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Le Collège de France - Son rôle présent et son avenir

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Le Collège de France - Son rôle présent et son avenir
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 862-879).
LE COLLÈGE DE FRANCE

SON RÔLE PRÉSENT ET SON AVENIR

Toutes les institutions qui ont un long passé sont exposées périodiquement à un double danger, qui est de n’être plus bien comprises de l’opinion publique ou de perdre elles-mêmes le sentiment efficace de ce qu’elles ont à faire pour s’adapter à un milieu nouveau. Le Collège de France, vieux de près de quatre siècles, a échappé jusqu’ici à ce danger, grâce à son principe originel de liberté, grâce aussi aux services manifestes qu’il n’a cessé de rendre à la science. Issu du mouvement des esprits qui a fait la Renaissance, il a pu traverser sans dommage tous les régimes politiques, il a reçu de tous des témoignages de faveur, et il apparaît aujourd’hui encore comme une des institutions les plus propres à honorer et à servir notre pays. Toutefois, en ce temps où l’opinion publique, singulièrement éveillée et active, s’occupe de tout, et veut, non sans raison, se rendre compte de tout, il peut n’être pas inutile de lui expliquer plus distinctement ce qu’elle voit peut-être d’une manière un peu confuse. Et il faut ajouter qu’en expliquant aux autres ce qu’on est ou ce qu’on veut être, il arrive ordinairement qu’on le comprenne mieux soi-même, ce qui n’est pas un avantage à dédaigner.

La nécessité qui s’imposait au Collège de déterminer avec netteté sa libre et originale orientation dans le mouvement scientifique contemporain n’a échappé ni à ses représentans actuels, ni au ministère de l’Instruction publique. Elle s’est fait récemment sentir à propos de son règlement[1]. On vient enfin d’en opérer la réforme. Accomplie à la suite de délibérations prolongées et par une entente réfléchie entre le Ministère et l’assemblée des professeurs, elle fait honneur par ses dispositions très libérales et très souples au gouvernement qui l’a provoquée et acceptée, ainsi qu’au corps savant qui a su modifier à propos ses vieilles coutumes, tout en restant fidèle à ses meilleures traditions[2].

Mais la lettre d’un règlement est peu de chose par elle-même. Ce qui importe, c’est que le Collège de France ail toujours pleine conscience de son rôle et qu’il s’applique à en donner une claire notion à tous les esprits qui s’intéressent aux besoins et aux progrès de la science. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de formules invariables et définitives. On ne définit pas ce qui est vivant. Personne d’ailleurs n’aurait qualité pour assigner des formes trop précises à une activité qui doit être essentiellement faite d’initiative libre et personnelle. Mais il peut être permis à ceux qui connaissent bien le Collège, qui ont vécu de sa vie, qui lui sont profondément attachés et qui ont foi entière en son avenir, de dire simplement les raisons de leur attachement, qui sont aussi celles de leur confiance.


I

L’institution des « lecteurs royaux, » réalisée en 1530 par François 1er sur les instances de Guillaume Budé, a été un des événemens importans de la Renaissance française[3]. Il s’agissait alors de réagir vigoureusement contre la scolastique, les vaines disputes, le goût des arguties stériles, et aussi de rompre avec les réglementations étroites et surannées qui régnaient dans l’enseignement. En face des Universités défiantes et fortes de leurs privilèges, les tentatives de réforme privées ne pouvaient donner que de médiocres résultats. « L’Université de Paris au XVIe siècle, a dit Ernest Renan, dans ses Questions contemporaines, atteignit le dernier degré du ridicule et de l’odieux par sa sottise, son intolérance, son parti pris de repousser toutes les études nouvelles. Il fallut que la royauté, qui, par sa puissante tutelle, avait presque affranchi l’Université de l’Eglise, prît sous sa protection, contre l’Université, le mouvement scientifique, et, par le Collège de France au XVIe siècle, par les Académies au XVIIe, créât un contrepoids à ces habitudes de paresse, à cet esprit de négation malveillante dont les corps purement enseignans ont beaucoup de peine à se préserver. » Seule, en effet, une création royale était en état de s’imposer, avec l’appui moral des esprits les plus éclairés. Cette création, François Ier l’avait conçue d’abord comme quelque chose de très grand, qui devait témoigner de sa magnificence ; Son irrésolution naturelle, jointe à des difficultés de plusieurs sortes, réduisit fâcheusement ces beaux projets. Au mois de mars 1530, six professeurs royaux furent nommés, deux pour le grec, trois pour l’hébreu, un pour les mathématiques ; mais il n’y eut pas, à proprement parler, de Collège de France, car ils enseignèrent en divers locaux et ne paraissent pas avoir formé, au début du moins, une corporation autonome.

