Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Coffre-fort

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F. Rouff (p. 1-13).

LE
COFFRE-FORT


Jacques vit Louise sur la terrasse. La brise enveloppait la jeune fille et lui donnait une vie plus fluide, une vie de nuage et de fontaine. Sa robe blanche déferlait ; les cheveux de poix, à chaque coup de vent, jetaient une lueur violette. C’était une image berbère, presque sauvage, d’une grâce désordonnée et tout à fait passionnante, avec les yeux d’une fille d’Irlande, deux flammes d’aigue-marine, qui bleuissaient dans les pénombres. Jacques Vérane l’aimait. Il la connaissait âpre, violente, et d’une fidélité sans bornes, plutôt capable d’un crime que d’une trahison. Elle gardait son mystère, mystère de vierge aventureuse qui se méfie de d’amour, des circonstances et des hommes.

Elle le regarda avec anxiété ; il admirait ce teint d’Estramadure, magnifiquement pâle, ces lèvres lumineuses, et défaillait de tendresse. Elle lui tendit la main, cette petite main avait la fièvre :

Il est inquiet… il a besoin de vous ! dit-elle d’une voix trouble.

Elle parlait de son père, Gérard Vérane, oncle de Jacques, homme excentrique, souvent maniaque, parfois génial. Et elle mena son cousin jusqu’à la véranda où Gérard attendait. Il ressemblait à sa fille — même teint, mêmes cheveux de ténèbres, et les yeux plus clairs, variables, étincelants, un peu fous. Il menait une vie frénétique entre les quatre murs de son laboratoire, une vie de chasseur d’atomes et de traqueur d’énergies. Il s’était ruiné : hors deux ou trois découvertes médiocres, il n’avait à son actif que des échappées, curieuses, mais fragmentaires, sur le monde invisible, Comme beaucoup de nos contemporains, il cherchait la transmutation des corps…

Il accueillit Jacques avec un mélange de méfiance et d’affection. Après quelques propos vagues, il dit avec une brusquerie qui lui était naturelle :

— Allons au fait. Peux-tu me procurer vingt mille francs ?

Jacques le regarda avec consternation.

— Je n’ai que ma rente viagère de sept mille francs — incessible et insaisissable.

— Personne ne te prêterait ?

— Je pourrais, après de fabuleuses démarches, réunir cent louis.

L’oncle se mit à marcher de long en large. Une impatience terrible crispait ses lèvres ; par intervalles, il les mordait à pleines dents ; elles saignèrent.

— Alors, je ne vois que ton oncle Alexandre — mon frère ! cria-t-il avec rage. Moi, il ne me prêterait pas un sou, fût-ce pour me sauver de l’échafaud. Plutôt donnerait-il une gratification au bourreau. Il ne m’a pas pardonné, il ne me pardonnera jamais le mal que je ne lui ai pas fait. Mais toi, enfin, tu es son héritier, et unique, car il déshéritera Louise. Dans une circonstance épouvantable, il interviendrait en ta faveur.

— Croyez-vous ? fit tristement Jacques.

Ils se regardèrent. Ils s’aimaient beaucoup.

Gérard Vérane avait un grand charme ; les plus beaux souvenirs de Jacques s’élevèrent dans cette véranda.

— Écoute, reprit l’oncle d’une voix rauque… c’est une question de vie ou de mort… Il me faut ces vingt mille francs avant dix jours. Si je ne les ai pas, c’est la fin. Tu me connais, je ne parle pas pour ne rien dire.

Il pencha la tête, rêveur et tragique, puis :

— Je rembourserai avant trois mois… je touche au but… c’est la fortune !

Ses yeux luisaient comme des yeux de léopard ; mais Jacques n’avait aucune confiance : l’illusion était l’état normal de Gérard.

— J’ai mal fait ! dit-il soudain… Pourtant ce n’est pas ma faute… je ne pouvais pas savoir que ma dernière métairie ne valait plus que trente mille francs. Elle en valait jadis soixante. Alors… alors…

Il n’acheva pas : ses tempes étaient couvertes d’une rosée de honte et de douleur ; un sanglot bref déchira sa poitrine :

— Si je meurs, Louise est ruinée… Alors que la fortune est , tout près. Et si je n’ai pas les vingt mille francs, il faut que je meure.

— J’essayerai ! fit Jacques.

Ils se turent. On voyait Louise au bout de la terrasse : Jacques sentait passer dans son âme un peu de la frénésie qui était dans l’âme de Vérane et de sa fille.

— Rien ne me coûtera pour réussir, appuya-t-il.

— Je le sais ! fit tendrement Vérane, qui le serra contre son cœur. Sauve-nous. Elle t’aimera !…


Jacques Vérane trouva son oncle Alexandre en train de faire une partie d’écarté avec le cocher Anselme, qui était aussi valet de chambre. L’oncle regagnait bon an mal an, à l’aide des cartes, des dominos et du jaquet, la moitié des gages de son domestique. Par surcroît, il bénéficiait des charmes épais d’Amélie, cuisinière, épouse d’Anselme. Le cocher l’ignorait, dénué de cette curiosité dont la source est dans la jalousie : il aimait d’abord le jeu, puis ses chevaux, puis Alexandre ; Amélie suivait, à bonne distance.

— Quel cyclone t’amène ? cria Alexandre. Attends une minute, le temps de brosser le cocher.

— J’en demande ! fit Anselme.

— Je joue d’autor ! ricana l’oncle, en abattant le roi de pique, qui était le roi d’atout. Je le marque !

Jacques considérait avec amertume cet oncle, dont des goûts ancillaires le désolaient déjà quand il était petit garçon. Vêtu d’une veste de pilou qui luisait aux coudes, l’air jovial et crapuleux, Alexandre fumait une pipe de bruyère et buvait un gros vin noir, aussi doux à son cœur que le vin homérique au cœur du grand Ajax ou du fort Diomède. Ses vices étaient économiques, quoiqu’ils l’entraînassent parfois à Aix-les-Bains et à Monte-Carlo, où son habileté ne pouvait guère servir : il avait essuyé quelques culottes.

— Roulé ! fit l’oncle en abattant un dernier et triomphant atout. Tu n’auras pas de revanche ce soir.

Il s’avança vers Jacques et lui donna une accolade où il mêlait une certaine cordialité à de la goguenardise.

— Tu me connais, vieux luron. Je me proposais d’aller te prendre à la diligence, et puis cette infernale partie m’a fait tout oublier. C’est vrai qu’elle a été ébouriffante… Et autrement ? Avec cette mine-là, pas d’inquiétudes pour le coffre.

Il parlait d’une voix rauque, triviale et affectueuse. Ses petits yeux noirs, des yeux de pie, épiaient fixement le grand garcon blond aux moustaches de Sicambre. C’était un vieil enfant vicieux et avare, qu’un salutaire esclavage aurait seul pu préserver de soi-même. Mais il n’y a plus d’esclavage.

— J’aurais voulu servir en Afrique, soupira-t-il. J’avais du goût pour la vie militaire, et j’aime l’aventure. Seulement, on aurait fini par me faire fusiller, j’ai l’indiscipline dans le sang !… Tu n’es pas venu nous voir pour des mirabelles ?

— Non ! répondit le sous-lieutenant, il s’agit de ma destinée…

— Ta destinée ! cria l’oncle. Vaste sujet, mon garçon. Tu vas d’abord te rafraîchir.

Un peu d’inquiétude plissait les paupières molles.

— Je suis sûr, grommela-t-il, qu’il s’agit de mariage ! Tu n’es pas louf ?… À vingt-quatre ans !

— Il ne s’agit pas de mariage.

— Oh ! oh ! fit Alexandre d’un air circonspect.

Par les fenêtres ouvertes, on voyait un site rude et incohérent, une sorte de savane entrecoupée de hêtres, de tilleuls, de chênes, de broussailles. Un étang dévoré par les algues, les lentilles d’eau et les nénuphars, jetait des feux verdâtres. C’était l’été. Une douceur parfumée se mêlait à des odeurs amères.

— Qu’est-ce que tu prends ? demanda l’oncle. Il y a du thé, de l’eau-de-vie, du quetsch, du kirsch de mes cerises, du marc…

— Je prendrai du thé, fit Jacques avec résignation.

— L’oncle frappa sur un gong. La ronde Amélie parut et salua gaiement le jeune homme.

— Du thé et du pain noir, ordonna Alexandre avec précipitation.

Il observait le jeune homme sans en avoir l’air. En fait de choses importantes, il n’en connaissait qu’une seule : l’argent. Il aurait fait à pied la route de Paris à Marseille pour rendre un vrai service à Jacques… Mais l’argent !

Amélie apporta le thé et le pain noir. L’oncle coupa lui-même les tranches et y étendit du beurre, sans prodigalité.

— Un tiers de froment, deux tiers de seigle, déclara-t-il, c’est la perfection.

Il mordait à belles dents cette nourriture dont la saveur et le bon marché le charmaient également. Jacques gardait le silence. Il attendait que l’oncle voulût l’entendre, et l’oncle, qui le savait bien, se disait :

« Pas d’erreur, c’est de l’argent !… »

Si bien que, saisi d’impatience, il grommela :

— Vas-y !… Qu’est-ce que tu veux ?

— Ma vie dépend de vingt mille francs, fit résolument le jeune homme.

L’oncle devint pâle ; ses sourcils ne formaient plus qu’une seule bande noire.

— Vingt mille francs ! hurla-t-il… Sais-tu seulement ce que tu dis ? Est-ce que tu me prends pour une moule ?

— Mon oncle, répéta Jacques, ma vie en dépend…

— Mon garçon, répondit rudement Alexandre, la vie peut dépendre de quelques louis, jamais de vingt mille francs, qui représentent cent mille livres de pain ! Pour une fois, la première et la dernière, je te donnerai cinq cents francs — s’il le faut. Mais plutôt que de t’en donner vingt mille, je trancherais mon poing avec la hache à couper le bois.

L’oncle donna sur la table un coup qui fit danser les faïences, tandis que sur son front se creusaient les plis parallèles de l’avarice.

Jacques l’écoutait avec consternation. Il connaissait l’indomptable volonté d’Alexandre, lorsqu’il s’agissait d’argent. Mais il avait promis de tout tenter pour réussir, et il cria d’une voix tragique :

— Alors, vous ne donnerez pas vingt mille francs pour sauver mon existence ?

— L’oncle le regarda fixement. Puis, avec un rire gouailleur :

— Tu ne m’as même pas dit pourquoi tu as besoin de cette fortune.

— Je la dois.

— À qui ? Pourquoi ?

Pris au dépourvu, le jeune homme hésita, tandis que l’œil de pie fouillait chaque pli de son visage.

— À un ami… c’est une dette d’honneur.

Le rire sardonique reprit ; l’oncle cria péremptoirement :

— Tu mens… et tu mens comme une citrouille. Tu voudrais me faire accroire que tu as perdu mille louis au jeu. Je te connais ! Tu n’as pas perdu dix louis ! Et ce n’est pas même une histoire de femme…

À chaque assertion de l’avare, des traits de Jacques « marquaient le coup ». L’œil de pie, agile et sagace, lisait à livre ouvert sur ce visage trop loyal.

— Je te vendrais au marché ! reprit la voix rauque. Cet argent n’est pas pour toi ! Et du moment qu’il n’est pas pour toi, il est pour le toqué, pour l’alchimiste, pour le funèbre alchimiste qui a ruiné mon bonheur !… Pas un patard ! Il crèverait de faim pendant mille ans, je ne lui jetterais pas une croûte de gruyère !

Jacques se taisait. La partie était perdue. Jamais Alexandre ne reviendrait sur sa parole.

— Tu ne m’as même pas démenti.

— Ce n’est pas pour l’oncle Gérard ! cria le jeune homme avec une véhémence soudaine.

— C’est pour un orphelinat ! Ne te frappe pas : le loufoque les aurait fondus dans ses cornues. Mange plutôt une tartine de cet admirable méteil.

Un accablement profond recroquevillait Jacques. Il n’en voulait même pas à l’oncle. Il l’avait de tout temps considéré comme une sorte d’élément.

— Dans huit jours, tu n’y penseras plus ! affirma Alexandre. Et tu seras joliment content, quand on m’aura vissé dans la dernière boîte, de retrouver ces vingt mille balles, engraissées des intérêts des intérêts… Passes-tu quelques jours ici ?

— Je ne sais pas.

— Cette nuit du moins ?

Le jeune homme hésita. Mais il y a dans la déception une force d’inertie, qui est sans doute un vague reste d’espérance.

— Oui !

L’oncle eut un sourire de coin, avala sensuellement deux tartines de méteil, ralluma sa pipe de bruyère et dit :

— Je vais m’occuper de ton installation. Fais un tour dans le jardin. Pour le moment, ma compagnie nuirait à ton hygiène, et j’ai remarqué qu’il est salutaire de promener ses chagrins.

Il acheva sa tasse de thé d’un trait et partit à la recherche d’Amélie. Jacques demeura affalé pendant quelques minutes, puis il se rendit au jardin. Il l’aimait. Il y avait vécu de longs jours, à l’époque où l’aurore et le crépuscule semblent si loin l’un de l’autre. Chaque coin de cette savane broussailleuse avait eu part à ses désirs et à ses rêves.

