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Le Collier de griffes/Avant-Propos

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AVANT-PROPOS


Voici vingt ans bientôt que mon père Charles Cros a disparu, jeune encore, sans qu’il m’ait été donné de pouvoir assez le connaître pour garder de lui un souvenir précis et vivant. Qu’on ne s’attende donc pas à trouver ici un témoignage nouveau. Je ne pourrai que redire ce qui m’a été dit, ce que les amis et les contemporains de mon père m’ont bien souvent répété. S’il n’en était pas ainsi, d’ailleurs, je n’aurais pas consenti à signer ces pages d’introduction au seuil de ce livre posthume, car j’estime que je n’ai pas qualité pour porter sur une œuvre qui me touche de si près une appréciation, encore moins un jugement. Pour moi, je me bornerai à proclamer mon respect et mon admiration pour l’homme de génie, encore si méconnu, dont j’ai le grand honneur de porter le nom.

J’avais donc résolu de me faire ici le rapporteur de nombreuses opinions exprimées devant moi, mais je ne laissais pas d’être assez embarrassé, étant donné la quantité et la ressemblance foncière de ces témoignages, lorsque j’eus dernièrement la bonne fortune de retrouver une courte étude que Paul Verlaine écrivit sur mon père en 1888 et qui parut quelques jours après la mort de son vieil ami. Je ne crois pas pouvoir mieux faire que d’en reproduire ici les fragments les plus caractéristiques. On ne saurait être mieux jugé que par ses pairs. Je cède donc la parole à Paul Verlaine. Voici d’abord ce qu’il pense du Coffret de Santal :

« Vous y trouverez, (dans le Coffret de Santal) sertissant des sentiments tour à tour frais à l’extrême et raffinés presque trop, des bijoux tour à tour délicats, barbares, bigarres, riches et simples comme un cœur d’enfant et qui sont des vers, des vers ni classiques ni romantiques ni décadents, bien qu’avec une pente à être décadents, s’il fallait absolument mettre un semblant d’étiquette sur de la littérature aussi indépendante et primesautière. Bien qu’il soit très soucieux du rythme et qu’il ait réussi à merveille de rares et précieux essais, on ne peut considérer en Cros un virtuose en versification ; mais sa langue très ferme, qui dit tout haut et loin ce qu’elle veut dire, la sobriété de son verbe et de son discours, le choix toujours rare d’épithètes jamais oiseuses, des rimes excellentes sans l’excès odieux, constituent en lui un versificateur irréprochable qui laisse au thème toute sa grâce ingénue ou perverse ».

Plus loin, à propos justement des poèmes et des proses rassemblées dans le présent volume, Verlaine ajoute :

« Mais son œuvre dans des journaux et revues, œuvre non encore recueillie, est considérable dans la mesure de l’extrême talent déployé sous la dictée d’un génie aussi beau qu’incontestable. Génie, le mot ne semblera pas trop fort à ceux, assez nombreux, qui ont lu ces pages impressionnantes à tant de titres, et ces lecteurs, je les traite d’assez nombreux en vertu de la clarté, même un peu nette, un peu brutale, et du bon sens parfois aigu, paradoxalement dur, toujours à l’action, qui caractérise sa manière si originale d’ailleurs. De la taille des plus hauts entre les écrivains de premier ordre, il a parfois sur eux ce quasi-avantage et cette presque infériorité de se voir compris, mal à la vérité dans la plupart des cas, et c’est heureux et honorable, par des lecteurs d’ordinaire rebelles à telles œuvres de valeur exceptionnelle en art et en philosophie. Et pourtant amère et profonde, ce qui est souvent, mais ici bien particulièrement synonyme, se manifeste en tout lieu la philosophie de Charles Cros, desservie par un art plutôt sévère sous un charme incontestable mais d’autant plus pénétrant… Lisez surtout la Science de l’amour, cruelle satire où toute mesure semble gardée dans la plaisanterie énorme… Car Charles Cros, il ne faut jamais l’oublier, demeure poète et poète très idéaliste, très chaste, très naïf, même dans ses fantaisies les plus apparemment terre à terre, cela d’ailleurs saute aux yeux dès les premières lignes de n’importe quoi de lui ».

Enfin je veux encore citer la phrase par laquelle Verlaine termine son étude :

« Mais Charles Cros est et restera l’un de nos meilleurs et, il faut le dire à haute et intelligible voix, en ces temps vaguement écolâtres, l’un de nos plus originaux écrivains en vers et en prose ».

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de rien ajouter à ce jugement si net, si lucide et si complet dans sa brièveté.

À mon grand regret, il m’a été impossible pour des raisons dans le détail desquelles je n’ai pas à entrer, d’ajouter à ce livre l’ensemble des monologues de mon père qui n’ont jamais été réunis. Toutefois je n’abandonne pas l’idée de rassembler en un troisième et dernier volume, aussitôt que les circonstances s’y prêteront, ce complément de l’œuvre littéraire de Charles Cros.

Il me reste à remercier Monsieur Émile Gautier qui a bien voulu, sur ma demande, se charger de dire les beaux titres de gloire scientifique de mon père, dont il n’a cessé de rappeler le nom et les découvertes chaque fois que l’occasion s’en est présentée, et qui s’est acquis ainsi des droits tout particuliers à ma reconnaissance filiale.

Guy-Charles Cros.