Quoi qu’il en soit, l’institution était féconde. « Le nouvel enseignement, dit M. Le franc, si précaire et si incomplet qu’il fût, marque dans l’histoire de la pédagogie et de l’instruction publique en France un progrès décisif. Il rompait en visière avec des habitudes et des préjugés séculaires, substituant la liberté à la routine, l’esprit à la lettre. Plus de grades obligatoires, plus de licence pour enseigner, plus de frais d’études arbitraires et monstrueux : des cours indépendans, gratuits, ouverts à tous ; le grec et l’hébreu envahissant l’Ecole. » Le succès de ces cours témoigna immédiatement de leur utilité. Les étudians se pressèrent en foule autour des chaires de Danès et de Toussaint, professeurs de grec, de Vatable et de Guidacerius, qui enseignaient l’hébreu, d’Oronce Fine, qui donnait des leçons publiques de mathématiques. Et, parmi ces étudians, figuraient quelques hommes destinés à une prochaine illustration, de futurs érudits tels que Turnèbe, des semeurs d’idées ou des conducteurs d’hommes, tels que Calvin, Ignace de Loyola, Rabelais. Affranchis des règlemens étroits et des méthodes surannées, ces maîtres professaient librement. Ils expliquaient et commentaient devant leurs auditeurs les ouvrages qu’ils avaient eux-mêmes choisis, souvent ceux dont ils préparaient alors des éditions. Au lieu d’argumenter dans le vide, ils s’appliquaient à faire comprendre la pensée ou les témoignages des auteurs ; ils enseignaient la langue à l’aide des textes et ils dégageaient de ces textes des idées et des faits. Cela ne ressemblait en rien aux bavardages fatigans et stériles dont retentissaient alors les écoles voisines. On sentait, en les écoutant, que le règne des mots était fini. Enseignement fait de réalité, vraiment substantiel et vivant. Les gens d’à côté faisaient de plus en plus figure de pédans ; ceux-ci étaient des savans et des hommes.

Pendant tout le XVIe siècle, sous Henri II et ses fils, le Collège soutint sa réputation, malgré la violence des attaques, malgré les jalousies et les haines, malgré le déchaînement des passions religieuses. Il subsista parce qu’il avait pour lui le bon sens et la vérité. Lorsqu’on parcourt la liste de ceux qui y professèrent en ce temps, on y rencontre quelques noms illustres, quelques autres qui le sont moins, et beaucoup qui ne le furent jamais. Ne craignons pas de le dire : ce qui assura la popularité des lecteurs royaux, ce fut moins la valeur exceptionnelle du petit nombre, celle d’un Turnèbe ou d’un Raimus par exemple, que l’excellent esprit qui était commun à presque tous. Ils représentaient l’étude indépendante, sincère, approfondie, visant à la connaissance sérieuse, l’étude qui enrichit et fortifie l’esprit. Auprès d’eux, on apprenait toujours quelque chose. Cela les distinguait de ceux auprès desquels on n’apprenait rien. Aussi l’institution grandissait-elle régulièrement. L’éloquence latine y avait été admise dès 1534 ; les langues orientales en 1538 ; la philosophie grecque et latine en 1542 ; la médecine en 1568.

Le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe lui furent moins favorables. Le goût des humanités pures et l’esprit de discipline concordaient mal avec ce qu’on pourrait appeler sa « vocation. » On ne devait attendre ni de Richelieu, ni de Louis XIV, ni de Louis XV un bien vif intérêt pour les nouveautés scientifiques. Notons toutefois que le développement des relations avec l’Orient y fit créer en 1681 une chaire d’arabe et de syriaque, et qu’on y institua en 1670 l’enseignement du droit canon. Au début du XVIIIe siècle, nous y voyons paraître la botanique avec Tourneforten 1706 ; mais c’est surtout dans la seconde moitié du siècle, sous l’influence du mouvement général des esprits, que la vie et le développement du Collège reprennent quelque essor. L’astronomie s’y fait admettre en 1760 avec Lalande, la physique générale en 1769 avec Cousin ; puis, en 1773, simultanément, l’anatomie avec Portal, la poésie latine avec Delille, la littérature française avec Aubert, le droit de la nature et des gens avec Bouchaud ; en 1774, la chimie ; en 1776, l’histoire et la morale ; en 1778, l’histoire naturelle avec Daubenton ; en 1786, la mécanique et la physique expérimentale ; en 1795, le turc et le persan. Ces créations multipliées étaient vraiment un signe des temps et un témoignage du rôle que l’opinion publique attribuait aux professeurs royaux. Le XVIIIe siècle, par ses philosophes, ses penseurs, ses savans, avait beaucoup fait pour le progrès des connaissances humaines. Les recherches, les curiosités nouvelles, qui s’étaient produites dans les académies ou dans les sociétés privées, venaient tour à tour se faire donner une sorte de consécration officielle dans les enseignemens du Collège de France. Et il n’y avait alors rien, dans notre pays ni dans aucun autre, qui fût comparable pour la variété ou la valeur scientifique au groupement ainsi constitué.