Il tourna autour de l’étang vert, en proie à la fièvre des projets. Comme il avait de l’imagination, toutes espèces de chimères voletaient entre ses tempes.

— Je vendrais ma peau ! se disait-il, tandis que l’image de Louise se levait sur les eaux torpides.

Quand il eut fait le tour de toutes les combinaisons, une seule révéla quelque vague chance : le jeu. Aix n’était pas loin. Il savait qu’on y peut perdre et gagner de grosses sommes. Et il avait sur lui neuf cents francs.

— J’irai demain à Aix ! s’affirma-t-il.

Cette résolution lui rendit quelque force — car tout semblait préférable à l’inaction. Il vit ces salons du Casino et de la Villa des Fleurs où Alexandre l’avait parfois promené ; il se souvint d’un individu monstrueux qui demeurait assis devant les tables durant des heures entières — terreur ou joie de ses partenaires selon qu’il traversait des périodes de veine ou de déveine. Il revit un petit jeune homme saugrenu auprès duquel se pressaient deux rangs de vieilles femmes. Il jouait pour la première fois et justifiait la croyance vulgaire : dix fois le râteau du croupier poussa des jetons vers sa case…

Un flot de superstition envahit Jacques : il n’avait jamais joué au baccara !

— Qui sait ? qui sait ? chuchotait-il en suivant une allée herbeuse, où des ormes pourris, dévorés par les champignons, donnaient une ombre étique.

Une forme rythmique parut au tournant. Jacques reconnut la jeune Rose, nièce d’Amélie, qui vivait au château comme un animal familier. L’oncle tolérait qu’on la nourrît de pain noir et de légumes. En échange, elle faisait des courses et époussetait quelques meubles ; Amélie ne voulait pas la voir astreinte aux gros ouvrages.

— Je veux qu’elle garde ses jolies patoches !

— Rose courait les prairies, les collines et les boqueteaux comme une faunesse. Elle vivait solitaire ; il était inutile de chercher à la joindre. Elle avait des sens d’Arrapahoe, qui l’avertissaient de toute approche ; aucun garçon du pays n’était capable de la rattraper à la course. Les jours de pluie, elle montait dans un vaste grenier, plein de livres, de vieux journaux et de revues moisies : elle y nourrissait une imagination fervente.

Rose avait les cheveux clairs d’une Gauloise, des yeux de la couleur des scabieuses, une bouche qui s’entr’ouvrait comme une corolle de géranium. Elle s’immobilisa à la vue de Jacques, en arrêt comme une chevrette, puis s’avança en sa grâce de fée et de sauvagesse. Malgré sa douleur, il la trouva charmante.

— Bonjour ! fit-elle d’une voix qui ressemblait au bruit du vent dans les futaies.

Elle ajouta avec un sourire mélancolique :

— Vous avez du chagrin !

Il ne s’étonna pas. Elle était étrangement perspicace. Et ils marchèrent côte à côte, sans rien se dire, comme ils avaient fait souvent jadis — quand Rose n’était qu’une fillette.

La rivière les arrêta. Elle était large et si peu profonde que des enfants la traversaient à gué. Des blocs, qui étaient venus là aux temps fabuleux, formaient des îles. En choisissant ceux qui n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre, Rose allait d’une rive à l’autre sans se mouiller.

— Vous aimiez tant la rivière ! remarqua la jeune fille.

— Je l’aime encore.

Il écouta le bruit frais des flots contre les rives. Par des après-midi semblables, il avait été le roi du monde. L’eau, les rocs, les aulnes, les peupliers, toute l’étendue verte, lui appartenaient. La jeune Rose, trempant ses pieds dans le courant, chantait des chansons venues du fond des siècles.

Ils s’assirent là, jusqu’à ce que les ombres des peupliers devinssent si longues qu’elles allaient rejoindre la colline. Par-ci, par-là, ils échangeaient un mot. Quand ils repartirent, la petite main de Rose se posa sur le bras de Jacques ; la voix mystérieuse murmura :

— Il ne faut pas être triste… tout s’arrange !

Et cette sympathie était douce au jeune homme.


Le dîner fut maussade. L’oncle dévora un brouet de pois secs et de lentilles, puis des pommes de terre au lard.

— Une partie de trictrac ? fit-il, lorsque la provende eut disparu.

— J’aimerais mieux pas, répondit le neveu, qui n’avait rien mangé.

— Tu boudes… tu as tort ! ricana Alexandre. J’ai agi pour ton bien. Je sais que tu m’accuses d’avarice, et moi je m’en vante : les avares sont les sauveurs de la société. L’avarice est la base de toutes des grandes choses. Au surplus, j’en suis pour ce que j’ai dit. Veux-tu cinq cents francs ?

Jacques fit un geste de refus, mais il se ravisa aussitôt, songeant qu’il aurait plus de chances à Aix avec une somme plus importante.

— Je veux bien, soupira-t-il.

— On dirait que tu me fais une faveur, grogna aigrement l’oncle. Vingt-cinq louis, mon garçon, font vivre pendant un an une famille de la basse Bretagne et deux familles de la Calabre !

Il poussa une sorte de gémissement.

— Je vais les chercher.

Jacques demeura rêveur dans la salle à manger aux murs couleur de hareng saur où fumait une lampe des vieux âges.

— Voilà ! fit une voix enrouée.

— L’oncle reparaissait tenant cinq billets rances.

— Ta chambre est prête. Je me suis assuré qu’Amélie n’avait rien omis. Va te coucher. Tu n’es pas bon à autre chose ce soir…


La chambre était immense et inconfortable. Les souris tenaient leurs assises dans des cavernes creusées sous le plancher. Une grosse chandelle jetait une lueur jaune entrecoupée de fumerolles… Sur la carpette, devant le lit, quelque chose de brillant attira l’attention de Jacques. C’était une clef, d’une forme particulière, qu’il reconnut pour l’avoir vue souvent : la clef du coffre-fort !

Il la regarda d’abord avec indifférence ; puis, il devint pâle ; son cœur se mit à battre : il se tourna vers la porte, avec un long frémissement.

Au bout d’un moment, il se sentit moins fiévreux.

« C’est évidemment l’oncle qui a laissé choir la clef ! »

Un rapide soupçon le traversa, le soupçon d’un piège, qu’il rejeta à cause de son extrême absurdité : le coffre-fort était le tabernacle, ou plutôt le Saint des Saints. Alexandre n’eût pas supporté pendant dix minutes l’horrible pensée qu’un autre que lui-même détenait le pouvoir d’y fouiller.

Jacques se baissa pour ramasser la clef ; une force obscure l’empêcha d’achever son mouvement. Des visions le tourmentaient. Ce n’étaient pas des tentations, ce n’était que le sentiment de tous les possibles évoqués par le voisinage d’une fortune. Peut-être n’y avait-il qu’un geste à faire pour sauver Gérard. Le coffre-fort renfermait certainement des sommes très importantes : une soustraction avait chance de passer inaperçue pendant longtemps, Alexandre n’était pas un avare méthodique…

Jacques se passa la main sur le front, abasourdi. Il avait un tempérament de dupe, une honnêteté ingénue, aucun des instincts de rapine qu’on trouve chez tant de braves gens. Il ignorait l’attrait du fruit défendu. Pendant son enfance, il ne chipait ni friandises ni menus objets. Plus tard, il s’était jugé parfaitement heureux avec sa rente viagère.

Son étonnement ne dura que quelques secondes. La petite clef l’aurait laissé aussi indifférent qu’un caillou s’il ne s’était agi que de lui-même, mais la détresse de Gérard était comme une sorte d’âme étrange qui se superposait à sa propre âme. Il ne songeait pas même à Louise, ou, du moins, elle n’avait pas d’effet actif sur son trouble — il était sûr de n’être préoccupé que de l’oncle…

La cloche de l’église toussota : il comptait machinalement, et il eut le geste d’un homme qui s’éveille en sursaut :

« Neuf heures ! »

Il ramassa la clef et se dirigea vers la porte. Toute équivoque avait disparu : il allait simplement remettre l’objet perdu à Alexandre. Au moment où il s’engageait dans le couloir, des voix se firent entendre : celle de l’oncle, celle d’Anselme et celle d’un inconnu.

L’inconnu disait :

— Pas de temps à perdre si vous voulez l’avoir !

— On vous suit, cria Anselme.

L’oncle grommelait des paroles confuses.

Avant que Jacques fût au bout du couloir, des pas retentirent, la porte d’entrée claqua. Le jeune homme ouvrit une fenêtre ovale près de laquelle il se trouvait et vit, au clair de lune, l’oncle, Anselme et l’homme qui se dirigeaient vers la grille.

Jacques eut quelque envie de les poursuivre, mais il ne voulait pas remettre la clef devant le cocher et l’inconnu ; il aurait fallu inventer des prétextes ; il n’en trouvait aucun.

« Tant pis ! se dit-il… Je la lui remettrai plus tard. »

Alors, d’une manière subite et impressionnante, la silhouette de Gérard se profila dans la pénombre, telle qu’elle était apparue, le matin, dans la véranda des Églantines. Une pitié brûlante fit battre le cœur de Jacques. Il ne douta pas que si on ne lui procurait pas les vingt mille francs, l’oncle se tuerait… Une voix chuchotait :

« Si je n’ai pas l’argent, il faut que je meure ! »

Ce fut tragique. En un éclair, une masse vertigineuse d’idées, d’images et de sensations déferla ; la personnalité de Jacques sombra :

« Comment le sauver… le sauver ?… »

La glace et le feu passaient alternativement entre les tempes du rêveur. Sans qu’il s’en rendit compte, il dépassa sa chambre et se trouva devant une porte basse, qu’il ouvrit avec brusquerie. Une chambre obscure était là, dans laquelle il s’engagea à tâtons… Il fit flamber une allumette ; un coffre-fort apparut, massif, rouilleux, d’une forme démodée.

Les dents de Jacques crissèrent.

Deux minutes plus tard, il revenait avec sa chandelle, qu’il avait eu soin d’éteindre dans le couloir et qu’il ne ralluma que lorsqu’il eut refermé la chambre.

Puis, il demeura là dans un état d’hébétude.

Par moments, une réflexion passait, toujours la même : jusqu’à sa mort, Alexandre ne dépenserait rien de ce que contenait le coffre. Au rebours, il y ajoutait sans cesse de l’argent, mû par la plus opiniâtre des passions humaines.

« Allons ! » gémit-il.

Il introduisit la clef dans le coffre-fort, tourna deux fois et attira la lourde porte de fer.

La chandelle éclaira une masse confuse de papiers, d’or et d’argent. Il y avait des titres, des billets de banque, beaucoup de pièces d’or, parmi lesquelles de très anciennes, et tout une sébille de pièces de cent francs, des écus d’argent… Les titres étaient rangés en assez bon ordre, mais les bank-notes s’amoncelaient un peu au hasard, les unes par liasses, les autres par tas.

Un coup d’œil montrait qu’il y avait là une grosse fortune, — plus d’un million, — et certainement deux ou trois cent mille francs de billets. Comme beaucoup d’avares, l’oncle se préoccupait d’entasser bien plus que de faire fructifier sa fortune. Plusieurs années se passaient parfois sans qu’il convertît les économies en obligations ou en hypothèques. C’était un fesse-mathieu de la très vieille école, que désolait infiniment plus la perte d’une pistole que ne le réjouissait un gain décuple.

« Il ne doit pas savoir lui-même ce qu’il possède ! » se dit Jacques. Donc pas même de souffrance… Ce serait un crime de laisser périr l’oncle Gérard.

Il saisit des billets. Mais alors ses jambes se dérobèrent, une horreur sans nom de glaça ; il remit les billets en place, sanglotant :

« Je ne peux pas ! »

Et, d’un geste désespéré, il referma le coffre-fort…

Quelque chose avait craqué ; il se tourna, les cheveux hérissés, vit que la porte était entre-bâillée, et se rua vers le couloir. Le couloir était vide…

Alors, précipitamment, il revint sur ses pas, jeta la clef par terre et sortit de la chambre en tremblant sur ses jambes. Son cœur semblait une bête dévorante ; ses oreilles bourdonnaient. Mais sa pensée était lucide. Il songeait avec stupeur que le coffre-fort n’aurait pas dû s’ouvrir. Il y avait une combinaison que l’oncle seul connaissait. Donc Alexandre avait oublié de défaire la combinaison, ce qui semblait bien étrange le même soir où il avait égaré sa clef… De nouveau un soupçon passa ; de nouveau Jacques se dit qu’il était démesurément improbable que l’oncle eût abandonné au hasard sa fortune, plus improbable encore qu’il fût sorti ensuite.

« Je croirais plutôt à la fin du monde ! » murmura amèrement le jeune homme.

