Le Coffret de voyage

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Le Coffret de Voyage

Nouvelle inédite de

Maurice Leblanc


Tous les amis de Mme de Horven s’étaient réunis autour d’elle pour fêter les trente ans de cette gracieuse femme, aimée de tous, adorée de beaucoup, et qui savait répondre à l’affection et à l’amour par la même amitié douce et réconfortante.

Ce jour-là, de tous les coins de Stockholm, chacun apporta son offrande, fleurs, bibelots, boîtes de friandises, dentelles, et chacun recevait, en remerciement, un sourire et une parole qui étaient les mêmes et qui semblaient à chacun la meilleure récompense.

Mais un cadeau attira plus spécialement l’attention et rassembla tous les suffrages. Quand les papiers furent défaits et que l’objet apparut, Mme de Horven rougit de plaisir.

— Oh ! Karl Andermatt, dit-elle à un grand Allemand cuirassé dans sa redingote, la moustache en bataille, l’œil armé d’un monocle, vous m’avez gâtée.

Karl Andermatt, qui débutait à Stockholm comme représentant d’une maison de Hambourg, et qui cherchait des appuis dans la haute société, protesta :

— On doit faire l’impossible pour satisfaire Mme de Horven, et ceci est encore indigne d’elle.

C’était un coffret de voyage de la Restauration, en acajou, comme on en emportait alors au fond des vastes berlines, tout capitonné à l’intérieur de vieux cuir couleur de brique, et qui contenait, rangés avec un ordre parfait, les ustensiles les plus divers, timbales, miroirs, réchauds, fasses de vermeil, brosses d’ivoire, flacons, carnets à reliure précieuse, couteaux d’argent, et vingt choses encore, amusantes et imprévues, que, grâce à des mécanismes ingénieux, l’on découvrait cachées les unes sous les autres.

— C’est délicieux, murmurait Mme de Horven extasiée… Je n’ai jamais rien vu qui me plaise à ce point… Et quel travail ? C’est de l’art français dans ce qu’il a de plus séduisant ! En vérité, Karl Andermatt, je ne sais comment vous remercier.

Instinctivement, tous les yeux se portèrent vers un jeune homme qui se tenait à l’écart, Georges d’Estours, attaché à la Légation de France, et qui était un des hôtes les plus assidus de la maison. Si parfois l’on eût pu démêler, dans l’attitude de Mme de Horven, dans le son de sa voix ou dans l’expression de son regard, une certaine préférence pour l’un de ses amis, ç’eût été en faveur de ce garçon très simple, d’apparence un peu froide, dont le visage était balafré d’une cicatrice, et dont la boutonnière s’ornait de la croix de guerre.

— D’Estours, qu’en pensez-vous ? dit-elle. C’est bien de votre pays, n’est-ce pas ?

D’Estours avait été poussé au premier rang. On faisait cercle autour d’eux. Andermatt se raidissait, gonflé d’importance, la figure rouge.

— C’est bien de mon pays, prononça le jeune Français.

Il prit une timbale qu’il examina, la remit dans son écrin de cuir, et il ajouta avec un accent où perçait quelque émotion :

— Il est même rare que l’on trouve de ces coffrets chez les antiquaires. Les familles les gardent jalousement, comme des reliques du passé le plus intime. Pour ma part, je n’en ai jamais vu un seul qui fut à vendre.

— Celui-ci fut cependant vendu, remarqua Mme de Horven, puisque Karl Andermatt l’a acheté.

Georges d’Estours ne répondit pas. Distraitement il faisait jouer différents ressorts, en homme habitué à ces sortes de secrets, et l’attitude qu’il gardait imposait autour de lui un silence plein de curiosité. À la fin, il se tourna vers l’Allemand.

— Vous avez fait la guerre, Monsieur ?

Les deux hommes s’étaient souvent rencontrés chez Mme de Horven. Toujours corrects l’un envers l’autre, ils évitaient de se parler et, autant que possible, de se donner la main.

Andermatt se mit à rire.

— Parbleu, Monsieur ! comme un bon Allemand que je suis. Quatre ans de guerre.

— En France ?

— Bien entendu, appuya Andermatt. Durant quatre années, j’ai fait la guerre en France.

— Dans le département de l’Aisne ?

— Un peu partout, mais aussi, en effet, dans le département de l’Aisne.

— Et vous avez peut-être cantonné aux environs de Laon ?