La haute idée que les esprits les plus éclairés se faisaient du Collège et de sa destination se manifesta d’une manière intéressante et curieuse dans les projets de réorganisation, aussi grandioses que peu pratiques, dont il fut l’objet pendant la Révolution et le premier Empire. Heureusement, il se trouva défendu par les circonstances contre les réformateurs, et il resta ce qu’il était. Grâce à cela, la glorieuse histoire de la science au XIXe siècle est si intimement mêlée à la sienne qu’il est devenu impossible de les séparer. Comment rappeler ici, même sommairement, les titres de tant de maîtres illustres, qui se sont succédé sans interruption dans ses chaires ? Ce que les sciences physiques et chimiques ont dû à Biot, à Ampère, à Thénard, à Polouze, à Regnault, à Balard, à Berthelot, à Mascart, n’est ignoré de personne. L’histoire naturelle a été représentée, on sait avec quel éclat, par Cuvier, par Elie de Beaumont, Flourens, Fouqué, Marey ; la physique mathématique par Joseph Bertrand ; l’astronomie et la mécanique céleste par Delambre, Serret, Maurice Lévy. La médecine expérimentale s’y est constituée peu à peu avec Laennec et Magendie ; elle y a trouvé en Claude Bernard un législateur, qui en a définitivement établi l’autorité par des découvertes aussi mémorables que ses démonstrations. Dans l’ordre des lettres, le Collège n’a-t-il pas été le grand foyer où s’est formé l’orientalisme et d’où il y a rayonné sur le monde savant ? Quels noms que ceux de Champollion, de S. de Sacy, d’Eugène Burnouf, d’Ernest Renan ! Et, à côté d’eux, comment ne pas rappeler aussi tant de savans qui y ont professé le chinois, l’arabe, le persan, le turc, l’assyrien, le sanscrit, Stanislas Julien, Caussin de Perceval, Pavet de Courteille, Oppert, Barbier de Meynard, Darmesteter ? D’autre part, l’archéologie, l’épigraphic, l’histoire, la littérature, la philosophie, les sciences économiques et politiques ne sont-elles pas, elles aussi, redevables en grande partie au même établissement soit de leur essor, soit de quelques-uns de leurs progrès les plus décisifs ? Les noms ici se pressent si abondamment qu’il serait difficile et d’ailleurs superflu de les classer. Enumérons un peu au hasard ceux de Boissonade, de Guigniaut, de Letronne et de Lenormant, ceux de Jean-Baptiste Say, de Rossi, de Michel Chevalier et de Laboulaye, de Jouffroy et de Barthélémy Saint-Hilaire, de J.-J. Ampère, de Michelet, de Philarète Chasles, d’Edgar Quinet, de Mickiewicz, de Paulin Paris, de Sainte-Beuve, d’Ernest Havet, de Léon Renier, d’Alfred Maury, de Deschanel, de Boissier, de Gaston Paris. Liste bien incomplète, où ne figurent que ceux qui ont disparu, et qui pourrait cependant constituer à elle seule une page incomparable dans le livre d’or de la pensée française.

Mais ce qui doit être remarqué surtout, c’est que, si la plupart de ces maîtres, en entrant au Collège, y ont apporté une renommée déjà établie, beaucoup d’entre eux cependant semblent y avoir trouvé un accroissement sensible de leur valeur personnelle. La liberté dont ils y ont joui leur a permis d’organiser leur travail de la manière la plus profitable. On peut ajouter que l’esprit de la maison a été d’ailleurs pour eux comme un élément nouveau et fécondant qui s’est incorporé à leur être intellectuel et moral. Et, lorsqu’on y réfléchit, il n’y a rien là que de naturel. En face de nos anciennes Facultés, dispersées, dénuées de cohésion et d’autonomie, réduites au minimum de chaires, le Collège de France, dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, était vraiment la seule Université qu’il y eût dans notre pays. Là, le rapprochement d’hommes éminens, le contact des sciences diverses, l’habitude de délibérer en commun, l’attachement à une même tradition, l’usage des mêmes libertés, le dévouement à un même idéal créaient un mouvement d’esprit qui n’existait au même degré nulle part ailleurs. On y pensait avec plus de force, plus de hardiesse et plus de confiance en la vérité.

Voilà ce qu’il est indispensable de se rappeler pour comprendre le Collège de France. Il faut se représenter tout son passé, avec la réserve de force qui s’y est accumulée peu à peu, pour se faire une idée juste de ce qu’il peut et doit être dans l’avenir. Seulement, il n’est pas moins nécessaire de voir maintenant en quoi la renaissance des Universités françaises et le rapide développement de notre enseignement supérieur ont pu modifier ses conditions d’existence.


II

Il est bien curieux de relire aujourd’hui la définition qu’Ernest Renan donnait, il y a une cinquantaine d’années, du rôle des diverses Facultés en l’opposant à celui qu’il attribuait au Collège de France. Bien que ses jugemens et ses vues fussent loin, même en ce temps, d’être entièrement justes, rien ne fait mieux mesurer l’importance des changemens qui se sont produits depuis lors dans notre enseignement supérieur.

