Le Collier des jours/Chapitre VI

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Félix Juven, Éditeur (p. 12-16).




VI




Le père Damon, qui était menuisier, avait son atelier au fond de l’impasse, qui s’épanouissait en une sorte de cour, où les voitures pouvaient tourner. Ce devait être une remise, car je me souviens qu’il n’y avait qu’une grande porte, toujours entr’ouverte, et pas de fenêtre.

Je consentais, quelquefois, à rester là, gardée par le père, à la condition qu’il y eût beaucoup de copeaux pour m’asseoir et que l’on me donnât des bouts de planches. J’édifiais alors d’importants ouvrages qui me tenaient attentive de longs moments.

Mais la nostalgie de la chérie me prenait bientôt ; le père devait laisser son travail, pour me reporter vers elle, et quand je l’avais reconquise, je la suivais dans toutes ses occupations, tenant seulement d’une main le bas de sa robe, et bien persuadée qu’ainsi je ne l’embarrassais pas.

Il y avait vers le milieu de l’impasse, à moitié engagé dans une muraille, un puits commun, dont la poulie grinçait sous la grosse corde continuellement tirée. Il n’offrait pour moi aucun danger, car la margelle de pierre dépassait beaucoup la hauteur de ma tête. Une indicible épouvante me saisissait, cependant, quand ma nourrice s’approchait du puits, se penchait vers le gouffre retentissant, pour descendre et remonter le seau, lourd et ruisselant, où sonnaient des chaînes. Cramponnée à sa jupe, je la tirais de toutes mes forces, en arrière, en poussant des cris d’une telle angoisse, que les voisines s’approchaient, et, le plus souvent, apitoyées, tiraient, pour elle, la provision d’eau.

Mais je gardais une inquiétude, un tourment, qui persistait d’une façon bien singulière à cet âge : la crainte des dangers inconnus qui la menaçaient, et je serrais plus fort mon bras autour de son cou, pour la protéger et la défendre.

Je n’avais guère l’idée de ma propre faiblesse, puisque ce désir de protéger, et la certitude que j’en étais capable, domina toute ma première enfance.

D’autres révélations de la vie vinrent compliquer ce sentiment et lui donnèrent bientôt une direction nouvelle.

Les fenêtres de notre logement donnaient, je l’ai dit, sur un petit jardin. C’est là, en le contemplant, le front contre la vitre la plus, basse, que j’eus ma première rêverie.

Ce jardin, étroit et long, entre deux murs, aboutissait à une maison ; une pelouse l’emplissait presque ; l’allée tournait autour ; des fleurs, quelques arbustes, c’était tout. Cela me paraissait néanmoins, magnifique, et j’enviais beaucoup le gros chat jaune, qui se promenait à petits pas sur le gravier, et même sur le tapis du gazon.

« Pourquoi n’y allions-nous pas ? »

— Y aller !… Mais c’est le jardin de la propriétaire !

La propriétaire !… Avec quel respect, mêlé de terreur, ma pauvre nounou prononçait ce mot !

Sans doute, avant ma venue, des mois, où le père dissipait sa paye, il y avait eu des retards dans le paiement des termes, des explications pénibles, dont la chérie gardait une rancœur et une angoisse pour l’avenir ; et elle avait aussi une admiration naïve et résignée devant cette puissance : la propriétaire !…

Quelquefois, je la voyais, elle-même, dans le jardin, cette redoutable personne. Elle descendait les quelques marches de son seuil et s’avançait, d’un air digne, les mains posées l’une sur l’autre à la hauteur de son estomac. C’était une dame âgée, tout en noir, avec un bonnet à coques et des mitaines.

Lentement, elle tournait autour de la pelouse, s’arrêtant de ci de là, pour couper une fleur fanée, ou ramasser une feuille sèche ; puis elle remontait les deux marches, s’enfonçait dans la baie obscure et la porte se refermait.

Toujours je l’observais, du coin de la fenêtre, avec beaucoup d’intérêt ; impressionnée par ma nourrice, je subissais le prestige. Un travail compliqué se faisait aussi dans ma tête ; sans doute, on avait tâché de me faire comprendre ce qu’était d’être riche ou pauvre, de posséder un jardin, des maisons, un chat jaune, ou de ne rien posséder du tout. On m’avait expliqué à quoi servait l’argent et que l’on était malheureux quand on en avait trop peu. Ce qui résulta pour moi de ce nouvel aperçu de la vie c’est la compréhension douloureuse que ma nourrice était pauvre.

La preuve que j’avais surtout compris cela est écrite dans ma mémoire par un incident moral, pour ainsi dire, que je fus seule à connaître.

Ce devait être l’hiver, car il faisait nuit déjà et les boutiques s’allumaient. Nous revenions, probablement d’une visite à mes parents, mais je ne m’en souviens pas, tout est obscur autour du point brillant qu’a marqué dans ce lointain passé ce premier frisson de conscience.

Nous marchions le long des maisons, sur le boulevard des Batignolles, moi plus près des façades et tenant sa main droite. Peu avant d’arriver à l’impasse, une boutique très éclairée jetait, au travers du trottoir sombre, une bouffée de lumière. C’était une pâtisserie, et qui devait m’être familière, mais je ne la vois que cette fois-là.

J’étais gourmande et je savais qu’elle cédait toujours à mes volontés. L’étalage affriolant, parmi lequel je pouvais choisir, jetait un appel éclatant par toutes ses lampes ; pourtant, en passant dans la zone claire, je tournai la tête de l’autre côté et je tirai sur la main, hâtant le pas, pour en sortir plus vite. Je pensais : « Si elle croit que j’ai envie d’un gâteau, elle me l’achètera, et je ne veux pas, parce qu’elle est pauvre. »

Ce premier effort sur moi-même, ce voile d’égoïsme qui se déchirait, est certes une étape importante dans la marche lente de mon instinct d’enfant vers l’intelligence. Et la petite lumière, qu’alluma l’éclosion brusque de ce sentiment nouveau, ne s’est jamais éteinte.