai jamais rien compris, sinon que l’amour n’avait pas grand sens ; tout ce que j’ai pu observer depuis lors m’a confirmé dans ma conclusion, et néanmoins, quand un exemple trop direct à l’appui traverse mon souvenir, je suis encore ému.

Il y a quelques années, je commençai à remonter les pendules dans un élégant appartement de la rue Neuve-des-M… La première fois…, air élégant… fleurs admirables dans des jardinières élégantes… chien… grand air ; quoique l’appartement ne fût pas très vaste…, quelque chose d’ouvert, d’aéré, d’endormi et d’embaumé où la nature… Trois pièces à pendules, dont, au milieu, un salon ; dans une des pièces latérales se tenait d’ordinaire la dame du logis… La porte sur le salon toujours ouverte, excepté en hiver.

Deux ou trois fois je vis passer la dame. J’en fus ébloui… grande, svelte, fine, une nymphe… Au piano, où je l’eniendis plus d’une fois… mince, brune ; une femme du Nord avec les vivacités du Midi, une Circé innocente, une personne comme dans Milton que j’ai lu.

Au plus vingt-cinq ans… Qu’était-elle ? Je m’interdisais toute question, c’est mon habitude, ma probité de métier, en même temps que ma coquetterie d’observateur : je veux deviner sans cela. Une des chambres où je remontais la pendule était une chambre à coucher d’homme. J’en conclus que la dame avait un mari. Il me parut au reste, dans tout ce qui suivit, qu’il venait rarement à Paris, qu’il habitait probablement à la campagne et qu’il ne se servait, pour lui, de son logement de ville que comme d’une auberge plus commode, et qu’il ne compliquait pas autrement la vie intérieure de la jeune et belle émancipée. — Aussi je n’en parlerai plus.

J’y allais avant une heure, les visites du matin que j’y pouvais observer devaient donc être d’une assez grande intimité. Un jour, je m’aperçus en entrant qu’on causait à demi-voix dans la chambre voisine… Lorsque j’y passai, j’y remarquai un assez jeune homme (mais sans distinguer ses traits). Ainsi durant plusieurs mois… (on ne se gêne pas devant nous). Il me parut qu’il y avait unisson.

Et, par parenthèse, je vous dirai, en manière d’avis, qu’il faut être bon et très bien né pour ne pas en vouloir de haine (quand on a un peu d’esprit) à ceux qui ne se gênent pas plus devant tous. Rien n’est plus naturel à l’homme heureux que d’étaler son air de bonheur devant les indifférents. Rien ne serait plus naturel aux passants qu’il défie, que de briser ce bonheur.

Les choses en seraient encore à ce commencement d’observation qui est le point le plus ordinaire où je m’arrête : des conversations à voix plus ou moins basse dans la chambre d’à côté… Mais, un jour, en entrant, au moment où j’ouvris la porte, j’entendis un cri… et elle s’élança comme vers moi. Je vivrais cent ans que j’aurais encore présents ce cri et ce bond impétueux. Évidemment elle attendait quelqu’un, et elle n’avait pas imaginé que ce pût être un autre. J’eus l’air de ne pas être étonné de la méprise, je me dirigeai comme à l’ordinaire vers la pendule, et elle, se précipitant sur le piano, y fit pleuvoir un déluge de notes plaintives, déchirantes… tout un délire qu’elle improvisait sans doute.