En 1802, il écrivait ceci : « Transmettre le dépôt des connaissances acquises, charmer et instruire les gens du monde, voilà le but des Facultés ; former des savans, voilà le but du Collège de France. » Et deux ans plus tard, en 1864, revenant sur les mêmes idées, il les développait en ces termes : « Une distinction s’établira de plus en plus. Que les chaires de Facultés continuent à avoir pour but principal de répandre les vérités acquises, la science déjà faite, nous n’y voyons pas d’inconvénient ; mais qu’on ne sacrifie pas à ce besoin légitime d’une exposition élégante et claire la science en voie de se faire, l’enseignement dont le but principal est de découvrir des résultats nouveaux. Que le Collège de France redevienne ce qu’il fut au XVIe siècle, ce qu’il a été depuis à plusieurs reprises, le grand chapitre scientifique, le laboratoire toujours ouvert où se préparent les découvertes, où le public est admis à voir comment on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert. » Ainsi, d’un côté, la science déjà faite, de l’autre, la science en voie de se faire ; la première abandonnée un peu dédaigneusement aux Facultés, la seconde réservée au Collège de France, c’était là pour lui une distinction fondamentale, destinée à « s’établir de plus en plus. » Il serait aisé de montrer combien, sous son apparence de simplicité, elle était déjà inexacte et artificielle, au temps où il la formulait. Mais il ne s’agit pas ici du passé, et vraiment ce serait faire injure au grand et libre esprit qu’était Renan que de supposer qu’il aurait indéfiniment persisté dans une conception si étroite et si clairement contredite par les événemens.

Qu’est-ce, à vrai dire, que « la science déjà faite ? » Serait-ce par hasard le simple exposé des faits acquis ? Mais les faits eux-mêmes, que sont-ils le plus souvent, sinon des états provisoires de notre connaissance toujours imparfaite ? Et à supposer qu’il y en ait sur lesquels nous n’ayons plus rien à apprendre, les idées qui servent à les grouper, et qui en l’ont seules la valeur, puisque seules elles leur donnent un sens, ne nous apparaissent-elles pas de plus en plus comme essentiellement instables ? Il n’y a donc nulle part, on peut l’affirmer, aucun professeur digne de ce nom qui réduise sa tâche à enseigner une science déjà faite, c’est-à-dire sans doute à répéter ce que d’autres ont dit avant lui. En tout cas, ce n’est pas dans nos Universités d’aujourd’hui qu’on aurait chance de rencontrer ce spécimen vraiment extraordinaire. Les savans qui y professent ont tous, à des degrés divers, la prétention légitime et nécessaire de contribuer au progrès des connaissances par leurs recherches et de renouveler sans cesse leur enseignement par des aperçus personnels. Il serait injurieux et ridicule de vouloir réserver à quelques-uns, comme un privilège, ce qui est le devoir et l’honneur de tous.

D’autre part, toutes nos Facultés aussi, sans parler de l’Ecole des Hautes Etudes, de l’Ecole des Chartes, du Muséum, ne sont-elles pas, de plus en plus, des « laboratoires, » où les étudians « sont admis à voir comment on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert ? » Tous ceux qui le désirent, et qui ont d’ailleurs une préparation première jugée suffisante, peuvent apprendre là comment la science se fait ; et ils ne peuvent même l’apprendre que là, s’il s’agit du moins d’une initiation un peu large ; car c’est là seulement qu’ils trouveront réunis et mis à leur disposition tous les moyens pratiques d’études qui leur sont indispensables.

Il est donc clair que cette définition du Collège de France malgré l’autorité dont elle a joui, ne répond en rien à la réalité présente. Aussi bien, l’idée même d’une définition simple est probablement à écarter tout d’abord. Les institutions qui ont une histoire et qui se sont faites peu à peu ne ressemblent pas à des entités abstraites. Elles sont complexes, elles doivent le demeurer. Et elles ne peuvent être bien comprises que si l’on s’abstient de vouloir les circonscrire dans des formules rigoureuses.

Le Collège de France, nous l’avons vu, a été institué pour accueillir des enseignemens utiles qui ne trouvaient pas leur place ailleurs. Ce fut là sa première raison d’être ; et bien que les circonstances aient changé du tout au tout, il ne semble pas qu’elle ait rien perdu de sa valeur. Sans doute, il n’y a plus aujourd’hui, nous devons le croire, ni hostilité, ni défiance à l’égard d’aucune partie de la science. Mais il y a encore et il y aura toujours des enseignemens qu’un grand pays ne saurait laisser dépérir, bien qu’ils n’intéressent effectivement qu’un très petit nombre de personnes. N’est-ce pas le fait, par exemple, de la plupart des langues de l’Orient, ancien ou moderne, ou encore de celles de l’Amérique précolombienne ? L’Ecole des langues orientales se charge sans doute d’enseigner l’usage actuel de quelques-unes de ces langues qui sont aujourd’hui parlées. Mais il n’est ni dans son rôle, ni dans ses moyens, d’en faire connaître l’histoire, d’en étudier scientifiquement les caractères intimes ni les rapports avec d’autres langues. Quant à celles qui ont disparu, elle n’a pas à s’en occuper. Cependant, l’étude approfondie de ces langues importe grandement à la linguistique, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature comparée. Il serait inadmissible que notre pays abandonnât à des nations étrangères rien de ce qui est nécessaire à la connaissance progressive de l’humanité. Faudrait-il donc donner place à de tels enseignemens dans nos Universités ? En fait, il ne pourrait être question que de l’Université de Paris. Mais, tout d’abord, celle-ci n’a pas intérêt à s’accroître démesurément. On peut se demander même si quelques-unes des Facultés dont elle se compose ne commencent pas à être quelque peu encombrées. En y introduisant indéfiniment des enseignemens nouveaux et d’une nature trop spéciale, on risquerait d’aboutir d’abord à la confusion, puis à une dissolution fatale. En outre, il paraît évident que ses règlemens nécessaires, ses habitudes même, seraient aussi peu favorables que possible à des enseignemens nés en dehors de ses traditions. Les spécialistes qui seraient le plus capables de les donner pourraient fort bien n’être pas pourvus des grades qu’elle exige avec raison de ses professeurs. Plus ou moins étrangers au milieu où ils se trouveraient ainsi transportés, ils y seraient par la force des choses dépaysés et relégués dans un rang secondaire, ne participant qu’incomplètement à la vie universitaire. Il y aurait ainsi à la fois inconvénient pour eux et sérieux dommage pour les études dont ils seraient les représentans.