Il ne songea plus qu’à d’autre oncle, celui qu’il n’avait pas le courage de sauver. Il se méprisait. Deux ou trois fois, il fut sur le point de retourner en arrière. Mais il sentit que le résultat serait le même : il pouvait donner sa vie, il ne pouvait pas voler. En vain se disait-il que, dans une telle circonstance, les règles disparaissent, ou plutôt que des raisons secondaires s’effacent devant une raison capitale : il était parfaitement sûr de ne pouvoir franchir la frontière idéale qui sépare le régulier de l’irrégulier…

Il lui fut impossible de demeurer dans sa chambre. Sa tête brûlait ; un orage de passions palpitait entre ses tempes. Il descendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers le jardin. Amélie, qui se battait avec sa vaisselle, ne l’entendit pas passer…


L’étang l’attira. Au clair de lune, il semblait plus farouche. Son reflet glauque se mêlait de lueurs d’étain et de vif-argent. Jacques le longeait à grands pas, avec un tel dégoût de la vie et de soi-même qu’il résistait mal à l’envie de se jeter parmi les nénuphars…

Il marchait depuis un quart d’heure lorsqu’il aperçut la silhouette flexible de Rose. Elle marchait légèrement dans l’herbe mouillée ; elle était furtive, mystérieuse et charmante. Il savait le plaisir très vif qu’elle prenait à rôder la nuit ; elle n’avait pas peur ; elle connaissait tous les détours du site, mieux que le plus fin braconnier.

— Je croyais que vous étiez dans votre chambre ! dit-elle avec une nuance de moquerie.

— Je ne puis dormir, répondit-il d’un ton las.

— Oui, vous avez du chagrin !… C’est dommage.

Dans l’argenture lunaire, le visage apparaissait tout blanc, comme un visage de nacre, les grands yeux étaient pleins d’une pitié tendre.

— Je voudrais vous aider ! chuchota-t-elle.

— Ah ! fit-il douloureusement, vous n’y pouvez rien… Nous sommes pauvres, petite Rose !

Elle le regarda, en sa manière énigmatique :

— Je crois qu’on peut toujours ! dit-elle…

Les paroles de Rose troublèrent fantastiquement Jacques Vérane. Leur évidente absurdité, au point de vue général, ne les empêchait pas de s’adapter avec rigueur aux circonstances actuelles. Et il répondit avec une sorte de colère :

— C’est fou, ce que vous dites-là !… On ne peut pas même s’aider soi-même…

— Croyez-vous ? dit-elle.

Elle souriait, le visage levé vers lui ; il voyait luire ses dents lumineuses.

— Êtes-vous sûr que vous avez fait tout ce que vous pouviez faire ?

Ils étaient parvenus sur la pointe de l’étang, sous des frênes aux branches penchantes. Il y avait un grand silence. Un grillon qui grinçait dans la prairie s’était tu. Des noctuelles soubresautaient sur leurs ailes cotonneuses… Jacques avait la sensation d’une vie plus fluide, moins pesante que la vie ordinaire, et qui s’ajustait singulièrement à la personne de Rose.

— Vous ne me direz pas ce qui vous afflige, reprit-elle, ni ce qui pourrait dissiper votre chagrin… Mais je devine très bien que vous n’êtes pas content de vous-même. Et alors, j’ai raison.

— Pourquoi me dites-vous cela ? gémit-il. Vous me faites souffrir davantage.

Elle lui saisit le bras, comme tantôt, au bord de la rivière, mais avec plus d’ardeur.

— C’est vrai, chuchota-t-elle. Et pourtant, que ne ferais-je pas pour…

Elle n’acheva point. Mais Jacques avait compris, et c’était une révélation. Il savait bien que Rose le préférait aux autres créatures, sauf peut-être à Amélie ; mais cette affection semblait lointaine, furtive, insaisissable, comme la personne même de l’errante. Et voici qu’il pressentait quelque chose de très profond qui le troublait jusqu’aux larmes.

— Souhaitez-moi seulement bonne chance ! dit-il d’une voix un peu tremblante.

Elle se baissa, elle cueillit trois menues fleurs rouges, dans une touffe de mouron des champs, et les tendit à Jacques.

— Ne les perdez pas ! dit-elle avec un petit rire. Elles portent bonheur, quand on les a cueillies au clair de lune, pour ceux qui ont fait un souhait…

Il prit les petites fleurs en silence et les inséra dans son porte-cartes. Elle avait cessé de rire ; elle murmurait :

— Il faut être un peu superstitieux, parce qu’on mêle des choses inconnues aux désirs — et si les fleurs, les emblèmes, les paroles ne sont rien, je crois que la volonté de ceux qui nous aiment nous accompagne. Ces petites fleurs rouges sont le signe de ma volonté !

Un souffle de crédulité passa sur Jacques. Il était naturellement mystique, et ceux mêmes qui ne le sont pas croient à la chance et à la malchance. L’adolescente fantasque eut le prestige d’une jeune sorcière. Il lui prit la main et y posa ses lèvres. Mais elle retira sa main.


Il était neuf heures quand Jacques entra dans la Villa des Fleurs. Les salles étaient déjà envahies. Le jeune homme observa avec inquiétude les êtres qui se pressaient autour des tables. Ils étaient aussi disparates que possible. Le jeu est une passion trop normale pour qu’elle crée positivement des types : les physionomies n’indiquent que la manière dont chaque être est possédé. Cependant, les joueurs ont quelque chose de commun, comme les amoureux. Il y avait là des globe-trotters qui vont en pèlerinage de casino en casino, comme d’autres vont de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, ou de site en site. Il y avait des suppôts d’Aix-les-Bains, qui s’acharnent particulièrement à tenter la fortune dans un même lieu. Mais la plupart étaient des joueurs intermittents. Beaucoup de femmes circulaient : un grand nombre y venaient tenter une autre chance que celle des cartes.

Jacques hésita longtemps. Il attendait l’indication obscure, la voix de l’ombre que nous avons tous espérée… Puis, il se décida, en voyant un petit personnage glabre et chauve reprendre une banque. Il le connaissait. C’était un Canadien qui passait l’année entière à jouer. À force de vivre dans la lueur des lampes et d’avaler l’haleine de ses semblables, il avait pris un teint spécial — un teint qui mêlait la pâleur des endives à une nuance argileuse. Son torse et sa fête demeuraient immobiles, d’une manière impressionnante. Seules ses mains agissaient — et ses yeux vagues, pleins d’eau, bordés d’anchois, ne semblaient pas voir les cartes. Ses amis, fantômes de casinos comme lui, prétendaient qu’il perdait régulièrement deux ou trois cent mille francs par an.

Jacques tira son porte-cartes, s’assura que les petites fleurs rouges s’y trouvaient, et jeta trois louis sur un tableau. Il les perdit. Il doubla la mise et reperdit. Il doubla encore et ramassa d’une main tremblante vingt-quatre louis. Le cœur lui battait si furieusement qu’il laissa passer plusieurs tours sans rien faire.

La voix morne du croupier le réveilla en sursaut. Il mit successivement un louis, deux louis, cent francs, deux cents francs que le râteau emporta. Le sang-froid lui était complètement revenu. Il gagna dix, vingt, quarante louis, et s’arrêta, haletant.

— Faites vos jeux, messieurs !

Il allait miser mille francs, lorsqu’une voix grommela :

— Ah ! non…

Tandis qu’une longue main verdâtre, qui s’était avancée à mi-chemin du tableau pour déposer une plaque, se retirait brusquement. Ce geste hypnotisa Jacques, qui n’osa jouer…

Le banquier tourna un neuf.

Alors, Jacques regarda de biais l’individu à la main verdâtre. Il vit une face rude et boucanée, un menton fourchu, des yeux dévorants, de couleur ardoise, des yeux aventureux, ironiques et sagaces.

L’inconnu considéra d’abord le jeune homme avec impatience, puis il eut un sourire de coin.

— Pas maintenant, lui dit-il à l’oreille.

Jacques obéit. Par trois fois, la banque rafla toutes les mises.

— Allons-y ! chuchota de nouveau le personnage, en déposant plusieurs plaques. Jacques, sans hésiter, risqua un billet de mille, gagna, laissa le gain et la mise, gagna encore.

— Stop ! susurra l’homme.

Jacques ramassa son gain et attendit. Deux fois la banque emporta tout… Puis, la longue main s’avançant, Jacques jeta un billet de cinquante louis et gagna. Lorsqu’il eut réussi quatre fois le même coup, il se sentit étreint au bras ; on lui disait :

— Venez !

Il se laissa faire sans résistance : il aurait risqué son gain d’un trait sur une parole de l’inconnu. Quand ils furent à quelques pas de la table, celui-ci grommela :

— Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’êtes pas un joueur.

— Je n’ai jamais joué, avoua Jacques.

L’autre eut une sorte de rire triste.

— Je vous ai donné une part de ma chance, parce que votre physionomie m’a plu…

— Vous gagnez donc toujours ? demanda naïvement Vérane.

Le rire triste devint un rire sardonique.

— Je gagne et je perds. Mais de temps en temps j’ai ma voix… comme tous les joueurs nerveux. Alors, je joue à coup sûr… à condition de ne pas jouer gros jeu.

— Pourquoi ?

— Parce que le gros jeu me trouble… je n’entends plus ou j’entends de travers. Il faut être dans une disposition spéciale… cette excitation lucide qui conduit le général à la victoire et le savant à la découverte. Cela m’arrive une fois tous les huit ou dix jours. Quand j’obéis strictement à la voix, pendant un quart d’heure, vingt minutes, plus longtemps parfois, je gagne sans désemparer. Quoique mes mises soient relativement modestes, cela fait encore d’assez jolies sommes qui équilibrent mes pertes, car au bout du compte celles-ci, en temps ordinaire, sont un peu plus élevées que celles-là…

Il parlait d’une voix rauque, mais agréable.

— Ce soir, c’est fini ! Je n’entendrai plus rien. C’est pourquoi je vous ai retiré de la table. Avez-vous gagné ce que vous avez voulu ?

— Non, fit Jacques. J’ai environ dix mille francs. Il m’en faut le double.

— Diable ! dit le joueur. Ça doit être pour une cause grave.

— Très grave.

— Et, bien entendu, il ne s’agit pas de votre propre personne ?

— Non, fit Jacques surpris. Comment le…

— Comment le sais-je ? interrompit l’homme. Il ne faut pas être très observateur pour le deviner. Vous avez un visage effrayant, jeune homme : il parle comme un livre ! Je ne vous conseille pas de vous faire commerçant ni diplomate ; vous seriez roulé !

Jacques le suivait, séduit. Cet homme lui inspirait une confiance magnétique. Ils quittèrent les salons et se trouvèrent dans le jardin. Une brise tendre apportait les parfums de la montagne. Les constellations traçaient leurs figures éternelles au-dessus des feuillages. Une musique fine sourdait du théâtre.

— Il vous faut absolument ces vingt mille francs ? demanda l’inconnu.

— Absolument.

— Dommage… car le jeu seul peut vous les donner. Jouez donc, mon pauvre enfant.

Jacques se tourna vers la Villa des Fleurs.

— Pas encore ! fit son compagnon. Il ne faut jamais reprendre trop vite une partie interrompue. Attendez encore une demi-heure… Surtout, en cas de perte, gardez-vous d’aller jusqu’au bout. Mettez trois ou quatre mille francs en réserve. Qui sait si, demain, je n’aurai pas un retour de chance ?

Ils se promenèrent. De-ci, de-là, un couple passait, le parfum d’une femme se mêlait aux arômes de la brise. Le compagnon de Jacques discourait par intermittences. C’était un esprit bizarre, un peu chaotique, non sans charme, une de ces épaves brillantes qui pullulent dans les lieux de plaisir. Il s’intéressait évidemment au jeune homme et, quand la demi-heure fut écoulée, il lui remit son adresse : Philippe Coursel, au Grand Hôtel.

— Venez me voir demain… avant de retourner dans la géhenne. Je ne vaux pas grand’chose, mais j’ai de l’expérience — et je serais tout à fait heureux de vous rendre service. Ce n’est pas de la blague.

Jacques rentra dans le Casino. Il se sentait très seul et désarmé, il aurait volontiers remis la partie au lendemain. Une force bourrue le poussait, à laquelle il finit par obéir. Après avoir, selon l’avis de Coursel, mis quatre mille francs à part, il s’avança pesamment vers une table.

La partie était animée. Un homme gras et jaune, connu pour son estomac, tenait la banque. Pendant un quart d’heure, Jacques joua avec des alternatives de gain et de perte, mais la perte dépassait le gain. Il misait prudemment. Puis il s’anima, il jeta des enjeux considérables. Il lui semblait entendre cette voix dont parlait l’inconnu, et la veine le favorisait. Après trois quarts d’heure, six mille francs s’ajoutaient à son gain. Le sang lui montait à la tête ; il avait le vertige ; une impatience violente le secouait. D’ailleurs, la fièvre grandissait autour de lui. La banque gagnait, mais non d’une manière continue. Jacques, voulant en finir, ne cessait plus de jouer. Son gain s’accrut, baissa, s’accrut encore, puis baissa définitivement… Quand onze heures sonnèrent, il n’avait plus que sa réserve.

Une rage sourde le poussait au risque suprême. Il fouilla dans sa poche et trouva d’abord son porte-cartes qu’il ouvrit vivement pour revoir les petites fleurs de Rose… Elles avaient disparu… Il chercha dans toutes ses poches et dans son portefeuille. Une crainte superstitieuse le saisit : il lui sembla que rien, ce soir, ne pourrait surmonter la déveine, et il s’éloigna, chancelant, dans la grande nuit bleue, sous le ciel enchanté de la Savoie.

