Le Collage/Le Retour de Jacques Clouard/III

La bibliothèque libre.
Édouard Dentu (p. 74-85).


III


En posant le pied sur le trottoir bitumé du débarcadère, Jacques se sentit doucement ému. Enfin, il foulait le sol de Paris, de la ville natale. Tout ce qu’il avait souffert pendant ces dix ans n’existait plus. La pitoyable aventure de l’exil n’était qu’un mauvais rêve. S’il l’eût osé, il se fut agenouillé sur cette terre dont il avait longtemps été privé, et, pour en bien reprendre possession, il l’eût ardemment baisée… Ses deux compagnons de route éprouvaient aussi quelque chose. Tous les trois se serrèrent silencieusement la main. Au moment de passer par la sortie, comme des détonations lointaines éclataient, ils se regardèrent.

— Entendez-vous ?… La fête !

— Très chic ! Ce n’est pas fini !

— On nous salue… Merci et bonjour, citoyens !

Ils parlèrent de leurs bagages. Au lieu de s’empêtrer chacun de sa malle, le mieux était de serrer le bulletin dans son porte-monnaie. On reviendrait demain chercher son balluchon. Le plus pressé était de courir à la fête, dont les rumeurs profondes leur arrivaient. Le cadran de l’horloge marquait dix heures vingt. Les six feux d’artifice devaient être tirés ; mais l’on arrivait à temps pour les illuminations.

— Tiens ! il pleut ! fit tristement Clouard, en voyant les vitres de la salle d’attente toutes mouillées.

C’était vraiment fâcheux. Le bon Dieu n’était décidément qu’un Versaillais, qui n’aimait pas les vieux solides de la Commune. Il aurait pu se passer de leur asperger le visage de ces larges gouttes. Mais à peine au milieu de la descente, ils oublièrent la pluie : ils s’étaient retournés, et, ce qui les impressionnait, c’était la façade de la gare, illuminée jusqu’au faîte, de frises de gaz, autant de lignes de feu dessinant toute l’architecture.

Alors, une curiosité, l’envie de tout voir, leur fit hâter le pas. Ils prirent la rue de Lyon, laissant à droite le boulevard Mazas, où quelques maisons, couvertes de lanternes vénitiennes, faisaient ressortir la tristesse sombre des hauts murs de la prison.

À l’intersection de la rue de Lyon et de l’avenue Daumesnil, ce fut comme une sensation très douce, quelque chose leur fit du bien au cœur. Très haute, sur un piédestal, entourée de mâts et de drapeaux, au milieu d’une sorte de chapelle ardente, une statue de la République, majestueuse, en bonnet phrygien ! C’était bien elle, la noble vierge, qu’ils avaient longtemps aimée, pour laquelle ils avaient sacrifié leurs belles années ! Ils la retrouvaient, grave et sereine, entourée de ce même culte passionné qu’ils lui avaient gardé toujours, au plus profond d’eux, jusqu’au delà des mers. Et, ce qui commençait à les pénétrer aussi, c’étaient les effluves d’une joie large répandue dans l’atmosphère ; voix humaines criant des vivats, orchestres en plein vent, explosions de pièces d’artifice. Le lointain brouhaha d’une capitale, la sensation chaude de deux millions d’êtres remués par une surexcitation commune. La pluie cessait ; de larges éclairs embrasaient le ciel, élargissant l’illumination générale.

Tout à coup un cri d’enthousiasme leur échappa et ils s’arrêtèrent béants. Sur la colonne de Juillet, éclairée par quatre réflecteurs électriques, tout en lumière sur le fût sombre, comme planant, apparut le Génie de la Liberté. Ils battirent des mains.

— Bravo ! Vive la Liberté !