Voilà, par conséquent, un premier groupe d’enseignemens dont la place naturelle est au Collège de France, et qui n’ont chance de prospérer que là. C’est, comme on le voit, un groupe sans limites précises. Car, à côté des langues citées en exemple, il comprend, dans l’ordre des sciences aussi bien que dans celui des lettres, tout ce qu’on pourrait appeler, faute d’une meilleure dénomination, les « enseignemens spéciaux. »

A ceux-là, il y a lieu d’en ajouter, en second lieu, un certain nombre d’autres, qui répondent à une curiosité ou même à un besoin plus général, mais qui sont difficiles à placer dans nos Universités, parce qu’ils sont et doivent rester en dehors de tout programme d’examen. Quoiqu’ils se rattachent en général à des parties du savoir qui sont cultivées ailleurs et qui le sont parfois depuis longtemps, ils en sont comme des prolongemens devenus indépendans et qui tiennent à leur indépendance. Les langues et les littératures anciennes et modernes sont enseignées dans les Facultés des lettres, les sciences économiques et politiques le sont aujourd’hui, en partie du moins, dans les Facultés de droit, les sciences médicales et biologiques dans les Facultés de médecine. Mais les leçons qui sont données dans ces diverses Facultés visent toujours plus ou moins à une sanction qui prendra la forme d’un diplôme. Sans doute, cela ne doit pas être entendu trop rigoureusement. La plupart des maîtres éminens qui professent dans nos Universités savent prendre de grandes libertés avec les programmes, et personne n’ignore combien ils font large place dans leurs cours à la science désintéressée. Il n’en reste pas moins que cette destination utilitaire leur impose un certain assujettissement. Ils se sentent tenus, et ils le sont en effet, de donner satisfaction à un besoin d’instruction qui a ses exigences et ses limites déterminées. Une Faculté manquerait au premier de ses devoirs, si elle n’enseignait pas ce que ses étudians sont obligés d’apprendre. Cela étant, on conçoit l’intérêt que presque toutes les sciences peuvent avoir à ce que certaines de leurs parties soient enseignées, sinon toujours, du moins quelquefois, dans des conditions tout à fait différentes de celles-là, c’est-à-dire sans autre considération que celle de leur valeur propre. Il est bon, il est nécessaire même, à certains momens, que tel ou tel ordre de recherches, qui serait à l’étroit dans un cours d’ensemble, puisse en être détaché et qu’il devienne, pendant un certain nombre d’années, la matière d’un enseignement distinct, ayant pour fin unique d’en assurer librement le progrès. Ceci encore est dans le rôle du Collège de France. Les enseignemens de ce genre ne sont pas par nature des enseignemens spéciaux, comme les précédons. Ce sont plutôt des enseignemens détachés et « spécialisés » pour un temps indéterminé.

Un troisième groupe pourrait être constitué avec certains enseignemens « synthétiques. » Il faut entendre par là des enseignemens généraux, embrassant un très vaste domaine, dont les parties forment ailleurs autant de matières d’études distinctes. S’il est utile, par exemple, que l’histoire de chacune des grandes religions de l’humanité soit exposée séparément, on comprend aisément quel profit peut être tiré d’une comparaison entre ces religions, aboutissant à y découvrir certains caractères communs, à mettre en lumière des élémens constitutifs qui appartiennent à certains groupes, à en suivre les variations, à en faire ressortir enfin les convergences ou les divergences, selon les cas. Et ce qui est vrai des religions l’est également des sciences, des littératures, des législations et de la plupart des grands faits intellectuels et sociaux. Il est indispensable que ces larges synthèses aient une place assurée dans un enseignement supérieur qui vise à être complet. Mais, d’autre part, si l’on songe aux qualités d’esprit vraiment exceptionnelles qu’elles exigent, à la variété de connaissances sans lesquelles elles dégénéreraient vite en déclamations creuses, on se convainc qu’il serait impossible et en tout cas fort imprudent de leur assigner des chaires nombreuses et permanentes. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Les hommes réellement capables de suffire à de tels enseignemens seront toujours fort rares. Lorsqu’il s’en rencontre qui offrent les garanties de savoir et de talent qui sont nécessaires, on doit s’empresser de profiter de ce qu’ils sont là, sans leur demander ni grades ni antécédens universitaires. Et quand l’un d’eux vient à disparaître, on ne doit pas se croire obligé de lui trouver immédiatement un successeur. Cela revient à dire que la rigidité du système universitaire ne convient pas aux enseignemens de ce genre ; leur place ne peut être qu’au Collège de France.

