Le Coffre-fort (Rosny aîné)/La Grande Bringue

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F. Rouff (p. 19-20).

LA GRANDE BRINGUE



Pourquoi Rodolphe Courmont a-t-il épousé cet effrayant squelette ? demandai-je à Grésyl, tandis que Mme Courmont passait et repassait sur la plage, tournant vers la mer et sur les baigneurs son œil creux, sa face camarde et verdissante.

— Sais pas ! riposta Grésyl… de l’hypnotisme, je suppose. Car cette femme n’est pas seulement affreuse, elle a mauvais caractère, et elle n’avait pas un fifrelin lorsqu’il l’a épousée. Faut donc croire qu’elle le séduisait !

— Elle l’a toujours dégoûté, intervint Songères… Et croyez bien qu’elle ne l’hypnotisait pas, sinon à la manière dont Jean Nivelle hypnotisait son chien. Non, le mariage de ce pauvre Courmont prouve, une fois de plus, combien nous sommes peu maîtres de notre propre personne… Quels pièges subtils nous réduisent à l’esclavage. Il y a peu d’années Rodolphe était un joyeux et excellent garçon, très mousseux, très séduisant, aimant les belles filles et sachant se faire aimer d’elles. Il n’aurait eu qu’à tendre la main : les plus charmeuses et les plus riches eussent été trop contentes de paraître avec lui devant le maire et le curé. Mais quoi ! On n’échappe pas à sa destinée ! Le jour où Courmont alla villégiaturer dans le castel qu’il avait hérité d’une cousine presque inconnue, l’Ananké lui organisa la plus formidable des fumisteries.

Qu’eût-il pu craindre, lorsqu’il vit pour la première fois Mlle Elmire Cazadou ? Quoiqu’elle n’eût alors que dix-huit ans, la beauté même du diable n’avait pas une seule minute voulu d’elle. Sa laideur atteignait déjà au sublime. Telle il la vit, avec ses joues en citernes, ses dents à rictus, ses tempes moisies, telle elle restera jusqu’à son lit de mort, car il est impossible que l’agonie même la fasse plus funèbre. Il n’en eut pas peur ; il s’y intéressa et en eut pitié. Est-ce cela qui décida la crise qui ravagea Mlle Cazadou ? Je l’ignore profondément. Toujours est-il que cette vierge cadavérique eut bientôt Vénus attachée à chacun de ses os. Elle arda pour Rodolphe comme toute une panerée de Lespinasse. Le pauvre bougre ne s’en aperçut même pas. Il trouva tout naturel de rencontrer cette longue silhouette partout où il portait ses pas ; il l’accueillait avec de bonnes paroles et des sourires amicaux.

Deux mois se passèrent ainsi, et Courmont commençait à trouver que les aborigènes étaient plutôt bassinants. Il désira, sinon voir d’autres pays, — celui-ci était ravissant, — du moins d’autres figures. Si bien qu’il annonça son prochain départ, un soir qu’il dînait chez un agronome, avec les Cazadou et une douzaine de mufles des deux sexes. Il ne s’avisa pas que la grande bringue verdissait davantage, et, le lendemain matin, alors qu’il se promenait au bord de la rivière, il fut surpris de la voir brusquement surgir seule d’un massif de frênes. Elle marchait en zigzag, elle avait des frissons qui ressemblaient à des cahotements ; Rodolphe crut entendre le bruit de ses os, comme qui dirait un « murmure de castagnettes ».

Elle balbutia quelque vague salutation, à laquelle Courmont répondit avec sa grâce accoutumée, puis elle dit ex abrupto :

— Alors, vous allez partir ?

— Mais oui, fit Rodolphe, de bonne humeur.

Elle le fixa de ses yeux éteints et s’écria :

— Si vous partez, je me jette à la rivière.

Vous pensez si Courmont fut stupéfait. Il fut bien un peu choqué aussi, et, d’ailleurs, cette menace lui parut une vaine forfanterie.

— Je partirai, mademoiselle ! répondit-il doucement… Et vous ne vous jetterez pas à la rivière…

— Ah ! Et qui m’en empêchera ?

— Votre bon sens.

Elle se mit à rire, un rire furieux et sardonique :

— Alors, c’est dit, vous partirez ?

— Je partirai !

— Eh bien ! voyez.

