Le Collectivisme, Tome II/Chapitre IX

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Imprimerie Louis Roman (Tome IIp. 20-24).

IX

Le luxe ! Les adversaires du collectivisme affirment, avec des pleurs dans la voix et les bras tendus vers le ciel, que ce régime doit supprimer le luxe, comme il supprimera la propriété, la famille, la religion !

Il importe toujours de distinguer : il y a luxe et luxe, il y a un luxe malsain et néfaste, il y a un luxe légitime et nécessaire.

Le malheureux, qui se décide à couvrir de tuiles sa chaumière au toit de paille, fait une dépense de luxe, comme celui qui remplace par un matelas la paillasse de son lit, comme celui qui remplace ses escabeaux par des chaises, ses sabots par des souliers, son bonnet de coton par une casquette.

Tout objet qui satisfait un besoin d’une manière plus complète ou plus agréable, devient un objet de luxe si on le compare à l’objet moins parfait ou moins utile auquel il est substitué.

Interdire un tel luxe, le stigmatiser et le honnir c’est se gendarmer contre le progrès, inévitable et fatal comme la révolution des astres ou le flux des mers.

Mais le luxe devient odieux et criminel dès qu’il ne satisfait plus un besoin essentiel ; dès qu’il a pour unique mobile de satisfaire la vanité ou l’orgueil de celui qui l’affiche.

Dès que le luxe a pour but de symboliser et d’extérioriser en quelque sorte les richesses d’un individu, il devient le plus épouvantable instrument de démoralisation.

Pour pouvoir affubler sa femme de dentelles pareilles à celles dont s’affuble la femme de tel ou tel milliardaire, il est des hommes capables de commettre tous les crimes, de condescendre à toutes les turpitudes.

Et jamais ils ne songent à toutes les tristesses accumulées en ces choses follement chères, ils ne se doutent pas que ce sont des pauvresses, guettées par la phtisie, qui ont tissé, pendant de longues, de longues heures, pour quelques sous dérisoires, ces étoffes de féerie.

Ils ne savent pas que les diamants dont ils ornent leur doigt sont arrachés à la terre par des mineurs faméliques, que l’on soumet à des purges régulières pour ne pas perdre les pierres précieuses qu’ils pourraient avoir avalées.

Ils ignorent, ces ignorants, qui croient tout pouvoir ignorer parce qu’ils sont riches, comme les nobles ignoraient tout jadis parce qu’ils étaient nobles, ils ignorent les souffrances des plongeurs qui, sous les tropiques, vont arracher aux vagues, au péril de leur vie, les huitres dont les perles s’étalent en rangées opalines sur les épaules de péronnelles insolentes ou fates.

Et les tisseurs qui surent dans les ateliers où se fabriquent les soieries, les tulles et les batistes, pour des salaires de famine ! Et les miséreux qui élèvent les vers à soie et ceux qui rouissent le lin au détriment de leur santé !

Oui, tout ce luxe est horrible : il est fait de peines, de haines, de grincements de dents, de privations et de supplices sans nom. Ce luxe, que l’on ose vanter, sent la fièvre, le typhus et la malaria ; il faut à cette fleur un fumier de cadavres.

Ce luxe n’existera plus en régime collectiviste parce qu’il n’existera plus un seul homme, et surtout une seule femme qui consente à jouir d’une jouissance achetée au prix d’une douleur.

Nul ne voudra qu’un objet de joie pour lui ait été un objet de peine pour autrui.

Et telle sera la règle, simple et claire, qui permettra de distinguer le luxe légitime du luxe coupable.

Mais si tout ce luxe stupide et insolent des brocarts et des bijoux sera à jamais banni et méprisé, il est un luxe dont l’humanité sera prodigue et à la réalisation duquel elle consacrera de constants et de grandioses efforts ; c’est le luxe intellectuel.

Il faudra que tous les cerveaux soient ornés de mille souvenirs, de mille émotions, il faudra que toutes les conversations soient intéressantes et que les hommes aient un désir permanent de frayer avec les hommes ; il faudra que sous toutes les latitudes, toutes les langues soient parlées et que les œuvres des génies deviennent réellement des œuvres universelles.

Et ce luxe intellectuel aura son action directe et puissante sur le choix des moindres attitudes.

Dès maintenant il est aisé de constater combien les formes des choses les plus usuelles tendent à se perfectionner, quelle préoccupation est née chez des gens qui se croient des réactionnaires et que l’ambiance guide et pousse malgré eux, de produire à bon marché des meubles aux profils curieux et rares.

Cette tendance, inconsciente et déraisonnable, si l’on songe à la répartition injuste et monstrueuse des richesses actuelles, va se précipiter et se préciser dès que le régime collectiviste sera triomphant.

Et des villes surgiront qui seront des œuvres d’art collectif, avec des perspectives imprévues, aussi diverses de nos cités horribles avec leurs vues identiques, aux allures de prison et de couvent, qu’une cathédrale gothique diffère d’une masure en torchis.