Le Collier des jours/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 3-5).




II




Ma mère, qui était Milanaise, faisait alors partie de l’illustre troupe des Italiens, avec sa cousine germaine, Giulia Grisi, avec Mario, Lablache, et tant d’autres glorieux artistes. Elle ne pouvait donc s’embarrasser d’un enfant, et je fus mise en nourrice, dans la banlieue de Paris.

C’est là que germa et grandit, en même temps que moi, cette passion pour celle à qui on m’avait confiée, si exclusive et si forte, qu’elle détermina dans mon cerveau à peine formé, une très singulière précocité de sentiments.

J’ai peine à comprendre comment il se peut que mes plus anciens souvenirs soient d’une nature aussi compliquée. Ils sont si nets, si précis, qu’il faut bien y croire, cependant. Les plus reculés sont certainement les plus vivaces. Ces premières lignes, écrites sur la page blanche de la vie, m’apparaissent comme tracées en caractères plus gros, plus espacés, au-dessus des lignes, qui, par la suite, de plus en plus se serrent et s’enchevêtrent.

Et toujours cette éclosion brusque d’un sentiment, sans doute fugitif, mais si vif, qu’il est pour moi inoubliable, fixe du même coup, dans ma mémoire, le décor et les circonstances dans lesquels il s’est produit.

Ma première rencontre avec moi-même eut lieu dans ce logis de ma nourrice, à l’époque où l’on commençait à me sevrer.

Je revois la scène avec une netteté extrême, et il me semble que les êtres et les objets qui m’entouraient, et devaient m’être déjà familiers, je les vois pour la première fois. Savais-je déjà parler ? Je ne me souviens pas d’avoir prononcé, ce jour-là, un seul mot ; mais certainement, j’ai compris ce qui fut dit, alors, autour de moi.

C’était au moment d’un repas, et toute la famille était réunie. La table à manger, placée dans un angle, près d’une fenêtre, formait un carré long, appuyé de deux côtés à la muraille. J’étais sur les genoux de ma nourrice qui me faisait manger de la bouillie, qu’elle portait à ses lèvres à chaque cuillerée, pour s’assurer que ce n’était pas trop chaud.

Une discussion s’engagea ; on reprochait au père, un peu ivrogne et mal portant, de boire trop de vin ; mais il n’entendait pas raison, haussait la voix, se fâchait même : se fâchait contre Elle ! C’est cela sans doute qui écarta, pour un instant, les brumes de mon esprit d’enfant. Avec une résolution brusque, je m’étendis sur la table, allongeant les bras pour saisir le verre, à demi plein de vin, que j’empoignai à deux mains, puis, échappant à ma nourrice, je me glissai à terre.

La surprise avait arrêté net la discussion et on regardait ce que j’allais faire.

De mon pas titubant, avec beaucoup de gravité, je me dirigeai vers la fontaine, placée à un autre bout de la pièce. Cela me paraissait très loin. J’y arrivai pourtant, et, tournant un des robinets, je remplis d’eau le verre. Avec plus de solennité encore et une attention extrême pour ne rien verser, je revins et je tendis le verre, ainsi corrigé, au coupable. Il le prit en riant et le vida ; et l’on me fit une ovation, tandis que j’escaladais les genoux de la chérie, sauvée, par moi !…