Parce qu’il était jeune et sain, il s’endormit d’un sommeil de plomb ; mais il s’éveilla après peu d’heures et subit le supplice de l’insomnie. Les souvenirs et les images passaient comme dans quelque cinématographe où l’on aurait entremêlé les scènes. Il revivait avec une intensité intolérable ces minutes où il avait hésité devant le coffre-fort. Ses scrupules tantôt lui semblaient tout simples et irrésistibles, tantôt stupides ou lâches. Il entendait la voix de Rose qui chuchotait près de l’étang glauque : « On peut toujours aider ceux qu’on aime. » Il revoyait la silhouette flexible et les grands yeux secrets de l’errante. En même temps se dessinait la forme fière de Louise et son visage passionné ; il s’étonnait d’accorder à Rose une importance égale à celle de la fille magnifique de Vérane.

Recru de fatigue, il fut cependant saisi d’un irrésistible besoin de marcher, Ses pas le menèrent au bord du Bourget, où son adolescence avait fait des rêves de bonheur, où il récitait les vers du grand Burgonde dont il avait le culte.

— Comme il s’en revenait, il fut surpris de voir Coursel qui cheminait lentement.

— Pas besoin de vous demander si la fortune a été rosse ! fit le joueur. Votre visage marque la déroute aussi nettement que cette girouette marque le vent d’Est. J’espère que vous avez gardé une réserve ?

— J’ai suivi vos conseils, répondit Jacques.

— Tout peut donc se refaire.

Il avait pris le bras de Jacques et s’y appuyait familièrement.

— Tâchons d’être en forme, grommela-t-il. Un bon joueur ne doit être ni gai ni triste… La gaieté est aveugle et sotte… la tristesse sourde et gaffeuse. Au bord des gouffres, il ne faut ni chanter ni gémir… Je vous donnerai un petit système. Vous le suivrez — non parce que les systèmes offrent en eux-mêmes une certitude, mais parce qu’ils nous donnent de l’assurance.

Un matin charmant éclairait la Dent du Chat ; l’eau chantait l’invitation au bonheur.

— Il s’agit de la vie d’un homme, soupira Jacques.

— Ça ne m’étonne pas, fit Coursel. Je ne vous vois jouant que pour deux motifs : le dévouement et l’amour. Je crois que, dans l’espèce, les deux se combinent. C’est beaucoup pour un seul homme ! Prenons place dans ce bachot… l’eau est apaisante.

Ils voguèrent pendant une heure sur les flots de lazulite. Coursel menait une causerie interrompue de silences.

Il avait vu tant d’êtres que chacune de ses anecdotes évoquait un petit monde. Et sa présence plaisait à Jacques. L’autre, s’en apercevant, sentait croître sa sympathie pour ce jeune homme ingénu.

Ils déjeunèrent ensemble. Coursel imposait son expérience et choisissait les plats. Dans l’après-midi, ils allèrent ensemble au Casino et jouèrent à la même table. La chance était diverse. À quatre heures, Jacques avait regagné mille francs. Il suivait docilement la martingale de Courcel, et, selon le vœu de celui-ci, il était calme. La déveine recommença. Bientôt la réserve de Jacques se trouva réduite à quinze cents francs.

— Rien à faire ! dit le joueur. Attendons le soir.

Le soir ne fut pas plus favorable. En une heure, Jacques se ruina ; Coursel lui-même voyait tarir son portefeuille. Ils s’en retournèrent mélancoliquement sous les deux Chariots, Cassiopée et Capella, tandis qu’une brise amoureuse s’abattait sur les rues.

— Malheureusement, il faut que je parte demain matin, fit Coursel lorsqu’ils furent sur le point de se séparer. Je me console mal de votre défaite, d’autant plus que mes conseils ne vous ont rendu aucun service. Donnez-moi votre adresse. Si la fortune me favorise, je veux vous venir en aide. Je sais que, de manière ou d’autre, vous me le rendrez.

Jacques, désemparé et morne, lui tendit sa carte.

— Ne croyez pas aux apparences, ajouta le joueur. Qui sait si, dans le baccara de la vie, cette perte n’a pas été un gain. Vous ne le saurez que plus tard.


Jacques résolut de faire un suprême effort auprès d’Alexandre et s’embarqua le lendemain matin pour Morneuse. Il arriva dans l’après-midi, et trouva l’oncle attablé avec de cocher Anselme devant la boîte de trictrac.

Alexandre termina la partie et consentit à écouter le jeune homme. Quand il apprit que celui-ci avait perdu tout son argent au jeu, il feignit une violente colère.

— Aussi louf que l’autre ! ricanait-il. Il ne te manque plus que de te mettre dans la fabrication de l’or… Auquel cas, vieux drille, je te déshérite comme un porc.

— Vous aurez la mort d’un homme sur la conscience ! gémit Jacques.

— Le coup du suicide ! goguenarda l’oncle. Je n’y coupe pas et je n’y couperai jamais. L’homme assez tourte pour se suicider ne méritait pas de vivre. Ouste ! Veux-tu de ce délicieux méteil ? Un tiers de froment, deux tiers de seigle. Non. À ton aise… Tu passes la nuit ?

— Je pars tantôt.

— Tant mieux ! Tu nous ferais une tête de carême. Reviens quand ça t’aura passé. Tu trouveras toujours ici une bonne chambre, un bon lit et une alimentation salubre !

Avant de repartir, Jacques se rendit au bord de l’étang, puis se dirigea vers la rivière. Dans sa douleur, il éprouvait le besoin de revoir Rose. C’était un besoin indéfinissable, où il y avait de la tendresse et un obscur instinct de refuge. Rose seule mêlait une douceur à son inquiétude. Il rôda longtemps, près des rives âpres et charmantes. C’était un jour où les nuages jouent autour du soleil. La lumière ne cessait de croître et décroître ; le site à chaque minute prenait des nuances nouvelles. Comme il tournait autour d’une saulaie, la silhouette agile parut parmi les feuilles argentines. Les yeux mystérieux scrutaient le visage du jeune homme.

— Ah ! soupira Rose… quel dommage ! Vous n’avez pas réussi… Je croyais vous avoir porté bonheur.

— J’ai perdu vos petites fleurs, dit-il. Et maintenant…

Il fit un geste désespéré. Elle l’épiait, la tête légèrement penchée — elle semblait la déité de la rivière, ou quelque fine oréade descendue des montagnes.

— C’était écrit ! murmura-t-il.

— Rien n’est écrit que ce qui est déjà arrivé, dit-elle. La vie est libre…

Il haussa doucement les épaules.

— Libre de finir !

— Elle ne finit pas.

Rose l’entraînait dans les pénombres. Des rainettes fuyaient sur la terre verte ; on voyait, entre les feuilles aiguës, un coin du ciel où planait un épervier. Rose interrogeait son compagnon à petits coups. Elle s’intéressait à Coursel ; elle finit par dire :

— Ce sera lui, peut-être, qui vous aidera…

Et elle ajouta plus bas, d’un air mystique :

— Car il faudra bien qu’on vous aide !

Rose regardait au loin, de l’air vague des biches au repos. Et elle répéta :

— Oui, il faudra bien qu’on vous aide !

— Non, pas moi, protesta-t-il… Je ne le mérite point.

— C’est vous seul qui le méritez, marmonna-t-elle, Que m’importent les autres !

Ils marchèrent encore quelque temps sur la rive fantasque. Des étourneaux s’élevaient au-dessus des oseraies ; un héron fila vers les étangs, et l’on voyait pendre ses pattes ridicules ; le peuple des insectes menait sa vie légère et agaçante, vêtu de dentelle, et chemisé de broderie ou couvert d’armures étincelantes comme des chevaliers minuscules. Rose était chez elle. Toute la nature chuchotante et palpitante avait partie liée avec sa mystérieuse petite personne, qui ne faisait pas plus de mal que les abeilles ou les vanesses.

À la fin, ils se trouvèrent au Trou de Lucifer. La rivière s’enfonçait parmi des rocs contemporains de l’Hipparion et du Mastodonte. Tout au fond du gouffre, on apercevait une nappe tremblotante. Des hêtres surgissaient, très longs, très frêles, qui tendaient au soleil des ramures frileuses. Partout se creusaient des cavernes peuplées de chauves-souris… Ils s’arrêtèrent, penchés sur un bloc de porphyre. Et Jacques, suivant son idée, murmurait :

— Que faire ?

— Vous reposer, dit-elle. Réfléchir pendant quelques jours. En ce moment, vous ne feriez rien de bon. Votre défaite pèse sur vous…

Elle se penchait si fort qu’il la retint avec effroi. Elle eut un petit rire mélancolique :

— Je suis l’enfant des rocs ! fit-elle. Je ne cours pas plus de danger qu’un bouquetin. Et mon heure est loin… loin d’être venue. Je vivrai très longtemps…

Sa voix légère, se répercutant aux rocs, prenait une solennité impressionnante.

— Vous devinez donc l’avenir ! soupira-t-il. Ah ! si vous pouviez m’apprendre…

— J’ignore les détails ! Je ne sais même pas si je serai heureuse ou malheureuse. Vous aussi, vous deviendrez vieux comme les cailloux.

Elle était charmante dans cette rude pénombre ; il la regardait avec admiration. Et il dit :

— Je ne vous connaissais pas !

— Vous ne me connaissez pas encore !… Moi-même, croyez-vous que je sois bien sûre de savoir ce que je suis, ce que je fais et ce que je ferai ? Il y a de l’ombre sur mon âme… une très grande ombre…

Elle parut pensive. Une pierre, dégringolant de pointe en pointe, éleva d’âpres échos. Un oisillon fila contre les hêtres fantômes ; une chauve-souris soubresauta sur ses ailes membraneuses :

— Retournons ! fit-elle.


La diligence et un petit train local menèrent Jacques dans son ermitage. Il habitait une gentilhommière miteuse, où une lignée de hobereaux s’était éteinte vers 1773. Le domaine avait ensuite appartenu aux Vérane ; le père de Jacques s’en était défait à la suite de spéculations malencontreuses. Aujourd’hui, le jeune homme le louait pour une somme minime. Il y tenait deux grands chiens, une nuée de pigeons, un vieux hongre squelettique, qui traînait encore un petit dogcart et que nourrissait à peu près le foin du domaine. Une servante quinquagénaire, d’une hauteur surprenante et dont les mains ressemblaient à un jeu de castagnettes, cuisait le brouet et nettoyait vaille que vaille des chambres peladeuses.

Comme les héros de Georges Ohnet, Jacques était ingénieux, mais la nature lui avait dénié l’énergie et l’esprit pratique de ces gentlemen. Il songeait à utiliser sa science dans le pays même et aimait à chercher la manière la plus efficace, tout en fumant des cigarettes ou jetant des graines blondes à ses pigeons. Il n’avait pas trouvé encore ; il ne se hâtait point…

Quand il s’en revint, morne et désemparé, ses chiens, ses pigeons, le vieux hongre lui-même, lui firent fête ; mais ils ne le consolèrent pas plus que l’arc, les javelots, le char ne consolaient le fils farouche de Thésée. Il pensait misérablement à l’oncle Gérard et à la fière Louise :

— J’ai encore onze jours ! gémissait-il.

En onze jours un général peut dévaster une province et Beaumont gagner successivement Paris-Rome, le circuit européen et le circuit d’Angleterre. Jacques songea sérieusement à se faire aviateur. Mais il n’y avait aucun concours à l’horizon, sinon la Coupe Gordon-Bennett, qui échéait dans six semaines…

Il calcula ensuite ses ressources. Ses poches fournirent neuf francs et soixante-quinze centimes. Les pigeons valaient bien dix louis et les poules cinquante francs. L’équarisseur donnerait peut-être trois pistoles du hongre. Avec quelque chance, la garde-robe pouvait produire cent cinquante francs, la bague et la montre un peu plus. En somme, un ratissage forcené donnerait une trentaine de louis. Il était possible d’en emprunter autant. Et puis ? Quand Jacques eut soumis ses méninges aux sports les plus vertigineux, il retomba sur le baccara ou la roulette. Le monde humain n’offre rien de mieux à un jeune homme qui cherche vingt mille francs pour sauver la vie d’un oncle paternel.

Il se résigna : sous peu de jours, il s’en retournerait vers la villa des Fleurs, muni de nouvelles pécunes…

Le jeudi et le vendredi, il rôda par les landes, les boquetaux et les collines, avec ses molosses. Il s’arrêtait par intervalles et creusait la terre avec sa canne ferrée, comme s’il espérait déterrer des pépites. Il demeurait des heures entières assis sur un baliveau, se creusant la cervelle, épié par les pics et les geais, qui sont les mouchards de la solitude. Il en revenait toujours au même point. Enfin, le samedi, au matin, il se décida à prévenir son meilleur ami qu’il irait lui faire visite. Tandis qu’il élaborait sa lettre, les chiens glapirent, les pigeons s’élevèrent avec un froufrou de jupes.

Jacques, penché vers la fenêtre, vit le facteur Jérôme qui s’avançait sur de vastes croquenots. Quand on est jeune, on n’a pas encore peur de la poste ; Vérane augure des nouvelles favorables…

Jérôme traversa le courtil de son pas de plantigrade ; il tenait une grosse enveloppe jaune et le carnet des envois recommandés.

— Faut que monsieur signe, dit-il en pénétrant dans la cuisine, où la servante décortiquait des navets.

Jacques descendit au galop et signa, d’une main frémissante, un brouillard devant les yeux, tandis que Sidonie versait le rouge-bord d’ordonnance.