Ils ne pouvaient se lasser de la contempler. Elle, aérienne et lumineuse, semblait la déesse de la ville, de la terre entière. C’était pour fêter sa présence définitive et la retenir parmi nous, l’étrangeté de ces ballons oranges, disposés en guirlandes lumineuses autour de la place de la Bastille. D’autres ballons oranges pendaient au milieu des arbres, comme des fruits mystérieux. Et la gare de Vincennes, par-dessus ses frises de gaz, élevait des fanaux de locomotives, dont les feux tricolores brûlaient, eux aussi, pour la Patrie et pour la Liberté. La foule était compacte. Des groupes de trois ou quatre cents personnes, hommes et femmes, bras dessus bras dessous, avec des militaires, portant, les uns, des lanternes au bout de bâtons, les autres des rameaux de feuillage, faisaient le tour de la colonne en chantant, sur l’air des lampions : « les Jésuites sac au dos », et le premier couplet de la Marseillaise, puis, sur l’air de la polka de Fahrbach : « les Jésuites sont partis ! ah ! ah ! ah ! » Mais ni cohue, ni bousculade. Pas d’encombrement. Le peuple marquait le pas, sous les éclairs, mouillé par une nouvelle averse. Chacun tenait scrupuleusement la droite.

Boulevard Beaumarchais, plus de groupes distincts, mais un fleuve, s’écoulant en ordre. De cinquante en cinquante mètres, trois grands lustres de verres blancs, suspendus, l’un, au milieu de la chaussée, les autres, au-dessus de chaque contre-allée. Clouard et ses compagnons s’abandonnaient au courant.

La griserie générale les surexcitait encore. Plus de fatigue des vingt heures en chemin de fer ! Ils n’avaient pas mangé depuis Dijon, devaient se rendre chacun dans un quartier différent : n’importe ! À plus tard, les affaires. Pour le moment, rien qu’un besoin de se faufiler au plus épais, de chanter comme les autres, de danser, d’applaudir, de crier, eux aussi : « Ah ! ah ! ah ! »

Place de la République, l’encombrement fut tel qu’il leur fallut s’arrêter. Devant la statue, un monsieur, sur le piédestal, auprès des lions, chantait, seul, le premier couplet de la Marseillaise. Clouard et ses deux camarades joignirent leurs voix à celles du chœur formidable, reprenant : « Aux armes, citoyens ! » Ah ! si l’un des trois, montant aussi sur le piédestal, avait tout à coup crié au peuple : « Nous sommes des amnistiés ! » ne les eût-on pas portés en triomphe ? Et ils se regardèrent dans les yeux, avec un sourire, se comprenant. Ah ! oui, ils avaient mérité de la mère patrie, eux aussi ! Ce grandiose appel aux armes, que glorifiait la chanson patriotique, eux, du moins, avaient eu le mérite de l’écouter et d’y répondre, à l’heure ou la République était en danger. Eh ! qui sait ? sans eux, sans leurs frères, cette belle fête patriotique aurait-elle lieu aujourd’hui ? Quelqu’un à ce moment, qui fût venu dire bien bas à l’oreille de Jacques : « Personnellement, tu n’as jamais exécuté qu’une sortie, sans fusil, jusqu’à Levallois-Perret ! » l’eût considérablement surpris et dérangé. Mais, bientôt, tout sentiment étroit et personnel, tout égoïsme disparut.

— Chapeau bas ! chapeau bas ! criaient quelques citoyens.

On se découvrit. Il y eut quelques instants de pur enthousiasme, pendant que la foule entonnait un hymne. La pluie cessa ; de longs roulements le tonnerre faisaient un accompagnement céleste. Et la grande place, pavoisée et brûlant de mille feux de toutes couleurs, semblait le chœur embrasé de quelque prodigieuse cathédrale, où la dévotion des fidèles aurait adoré une nouvelle statue de la sainte Vierge République. Tandis que les grands jours de la Révolution, représentés en bas-reliefs autour du massif principal, ressemblaient à quelque chemin de croix.

— Rudement chouette, tout de même ! s’écria l’un des trois camarades.

— Rien que ça vaut l’argent ! ajouta un autre.

Et ils rirent aux larmes, longuement, en s’essuyant les yeux.

Revenant au sentiment de la réalité, ils se souvinrent qu’on devait se dire adieu. L’un se rendait à Montrouge, l’autre à Belleville, tandis que Clouard remontait du côté de Montmartre, où il espérait retrouver les traces de sa femme.

— Quittons-nous ! ici, devant la République !