L’Allemand hésita, comme s’il se fût étonné de cet interrogatoire. Puis il déclara :

— Je crois me souvenir, en effet…

— Précisons… au château de Fressibore ?

Cette fois, l’Allemand se cabra.

— Que signifie cette question ? demanda-t-il.

— Oh ! ma question est très naturelle, Monsieur, et, si cela ne vous est pas désagréable d’y répondre, je vous en dirai aussitôt la raison.

Karl Andermatt haussa les épaules.

— Désagréable ? Pourquoi ? Il n’y a aucun mal, je pense, à avoir habité le château de Fressibore, vers la fin de 1916, comme chef d’étapes.

— Aucun mal.

— Alors, j’espère que vous voudrez bien m’expliquer, Monsieur ?…

Le ton des deux interlocuteurs devenait plus sec, l’allure plus hostile. Mme de Horven s’inquiéta. D’un regard, d’Estours la rassura. Il choisit une cigarette sur la table, l’alluma à la cigarette que Mme de Horven fumait elle-même, et prononça calmement :

— C’est une toute petite histoire, comme il y en eut tant d’autres, et qui ne prend d’importance qu’en raison du hasard qui me met en face de Monsieur. Lors de la retraite allemande, au début de 1917.

— Retraite stratégique, rectifia Andermatt en souriant.

— Lors de la retraite stratégique des Allemands, en 1917, reprit d’Estours, le château de Fressibore, déjà résidence du service d’étapes, servit également à l’état-major d’une division. Au moment de l’évacuation, tous les bâtiments furent arrosés de pétrole, livrés aux flammes, et, en outre, démolis à coup de mines. On scia les arbres, on empoisonna les mares et les puits. Du village voisin il ne resta pas pierre sur pierre.

— Nécessité stratégique, nota l’Allemand en levant les bras d’un air désolé.

— La veille de cet anéantissement, continua d’Estours, une autre nécessité stratégique avait fait réunir sur la pelouse principale tous les meubles et objets du château ayant une valeur quelconque, et tous les officiers présents avaient été amplement pourvus, par le moyen d’une tombola gratuite qui tenait compte du grade et de l’influence individuelle.

— Comme vous êtes bien renseigné, Monsieur ! dit Karl Andermatt, affectant la plaisanterie. Tout cela vous intéresse donc ?

— Beaucoup. Le château, ou plutôt les ruines de Fressibore m’appartiennent.

— Ah ! fit l’Allemand, déconcerté.

Autour d’eux le silence devenait lourd d’angoisse. La situation était de celles qui ont toujours frappé l’imagination. Au delà du mal accompli, les circonstances rapprochaient l’un de l’autre celui qui fit le mal et celui qui en souffrit. Que voulait Georges d’Estours maintenant ? Profiterait-il de l’occasion pour se venger de l’adversaire ?

Mme de Horven, tout près de lui, balbutia :

— Je vous en supplie…

Il l’apaisa d’un geste, Il était impressionnant de calme, et nul signe de colère ou de rancune ne lui échappait. Il avançait vers un but que personne n’apercevait, mais auquel il semblait certain d’atteindre.

— Fressibore est un domaine de famille, expliqua-t-il. Ma mère y est retournée après s’en être sauvée en 1914. Complètement ruinée, elle habite chez un de nos anciens fermiers qui a bien voulu la recueillir, et c’est par lui que nous avons pu reconstituer les scènes que je vous ai racontées, par lui que nous avons su l’enlèvement de nos meubles, de nos tapisseries, de nos pendules, et celui de ce coffret.

Andermatt s’emporta :

— Eh ! Monsieur, vous montrez une assurance ! Enfin, quoi, rien ne prouve que ce coffret vous appartenait !

— Si, Monsieur… les initiales gravées sur chaque objet. L.E.D… Louis d’Estours de Davrechamp. C’était le nom de mon arrière-grand-père. Et c’est le mien, comme l’atteste ma carte de visite.

Cette fois Mme de Horven se récria :

— Et vous croyez que je vais garder ce coffre ! Mais je considère que c’est votre propriété, cher ami.

— Vous en ferez ce qu’il vous plaira, Madame ; mais qu’il vous soit donné par monsieur ou par moi, il est à vous.

— À vous, Madame ! s’exclama Karl Andermatt avec véhémence. Ce fut ma part de butin. J’y avais droit, et nul ne peut me contester un titre de possession qui vaut bien les autres.

