Le Collage/Le Retour de Jacques Clouard/I

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Édouard Dentu (p. 51-61).


I


À Carouge, dans la banlieue de Genève, la rue Winkelried, une courte ruelle, donne sur une large avenue qui conduit, à la ville. Carouge ressemble à Vaugirard : beaucoup d’ouvriers, de petits bourgeois ; déjà la province, à vingt minutes d’une capitale en miniature. Au milieu de la courte ruelle, une crémerie-fruiterie, dont les bottes de radis, les salades, choux-fleurs et carottes, les piles de fromages, font une grande tache gaie au milieu de la banalité des masures voisines. Le regard, accroché par cette sorte de nature morte claire, s’y arrête avec complaisance.

Le samedi, 10 juillet 1880, vers onze heures du matin, il n’y avait personne dans la boutique pleine de clarté. Seul, un gros chat, roux, dormait au soleil, étendu sur l’établi d’un savetier, qui occupait une étroite échoppe, prise dans la devanture. La tête du chat, hérissée de longues moustaches, touchait presque au tranchet. Son dos portait contre un tas de vieilles chaussures à ressemeler. Toutes sortes de morceaux de cuirs faisaient un fouillis entre ses pattes. Enfin, dans un coin, contre la muraille, sous une boîte à cirage et un marteau, une pile de journaux surmontait deux ou trois volumes dépareillés.

— Tiens ! fit en rentrant la fruitière, une lourde Suissesse à l’air réjoui ; monsieur Clouard n’est donc pas là ?

Puis, tirant un journal de sa poche, et se parlant toujours à elle-même :

— Je lui apporte quelque chose qui lui fera joliment plaisir.

Et la fruitière, ayant déployé la double feuille du journal, le déposa ainsi, tout ouvert, sur l’établi. Ne daignant pas risquer un regard, le chat continua à dormir, garanti du soleil. C’était un Petit Lyonnais, arrivé à Genève depuis quelques instants. En haut, sur une largeur de la page, on lisait en grosses lettres : « Vote définitif de l’amnistie. »

Monsieur Clouard était allé rendre une paire de bottines, à laquelle il avait remis des talons. Il fut bientôt là, debout sur le seuil de la boutique, grand, élancé, mais chétif, le dos un peu voûté et la poitrine creuse, tenant soulevé d’une main son tablier de cuir, plein de nouvelles chaussures à raccommoder. Alors, de sa voix brusque, cette fois tempérée par un sourire maternel, la Suissesse lui cria :

— C’est comme cela que vous gardez ma boutique, vous !… Eh ! si l’on était venu me voler quelque gruyère, un panier d’abricots ?

Comprenant la plaisanterie, Clouard souriait. Il n’avait pas bonne mine. Une vraie figure de papier mâché, dans laquelle s’enfonçaient de petits yeux, à cils rares et à paupières rougies, mais ardents et fébriles, luisant comme des braises. Son front haut, bombé, étroit, était couronné de cheveux poivre et sel, éclaircis et comme reculés par la calvitie naissante. Les pommettes des joues lui saillaient ; sa barbe inculte, mal peignée lui faisait une broussaille blonde, çà et là salie par des parties blanches. Rien que quarante-trois ans : presque un vieillard !

— Vous avez l’air toute gaie ce matin ! dit-il en s’approchant de la fruitière. Que vous est-il donc arrivé ?

Sans répondre, celle-ci pelait des pommes de terre pour le déjeuner. Mais, du coin de l’œil, elle surveillait Clouard. Lui, s’asseyait déjà devant son établi. Tout à coup, une exclamation ! Et se tournant vers la fruitière, le Petit Lyonnais à la main :

— C’est vous qui m’avez apporté… ? Vous êtes bien aimable, madame !

Il dévorait des yeux la dépêche de Paris, donnant le résumé de la dernière séance de la Chambre.

— Oui, l’amnistie !… C’est voté par la chambre !… L’amnistie !… Le Sénat n’a plus à y fourrer son vieux pif : c’est pas malheureux ! Ça y est !

Dans son émotion, il était plus pâle encore. Soudain, quittant le journal, il tendit la main à la fruitière :

— Madame, merci… C’est du fond du cœur !… Vous avez toujours été très bonne pour moi… Et vous avez voulu comme ça m’apporter, la première, la grande nouvelle ?

Puis, avec un sourire, qui n’était pas sans grâce, ni finesse :

— Alors, je vous dois un sou !

Mais la fruitière qui s’était levée, lui secouait la main.

— Écoutez, monsieur Clouard, cria-t-elle d’une voix de stentor et en riant aux éclats ; ça ne fait rien que mon mari ne soit pas rentré : vous pouvez m’embrasser !… Je suis assez vieille, et laide, il n’y a pas de danger ! Puis, il n’y en aurait pas avec un honnête homme comme vous… Embrassez-moi carrément.