La lettre était trop volumineuse pour ne pas contenir quelque chose. Le jeune homme n’osait l’ouvrir. Il relisait l’adresse, écrite d’une main inconnue, en caractères filiformes. Aucun nom d’expéditeur, et comme cachet d’origine : Annecy.

À la fin, il se décida. Tout de suite, il sut que l’oncle était sauvé : deux liasses de billets de banque s’échappaient d’un feuillet replié, où on lisait : « Vous rendrez cela plus tard. »

C’était tout. Pas de signature. Jacques comptait les billets. Il y en avait vingt. Son émotion fut telle qu’il se mit à pleurer ; l’image de Coursel dansait dans la chambre et jusque parmi les arbres du verger, l’image de Coursel qui intervenait à sa manière, comme un joueur qu’il était et comme un magicien :

— Ma vie lui appartient ! criait Jacques.


L’après-midi, une diligence le déchargea devant la villa de Gérard. Il trouva le chimiste dans le laboratoire, avec Louise, qui lui aidait quelquefois à manipuler les éprouvettes et les cornues…

Le pauvre chasseur d’atomes était tout ravagé et jauni par l’insomnie. À la vue de Jacques, il eut un sursaut. Puis, mettant son index contre sa bouche, il fit signe de ne rien dire devant Louise :

— Tu as à me parler ? demanda-t-il… Affaires ? Bon.

Au mot affaires, Louise sourit à Jacques et sortit.

— Est-ce la vie ou la mort ? fit alors Gérard.

— J’imagine que c’est la vie, murmura Jacques.

Il sortit doucement de sa poche l’enveloppe jaune où il avait remis la liasse.

L’oncle fit un bond et poussa un cri de victoire, Sa joie éclatait formidable, sans aucun mélange d’étonnement, l’impossible étant son atmosphère naturelle.

Il empoigna Jacques à bras le corps, l’embrassa sur les deux joues et clama :

— Avant cent jours, ça sera remboursé. Le grand secret est découvert… J’en fabrique

— De l’or ? demanda Jacques avec une pointe de méfiance.

— Non, du platine !… Le platine vaut deux fois l’or.

— Du platine ! s’exclama le jeune homme.

Son exclamation n’impliquait aucun enthousiasme. Pour avoir passé par une tentation ardente chez Alexandre, pour avoir connu les émotions du jeu et avoir écouté Coursel, Jacques se sentait moins crédule. Et même l’influence de Rose avait agi. De surcroît, en sa qualité d’ingénieur, il n’ignorait pas les difficultés du problème.

— Avez-vous un échantillon ? demanda-t-il.

— Comme tu y vas ! fit Gérard. J’ai obtenu des traces… Mais quoi ! le procédé y est… quelques faibles perfectionnements rendront la découverte pratique. Je suis comme un expérimentateur qui a vu pour la première fois un microbe spécifique : nul doute qu’il ne puisse, dès lors, le cultiver. Avant un mois, je cultiverai le platine… Avant trois mois, je le produirai à doses massives !…

Jacques regarda les yeux de l’oncle et y entrevit la chimère. Gérard n’en était ni moins sympathique ni moins séduisant, mais il parut impossible de compter sur son platine pour rembourser Coursel.

— Le platine, criait le chimiste avec ferveur, est la troisième étape de la décomposition du mercure. Le mercure est triple. Sa molécule, qu’on croit faite d’un seul atome, est composée de trois atomes différents, dont l’un est l’atome du platine. Les deux autres sont des corps nouveaux. Dans un an, tu seras millionnaire, et justice me sera rendue.

Il marchait fougueusement à travers le laboratoire. Jacques le considérait avec une inquiétude tendre. Il savait que Gérard avait une manière de génie, mais il douta que ce génie fût de ceux qui mènent à la fortune. Des visions de misère se mêlaient au visage ardent, qui passait et repassait devant les baies lumineuses.

L’oncle vint mettre les deux mains sur les épaules du neveu et dit :

Elle t’aimera. Et j’en serai si heureux. Elle saura que tu m’as rendu un grand service… Je lui dirai même que tu m’as en quelque sorte sauvé la vie. Toutefois, je ne crois pas devoir faire intervenir l’autorité paternelle.

— Gardez-vous-en bien ! cria Jacques avec effroi. C’est son amour que je désire, non sa reconnaissance.

— Tu auras son amour.

Gérard serra dans un meuble l’enveloppe aux billets de banque et entraîna Jacques vers le salon. Louise acheva une grave sonate de Schumann, puis elle tourna vers les deux hommes son visage lumineusement pâle.

— C’est par ce garçon que nous deviendrons riches et que je serai glorieux ! déclara le père. Personne ne m’a jamais rendu un service comparable à celui qu’il vient de me rendre. Je me noyais, mon cher petit enfant !

Les grands yeux berbères se fixèrent sur Jacques. Il y eut un silence, comme il s’en fait lorsque chacun sent passer la menace ou la promesse du destin.

— Tu le remercieras, dit enfin Gérard en se retirant.

Il les laissait dans un grand embarras. Louise baissait la tête. On voyait s’agiter nerveusement un de ses petits pieds. Elle finit par tendre les deux mains et murmura de sa voix de contralto :

— Je sais bien que tu l’aimes comme un fils… Et moi, si tu savais comme je serais heureuse de te voir heureux !

Elle exerçait sur les nerfs de Jacques une action dissolvante. Lorsqu’elle était encore petite-fille, elle n’avait qu’à le toucher pour qu’il perdît la tête. C’était un mélange inanalysable de sensualité et de crainte. Il n’osait pas la désirer, il n’osait se faire aucune image d’union amoureuse avec elle. Cette indécision accroissait la volupté qui émanait de la personne de Louise en y ajoutant quelque chose de surnaturel.

Au moment où les mains de la jeune fille étreignaient les siennes, il éprouva une sensation si violente qu’il crut s’évanouir. Il chuchota :

— Louise, tu sais pourtant que je t’…

— Ne le dis pas ! fit-elle avec une sorte de terreur.

Elle ajouta tout bas :

— Pas maintenant… pas encore ! J’ai si peur… je sais si bien que si tu parlais tout pourrait se perdre ! Ah ! je voudrais faire le même rêve que toi !

La clairvoyance tardive qui lui avait fait comprendre le père lui rendit sensible l’état d’esprit de la fille. Il fut comme un coureur qui rattraperait soudain un retard énorme. Combien différentes avaient été leurs deux affections ! Tandis qu’elle gardait l’autorité d’une étrangère, et que, même aux minutes de la plus fine intimité, elle demeurait inaccessible, il était le compagnon ingénu, à qui la familiarité fait perdre tout prestige. Cette fille ardente, qui aimait l’orage, le vent, la bataille, ne pouvait mêler à ses songes un petit cousin sans mystère. Il fallait qu’il se métamorphosât, qu’il devînt un inconnu, à la suite d’une longue absence, ou par quelque action surprenante.

— Je te comprends ! dit-il avec une soudaine amertume.

Elle tourna vers lui un visage étonné.

— Qu’est-ce que tu comprends ?

— Il vaut mieux que je ne précise pas.

— C’est vrai ! s’exclama-t-elle. Si tu as compris, il vaut infiniment mieux garder le silence. Les mots rendent décisif ce qui peut encore être transformé par le rêve. Les mots tuent les rêves… les vrais rêves… ceux qui sont en nous comme les ténèbres sous les étoiles.

— Ils ne tueraient pas mon rêve !

— Ce ne serait pas la même chose ! Mes mots à moi ne sont jamais trop clairs… parce que tout mon être est changeant… parce que je ne puis rien dire sur moi-même qui s’applique à tous les moments. Tandis que toi, tu es plein de choses qui durent, qui sont les mêmes le lendemain que la veille… On peut trop prévoir tes actes !

— Qui sait ? dit-il, en se souvenant du coffre-fort.

Tout de suite, il sentit que sa tentation même le définissait avec une extraordinaire précision — puisque non seulement elle n’avait pas abouti, mais qu’il savait bien qu’elle n’aurait pas pu aboutir.

Elle le regarda avidement.

— Que veux-tu dire ?

— Rien ! fit-il avec un rire triste.

Les grands yeux berbères continuaient à le fixer, et il sentait que Louise cherchait avec passion cet imprévu qu’elle n’avait jamais découvert en lui.

Il haussa les épaules d’un air résigné.

— Au revoir.

Le visage pâle se bouleversa ; Louise ressaisit les mains du jeune homme et soupira :

— Ne me crois pas ingrate !… Je devine la grandeur du service que tu as rendu à mon père. Il était effroyablement triste — et j’ai eu très peur. Tu l’as sauvé. De quoi, je l’ignore, mais sûrement d’un péril — et grave. Ma vie est à toi, chère Jacques.

— Ce n’est pas ta vie qu’il me faut !…

Ils se regardaient avec des tristesses égales, mais aussi différentes que le printemps et l’hiver.

— Ah ! tu es meilleur que moi ! chuchota-t-elle.


Il regagna misérablement sa bicoque ; les jours qui suivirent furent plus douloureux encore que ceux qu’il y avait passés naguère. L’expérience qui lui était venue transformait les aspects des êtres et des choses. Une sorte de scepticisme s’y mêlait, et rien n’était plus dur que le scepticisme pour l’âme simple de Jacques. Il était né pour vivre confiant, à la manière des jeunes chiens.

Il avait écrit à Coursel pour le remercier. Aucune réponse ne lui parvint pendant toute la semaine. Peut-être le joueur était-il en voyage ; peut-être, fantasque, voulait-il laisser Jacques dans le doute.

Cependant, le samedi, une lettre arriva à l’ermitage ; elle portait le timbre de Nice.


« Cher monsieur Vérane,


« Il y a erreur. Je ne vous ai rien envoyé du tout. Il m’aurait été impossible de le faire. Je passe par une période de déveine : ma « voix » a été aussi rare que fugitive. Je garde un souvenir charmant et mélancolique des heures que nous avons passées ensemble. Il m’aurait été, je vous assure, très doux de vous rendre service. Ne manquez pas de m’écrire. Je me méfie un peu de cette lettre qui vous a si mystérieusement apporté vingt mille francs, et je voudrais connaître la suite de l’aventure non par une stupide curiosité, mais à cause de l’intérêt que je vous porte. »


Jacques lut et relut cette lettre avec une agitation extrême : l’événement devenait totalement incompréhensible. « Peut-être est-ce lui tout de même ! Il est si bizarre ! »

Plus il songeait, moins il doutait de la véracité du joueur. Une inquiétude l’envahit, qu’accroissaient de multiples conjectures. Il alla jusqu’à supposer qu’Alexandre, pris de regret, était l’auteur de l’envoi ; mais une telle hypothèse dépassait tellement les limites de la vraisemblance que le jeune homme ne s’y arrêtait jamais plus de quelques secondes…

Deux semaines s’écoulèrent. Jacques vivait dans une sorte de torpeur entrecoupée d’angoisse. Et il n’essayait plus de deviner l’énigme, lorsqu’un après-midi une automobile s’arrêta devant la gentilhommière.

Alexandre en descendit, accompagné d’un gendarme.

La vue du gendarme produisit une impression désagréable sur Jacques, non parce qu’il n’aimait pas les gendarmes, mais parce que celui-ci, après un court colloque avec l’oncle, avait pris l’attitude d’un homme qui a reçu une consigne.

Alexandre s’avança, dit un mot en passant à la servante et monta chez Jacques. Il montrait un visage sournois et contracté. Tout de suite, il cria :

— Voleur !

C’est une appellation à laquelle personne n’est capable d’opposer une physionomie indifférente. Jacques tressaillit et même devint pâle :

— Voleur ! répéta l’oncle, en regardant son neveu dans les yeux.

Jacques reprenait son sang-froid :

— Mon oncle, dit-il doucement, vous n’êtes pas devenu fou ?

— Ne rusons pas ! fit Alexandre d’une voix sombre. Ton trouble était visible, et tu es encore tout blanc… C’est toi qui as farfouillé dans mon coffre-fort ?

Ainsi posée, la question correspondait à une réalité certaine et devenait redoutable. Jacques était si terriblement véridique qu’il fut sur le point d’avouer qu’il avait ouvert le coffre-fort. Mais il vit d’un trait les conséquences monstrueuses de cet aveu.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? riposta-t-il avec une certaine âpreté.

— Cela veut dire, glapit Alexandre, qu’on m’a pris vingt mille francs !

— Et qu’y puis-je ? s’exclama Jacques, abasourdi par cette coïncidence.

— Tu y peux que ces vingt mille francs sont passés de mon coffre-fort dans ta poche et de ta poche dans celle du loufoque… C’est mathématique !

Il y eut un silence. Les deux hommes ne cessaient de se regarder en face. Alexandre, qui connaissait surabondamment l’ingénuité de Jacques, cherchait à le déconcerter.

— Mon cher oncle, reprit enfin le jeune homme, je vous jure que je ne vous ai jamais pris la valeur d’un liard… même lorsque j’étais petit garçon.

Cette réponse désappointa Alexandre et le troubla. Il avait l’habitude de croire Jacques : c’est un genre d’habitude qui se perd difficilement, lorsqu’elle est ancienne. Les soupçons qui l’avaient mené chez le jeune homme, et que justifiaient en partie les circonstances, tendaient à disparaître. Alexandre n’entendait pas les laisser disparaître sans lutte. Ses plus violentes passions étaient allumées et, du même coup, ses pires instincts de ruse et de méfiance.

