Le Coffret de perles noires/2

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La Muse à Paris
(p. 3-8).

La Muse à Paris


Lautre soir, fatigué, j’abandonnai ma lyre
Pour un simple journal, où, surpris, je pus lire
Parmi les étrangers cités au memento :
Hôtel Continental : La princesse Erato.

 Erato ! quel beau nom, c’est une grande dame
D’Athènes, de Scyros, de Sparte ou de Pergame,
Une fille des rois dont le palais détruit,
Après tant de splendeurs, de festins et de bruit,
Après tant de combats, de crimes, de désastres,
Ne. voit que des serpents au pied des blancs pilastres
Restés encor debout. Et, la nuit, je rêvai
D’une brune Erato ; lorsque je me levai

J’en étais amoureux ! Amoureux ? tout poète
A, selon les bourgeois, un peu perdu la tête
Et je n’échappe pas à cette vieille loi.
J’aimais… un nom ! Mais pour offrir mon cœur, ma foi,
Ma fortune et ma lyre à la princesse hellène
Il me fallait la voir ; comment ? Déjà la chaîne
Du blond fils de Vénus semblait lourde à mes bras.

 Une inspiration me sortit d’embarras.
Sans plus tarder, je pris un drageoir renaissance
Et deux anciens anneaux : pour faire connaissance
Je dirai que je suis marchand d’antiquités.
................
 La princesse lisait, et mes yeux enchantés
Regardaient : ô bonheur ! elle lisait mon livre,
Oui, « Lyres et Clairons » ! Tremblant comme un homme ivre,
Je me sentais brûler, j’adorais Erato.
Des vierges de Lesbos elle avait le manteau
Et la couronne d’or, mais son étroite robe,
Lui serrant les genoux à la dernière mode,
Venait certainement de chez le couturier
En renom. Conservant un air aventurier

De grande dame errante et quelque peu bohème,
Elle était bien de ces femmes par qui l’on aime,
Par qui l’on vit.

Par qui l’on vit. Par qui l’on meurt.

Par qui l’on vit. Par qui l’on meurt.Mais, se levant :
Laisse-là ton drageoir, dit-elle, ô mon fervent !
Pourquoi feindre ? Je suis ton rêve, ta maîtresse
Et ta Muse. Je suis l’immortelle prêtresse
De l’Univers, je suis fille des anciens dieux,
Et c’est pour t’inspirer que j’ai quitté les cieux :
Tout amour chante en moi ! Je suis la sainte Muse,
J’ai plus de six mille ans, et j’ai régné dans Suse,
Ecbatane et Memphis ; je suis femme, je suis
Prince, je suis soldat, et, dans les pâles nuits,
Je suis l’étoile pure, et, dans les aubes blanches,
Les rayons du soleil me caressent les hanches,
Je suis l’orbe sacré, je suis le monde et toi,
Je suis le divin Pan, poète, écoute-moi :

Je suis vieille comme l’espace
Où, vaguement, flottaient les dieux,
Et puis dire à l’astre qui passe :
J’ai vu briller tes premiers feux,


Car je naquis dans l’étendue
Quand le soleil n’existait pas,
Et qu’une lueur épandue
Seule guidait encor mes pas ;
 
Je grandis, quand les eaux légères
Se condensaient en océans,
Quand, sous les épaisses fougères
Dormaient les reptiles géants ;

Je parlai quand le roi du monde,
L’homme ébloui connut le jour,
Je chantai quand Eve la blonde
Fit vibrer l’éternel amour !

Depuis lors j’incarnai mon âme
Et je devins le double Eros ;
Je fus la nuit, je fus la flamme,
Hécate et le dieu de Claros,
 
Je fus prêtresse, roi de Sparte,
Hélène, Achille, Briséis,
Sage d’Égypte, guerrier Parthe,
Courtisane de Naucratis.


Devant l’autel, chaste vestale,
Ma main balança l’encensoir,
Et dans la brume occidentale
Je m’envolai vapeur du soir.

Noble combattant des croisades,
Je portai le casque et l’armet ;
Sultane je bus des rasades
Malgré les lois de Mahomet.

Mercenaire, au temps de Pizarre.
Je me vendis pour deux ducats,
Et je pris l’or d’un dieu bizarre,
Et je fis brûler des Incas.

À Trianon, près de la reine,
Je fus bergère en linon blanc,
Et bientôt mourus sous la haine
De criminels ivres de sang.
 
Le lendemain je dus renaître
Pour m’engager au Panthéon,
Car le monde a pu me connaître
Général de Napoléon.


Aujourd’hui, je suis toi, poète !
Écris ! je dicterai les vers,
Et ferai sonner dans ta tête
Tous les échos de l’univers.
 
Car je suis la splendeur des choses,
L’hymne universel et vivant,
Je suis le doux parfum des roses,
Je suis le jeune homme rêvant !

Je suis la gloire de la terre,
Le génie et le roi vainqueur,
Le prêtre songeant au mystère,
L’amant qui sent bondir son cœur !

Mon bras arrête l’ignorance,
Ma justice frappe le mal,
Ma parole dit : espérance !
Et l’on me nomme : l’Idéal !