Le Français fit un pas vers lui, et, avec beaucoup de courtoisie :

— C’est une façon de voir. Est-ce que vraiment, en votre âme et conscience, vous estimez que ce soit la bonne ?

— Évidemment, Monsieur, fit Andermatt qui s’excitait, cela ne se discute même pas.

— Cependant, si, dans ce coffre, vous aviez trouvé, au lieu d’ustensiles de voyage, des valeurs ?

— Tant pis… ou plutôt tant mieux, la guerre a ses lois. Ce n’est pas moi qui les ai faites.

Et il ajouta en riant, par peur d’avoir été un peu loin dans l’affirmation de ses théories :

— D’ailleurs, il n’y avait là… que ce que s’y trouve encore, et dont j’ai fait présent à Mme de Horven… des objets de voyage et de coquetterie.

— Peut-être avez-vous mal cherché, prononça d’Estours.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que ce petit meuble est d’une ébénisterie très curieuse, plein de surprises, et que vos recherches n’ont peut-être pas été suffisantes.

Andermatt s’impatienta :

— Expliquez-vous, Monsieur.

Le Français sourit. On le sentait de plus en plus maître de lui et des événements. Pas de querelle. Pas de scandale. Un joli dénouement, commandé par les circonstances elles-mêmes.

— Mes petites histoires ont l’air de vous intéresser, Monsieur, dit-il. Celle-ci ne sera pas longue. Quelques mots seulement. En 1914, ma mère dut s’enfuir devant l’invasion. Elle emporta son argenterie et ses bijoux, mais, dans sa hâte, elle oublia un titre de rente qui composait toute notre fortune et dont elle ne se rappelait même pas le numéro. Elle ne savait qu’une chose, c’est qu’il était resté à sa place habituelle, c’est-à-dire dans ce coffre.

Andermatt ricana :

— Mauvaise cachette !

— Meilleure que vous ne croyez, je vous assure.

— Bah ! tant de mains ont passé par là !

— Des mains ignorantes, affirma d’Estours. Ce que nous appelons dans la famille le secret du testament — car la place était réservée au testament, — constitue une cachette tout à fait inviolable, et je ne doute pas une seconde d’y retrouver le titre, si Mme de Horven m’autorise…

— Oh ! d’Estours, fit Mme de Horven qui attendait anxieusement ainsi que tous ses invités, ne perdez pas de temps… tout cela est à vous… et je serais si heureuse !

— Pardon, dit-il, je tiens à bien mettre les choses au point. Monsieur, n’est-ce pas, ne se croit plus le moindre droit sur ce coffret ou sur son contenu, puisqu’il en a fait présent ?

— Certes, aucun droit, déclara Andermatt avec inquiétude. Ce qui est donné est donné. Je n’ai qu’une parole.

— Alors, cherchons.

Le jeune homme ouvrit le coffret, changea la position des premiers objets, le referma, le mit à l’envers, pressa deux des encoignures de cuivre, et tout le plateau de dessous se déplaça dans son cadre, découvrant un autre plateau qui semblait glisser sur le premier, comme une planche sur une autre. Entre les deux, il y avait une feuille de papier.

D’Estours la déplia. C’était un titre de rente.

Il y eut dans le salon une clameur de contentement. Mme de Horven avait les larmes aux yeux. Karl Andermatt, congestionné, le front couvert de sueur, serrait les poings.

Très aimable, d’Estours lui montra la signature de sa mère, inscrite au crayon rouge, et il ajouta :

— Aucune erreur possible, n’est-ce pas, Monsieur ? et mes prévisions étaient justes. Oh ! ce n’est pas une bien grosse fortune, vingt-quatre mille francs de rente à 3 %, même pas cinq cent mille francs. Notons toutefois qu’au taux actuel du change, vous en auriez tiré plus de deux millions de marks.

Il se tourna vers Mme de Horven.

— Excusez-moi, chère Madame, mais les banques ne sont pas encore fermées et j’ai le temps de faire expédier ceci à ma mère. Ce sera pour elle une telle joie que je ne veux pas tarder…

Il baisa la main de la jeune femme, s’inclina devant les autres personnes, et sortit d’un pas allègre, en décochant à Karl Andermatt un salut où s’exprimait toute la part qu’un galant homme prend à la peine d’un de ses semblables.


Maurice Leblanc.