Il prêcha le faux pour savoir le vrai :

— Nieras-tu aussi que tu as remis vingt mille francs à Gérard ?

— Je lui ai effectivement remis vingt mille francs !

— Ah ! cria d’autre d’un ton de triomphe… Voilà l’aveu.

Mais, parce que Jacques avouait le deuxième fait et non le premier, ce triomphe fut court. Alexandre sentit rageusement que ses soupçons continuaient à décroître :

— D’où venaient ces vingt mille francs ?

— Je n’en sais rien, fit l’autre avec un accent de sincérité complète. Je les ai reçus par la poste. J’ai cru qu’ils m’étaient envoyés par un joueur que j’ai rencontré à Aix-les-Bains. Je me trompais…

Les soupçons reprirent quelque force ; Alexandre ricana :

— Tu viens de te livrer pieds et poings liés, imbécile ! Il n’y a pas un seul juge ni un seul juré qui hésiterait à te condamner…

Il prit une voix insinuante :

— Avoue !… C’est ce que tu as de mieux à faire — et c’est le seul moyen d’éviter le jugement et la prison. Car si tu n’avoues pas, aussi vrai que je m’appelle Alexandre-Hyacinthe Vérane, ma plainte sera déposée ce soir entre les mains du procureur de la République, et je me laverai les mains des conséquences ; tu l’auras voulu ! Si, au contraire, tu avoues, nous arrangerons l’affaire entre le loufoque, toi et moi. Avoue !

— Ce serait idiot, riposta amèrement Jacques. Je ne vous ai fait aucun tort.

— Nom de Dieu ! grogna Alexandre.

Car une sincérité si naïve éclatait sur la face de Jacques qu’il sentait les dernières traces de soupçon fondre comme la neige au soleil. Il en fut d’abord furieux. Puis, une joie obscure filtra à travers son affliction d’avare volé :

— Jure-le !… sur la mémoire de ton père et de ta mère, dit-il, presque avec douceur.

Jacques fit le serment demandé. Alexandre, les poings clos et les sourcils rapprochés, ne se sentit plus capable de croire à la coulpe de Jacques. Il grommela :

— Enfin ! c’est pourtant extraordinaire… c’est absurde… c’est inadmissible. Quel être fantastique a pu avoir l’idée de t’envoyer vingt mille francs ? As-tu gardé l’enveloppe ?

— Non.

— Tu n’as pas gardé l’enveloppe, misérable ! Tu as été assez bête pour détruire la seule présomption — vague — de ton innocence ?

Maintenant Jacques écoutait mal. L’aventure lui paraissait bien plus extraordinaire qu’elle ne pouvait paraître à l’oncle. Des rapprochements mystérieux se faisaient au fond de son être, qui le bouleversaient.

— Croyez-vous vraiment, dit-il, qu’il y ait un lien entre cet envoi et le vol ?

— Comment, si je le crois ! Il n’y a que deux hypothèses possibles : ou bien, malgré ton serment, c’est toi le voleur, ou bien c’est celui qui t’a envoyé l’argent.

— Pourquoi ? Il peut n’y avoir là qu’une coïncidence.

— Quintessence de bourrique ! Une telle coïncidence est à peu près impossible.

Les pensées tournoyaient en Jacques. S’il n’avait guère d’astuce, il ne manquait pas d’imagination ni de logique :

— Les hypothèses que vous êtes forcé de faire sont encore plus singulières, il me semble. Il faut en effet supposer qu’un inconnu soit allé vous voler pour me donner votre argent. Il a dû savoir que j’avais besoin de vingt mille francs. Il a dû s’introduire chez vous. Il a dû se procurer une clef de votre coffre-fort — ou encore se servir de votre clef. Un tel ensemble de circonstances serait surnaturel.

— Alors, c’est toi le coupable !

Mais Alexandre, frappé des observations du jeune homme, n’était pas loin d’attacher à la coïncidence une moindre valeur. D’autant plus que — ce qu’il se gardait bien d’avouer — il ne savait pas exactement combien on lui avait volé : quelque incertitude régnait dans ses comptes. Il lui manquait plus de quinze mille francs, mais peut-être pas tout à fait vingt mille. Il n’aurait même découvert le vol que beaucoup plus tard s’il n’y avait eu une liasse, déjà assez ancienne, dont il gardait les numéros.

— C’est bien ! dit-il enfin. Il n’y a qu’à remettre l’affaire dans les mains d’un juge d’instruction. Puisque tu n’es pas coupable, cette solution est simplement normale.

Sa bouche se crispa, comme s’il venait d’avaler quelque affreux acide ; ses soupçons s’éparpillaient au hasard ; il soupçonna même une machination obscure de son frère Gérard.

— Êtes-vous bien sûr qu’on vous a volé ? fit rêveusement le neveu.

— Si j’en suis sûr !… Mais j’ai les…

Il n’acheva point : la méfiance lui conseillait de ne confier à personne la preuve qui pouvait mettre le juge sur une bonne piste. Il épia une dernière fois Jacques, puis il alla rejoindre son gendarme et son automobile.

Jacques demeurait fiévreux et connaissait le remords. Il regrettait de n’avoir pu dire toute la vérité à l’oncle. Évidemment, cette vérité ne pouvait servir à rien du tout, ou plutôt elle ne pouvait qu’être nuisible. Tout de même, il était triste et humilié ; parce qu’on avait volé Alexandre, il se sentait coupable. Sans doute, il n’avait rien pris, et il était incapable de rien prendre, mais enfin il avait subi la tentation jusqu’à ouvrir le coffre-fort. Pour n’être qu’un simple geste, son péché ne l’en ferait pas moins rougir jusqu’à sa mort. Par ailleurs, il continuait à faire des conjectures. Aucune n’aboutissait, aucune ne s’attachait à un être, pas même au cocher Anselme, ni à la grosse Amélie. Il se persuada que c’était bien un inconnu qui s’était introduit au château, et presque sûrement un cambrioleur de profession.

Le surlendemain il reçut un billet d’Alexandre qui lui annonçait que la plainte était déposée et que Jacques serait appelé en témoignage chez le juge d’instruction. Cette nouvelle ne l’agita guère : il n’avait rien à dire et ne dirait rien. Mais, trois jours plus tard, en revenant de la forêt, accompagné de ses chiens, il trouva un quidam qui l’attendait, un long homme, au profil de slougui, qui regardait de côté, d’un air sournois. Il portait des bésicles de couleur orangée, qui servaient uniquement à protéger une vue lasse, car il n’était ni myope ni presbyte.

— Excusez-moi de ne vous avoir pas prévenu de ma visite, fit-il languissamment. J’ai dû venir à l’improviste, envoyé par M. Alexandre Vérane.

Sa voix était molle et rauque : il ne faisait aucun geste :

— Je suis un ancien agent de la Sûreté, avoua-t-il d’un air chagrin.

Peu à peu, ses yeux s’étaient fixés sur Jacques ; il ajouta :

— Vous devinez que je viens pour cette affaire — Elle se complique, monsieur. Elle se complique bizarrement.

— Qu’y puis-je faire ? s’exclama Jacques avec un mélange d’impatience et d’anxiété.

— Monsieur, reprit l’homme avec onction, vous pouvez m’aider dans mes recherches. Car il n’y a plus de doute — il n’y a plus l’ombre d’un doute : vous êtes intimement mêlé à l’affaire.

Jacques haussa les sourcils.

— Voulez-vous dire qu’il s’est produit un fait nouveau ?

— Un fait décisif.

L’homme avait une manière de tout examiner autour de lui, une manière sournoise qui énervait.

— Eh bien ! qu’y puis-je ? s’écria Jacques. Ce n’est vraiment pas de ma faute si je suis mêlé à tout ça.

— Je le jurerais ! acquiesça l’autre. Mais vous y êtes mêlé tout de même. Il ne dépend pas de nous, monsieur, d’être ou de n’être pas mêlés à une affaire : comment un événement pourrait-il dépendre de créatures qui sont venues au monde sans avoir rien fait pour cela, et qui vivent sans avoir la moindre idée de ce qu’elles font dans la vie ?.. Nul ne peut savoir s’il finira dans son lit ou sur la bascule d’une guillotine… Voyez Marie-Antoinette !… En attendant vous pouvez, comme je l’ai dit, m’aider à éclaircir l’affaire.

— Je voudrais d’abord savoir pourquoi je suis impliqué plus étroitement aujourd’hui qu’hier ? fit Jacques avec acrimonie.

— Ce sera demain le secret de polichinelle. Il est bon, d’ailleurs, que vous le sachiez. Voici : parmi les billets de banque que vous avez remis à M. Gérard Vérane, et que M. Vérane a remis à une tierce personne, il s’en trouve dix qui portent des numéros communiqués par votre oncle à M. le juge d’instruction Philippeaux et à moi-même.

Une émotion obscure, mais profonde, agita l’âme de Jacques. Et l’événement lui parut si extraordinaire que, malgré sa crédulité, il douta.

— Est-ce qu’on me tend un piège ? demanda-t-il avec amertume.

— Ce serait un piège stupide, fit doucement l’homme. En fait, si la coïncidence est bizarre, elle n’en est pas moins la sainte vérité. Et quelle que soit votre nature optimiste ou pessimiste, vous ne saurez méconnaitre que c’est grave.

— Pour moi ?

— Pour vous si l’on était résolu à agir contre vous. Mais M. Alexandre Vérane croit à votre innocence. Moi-même, monsieur, dont la profession exigea pendant tant d’années la méfiance, j’ai une tendance singulière à vous estimer incapable d’une action reprochable… Vous n’en êtes pas moins menacé, par les circonstances sinon par les hommes. Et votre intérêt exige que vous aidiez à débrouiller l’affaire.

— Je ne vois pas comment !

— En nous disant simplement la vérité… j’entends toutes les circonstances de la vérité.

— À vous ou au juge ?

— Aux deux, s’il est nécessaire.

L’homme atteignit un portefeuille de cuir noir et en tira une lettre en même temps qu’une carte. La carte portait le nom de Jérôme Mérangue, la lettre était d’Alexandre : brève et rogue, elle engageait le jeune homme à avoir pleine confiance dans le visiteur.

— C’est bien ! fit Jacques, dont le visage marquait un ennui indigné.

— Il saute aux yeux, même d’une personne rebelle aux roueries policières, reprit Mérangue, que le coupable savait que vous cherchiez à vous procurer vingt mille francs. Nous ne connaissons actuellement que quatre personnes qui sont dans ce cas : vos deux oncles, vous-même et un joueur que vous avez rencontré à Aix-les-Bains. S’il n’y en a pas d’autre, il faut nécessairement qu’un des quatre soit coupable. Leur innocence implique une cinquième personne préalablement renseignée. Je suppose que vous n’avez aucun doute sur l’innocence de vos oncles et du joueur ?

— Aucune.

— Il faudrait, en effet, supposer une machination qui confinerait à la folie en ce qui regarde M. Alexandre Vérane. D’autre part, le joueur devrait être un individu inouï, mélangeant des qualités d’un cambrioleur d’élite à la plus invraisemblable générosité. M. Gérard Vérane serait un monstre unique si, ayant dérobé la somme pour son usage, il avait eu l’idée de vous l’envoyer anonymement afin que vous la lui remettiez ensuite. C’est encore chez vous que l’acte s’expliquerait le mieux — car si votre nature est honnête, elle est aussi, à ce que m’a appris mon enquête, dangereusement généreuse. En définitive, on vous met hors de cause… Donc, il nous faut trouver ailleurs. Et la première question qui s’impose est celle-ci : n’avez-vous fait part de la situation à personne d’autre qu’à M. Alexandre Vérane et au joueur d’Aix ?

Un grand trouble s’était emparé de Jacques. Il balbutia :

— Quelqu’un a pu surprendre mon secret.

— Sans doute ! fit Mérangue, qui l’épiait d’une manière intolérable. Mais ce ne pourrait être que quelqu’un qui s’intéresse prodigieusement à vous, ce qui faciliterait les recherches. Car enfin, vous devez connaître vos amis. Toutefois, êtes-vous sûr de n’avoir fait aucune confidence ?

— Je n’ai fait aucune confidence, en dehors de mon oncle et de M. Courcel ! cria Jacques d’une voix tranchante.

— Vous en êtes sûr ?

— J’en suis sûr.

Il était devenu livide. Son cœur s’emplissait d’épouvante.

— Je vous demande pardon de vous faire remarquer, dit Mérangue, que vous êtes très ému — et que cette émotion ne s’explique que par ma question. Je me permets de supposer que vous cachez quelque chose.

— Rien du tout ! gronda Jacques, saisi d’une colère soudaine. Mon agitation a pour cause toute l’affaire — qui me dégoûte et m’indigne.

— Vous avez tort de ne pas parler.

— Je n’ai rien à dire.

— Oh ! si, monsieur, susurra l’homme, vous avez quelque chose à dire. Et je voudrais vous persuader que votre silence ne servira la cause de personne. Quoi que vous fassiez, nous devons nécessairement découvrir tous vos amis, et parmi eux se trouvera non moins nécessairement celui qui a pris les vingt mille francs. Croyez-en ma vieille expérience.