— Oui, mes amis… Serrons-nous la main, en gens de revue.

Et les trois hommes se donnèrent des poignées de main. Mais ils ne se séparaient pas tout de suite. Quelque chose leur manquait à chacun.

— Eh bien ! si l’on s’embrassait ? fit Clouard.

C’était cela ! Une fois qu’ils se furent embrassés le Bellevillois, l’âme plus solide, dit que tout cela ne suffisait ; il fallait boire un verre. D’ailleurs n’était-ce pas sa tournée ? Il payerait, lui. Et voilà les trois amis entrés chez un marchand de vin de la rue de la Douane.

Après la tournée du Bellevillois, les autres voulurent y aller de la leur. Enfin, à l’angle de la rue et de la place, ils s’embrassèrent encore.

— Alors, adieu.

— Non, à bientôt !

— Alors, à quand ? cria Clouard.

Les deux autres s’étaient déjà éloignes de quelques pas. Mais le Bellevillois retourna la tête ; et, faisant de ses mains arrondies un porte-voix :

— À quand ?… Parbleu à la prochaine Commune !…

À la prochaine Commune, eh ! elle était bonne, celle-là. Impayable, ce Bellevillois, un peintre en bâtiment, très farceur, dont les lazzis et les cris burlesques les avaient plusieurs fois amusés pendant le voyage. En s’en allant, tout seul, Clouard, légèrement surexcité par la fête, par les tournées, riait encore. Mais, de là à ce que la Commune fût prochaine ! Peu probable, si tout marchait maintenant en France comme ça avait l’air de marcher ; si, riches et pauvres, bourgeois et ouvriers, civils et militaires, toutes les classes de la société, définitivement réconciliés, s’entendaient une bonne fois. D’ailleurs, demain, comme l’on dit, il ferait jour ! Et lui, Jacques Clouard, verrait bien si la fête allait avoir un beau lendemain.

Pour l’heure, un peu gris, de l’enthousiasme public et de vin à seize, Jacques était très porté à voir les choses en beau. Il n’était pas loin de minuit. Malgré l’heure, malgré le ciel chargé d’électricité, sillonné d’éclairs, retentissant de coups de tonnerre, malgré de fréquentes petites ondées, les rues étaient pleines de gens attablés, buvant à la lueur des lanternes vénitiennes, jouant aux cartes, chantant. Et toujours des pétards, des cris patriotiques ; des maisons entières disparaissaient sous les drapeaux et les lumières. Une sorte de kermesse effrénée, faite de la joie énorme d’un peuple ; avec la sensation que, partout, dans tous les sens, il y avait d’autres embrasements, d’autres vacarmes, d’autres ivresses. Au delà des fortifications, la fête avait gagné la banlieue, exaltait la France entière.

Être partout, et tour voir ! Lui qui connaissait à fond son Paris ! Toutes sortes de curiosités, dont le grand nombre rendait la satisfaction impossible lui venaient. Que ne pouvait-il se transporter rapidement aux points les plus opposés, contempler à la fois les Buttes-Chaumont, les Halles, le jardin du Luxembourg, courir en un clin d’œil de la barrière du Trône aux Champs-Élysées ! Puis, entre les grands vols de son désir, il se sentait attiré vers d’innombrables particularités. Que pouvait bien avoir inventé le Grand-Hôtel ? Les magasins du Louvre devaient être joliment curieux à voir ! Il eût voulu passer au boulevard Magenta, devant les fenêtres de son ancien patron : le vieux drôle, un gredin sournois et avare, n’avait pas dû se mettre en frais, même d’un drapeau de vingt-cinq sous, ni d’un lampion.

