Aller au contenu

Le Collectivisme, Tome I/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Imprimerie Louis Roman (Tome Ip. 6-13).

II

Le collectivisme est un aboutissement : il est le résultat d’une évolution qui se poursuit depuis longtemps et qui s’affirme autour de nous avec une rare énergie. La tendance collectiviste, opposée à la tendance individualiste, domine tout le développement économique contemporain et elle se manifeste, d’une manière indubitable et précise, pour tout homme impartial qui consent à examiner les événements et à les comprendre.

Trois phénomènes bien nets et bien décisifs en témoignent autour de nous avec une force et une persistance qu’il serait puéril de nier : la concentration des grandes industries entre les mains de quelques individualités de moins en moins nombreuses, l’extension de la coopération de consommation et de production, le développement continu et grandissant des services publics.

Le premier de ces phénomènes, qui aboutissent tous à remettre la gestion des biens de ce monde à des collectivités de plus en plus vastes et de plus en plus disciplinées, n’est plus contesté que par des gens intéressés au maintien de l’organisation individualiste.

Il suffit de signaler l’existence de grands magasins, qui ont arraché leur clientèle aux magasins modestes et patriarcaux ; il suffit de signaler les linières, fatales aux tisserands à domicile ; il suffit de signaler les énormes distilleries, enrichies au détriment des bouilleurs de cru.

Mais ce n’est encore là que de la concentration locale en quelque sorte. Il est des concentrations nationales et mondiales, bien autrement puissantes et exemplatives. Elles prouvent d’une manière péremptoire que ce désir instinctif des masses ouvrières d’aboutir à l’organisation internationale du travail, n’est pas une vaine et mensongère utopie.

Parmi les concentrations nationales, il faut citer le trust du papier en Belgique, qui a englobé en une seule coalition tous les fabricants du pays ; il faut citer aussi le trust des charbonniers en Westphalie, qui est parvenu à limiter la production au grand détriment du public qui paie la houille à un prix plus élevé, et au grand dommage du prolétariat qui se trouve privé d’une partie de ses moyens de subsistance ; il faut citer encore l’industrie électrique qui n’est plus représentée dans l’Amérique du Nord que par deux gigantesques compagnies dont la fusion est prévue et prochaine.

Quant aux industries qui ont l’humanité entière pour tributaire et pour clientèle, il en est deux qui sont suffisamment connues pour que nous que nous puissions nous contenter de les nommer : celle de la soude et celle du pétrole.

Si d’une part nous voyons ainsi se constituer une véritable féodalité capitaliste, capable de mettre obstacle à toute concurrence et de soumettre à son autorité tous ceux qui, ingénieurs, inventeurs, agents ou manouvriers, se risquent à pénétrer dans sa sphère d’influence, il est d’autre part un phénomène non moins suggestif, c’est l’extension et la multiplication des sociétés coopératives.

Les grands industriels et les grands producteurs ont limité leur activité à des domaines où le nombre des usines et des exploitations était relativement restreint. Les sociétés coopératives au contraire ont eu pour effet d’enlever leurs clients aux petits établissements et aux minimes boutiques.

La boulangerie d’abord, la pharmacie, l’épicerie, l’aunage, la boucherie ont successivement vu surgir en face d’eux des Maisons du peuple de plus en plus grandioses et de plus en plus achalandées. Et cette œuvre, toute d’économie et d’épargne à ses débuts, est devenue la grande éducatrice des foules frustes et ignorantes. Elle leur a révélé la force de l’association, elle les a rendu conscientes de leur capacité de gérer de larges entreprises, elle les a surtout habituées à la solidarité, à cette discipline volontaire qui est à la discipline des armées et des administrations ce que l’amour est à la servitude.

Le phénomène qui marque le mieux la tendance collectiviste de l’évolution humaine, c’est le développement prodigieux et colossal des services publics.

Naturellement, les industriels exploiteurs de larges monopoles, les propriétaires accapareurs de vastes territoires, nient que ce développement des services publics soit du collectivisme. Et dans une certaine mesure ils ne se trompent pas.

Lorsque nous examinerons plus loin comment il importe d’organiser l’administration collective des choses, nous verrons en effet que l’organisation, qui a prévalu jusqu’à ce jour, est loin de répondre à la conception que des hommes, imbus des idées de liberté, d’égalité et de fraternité, peuvent se d’un travail à accomplir en commun.

La collectivité n’a guère eu voix au chapitre et ce n’est pas le régime parlementaire, à corps électoral restreint et à système majoritaire, qui a pu la lui donner.