— Qui vous assure que ce n’est pas une sorte de fou qui a surpris mon secret ? fit Jacques.

— Vous n’en croyez rien, monsieur. Si vous aviez pu vous voir dans une glace pendant que vous parliez, vous n’auriez pas achevé votre phrase, tellement votre visage vous trahissait. Je ne crains pas de le dire : vous connaissez le coupable.

— Je me considérerais comme un gredin si je me permettais, ne sachant rien, de soupçonner quelqu’un !

— Ce qui signifie que vous ne voulez soupçonner personne — mais le soupçon, ou plutôt la certitude, est plus fort que votre volonté…

Il y eut un silence. Jacques s’était levé. Il marchait fiévreusement à travers la chambre. Mérangue, l’air fatigué et bonhomme, n’épiait même plus. Il attendait. Il croyait à la puissance énervante de l’attente.

Le crépuscule commençait à remplir les nuages de fables lumineuses : la terreur de Jacques croissait encore ; son être était plein d’une tendresse et d’une pitié déchirantes.

— Permettez-moi, reprit enfin l’autre, de vous supplier une fois encore de me dire si vous n’avez pas communiqué votre secret à une cinquième personne.

— Je vous ai dit que non !

— Je déplore votre silence, monsieur Vérane ; je crains qu’il ne soit bien dangereux pour celui ou celle que vous voulez sauver. Nous sommes à l’heure où un arrangement est possible. Dans deux ou trois jours, l’engrenage aura tout saisi. Alors, il faudra aller jusqu’au bout !

Il levait les deux bras d’une manière chagrine. Une extrême inquiétude faisait palpiter Jacques.

— À l’honneur de vous revoir ! dit le visiteur.

Il marcha vers la porte d’un pas mou ; il se retourna avant de la franchir.

— Vous réfléchirez… Et moi, jusqu’à demain matin, j’attendrai une dépêche…

Il soupira et acheva à voix basse :

— Ensuite, la justice suivra son cours.


Jacques passa une des heures les plus douloureuses de sa vie. Car il lui était impossible de rester dans la maison, il marchait éperdument à travers le jardin et dans les prés. Il ne parvenait pas à réfléchir ; il était plein d’une affreuse incertitude ; toute démarche pouvait précipiter un dénouement dont il avait horreur.

À la fin, il se décida à aller seller le vieux hongre et l’enfourcha. Puis il prit sa course à travers champs, accompagné de ses chiens.

Le vieux cheval avait du cœur. Dans les circonstances difficiles, il retrouvait un reste de ce feu qui animait sa jeunesse. Il n’était pas nécessaire de lui faire sentir l’éperon : il suffit à Jacques de l’animer d’une caresse et d’un cri d’encouragement pour qu’il fût prêt à dépenser sans compter sa force et son souffle. Il galopa sur les routes, au travers des landes et des pâturages, tandis que les deux chiens, pour qui toute course était une fête, filaient vertigineusement dans les gramens, aboyaient aux taupes et jetaient la terreur dans l’âme des mulots, des lapereaux ou des grives.

Jacques allait à l’aventure. Il savait bien quelle forme il poursuivait parmi les formes éphémères, mais il ignorait où la trouver. C’était là-bas, dans le domaine d’Alexandre, près de la rivière ou à l’orée des boqueteaux, qu’il espérait découvrir une silhouette furtive. Ce qu’il allait faire ou dire n’avait pas encore d’importance. Avant tout, il fallait la voir…

— Hep ! Mazeppa.

Le vieux hongre répondait depuis plus de vingt ans à ce nom romantique. Chaque fois que son maître le prononçait en clappant, il allongeait ses pattes minces, encore qu’un peu grossies aux boulets, il dressait fièrement sa tête squelettique ; une vague flamme paraissait dans les yeux troubles.

Tout de même, les kilomètres suivaient les kilomètres. On commençait à voir les collines de l’Épervier. Jacques obliqua vers la droite, passa entre un étang et une jeune châtaigneraie, puis tourna la colline orientale. Maintenant, il était sur les terres d’Alexandre. Une arête rocheuse annonçait la rivière. Mazeppa avait un souffle rauque, mais la vaillance domptait la lassitude.

— Encore quelques minutes, Zeppa, murmura le cavalier en caressant l’encolure de la bête.

Le cheval répondit par un faible hennissement et s’enleva. Mais quand ils parvinrent à la rivière il tremblait sur ses pattes.

— Nous y sommes !

Jacques sauta sur l’herbe rousse, attacha la bête à une viorne et se mit à chercher au long de la rive. Quand il arriva au Trou de Lucifer, il arrêta ses chiens auprès d’un bloc où Rose se tenait de préférence et le leur fit fleurer.

— Cherche, Fumat !… À la piste, Pyrame !

Ils comprirent. Leurs nez intelligents se mirent à prendre autour d’eux ces images odorantes qui, pour les chiens, remplacent avantageusement nos images visuelles. Les tracés s’entre-croisaient, Enfin, Fumat finit par foncer vers le nord, et Pyrame ne tarda pas à approuver cette démarche en l’imitant. Ils traversèrent une luzernière, passèrent par un boqueteau de tilleuls et gravirent une éminence en poussant des aboiements qui ressemblaient à des hourras.

Quand Jacques les rejoignit à la crête, il frissonna. Au loin, dans l’échancrure d’une colline, il apercevait une forme mince qui avançait. Une douceur mêlée d’épouvante envahit son âme. Déjà Pyrame et Fumat l’entraînaient sur le versant, puis dans la plaine. C’était une lande semée de mares et de halliers. De-ci de-là, une grenouille bondissait ou poussait sa plainte clapotante ; des némocères formaient des colonnes bruissantes ; un lièvre, persuadé que c’était contre lui que se liguaient cette bête verticale et ces deux colosses aboyants, fuyait avec un horrible battement de cœur.

Presque sûr maintenant de rattraper Rose, Jacques commençait à réfléchir. Les difficultés de sa tâche apparaissaient toutes ensemble. Il n’en redoutait aucune. Son être se donnait avec fièvre au sauvetage de la jeune fille.

Il dépassa la lande, il revit, parmi les vignes, dans un charmant site gallo-romain, Rose dorée par le soleil. Les chiens aboyaient allégrement. Dans cinq minutes, il serait auprès d’elle…

Comme il se hâtait, il entendit bruire des feuillages et retentir des pas. Entre des buissons, deux faces tannées apparurent et des uniformes sombres. Derrière, se profila une troisième silhouette ; Jacques reconnut Mérangue.

— Que voulez-vous ? cria le jeune homme d’une voix rude.

— Peu de chose, fit Mérangue en saluant. Je voudrais connaître le motif de votre présence…

Il avait son regard sournois et son air nonchalant. Comme Jacques se taisait, abasourdi et furieux :

— Mon exigence semble grossièrement indiscrète, reprit le détective, et vraiment je suis confus. Mais chacun doit accomplir son devoir… Le mien est de veiller sur vos actes et d’en induire les causes. Peut-être me direz-vous que votre présence ici est un hasard ou un caprice. Mais vous sentirez que cette assertion est si inadmissible que vous n’insisterez point…

— Mon intention, riposta Jacques, est de voir mon oncle.

— Pas mal ! fit l’autre. Mais guère plausible. Nous vous avons vu venir ; la route que vous avez parcourue est trois fois aussi longue que celle que vous deviez rationnellement suivre.

Le jeune homme se calmait. Il comprit que toute colère, à moins qu’elle ne fût simulée, lui ferait commettre des sottises.

— Cela n’a pas d’importance, grommela-t-il en haussant les épaules. Je suis arrivé plus tôt que je n’espérais.

— Et vous aimez à errer, acquiesça doucement Mérangue. C’est pour mieux errer que vous galopiez si fort et que vous risquiez de faire crever votre vieux cheval.

Là-bas, Rose venait de disparaître ; Jacques en éprouva une sorte de soulagement.

— Où voulez-vous en venir ? dit-il. Si j’avais eu l’intention de fuir, je ne serais évidemment pas venu par ici.

— Je vous aurais laissé fuir sans la moindre appréhension, riposta le détective.

— Ç’aurait pourtant été un aveu.

— Sans doute, et qui m’aurait personnellement mis hors de cause. Mon rôle n’est pas d’arrêter le coupable, mais de le signaler.

— Alors, je ne vois pas pourquoi vous m’abordez avec des gendarmes.

— J’espère que vous le verrez à la longue. En attendant, voulez-vous nous permettre de vous accompagner au château ?

— Pourquoi ? J’irai bien tout seul.

— C’est ce qu’il ne faut point.

L’effroi piqua Jacques au cœur comme la pointe d’un couteau. Il entrevit avec amertume l’erreur qu’il avait commise et pressentit qu’elle était irréparable.

— J’irai seul ! se récria-t-il.

— J’ai le regret de ne pouvoir y consentir, fit Mérangue d’un ton obséquieux.

— Vous y consentirez ! Vous n’avez pas le droit de m’imposer votre compagnie ni celle de ces messieurs.

La colère l’avait repris, une colère blanche qui faisait craquer ses mâchoires.

— Je vous demande pardon… Nous en avons le droit repartit le détective.

Il fit un signe à un des gendarmes, qui tira un papier de sa poche.

Mérangue murmurait :

— Un petit mandat d’amener… Simple précaution, monsieur… vous serez libre avant ce soir. Provisoirement, il ne vous reste qu’à nous suivre.

Les deux gendarmes s’étaient placidement placés à la droite et à la gauche du jeune homme. Il comprit que non seulement toute résistance serait absurde, mais encore qu’elle favoriserait les machinations de Mérangue. Résigné, il se laissa faire.

Mérangue conduisait la marche. Il eut soin de passer par la plaine nue, évitant les boqueteaux et les halliers.

Quand ils parvinrent à proximité du château, on aperçut Alexandre qui attendait sur la pelouse. La vue de Jacques entre les deux gendarmes parut lui faire de la peine.

— Ça suffira ! dit-il en s’avançant vivement.

Et il entraîna Jacques, tandis que les gendarmes demeuraient dans la cour.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Jacques, exaspéré.

— Je n’en sais rien, reprit Alexandre… C’est une idée de Mérangue, une idée qui me paraît étrange, car il ne te soupçonne pas plus que je ne te soupçonne moi-même.

Alexandre était blafard et fiévreux. Il dormait mal depuis plusieurs nuits, rongé par la fureur d’avoir été volé et plus encore par le mystère de ce vol : un fantôme le hantait, le fantôme d’un être qui détenait le pouvoir d’ouvrir le coffre-fort.

— Je donnerais cinq cent louis pour qu’on le pince ! grommela-t-il en regardant par la fenêtre.

Une rumeur l’interrompit ; on entendit une voix de femme, puis la voix de Mérangue, tandis que les chiens, nerveux, aboyaient rudement. La porte s’ouvrit : Rose entra, les yeux étincelants, sa grande chevelure défaite, qui retombait sur son épaule comme une crinière.

Elle cria :

— C’est moi qui ai pris les vingt mille francs !

Le cri de la jeune fille n’étonna qu’Alexandre. Il la regardait avec ahurissement et rancune, ne sachant pas au juste s’il fallait la croire. Jacques était consterné. Mérangue se frottait doucement les mains en contenant un sourire d’homme qui a su régir le destin.

La première surprise passée, Alexandre exclama :

— Tu n’es pas folle ?

Elle se tenait devant les trois hommes, fine, mélancolique et charmante.

— J’ose assurer que mademoiselle jouit de la plénitude de ses facultés ! fit Mérangue d’un ton papelard. J’attendais sa déclaration.

— C’est donc vrai ? grogna l’oncle.

— C’est faux ! fit Jacques avec véhémence. Elle est innocente. Moi seul ai commis le vol !

— Oh ! se récria Mérangue d’un ton scandalisé…

Rose avait les yeux ardemment fixés sur le visage de Jacques ; puis une émotion très douce détendit ses lèvres ; elle murmura :

— Vous seriez mort plutôt !

— C’est pourtant moi ! reprit le jeune homme avec fièvre. Le soir même où je suis venu demander les vingt mille francs, mon oncle a perdu sa clef dans ma chambre. Je suis allé au coffre-fort…

— Tu connaissais donc la combinaison ? demanda machinalement Alexandre.

Jacques hésita. Mais, craignant un piège, il préféra demeurer dans les limites possibles de la vérité.

— Je ne connaissais pas la combinaison. La serrure n’a pas résisté.

— Donc la combinaison était prête, intervint Mérangue. Qui l’avait préparée ?

— Mon oncle avait sans doute oublié de la défaire !

— Impossible ! se récria Alexandre. J’ai pu perdre ma clef… je n’ai pas pu, le même jour, oublier de prendre mes précautions.

— En tout cas, c’est excessivement improbable ! dit le détective. Quoi qu’il en soit, M. Jacques Vérane a pu voir la combinaison. Peut-il nous l’indiquer ?

— Je l’ai à peine remarquée, balbutia Jacques.

— N’était-ce pas 192 A ? fit Rose avec un faible sourire où passait la malice féminine.

— Oui, 192 A ! clama l’oncle avec un renouveau de fureur… Ah ! coquine, c’était bien toi.

— Je jure que non ! fit Jacques.

Les yeux de Rose se remplirent de larmes.