Avec une promptitude et une décision incroyables, la grande bringue avait bondi : déjà, elle était à l’eau, elle filait avec le courant. Rodolphe ne fut ni moins leste, ni moins résolu que l’étrange créature. En un moment, il se trouva dans l’eau froide, repêcha Mlle Elmire et la ramena sur la berge, Il était considérablement embêté, outre que, la matinée étant fraîche, le bain l’avait glacé. Volontiers se fût-il réchauffé en appliquant quelques bonnes claques à cette folle. Mais, en la voyant ruisselante et tremblant de tous ses membres, il en eut tout de même pitié. Et il se dit que ce n’était sans doute qu’un caprice de jeune fille, et qu’avec un peu de patience cela se guérirait. Aussi, comme elle se débattait pour se jeter à l’eau, il dit, haussant les épaules :

— Je ne partirai pas.

Elle ne céda que lorsqu’il eut donné sa parole de rester six semaines encore.

Un mois s’écoula. Mlle Cazadou paraissait tranquille, — encore qu’elle persécutât continuellement Rodolphe de sa présence.

« Elle n’est pas guérie, se disait-il, mais en somme elle paraît redevenue raisonnable. Le temps arrangera ça ! »

Cependant, un vendredi qu’il assistait à une fête chez un certain de la Framboye, il se trouva seul dans un quinconce. Il goûtait, sur un banc, le plaisir de respirer, loin de cinquante imbéciles, lorsqu’il vit Elmire dressée devant lui. Aux lueurs vertes du quinconce, elle semblait une morte debout dans une nécropole. Rodolphe était payé pour craindre les entrevues avec la demoiselle. Il ne put retenir un geste d’ennui. Elle le vit, elle murmura :

— Je sais que je vous déplais… Mais tant pis : je vous aime… et la vie sans vous m’est impossible…

— Mademoiselle, fit-il… c’est horriblement cruel ce que vous me dites-là… et abominablement égoïste…

Elle l’interrompit d’un geste sec :

— Non, c’est simplement fatal… Je comprends que vous ne vouliez pas de moi comme femme… Mais si je ne puis être votre femme, je vous le jure, je me tuerai… Et ce ne sont pas là de vaines paroles.

Elle s’enfuit après avoir dit ces mots. Elle laissait Courmont dans un état de fureur indescriptible. Il la détestait au point que, croyait-il, s’il avait pu le faire impunément, il l’aurait étranglée, Et il balbutiait, tremblant de rancune :

— Crêve, sale bête… crève ! crève !

Mais hélas ! C’était un trop bon garçon. La nuit suivante, les jours suivants, ce fut une obsession affreuse. Il voyait tout le temps la grande bringue étendue sur son lit de mort ; il s’entendait traiter d’assassin. Toutefois, l’idée de devenir le mari de la hideuse créature lui paraissait plus terrible encore que de la laisser périr…

Un jour que, agité et fiévreux, il allait faire une visite, il rencontra le médecin de l’endroit, un homme qui, s’il n’avait été si méfiant et si pointu, eût été une ressource pour un Parisien égaré à N…, car il avait du trait. Les deux hommes firent quelques pas ensemble, et par une pente naturelle. Courmont finit par lui parler de Mlle Cazadou :

— Foutue ! fit tranquillement le médecin… Avant douze mois, cette fille mangera les pissenlits par la racine. Elle est au dernier terme de l’épuisement.

Funestes paroles, qui perdirent définitivement Rodolphe. Le malheureux garçon crut qu’effectivement Elmire était condamnée à mort. Il n’en fut que plus effrayé à l’idée qu’elle se tuerait à cause de lui. Qu’était-ce que douze mois ? Ne pouvait-il faire la charité d’une illusion à cette infortunée envers qui vraiment la nature s’était montrée par trop dégoûtante ? En prolongeant les fiançailles, on arriverait presque au terme. Et le sacrement jetterait un peu de lumière sur une agonie…

Le pauvre Courmont céda à ces charitables sophismes. Il se fiança à Mlle Cazadou, et de fil en aiguille, encouragé par les pronostics de plus en plus lugubres du docteur, il se laissa enfin immoler à la mairie et à l’église.

Le résultat, vous le voyez. La grande bringue est indéracinable. Loin de mourir, elle semble devenir plus indestructible chaque année : elle a déjà donné à son mari trois ignobles petits squelettes, et je crois qu’elle est en train de lui en construire un quatrième.

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