Les services publics sont régis par le gouvernement et les collèges, de manière à avantager les classes dont les collèges et les gouvernements sont l’émanation.

Toute la machinerie administrative est centralisée au profit d’une oligarchie : les administrés existent surtout pour le plus grand bien et le plus clair bénéfice des administrateurs.

Au principe d’autorité, dont les administrations publiques sont une haute et nette expression, les collectivistes veulent substituer le principe de solidarité. Or, c’est là ce qui terrifie messieurs les directeurs, messieurs les patrons et messieurs les rentiers.

Il est donc logique que tous ils protestent avec énergie et avec unanimité, lorsque des publicistes démontrent que les services publics sont déjà des services collectivistes, sauf à modifier, pour les rendre tels, la manière de les gérer.

Ce qu’il importe de signaler pour le moment, c’est que les services publics ont presque tous été constitués par une expropriation pour cause d’utilité générale, expropriation avec ou sans indemnité.

C’est ainsi que le roulage et le voiturage sont devenus des messageries concédées, puis des compagnies de chemins de fer, pour se transformer enfin en certains pays, comme la Prusse, la Belgique, la Hollande, en administrations nationales.

Le courrier, serviteur personnel le plus souvent, a disparu devant les développements fantastiques de la poste, et voilà que cette dernière exproprie méthodiquement les banques, avec l’aide de la caisse d’épargne, déjà transformée, par la force des circonstances, en établissement de crédit pour la construction de maisons à bon marché et érigée, par l’ouverture de comptes courants, en concurrente des établissements financiers privés.

Le jour prochain où les banques, pourvues du monopole de l’émission des billets à vue, auront été destituées de leur privilège au profit de chaque nation qui les a tolérées jusqu’à ce jour, leur fusion avec les caisses d’épargne de chaque pays les constituera rapidement en établissements de crédit au profit des coopératives de consommation et de production surtout. Or, ce que nous pouvons affirmer dès maintenant, c’est que rien ne peut enrayer cette évolution qui réalisera, naturellement, et sans frais pour les peuples, une des plus gigantesques expropriations auxquelles les siècles aient assisté.

Les services publics que nous venons d’énumérer forment, avec les télégraphes, les téléphones, les canaux, les ports, les entrepôts, les marchés, la voirie, les ponts, un formidable et complexe organisme de circulation qui, dans presque toutes les contrées civilisées, se trouve pour la plus large part approprié par la collectivité.

L’organisme de production est celui où l’initiative privée est surtout prépondérante encore à l’heure actuelle. Mais ici déjà de sérieuses expropriations ont lieu sous des formes multiples et embryonnaires.

La production du gaz et de l’électricité, l’adduction de l’eau, la fabrication de l’alcool, des allumettes, du tabac, du sel, de la monnaie, l’exploitation communale des alpages, des bois, des bruyères, des fagnes, des landes, sont autant d’exemples de la possibilité d’une gestion centralisé et publique d’établissements industriels ou agricoles.

La collectivités s’est emparée encore de certains services de protection d’une nature tout spécialement délicate.

Nous désignons ainsi notamment l’hospitalisation des vieillards, des invalides, des aliénés, des rachitiques, des malades surtout ; puis encore la surveillance, si difficile et si méticuleuse, de l’hygiène, ces vastes réseaux de conduites qui débarrassent les villes de leurs énormes résidus quotidiens, l’examen des produits alimentaires et la poursuite des falsifications.

D’autre part, comment ne pas signaler et admirer ces organismes, plus pesants à manœuvrer et plus dispendieux à oser, ces organismes de massacre et de ruine, qui plient désormais les peuples entiers sous une identique discipline et une charge identique, les armées ? La collectivité a eu cette audace de loger, d’habiller, de nourrir, de convoyer, de secourir, en des circonstances où le désordre et l’incurie seraient, excusables et excusés, des millions et des millions de soldats.

Et c’est lorsque des sociétés humaines sont parvenues, par un prodige d’inhumanité, à préparer, dans ses moindres détails, une telle œuvre de mort, de massacre, que l’on ose objecter à ceux qui vont porter aux foules la bonne parole du collectivisme, que les sociétés humaines sont incapables, par un prodige d’amour, de faire œuvre de vie !

Cela sera pourtant, parce que, ainsi que nous venons de l’esquisser, cela est. Comme le bourgeon est né sous la feuille qui tombe et sera la feuille de demain, ainsi, sous les apparences sociales contemporaines, nous trouvons formées déjà, créées en puissance et vivaces, les réalités sociales prochaines.