— C’est beau, ce que vous faites là ! gémit-elle. Mais c’est faux tout de même. Savez-vous seulement ce qu’il y avait dans le coffre-fort ?

— Une véritable fortune… des billets… des titres… beaucoup d’or et d’argent… de vieilles pièces !

Elle lui coupa vivement la parole :

— Ce n’est pas difficile à deviner pour qui connaît votre oncle, Mais pourriez-vous seulement donner un détail ?

Il demeura muet, atterré.

— Avez-vous remarqué, par exemple, de vieux billets de la loterie d’Amsterdam ? continuait-elle, les pommettes rouges et les prunelles fiévreuses… Allons, ne luttez pas, c’est inutile ! Vous voyez bien que personne ne peut avoir un doute, et que personne n’en aura…

— Tu iras en prison ! fit sauvagement l’oncle. Je veux qu’on l’arrête… Je veux que cette petite gueuse soit châtiée ! Je veux…

Son avarice prenait subitement la forme la plus féroce et la plus vertigineuse ; il montrait les deux poings, il écumait.

Mais Rose, haussant les épaules, disait avec douceur :

— C’est votre faute.

— Tu iras en prison !…

La porte du corridor s’ouvrit avec violence ; une voix glapissante se fit entendre :

— Vieux grigou… vieux fesse-mathieu… tâchez voir d’oser ! Anselme aurait votre peau !…

La cuisinière Amélie avançait sa masse adipeuse et se campait devant son maître :

— Si vous restituiez toute la galette que vous avez chipée au trictrac et au piquet, si vous payiez mes services comme ça se doit, c’est pas vingt mille balles qu’y faudrait abouler, c’est au moins trente mille. Et ça ne serait pas cher.

Cette fureur brutale faisait reculer la fureur de l’oncle. Il baissait la tête ; la fatigue des insomnies détendait ses nerfs jusqu’alors surexcités ; des images funestes flottaient devant ses prunelles. D’ailleurs, à la longue, cette créature ancillaire avait pris sur lui cette espèce d’influence qui naît des mauvaises habitudes.

— On verra ! grommela-t-il.

— On verra rien ! Je veux pas attendre… Je veux qu’on me promette aujourd’hui même qu’alle sera pas embêtée. C’est la fille ed’ ma sœur… laquelle que j’ai aimée comme une mère… et Rose est comme ma fille. Çui qui y touche me touche ! Je veux pas attendre, que je dis !

Alexandre tourna son visage appesanti vers Mérangue :

— Pensez-vous qu’elle recommencera ? demanda-t-il.

— Je suis sûr du contraire ! répondit le détective. C’est un de ces cas exceptionnels comme il ne s’en rencontre pas un sur un million… Cette jeune fille n’a rien pris avant l’événement ; elle ne prendra jamais rien par la suite.

— Nous enterrerons l’affaire ! gémit l’avare.

— Y a du bon ! rauqua la matrone.

Parce qu’il avait cédé, Alexandre fut repris de courroux ; il menaça :

— Je réduirai vos gages !

La grosse Amélie se mit à rire :

— Ça vous coûterait gros, not’ bon maître !

Cette scène avait hypnotisé Jacques, non par elle-même, mais à cause de ses conséquences. Quand il vit l’oncle céder, il éprouva une joie si vive qu’il en était comme hébété… Tête basse, il demeurait plongé dans un rêve. À la fin, il tourna les yeux du côté où se tenait Rose.

Rose avait disparu.

Mérangue, qui surveillait avec indifférence des événements qui ne le concernaient plus, vit le trouble où cette disparition jetait le jeune homme.

— Elle ne doit pas être loin ! chuchota-t-il… Il vous sera facile de la rejoindre…

— Mais quand est-elle sortie ? Après ou avant que mon oncle ait consenti à ne pas poursuivre ?

— Avant.

Jacques bondit vers la porte.

C’était déjà le crépuscule. Une sonnerie de cloche se répandait languissamment sur des herbages. Des fournaises de cuivre et d’escarboucle s’ouvraient à l’occident. Une brise chargée de pollens portait au travers de la pelouse la douceur et les regrets de la vie. Jacques explora du regard l’étendue dans l’espérance de voir Rose, — mais il n’apercevait que les gramens assombris, les peupliers, les vernes et les sapins. Aidé de Fumat et de Pyrame, il se mit, comme naguère, à la recherche de la jeune fille. Les traces étaient brouillées à plusieurs reprises ; les chiens s’élancèrent sur des pistes fallacieuses.

Ils finirent par mener Jacques au Trou de Lucifer, où ils s’arrêtèrent, désorientés. Le jeune homme contemplait avec horreur le gouffre au fond duquel balbutiait la rivière. L’épouvante glaçait sa nuque. Penché sur les rocs, sur les arbres frêles et longs qui s’élevaient de la profondeur, il était la proie des idées néfastes. Tout parut possible. L’âme de Rose était une énigme : il n’en connaissait qu’une part : cette part était téméraire et aventureuse. Dans la nuit tombante, il se souvenait de scènes infiniment mélancoliques.

La cloche se taisait. Une tendresse immense et lourde de pressentiments emplissait la poitrine du jeune homme. Tout ce qu’il aimait s’effaçait devant le souvenir de Rose — même cette resplendissante Louise, qui l’avait si souvent saisi d’admiration. Un destin nouveau s’ouvrait ; la grâce de la fugitive se mêlait aux cendres crépusculaires et à toutes les choses terribles dont parle le vieil Épictète…

Une pierre qui roulait dans l’abîme fit tressauter Jacques :

« Il faut agir ! »

Au loin, le hennissement rauque, le hennissement usé de Mazeppa se fit entendre. D’instinct l’homme alla rejoindre le vieux cheval. Comme il le déliait, une forme légère passa, un petit rustre attardé : Jacques s’écria :

— N’as-tu pas vu Mlle Rose ?

L’enfant leva son visage comme vaporisé par les demi-ténèbres, et, montrant la rivière :

— Alle est passée su’ les Pierres de l’Ogre.

Les Pierres de l’Ogre étaient ces blocs immémoriaux, semés dans le lit de la rivière, sur lesquels Rose passait le gué à pied sec.

— Tu es sûr qu’elle est allée sur l’autre rive ? demanda-t-il encore.

— Comme je sis ici ! riposta l’enfant, qui s’enfuit par les pénombres.

Jacques respira plus librement. Il poussa jusqu’au gué et le franchit, juché sur Mazeppa. Fumat et Pyrame bondissaient de pierre en pierre. Mais la trace continuait à se dérober. Pendant longtemps, les bêtes désemparées rôdèrent à l’aventure. À la fin, Jacques eut l’idée de remonter vers l’amont.

Pyrame s’arrêta le premier, flaira avec méthode, comme un chien sage qu’il était, et fila vers l’orient. La lune venait d’y paraître, molle, vague et comme feutrée. Elle montait derrière un vieux donjon, qui semblait minuscule. Rouge comme une flaque de sang, elle devenait de minute en minute plus pâle et plus précise. Un vent tendre se leva, qui emportait l’âme des herbes, des corolles, des vallées fécondes et des collines embaumées de la Savoie.

Les chiens obliquèrent vers le sud et passèrent le long d’un bois de châtaigniers. C’est Fumat qui menait la chasse. Il avait plus d’ardeur que son compagnon. On passa au bas d’une côte, où des plantes potagères croissaient familièrement parmi les vignes, puis on traversa une longue prairie où des meules formaient des monticules fauves. Un charme extraordinaire s’exhalait du sol et semblait pleuvoir des étoiles. Cette terre de féerie chantait le bonheur ingénu qui parfume les vers de Virgile…

Cependant Pyrame et Fumat s’engageaient dans la futaie. Des oiseaux inquiets s’éveillaient dans l’ombre argentine, un hibou soupira, des noctuelles frôlaient le visage de Jacques — et il rêvait à des nuits semblables, lorsque Rose était une petite fille et qu’ils couraient sur la pelouse et dans la lande, pleins de cette ardeur mystérieuse qui anime la chair des petits d’hommes et des jeunes animaux.

La futaie s’ouvrit, il apparut une étendue ronde qui était presque tout entière occupée par l’eau. Jacques reconnut le lac des Sorcières. Jadis y accouraient, dans les ténèbres, ceux qui se révoltaient contre les maîtres et contre le sort. Des fêtes noires les consolaient de leur abjection ; on rôtissait le gibier interdit ; on parodiait les rites ; des amours furtives, violentes et sacrilèges unissaient les misérables.

La lune, qui était devenue aussi blanche que la fleur du catalpa, éclairait l’eau semée d’algues, de flouves, de sagittaires et de lentilles. Les longs roseaux agitaient leurs glaives ; des chauves-souris traçaient des lacets incertains, et les grenouilles élevaient des milliers de voix plaintives, clapotantes et séniles…

L’homme et les bêtes errèrent quelque temps le long de la rive, puis Jacques s’arrêta, avec un grand battement de cœur.

Elle était là, assise sur un saule renversé, comme une fée ou comme une naïade : elle tournait vers lui son visage blanc.

— Je savais que vous me suivriez, dit-elle. Et j’ai voulu que vous me trouviez loin de tous…

— J’ai eu peur ! soupira-t-il.

— Je le sais. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Il faut que vous restiez l’ami de votre oncle.

— Savez-vous aussi que mon oncle renonce à toute poursuite ?

— Oui…

Il la regardait, avide, et, dans ce site désert, où les mêmes formes persistaient depuis le moyen âge, Rose était mystérieusement chez elle.

— J’ai de grands remords ! chuchota-t-il… Je souffre de ce que vous avez fait pour moi.

Elle secoua la tête et sourit.

— Il ne faut rien regretter ! fit-elle. Personne ne souffrira !

— Mais vous auriez pu souffrir… et vous vous exposiez à un sort si hideux que j’aurais autant aimé mourir que de vous y voir condamnée…

Elle redressa sa tête fine avec orgueil :

— Je n’aurais pas subi ce sort !

— Et qu’auriez-vous fait ? cria-t-il avec cette terreur du passé qui est parfois plus forte que la peur du futur.

— Je ne sais pas ! j’aurais réussi à fuir, sans doute…

— Et si vous n’aviez pas réussi ?

Elle haussa insoucieusement les épaules.

— Pourquoi l’avez-vous fait ? gémit-il.

— Vous venez de le dire. Je l’ai fait pour vous ! Et certainement je ne l’aurais fait pour personne d’autre.

— Je ne le méritais pas. Personne au monde ne mérite un tel sacrifice.

— Je n’ai pas songé au mérite… j’ai cédé à un instinct. Je vous avais vu si triste… j’avais assisté à votre lutte contre vous-même… je savais que vous souffriez affreusement… et cette clef était là… il n’y avait qu’un geste à faire.

Elle parlait, nonchalante, rêveuse, et si douce qu’il en avait les larmes aux yeux.

— J’ignorais, dit-il en tremblant, que vous aviez tant d’affection pour moi !

— C’est que vous n’êtes pas perpicace !

Il baissa la tête ; il s’élevait en lui une telle rumeur qu’il en était étourdi ; pendant une longue minute, il lui fut impossible de dire une parole. Puis il balbutia :

— Et vous, Rose, est-ce que vous devinez ?

Elle hocha la tête en signe d’affirmation.

— Est-ce que vous savez que je vous aime ? reprit-il.

Elle le regarda en face et devint pâle.

— Vous m’aimez maintenant…

— Mais savez-vous aussi que je vous aime passionnément… mieux que toutes les créatures de la terre… et que je vous quitterai désespéré si vous ne voulez pas devenir ma femme !

— Je ne deviendrai pas votre femme et vous ne partirez pas désespéré !

— Je ne puis pas vivre sans votre amour.

— Vous ne vivrez pas sans mon amour.

Il s’agenouilla, il se prosterna, il mit sa lèvre sur le pied de Rose, et il suppliait :

— Est-il vrai que vous m’aimez ?

— Même quand j’étais une petite fille, je vous aimais déjà.

— Alors, pourquoi ne voulez-vous pas être ma femme ?

— Parce que je ne me pardonnerais jamais si, par ma faute, vous perdiez l’héritage de votre oncle.

— Si vous saviez comme cela m’est indifférent !

— Vous le croyez… Mais vous aimerez d’avoir des bois, des champs et des pâturages… C’est dans votre race. Les Vérane ont toujours possédé de grandes terres.

— Rose, pour un baiser de vous, je donnerais tous les pâturages et tous les bois de la France.

Elle le releva doucement, tandis qu’il embrassait avec ferveur la petite main qui sentait le thym et la lavande.

— Il n’est pas nécessaire de rien abandonner. N’avons-nous pas le temps ? Nous vivrons de longues années l’un et l’autre… Nous nous verrons secrètement, comme ce soir ; nous conspirerons contre la volonté des hommes. Est-ce que cela ne vous suffira point ?

— Elle avait posé sa tête sur l’épaule de Jacques ; il l’écoutait, dans une sorte d’ivresse sacrée : l’avenir était extraordinairement loin ; ils étaient l’un pour l’autre une réalité inépuisable…

— Pourtant, fit-il… si je souffrais de trop attendre ?

Elle comprit ; elle eut un petit rire moqueur et tendre.

— Est-ce que vous croyez que je vous laisserais souffrir ? chuchota-t-elle.

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