Ces observations nous conduisent à une dernière considération qui est capitale pour déterminer le rôle et la raison d’être de ce grand établissement. Si son existence est nécessaire à la prospérité et au développement de certaines sciences, elle ne l’est pas moins pour mettre en lumière la valeur de certains hommes et pour leur donner le moyen de rendre d’éminens services. Bien entendu, c’est uniquement de l’intérêt public qu’il doit être question ici. Mais il est évident qu’un homme de talent, qui s’est montré capable d’ouvrir à la recherche du vrai des voies nouvelles, est une « valeur intellectuelle » que la société ne pourrait dédaigner sans se faire tort à elle-même. Fournir à de tels hommes les moyens de poursuivre leurs recherches, de développer leurs méthodes, de les faire connaître largement et d’associer à leurs travaux ceux qui peuvent en tirer avantage, c’est pour elle un profit certain. Mais pour qu’elle puisse le faire librement, il importe qu’elle ne soit pas gênée par un ensemble de règlemens et de conditions qui risqueraient d’exclure les meilleurs. A coup sûr, les grades exigés des professeurs des Universités sont d’une manière générale une garantie excellente, qu’aucune autre ne pourrait remplacer dans la majorité des cas. Seulement, comme toutes les garanties possibles, celle-ci est en même temps une barrière. Or il n’est pas bon de mettre des barrières partout. L’histoire du Collège de France Ta surabondamment démontré. Dans la liste de ses professeurs, nombreux sont les hommes de grand mérite qui n’auraient pu enseigner dans les Universités, faute de satisfaire aux conditions requises, et qui ont été, cependant, des créateurs de méthodes, des initiateurs, des maîtres justement renommés. C’est grâce au Collège surtout que notre enseignement supérieur a échappé au danger de devenir une sorte de corporation fermée. Plus les Universités se développeront, plus son rôle, à cet égard, apparaîtra comme indispensable.

Ajoutons enfin qu’il est ouvert à toutes les sciences indistinctement, — docet omnia, — et qu’il ne peut subsister qu’à la condition de les faire vivre ensemble, non seulement en équilibre, mais dans une communion intime.

Le rapprochement qui se produit ainsi entre elles est tout autre chose que le groupement, plus administratif qu’intellectuel, qui constitue les Universités. Le Collège a été plusieurs fois sollicité de se diviser en sections. Après discussion, il s’y est toujours refusé. Il a sagement fait. Le contact réciproque des sciences diverses est déjà un des élémens les plus importans de sa vie et le deviendra plus encore sous le régime franchement libéral qui sera le sien désormais. L’assemblée des professeurs est appelée en effet à délibérer, non pas seulement sur des intérêts matériels, mais sur des intérêts proprement scientifiques, tels que les transformations de chaires et les candidatures qu’elles font surgir. Dans la discussion qui s’ouvre alors, on entend les représentans les plus autorisés des diverses sciences en concurrence exposer l’état de chacune d’elles, ses progrès récens et ses besoins actuels ; on les entend définir et caractériser la nature d’esprit des candidats, apprécier l’intérêt et l’originalité de leurs travaux, indiquer sommairement ce qu’on est en droit d’attendre d’eux. L’échange d’idées et d’informations qui se produit ainsi est de nature singulièrement féconde. Il en résulte que tous les professeurs du Collège sont amenés périodiquement à regarder au-delà de leurs spécialités personnelles, à considérer la science contemporaine dans son ensemble, à en suivre pour ainsi dire le mouvement, à voir naître les études nouvelles et à en apprécier l’importance, à se rendre compte enfin de la valeur relative et changeante des diverses parties du savoir. Il est impossible que des hommes habitués à réfléchir n’acquièrent pas par là une habitude commune de regarder toujours en avant. Cette habitude, ainsi entretenue, constitue l’esprit de la maison. On comprendrait mal, si on le méconnaissait, le rôle du Collège de France.


III

Ce qui vient d’en être dit nous permet d’examiner maintenant à quelles conditions il sera en mesure de répondre parfaitement à sa destination.

La plus essentielle de toutes, c’est qu’il jouisse d’une très large indépendance. Il faut qu’il soit libre de substituer des enseignemens nouveaux à des enseignemens anciens, libre de choisir, sous certaines garanties, les savans à qui seront attribuées ses chaires, libre enfin d’adapter la forme de chaque enseignement, non pas à des convenances extérieures, mais aux intérêts bien entendus de la science, expliquons-nous rapidement sur chacun de ces points.