Je passai dans l’autre pièce et je dus y rester un peu plus longtemps ; car je n’y avais pu entrer la dernière fois et la pendule s’était arrêtée. Pendant que je poussais l’aiguille et attendais à chaque heure la fin de la sonnerie (pardon de ces détails de métier), et que tout un siècle d’émotions se passait dans son cœur et débordait de ses doigts, quelqu’un entra dans l’autre pièce, et je n’entendis que ces mots :

« Est-ce vous qui étiez hier au soir à l’Opéra ? et avec qui ? »

Quand je repassai, en traversant rapidement le salon, j’eus le temps de voir sur le front de la jeune femme la douleur, la passion, la jalousie ; et la fierté enflammée de ses traits m’éclaira sur le sens de ce peu de mots. Mais quel fut mon étonnement de reconnaître dans ce jeune homme un visiteur favorisé que je venais de rencontrer, une demi-heure auparavant, dans un boudoir élégant de la rue du Helder et presque aux pieds d’une beauté déjà mûre et en négligé ! Le fond des choses me fut expliqué à l’instant.

Infidèle, et à un tel amour !

— Mais cette personne est bien moins belle ! pensai-je.

Et quant aux autres qualités de talent ou de cœur, la différence des intérieurs en disait assez au coup d’œil. Voilà bien la loi de l’amour, et c’est ainsi qu’il a tout réglé.

Quand je revins… changement !… plus de fleurs, les fenêtres closes. Le piano dans son fourreau. Je ne me rencontrais plus jamais avec l’amant comme cela avait lieu auparavant. Je ne remontais plus que la pendule du salon et celle de la chambre à coucher sans maître. On laissa l’autre s’arrêter dans la pièce où la malade (car elle l’était) se tenait d’habitude… Parfois des cris étouffés que j’entendais… tous les ans, vers décembre, aux environs de l’anniversaire du cri fatal, crise… Au moindre bruit d’une personne qui entrait à cette heure, il y avait presque évanouissement… le bruit de mes pas lui faisait mal. Je dus plus d’une fois partir sans avoir remonté.

Cela dura deux ans… Quand je l’entrevoyais pourtant, passant à travers le salon, comme une ombre blanche, amincie encore, pâlie, elle était bien belle !

Une fois, dans une absence d’été, le domestique (le vieil intendant) me fit entrer dans la pièce pour visiter cette pendule depuis si longtemps arrêtée… Je la visitai et y trouvai un billet sous la clef ; ou plutôt la clef était comme enveloppée dedans, et j’emportai le tout.

Horloge d’où s’élançait l’heure
Vibrante en passant dans l’or pur,
Comme l’oiseau qui chante ou pleure
Dans un arbre, où son nid est sûr :
Ton haleine égale et sonore
Sous le froid cadran ne bat plus :

Tout s’éteint-il comme l’aurore
Des beaux jours qu’à ton front j’ai lus ?

(Marceline Valmore.)


Elle revint à Paris ; peu à peu il me sembla qu’une sorte de mouvement se remît dans sa vie. Parfois j’entendais de la porte une explosion harmonieuse du piano… Il est vrai qu’en entrant, tout avait cessé, elle s’était enfuie… mais enfin c’était quelque chose que de se reprendre aux goûts chéris, même pour exprimer la douleur.

Qu’était-ce que ce mortel indifférent et peu digne qui était l’objet et la cause de tels maux, sans plus s’en soucier ? le hasard m’éclaira un jour sur son compte. Je l’entendis annoncer chez un de mes abonnés, à la minute où je m’y trouvais, un matin qu’il y avait concert. Je reconnus… quoi ? un nom assez familier aux lecteurs de mon journal quotidien, pour certains petits contes assez communs à mon sens et que je n’y lisais jamais ; — un auteur de petites feuilles ; peu de chose en vérité. — La rougeur me couvrit le front pour la noble déçue. Quoi ! madame, c’était là le choix ! c’est là le culte immortel de la plus noble douleur ! — Ce jour-là, j’avoue qu’en faisant un retour sur moi-même et sur mon mécompte de Genève, je me sentis un peu consolé.