Au milieu de ces divers picotements de curiosité, malgré une ivresse croissante, quelque chose, comme une force inconsciente, le rapprochait toujours de Montmartre. Certes, il faisait détours sur circuits, prenant parfois par une rue plus embrasée que les autres, s’arrêtant ici pour écouter une musique d’amateurs, là pour joindre sa voix aux voix d’un orphéon chantant. Mais il revenait quand même sur ses pas, montait vers son ancien quartier. Il avait un but. Toute cette joie publique, c’était bien ! Mais ces citoyens heureux avaient auprès d’eux leur femme et leurs enfants ; au jour, qui n’allait pas tarder à se lever, quand ils voudraient se reposer, ceux-là rentreraient paisiblement dans leur domicile. Lui, venait bien de retrouver sa patrie et sa ville natale : où était son chez lui ? Dans quel lit d’hôtel garni dormirait-il, s’il ne découvrait les siens cette nuit ? Déjà deux heures du matin. Ayant gravi la pente raide de la rue Rochechouart, il se trouvait à l’intersection de l’avenue Trudaine et d’un square qu’il ne connaissait pas. Il lut sur une plaque neuve : « Place d’Anvers. » Dans la large trouée, tout en face, de l’autre côté du boulevard extérieur, il aperçut un quartier en amphithéâtre, des rues en échelle, se haussant les unes sur les autres : Montmartre ! Quelques pas, et il y serait ! Mais, avant de traverser la place, il enfila d’un regard toute l’avenue Trudaine.

Couverte, dans sa longueur, d’arcs de verdure, de lampions allumés, autant de portiques de flammes dont les derniers semblaient se toucher, se confondre en une seule voûte embrasée, l’avenue présentait un aspect féerique. Au milieu, exhaussés sur une large estrade couverte, les musiciens d’un nombreux orchestre jouaient un quadrille. Qui sait ? sa femme et sa fille pouvaient être au milieu de cette foule qui dansait, partout, sur la chaussée du milieu, sur les trottoirs le long des maisons ? Jacques s’avança.

Quel entrain ! Quelle joie ! Certains couples dansaient le parapluie à la main ; les autres se souciaient peu d’être mouillés. La musique endiablée, le tonnerre et les pétards, les illuminations et les éclairs, tout dégageait comme un besoin de ne pas rester en place, de tourner, de se répandre, de se livrer à quelque acte exalté. Des jeunes filles sages, en blanc, sous les yeux de leurs frères et de leurs pères, faisaient vis-à-vis à des cocottes du quartier Bréda, poussaient les mêmes cris burlesques. Des calicots bien vêtus, au milieu d’un avant-deux, se laissaient choir de leur long, ventre dans la boue. Et une toute petite bossue, plus large que haute, en robe tricolore, roulait, çà et là, au milieu des figures, comme une sorte de boule, portant bonheur, que se repassaient toutes les mains.

Après le quadrille, sans interruption, la polka, la valse, un autre quadrille encore. Et Clouard, pris dans l’engrenage de folie, ne se dégageait pas ; poussé, bousculé, sentant la tête lui tourner, ses idées se brouiller, mais heureux. Sa femme pouvait être par là, regardant comme lui. Ne viendrait-elle pas se jeter à son cou, lorsqu’il s’y attendrait le moins. Sa fille ? eh ! grand Dieu ! il allait la reconnaître, grandie et superbe, donnant la main à son cavalier ; s’il ne la reconnaissait pas tout de suite, elle lui crierait la première : « Bonjour, petit père ! Embrasse ta Clara. »

Comme l’aube commençait à blanchir, l’orchestre, saluant le jour, attaqua la Marseillaise. Aussitôt, une idée de la foule ! Dans la longueur de l’avenue Trudaine, une ronde immense se mit à tourner, sur l’air national. Jacques se sentit saisir la main gauche, et, instinctivement, sa droite chercha une autre main. Il était un anneau de la chaîne unique.

Comme les autres, tournant, enlevé par le branle général, ne se sentant pas, tournant toujours, il n’était plus qu’un fou, une sorte de grand enfant enthousiaste qui criait à tue-tête : « Vive la République ! » et dont les yeux, sans motif, se remplissaient de larmes.

Enfin la ronde s’arrêta. Clouard se trouvait au bas de l’avenue. Devant lui, dans le grand jour, quelque chose qu’il n’avait pas vu : une gigantesque charge, d’André Gill, peinte et découpée sur bois, formait un arc de triomphe tenant toute la chaussée. Un Gambetta burlesque et colossal, en signe de réconciliation, donnait la main à un amnistié, dont la barbe de fleuve ressemblait à celle de Jacques.