Une des choses qui ont souvent gêné l’essor du Collège de France, c’est l’incertitude où l’ancien règlement le laissait sur ses droits en matière de transformations de chaires. Il pouvait arriver qu’un ministre considérât une chaire transformée comme une chaire nouvelle, et qu’il usât dès lors du droit qu’il possède de nommer directement les titulaires des chaires nouvellement créées, sans présentation, ni par l’établissement intéressé, ni par les Académies compétentes. Il suffisait- que cela fût à craindre pour que le Collège se décidât difficilement à proposer la transformation d’une chaire. Cette appréhension et cette gêne disparaîtront, s’il est bien entendu que la proposition d’affecter un crédit déjà existant à un enseignement nouveau, fût-il d’ailleurs très différent de celui auquel il succède, laisse le Collège en possession du droit de présentation. C’est ce qui résulte des termes du règlement nouveau. Cela est indispensable, si l’on veut qu’il remplisse comme il convient sa fonction propre. La faculté d’évoluer sans peine est pour lui une condition vitale. Il représente, dans l’enseignement supérieur, l’adaptation rapide et constante aux progrès de la science. Cesser de se transformer, s’enfermer dans un cadre rigide, ce serait de sa part manquer à sa destination même.

Mais cette liberté que le gouvernement reconnaît au Collège, il importe que l’opinion publique, quelquefois mal éclairée, ne la lui conteste pas hors de propos. On s’est étonné de lui voir, en certaines circonstances, proposer la transformation de chaires qui avaient un long et glorieux passé. Il faut pourtant s’entendre sur ce point. En renonçant passagèrement à des enseignemens de ce genre, le Collège de France n’entend pas déclarer qu’il les considère comme surannés ou qu’il a l’intention de les abandonner. Seulement, comme il lui est impossible, à moins de s’étendre au-delà de toute mesure, d’accueillir les enseignemens nouveaux, tout en conservant les anciens, il est contraint souvent à des sacrifices. En pareille matière, il ne peut y avoir de principes absolus. Chaque cas particulier doit être examiné en lui-même, la question étant de savoir si le sacrifice à faire momentanément est compensé par l’avantage de l’acquisition nouvelle. D’une manière générale, la tendance du Collège doit être d’incliner vers la nouveauté. Mais il va sans dire qu’il diminuerait singulièrement son autorité, s’il se réduisait peu à peu à n’être plus qu’un groupement de spécialités sans cohésion. Le rôle qu’il est appelé à jouer exige que les études fondamentales y soient toujours fortement représentées. Pour apprécier les recherches nouvelles, il lui faut une majorité de savans capables d’embrasser du regard l’ensemble des grandes provinces scientifiques.

Une seconde condition importante, c’est que les cours n’y soient pas assujettis à une discipline uniforme. Le principe étant que l’enseignement du Collège a pour objet, non de développer un programme quelconque, mais de faire connaître à un public choisi les résultats des recherches de ses professeurs, le nombre et la forme des leçons doivent évidemment correspondre à la nature particulière de ces recherches. Donc, à côté de celles qui s’accommoderont de la chaire professorale et de l’amphithéâtre, d’autres seront plus utilement faites dans les laboratoires, dans les musées, ou encore sur le terrain. Certains enseignemens comporteront des exposés étendus, d’autres, en raison de leur nature même, se condenseront davantage. Mais ces distinctions ne seront pas faites d’avance, une fois pour toutes. Car elles ne doivent pas dépendre seulement de la diversité des chaires, mais aussi et surtout des sujets traités. S’il ne faut pas que les recherches personnelles absorbent toute l’activité du professeur et le dispensent d’enseigner, il ne convient pas non plus que l’enseignement l’empêche de poursuivre des travaux qui doivent en faire toute la valeur. Du moment qu’on s’accorde à écarter du Collège de France la simple vulgarisation, il devient impossible d’exiger de ses maîtres qu’ils soient tenus à parler chaque année pendant le même nombre d’heures. C’est affaire à chacun d’eux d’organiser son enseignement sous sa propre responsabilité, en vue d’un résultat vraiment utile. Le contrôle nécessaire appartiendra à l’Assemblée du Collège, au ministre et finalement à l’opinion publique. Ce sera le devoir des professeurs de faire en sorte que les hommes sans parti pris rendent justice à leur œuvre individuelle et collective.

Mais la recherche scientifique, telle qu’on l’entend aujourd’hui, ne peut guère se confiner dans l’enceinte d’un établissement quelconque. Elle doit nécessairement s’étendre au loin, partout où s’étend le domaine de la science elle-même.

En d’autres termes, il est indispensable que le travail du laboratoire, de la bibliothèque ou du cabinet d’études se complète par des missions. Tel savant qui étudie les langues anciennes ou actuelles de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique ne peut se passer aujourd’hui de voyager et de séjourner dans les pays où elles sont nées, où elles ont laissé des traces, où quelques-unes sont encore en usage. L’archéologue, l’historien, le sociologue, le naturaliste sont obligés d’aller au loin s’approvisionner d’observations, de renseignemens, d’impressions vives et directes, s’ils n’entendent pas se réduire à un enseignement purement livresque. Les professeurs du Collège de France, voués à la science pure et plus libres d’obligations sédentaires que ceux des Universités, doivent être particulièrement prêts à ces explorations lointaines. Le nouveau règlement a inscrit les missions parmi les formes prévues de leur activité. C’est là un fait de la plus haute importance. Peut-être, ne produira-t-il pas immédiatement toutes ses conséquences ; car, pour passer du principe à l’application pratique, il est possible que les ressources matérielles fassent encore défaut. N’importe. Les idées justes ont en elles-mêmes une force qui les rend efficaces tôt ou tard.