Et elle approchait sa bonne large figure, sur laquelle il déposa trois gros baisers.

Maintenant, toujours à son établi, pendant que la fruitière préparait le déjeuner, Clouard lut et relut le journal. De temps en temps, il s’accoudait à côté du chat endormi ; puis, une joue dans le creux de la main, interrompant sa lecture, il regardait dans le vide. Sa pensée le transportait-elle au milieu des êtres chers, pas revus depuis dix ans ? Pourquoi cette ride d’inquiétude qui lui plissait le front ? Il était de plus en plus pâle. Toute sorte de réflexions passaient dans ses yeux, il y en avait de tendres, qui humectaient le rebord rougi de ses paupières ; et de poignantes, de douloureuses, qui crispaient ses doigts et son visage. En faisant cuire ses pommes de terre frites, la fruitière l’observait à la dérobée.

— Diable ! pensait-elle, les bonnes nouvelles lui font un curieux effet… Celui-ci n’a pas l’air drôle, lorsqu’il est heureux.

Pendant le déjeuner, elle et son mari n’arrachaient de leur pensionnaire que des monosyllabes. Au café, en fumant une pipe, M. Clouard, pour couper court à leurs félicitations interminables et à leurs questions indiscrètes, leur lut le Petit Lyonnais.

La Chambre française avait adopté, en bloc et sans discussion, l’amnistie accordée en deuxième délibération par le Sénat. Mais le journal donnait in extenso le compte rendu de la séance du Sénat. Ce n’était guère amusant, et d’un embrouillé ! On ne savait sur quelles pointes d’aiguilles avait piétiné la discussion. Des mots vagues, des cheveux coupés en quatre, des arguties ! Des articles votés et aussitôt annulés par des exceptions, que des paragraphes additionnels annulaient elles-mêmes ! Pourtant, à déchiffrer ce grimoire, on s’imaginait voir les têtes de ces gredins de sénateurs : ceux qui votaient oui, grillant d’envie de voter non, et ceux qui votaient non, suant de peur pour n’avoir pas voté oui. C’était donc cela, la politique ! Une mesquine et plate comédie, une simple blague, toujours la même, en tous temps et sous tous les régimes. Les deux bons Suisses, ouvrant leurs oreilles, écoutaient religieusement, intrépidement. Peu à peu, l’étonnement d’abord, puis l’ennui passaient sur leur visage.

La lecture achevée, le mari et la femme sortirent pour leurs affaires. Le savetier, resté seul, garda la boutique et, de tout l’après-midi, ne quitta pas son établi. Moins pâle, devenu calme, n’ayant plus d’absences, il travaillait. Jamais il ne s’était servi avec plus d’entrain de l’alène ou du tranchet. Les habitants de la rue Winkelried, en passant devant lui, se disaient : « Diable ! aujourd’hui, le père Clouard n’est pas en train de flâner ! » Mais, un peu après cinq heures, le fruitier étant revenu le premier de ses courses, Clouard interrompit son travail et monta au dernier étage de la maison, dans le petit cabinet meublé où il logeait. Là, un brin de toilette. Il cira ses souliers, se lava le visage et les mains, passa une chemise propre. Au bout d’un quart d’heure, vêtu de ses plus beaux habits, c’est-à-dire d’un pantalon gris et d’une longue redingote noire, mal faite et râpée, il prit le tramway qui va de Carouge dans l’intérieur de Genève.

En descendant du tramway, Clouard se dirigea vers le Café de la Couronne. C’était l’heure de l’absinthe, le café regorgeait de consommateurs. Le temps étant magnifique, toutes les tables du dehors se trouvaient occupées. Ce Café de la Couronne, et le Café de Paris, un peu plus loin, en face du Rhône, étaient alors le rendez-vous des réfugies français. Les célèbres de l’insurrection, ceux qui avaient occupé un poste important et les journalistes, venaient là régulièrement, surtout ceux qui, ayant la nostalgie du café de Madrid ou du café de Suède, n’auraient pas manqué, même pour une commutation de peine, d’y flâner chaque soir, pour lire et commenter les journaux, deviser, discuter, cancaner, enfin se croire un peu sur le boulevard. Ce jour-là, outre les habitués, tout le ban et l’arrière-ban des communards se trouvaient au Café de la Couronne, formant un grand cercle. Du plus loin que Clouard fut aperçu, ses compatriotes, même ceux qui auraient été fort embarrassés de dire son nom, le reconnurent, et l’appelèrent, en faisant de grands bras : « Bonjour, mon vieux ! — Qu’est-ce que tu prends ? — Tiens ! voilà une chaise. — Il a fallu ça pour te démarrer : on ne te voit jamais ! — À propos, ton nom ? je le sais pourtant et je ne m’en souviens jamais. » Plusieurs, très émus, l’œil brillant, quelque peu éméchés, lui donnèrent fraternellement l’accolade. Rochefort lui toucha la main. Mais, une fois assis, son verre apporté, quand Clouard eut trinqué avec ses voisins, échangé quelques phrases sur des généralités, il ne tarda pas à se sentir isolé.