Cinq ans se sont passés ; au moral, tout ce qui ne tue pas se guérit ou a l’air de se guérir. La machine humaine a cela de singulier, que, même après que le grand ressort est brisé, elle fait semblant d’aller encore. Un jour, je m’aperçus que quelques conversations du matin (c’est à trois heures maintenant que j’y vais) se tenaient de nouveau dans la pièce voisine et laissée ouverte… Je pouvais désormais librement y remonter la pendule, et le timbre d’or me semblait rajeuni. Un homme d’un extérieur distingué et grave me parut s’attacher à cette beauté jeune encore et qu’un reste de pâleur ne rend que plus touchante. Les soins délicats, assidus, comme une sûre promesse de fidélité, ressortaient à mes yeux de ses manières et de leur affectueuse douceur. Elle l’écoute, lui sourit si je ne me trompe ; mais les troubles, à l’anniversaire, continuent toujours. J’observe tout cela, du coin de mon métier, avec un intérêt réel et vrai pour la créature privilégiée qui ne me connaît pas et qui ne m’a pas, je crois, adressé deux fois la parole dans sa vie. L’homme m’intéresse aussi, parce qu’il est bon et a l’air touché. Pourtant, avec lui, quand mon œil l’effleure en passant, mon ironie a prise et recommence. Il est toléré, il est écouté, il se croit heureux. Mais moi qui ai vu l’autre règne, qui ai entendu cet inexprimable cri vers moi, et qui ai su pourquoi, j’ai en pitié son bonheur !

P.-S. — Quand je dis qu’il se croit heureux, je ne sais trop ; car, un jour d’été que la pendule avait encore besoin de réparation (rien ne nuit aux pendules comme d’avoir été négligées longtemps), et que le vieil intendant me l’apporta, j’y trouvai ce nouveau papier sous la clef au lieu des anciens vers sur l’Horloge ; est-ce une indiscrétion à moi de les avoir copiés ? il est vrai que j’ai pour excuse de n’y avoir guère rien compris. À l’endroit des vers, je me retrouve horloger et dirais volontiers comme Rousseau de Genève : « Je n’entends rien à cette mécanique-là. » Ils disent tous qu’ils chantent, et moi, je cause. Quoi qu’il en soit, les voici tels quels :

Comment chanter quand l’Amie est en pleurs,
En pleurs ardents, en cuisantes douleurs,
Quand l’insomnie,
À son chevet, comme pour l’insulter,
Chaque nuit, dresse une image bannie.
Comment chanter ?

D’un court sommeil quand un odieux rêve
Toujours réveille, et debout la soulève :
Pâleur de mort !
Quand, plus étreint que ce vieillard de Troie,
Sous deux serpents son noble cœur se tord
Comme une proie ;

Tenant sa main que je n’ose baiser,
Dans ma tendresse essayant d’apaiser
Son âpre veine,
Quand j’ai senti passer un brusque effroi.
Et ce beau sein ressaisi d’une peine
Qui n’est pas moi,

Comment chanter ? — Mais si la belle aimée
S’est adoucie et par degrés calmée,
Si sa pâleur
N’est plus qu’un charme où sourit l’amour même ;
Sans s’irriter, si sa molle douleur
Permet : Je t’aime !

Si son regard le plus lent, le plus fin.
Envoie au mien, dans un oubli divin,
L’âme sacrée.
Et si sa lèvre, enflant ses beaux trésors,
Semble mûrir pour l’heure désirée,
On chante alors ;


On chante un peu, comme après une pluie
L’oiseau mouillé dont l’aile se ressuie
Sous un rayon ;
On chante aussi comme un rayon qui tremble
Qui craint qu’au ciel le fuyant tourbillon
Ne se rassemble.

Que si l’amie, heureuse d’écouter
Osait encore après moi répéter
Ce mot : Je t’aime !
Si tout son cœur, à la fin découvert,
Tombait au mien dans un aveu suprême
D’un seul concert,

Chant du bonheur ! ô quelle hymne de fête
Pour couronner et bénir la conquête
À deux genoux !
À moins, à moins qu’à ce chant qui s’élance
Ne se mêlât le murmure plus doux,
Ou le silence


JOSEPH DELORME.


FIN