IV

Le rôle du Collège de France, ainsi conçu, est si naturel et si nécessaire que le développement universel de la science est en train d’amener en plusieurs pays la création d’établissemens plus ou moins analogues. En Amérique, nous voyons des milliardaires, soucieux du bien public et s’inspirant de notre exemple pour faire mieux que nous, créer des centres d’études magnifiquement dotés en vue de la recherche libre. La Prusse se préoccupe d’en faire autant. On peut donc dire qu’une même idée se manifeste aujourd’hui partout. Or cette idée est française d’origine, et c’est en France qu’elle a reçu la première consécration de l’expérience. Nous nous devons à nous-mêmes de lui donner aujourd’hui le développement qui nous permettra de rivaliser avec ces créations étrangères.

Évidemment, ce n’est pas l’État français, avec ses charges toujours croissantes, qui pourra mettre le Collège de France à même de soutenir cette rivalité. Nous avons quelque honte aujourd’hui à ouvrir aux visiteurs du dehors les portes d’un établissement si glorieux et à leur en laisser voir la misère : ses laboratoires étroits, insuffisans de toute façon, — on en pourrait citer qui sont de simples réduits ; — ses salles de cours incommodes, mal aérées, et en si petit nombre que des auditoires divers doivent s’y succéder parfois presque sans intervalle ; avec cela, une médiocrité de ressources qui rend impossibles les améliorations les plus nécessaires. Que le ministère de l’Instruction publique soit tenu moralement de remédier à cet état de choses dès qu’il en aura les moyens, cela est incontestable. Mais ce qu’il pourra faire, quelle que soit sa bonne volonté, ne sera certainement qu’une bien petite partie de ce qui doit être fait. Un grand établissement scientifique a besoin aujourd’hui d’être riche. Ce n’est pas sur l’État que le Collège de France peut compter pour le devenir jamais.

Lorsqu’il aura reçu l’autonomie financière, qu’on lui promet à bref délai, son avenir dépendra des libéralités dont il pourra être l’objet. Les donations en faveur de la science ne sont pas chose rare dans notre pays. Quelques-unes de nos Universités en ont déjà reçu d’importantes. D’autres sont faites annuellement aux diverses Académies. Le Collège de France lui-même n’a pas été oublié : il conserve avec reconnaissance les noms des bienfaiteurs qui ont déjà subventionné des cours anciens ou créé des cours nouveaux. Mais il ne pourra exercer son rôle dans toute son ampleur que le jour où il disposera d’un capital important qu’il sera libre d’affecter à des entreprises scientifiques de son choix. Il faut songer qu’il n’a pas, comme les Universités, la ressource toujours croissante des droits d’inscriptions, d’examens, de diplômes, de bibliothèques. Son enseignement est essentiellement gratuit. Il l’a toujours été, il doit continuer à l’être. Espérons qu’il se rencontrera tôt ou tard des Mécènes qui auront à cœur de contribuer à rendre son œuvre largement féconde. Attacher leur nom à des fondations qu’il sera chargé d’administrer, ce sera l’associer à l’histoire future de la science et revendiquer légitimement une part dans son avancement.

Cette coopération libre et c   onfiante entre la richesse et la science paraît devoir être la condition du bien dans l’avenir. L’Etat, assujetti à ses lois et à ses règlemens, embarrassé dans ses entraves administratives, lent à comprendre, lent à se mouvoir, soumis au régime des filières, des hiérarchies interminables, est une force immense, mais lourde et maladroite. Le domaine de l’esprit ne semble pas être le sien. Il y a là trop d’imprévu, trop de perpétuelle nouveauté, trop de spontanéité, et il y faut d’ailleurs trop d’à-propos pour qu’il ait chance de s’y montrer à son avantage. Les vives communications des intelligences ne sont pas son affaire. Que la science, toujours mobile et entreprenante, courant toujours d’idée en idée, ne compte pas trop sur lui, et même qu’elle se défie un peu de ses faveurs. Elle est ainsi faite qu’elle ne peut suivre ses voies qu’à la condition d’être très peu gouvernée. Née de la pensée libre, qu’elle ait confiance en la pensée, et qu’elle fasse appel hardiment aux intelligences éprises de vérité, partout où elles se trouvent.


MAURICE CROISET.

  1. Le règlement en vigueur jusqu’au 21 mai dernier était celui du 1er février 1873 ; mais tout ce qu’il contenait d’essentiel provenait de celui du 9 mars 1852.
  2. Le nouveau règlement date du 24 mai 1911. Il a été signé par le ministre actuel de l’Instruction publique, M. Steeg, et préparé par le directeur de l’Enseignement supérieur, M. Bayet.
  3. L’histoire du Collège de France a été racontée en détail, avec beaucoup d’érudition et de méthode, par M. Abel Lefranc, Histoire du Collège de France depuis ses origines jusqu’à la fin du premier Empire. Paris, Hachette, 1893.