La conversation était animée, joyeuse, bruyante. On faisait tout haut des projets ; beaucoup parlaient de Paris : la fête du 14 juillet serait magnifique ! Certains partaient le soir même, avec Rochefort ; la plupart filaient le lendemain matin ; mais Clouard gardait le silence, ne trouvait rien à dire, ne sachant quelle contenance garder sur sa chaise. Timide et fier, lui le partait ni le soir, ni le lendemain ! Ah ! on lui aurait payé sa place en express, qu’il n’aurait avoué à personne le pourquoi ! À la fin de l’hiver, une maladie de six semaines l’avait mis en retard envers le fruitier et la fruitière de la rue Winkelried. Pouvait-il partir en devant à ces excellentes gens, si secourables ? Donc la France, cette France du côté de laquelle le soleil commençait à se coucher, là-bas, ne lui était pas encore ouverte. Quinze jours, peut-être un mois, il lui faudrait peiner pour payer sa dette. Mercredi, le jour de la grande fête nationale du 14 juillet, on illuminerait sans lui. Aussi la joie des autres lui serrait le cœur ; les hommes ne seraient donc jamais égaux, même devant l’amnistie. Emprunter ? Certes, la fraternité était une chose moins creuse et moins illusoire que l’égalité : parmi les réfugiés, se trouvaient de braves cœurs ; des camarades généreux lui avanceraient volontiers quelques pièces de cent sous. Il n’avait qu’un mot à dire, à tel et à tel. Tout autre que lui aurait déjà… Non ! on ne se refait pas ! Il est si pénible, pour certains caractères, de prendre quelqu’un à l’écart et de commencer à voix étranglée : « Je voudrais vous demander un service : ne pourriez-vous pas, mais là, pas pour longtemps, jusqu’à telle époque, m’avancer la somme de… ? »

Au lieu de prendre quelqu’un à l’écart, le savetier recula seulement sa chaise, bourra une pipe, tomba dans une profonde mélancolie. La soirée était magnifique. En face, le lac de Genève, comme un grand enfoncement bleu entre les hautes dentelures des montagnes, rosées par le soleil couchant, semblait un décor de féerie. Un bateau à vapeur partit de l’embarcadère placé devant le Café de la Couronne, à quelques pas. Le pont était couvert de passagers, messieurs avec des lorgnettes en sautoir, dames en robes claires. Un gai panache de fumée, d’abord blanche, puis noire, s’envolait de la cheminée. Tout de suite, une commotion au cœur : sa pensée à cent cinquante lieues de là et à quinze ans en arrière ! Au lieu du lac, la Seine et ses bateaux-mouches ; l’évocation de quelque souvenir heureux, comme un grand voyage à Suresnes ; un dîner sur l’herbe, puis un lent retour, en remontant le fleuve, à deux sur le pont, se serrant l’un contre l’autre au milieu de la cohue des passagers du dimanche.

La nuit tombait, le Café de la Couronne devenait désert. Il ralluma sa pipe et revint à pied à Carouge. Après le dîner, quel ne fut pas l’étonnement du fruitier et de sa femme de voir leur pensionnaire se mettre à un ressemelage, le soir, contre toutes ses habitudes. Le lendemain, au lieu de faire la conduite à ceux qui partaient, levé deux heures plut tôt que d’habitude, il peinait dur. Après le repas du soir, il travailla à la chandelle.

— Vous allez vous tuer, monsieur Jacques, lui dit la fruitière, ne devinant pas encore.

Elle comprit tout à coup, la brave femme, et retint une exclamation. Puis, le soir, au lit, elle causa longuement avec son mari. Et leur conversation amena ce résultat : le lendemain, mardi 13, ces braves gens accompagnaient leur pensionnaire à la gare, au train de onze heures. Non seulement ils ne voulurent rien recevoir de l’arriéré de quatre-vingt-trois francs, mais ils remirent à celui qui partait dix-sept francs, « pour faire la somme ronde ».

Clouard se défendait :

— Pour ça, non ! jamais !… Vous voyez que j’ai amplement de quoi prendre ma troisième classe.

— Acceptez toujours, ou ne sait pas… Vous nous rendrez plus tard, tout à la fois.

On s’embrassa.

— Je vous écrirai bientôt ! leur cria-t-il par la portière.

Genève était loin ; Jacques se sentait encore tout triste de quitter, sans doute pour toujours, cette Suisse hospitalière où il avait trouvé de braves cœurs. Soudain, un ralentissement du train, un arrêt. Tandis que des employés, d’une voix endormie, disaient : « Bellegarde… Bellegarde… » la portière s’ouvrit, et un douanier impoli, presque brutal, vint lui ordonner de retourner ses poches. Jacques Clouard était en France.